MENDÈS,
Catulle (1841-1909) : Monstres
parisiens. X : Le Lâche ; Les Ingénus ; La Tueuse d'écho (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (04.V.2012)
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Texte établi sur un exemplaire (coll.
part.) des Monstres
parisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10
fascicules en
2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
Monstres parisiens
X
par
Catulle
Mendès
~*~
D ANS l'alcôve silencieuse, que blanchit à peine la
lueur des lampes baissées, pendant que M. d'Argelès sommeille, un peu
las, sous les cheveux de sa maîtresse,
elle le regarde, heureuse. C'est terrible, ce qu'elle a osé. Elle,
honnête femme, qu'environnaient tous les respects, mariée à un homme
dont elle était l'unique joie et le plus bel orgueil, elle a quitté,
furtive, à la nuit tombante, la maison conjugale, jetant aux
domestiques, pour prétexte, qu'elle allait voir sa mère ; elle est
descendue d'un fiacre devant le mur d'un jardin ; tremblante de peur,
tournant la tête, avec l'angoisse d'un voleur qui crochète une porte,
elle a ouvert la grille, au moyen d'une petite clé que M. d'Argelès lui
avait remise, la veille, à l'Opéra, pendant le dernier entr'acte ; et,
la pelouse traversée, un escalier monté, elle s'est trouvée dans une
chambre inconnue où, pour la première fois, épouvantée, extasiée, elle
a subi le criminel délice de l'étreinte adultère ! Lamentable aventure.
Car, non seulement elle a perdu à jamais l'honneur, le respect de
soi-même, les bons sommeils paisibles, mais ceci s'achèvera sans doute
dans une catastrophe. Son mari, cœur violent et bras résolu, est
incapable de se courber sous l'affront ; il la tuera, dans la rage de
son désespoir, ou se tuera lui-même. Elle sera une morte, ou pleurera
près d'un cadavre. Eh bien ! n'importe ! elle ne veut pas s'émouvoir de
cet avenir sinistre. Elle chasse les noirs soucis. Elle est toute à
l'ivresse d'aimer et d'être aimée. Le bonheur qu'elle a connu, qu'elle
connaîtra encore, n'est pas payé trop cher même au prix de la vie. Oh !
l'heure divine des lèvres unies, des haleines mêlées ! Comme il la
serrait étroitement tout à l'heure, avec des promesses d'éternel amour!
Même morte, il lui restera fidèle. Jusqu'à ce jour, elle ne l'ignore
pas, M. d'Argelès a eu le cœur frivole, et on lui attribuait
volontiers, en riant derrière l'éventail, plus d'une galante aventure.
Mais, l'homme qu'il a été, il a cessé de l'être. Il aime, maintenant,
il aime ! il le jure, et il l'a prouvé pendant six mois de tenace
attente et de supplications douloureuses. Il est à elle comme elle est
à lui, entièrement, éperdument ; et ce que leur tendresse a de coupable
sera racheté par ce qu'elle aura de sublime ! Ils se réhabiliteront à
force de bonheur.
Tandis qu'elle s'enorgueillit ainsi dans son crime heureux, une pendule
sonne douze coups, et M. d'Argelès, éveillé dans un bâillement, dit à
sa maîtresse, tout bas, parmi la caresse parfumée des cheveux :
- Comme les belles heures passent vite ! Hélas, ma bien-aimée, voici le moment où il faut que tu me quittes.
Elle s'écarte un peu, dans un frisson le considère, étonnée, comme ne comprenant pas.
- Moi te quitter ? dit-elle.
- Sans doute, ma chérie ! pour ne pas inspirer de soupçons à tes
domestiques, pour être rentrée avant que ton mari soit revenu du cercle.
*
* *
Elle a poussé un cri, elle est hors de l'alcôve, dans sa robe reprise à
la hâte ; puis, de loin, très pâle, les yeux grands ouverts, avec des
paroles saccadées :
- Es-tu fou ? te quitter ? m'en aller ? pour ne pas inspirer de soupçons
? à cause de mes domestiques, et de mon mari ? Quels domestiques, quel
mari ? Est-ce que j'ai des gens, à présent, est-ce que je me souviens
d'avoir été mariée ? Tu m'as dit : « Viens, » je suis venue ; y a-t-il
un retour possible, après un tel départ ? Je ne puis sortir d'ici que
pour aller où tu iras, avec toi. J'ai une maison : la tienne ; j'ai un
lit : le tien. Si tu n'avais pas de chevet où reposer ta tète, je
serais une vagabonde. Te quitter ? Oh ! j'ai mal entendu. 'Tu n'as pas
dit cette parole, ou je l'ai mal comprise. Comment ! tu ne réponds rien
? Tu détournes la tête? C'est donc vrai, tu veux que je m'en aille, et
que je revienne demain, sans doute, pour repartir encore, comme ce soir
? Tu veux que je dise à mon mari, en rentrant : « Ma mère va beaucoup
mieux, une indisposition, rien de plus », et qu'en m'endormant auprès
de lui, je cherche un nouveau prétexte pour la prochaine sortie ? Oh!
misérable, et, moi, malheureuse ! Tu as compté que je serais ta
maîtresse sans cesser d'être la femme d'un autre. Nous nous aimerions
quand je pourrais m'échapper. Je serais à toi, après avoir été à lui.
C'est à son désir assouvi que nous devrions nos plaisirs. Ton baiser
m'accepterait, tiède encore du sien, et moi je rapporterais tes lèvres
à sa bouche ! Oui, oui, je vois les choses. Ce que tu me demandes,
c'est un amour prudent, qui a peur, qui se cache, qui prend des
précautions, c'est de mentir, c'est de trahir, lui pour toi, toi pour
lui, en souriant ! Je sais qu'il est des femmes capables d'une telle
bassesse ; quelques-unes, qui s'inquiètent peu de leur propre estime
pourvu qu'elles ne s'aliènent point le respect courtois du monde, ont
cette hypocrisie abjecte ! On peut tout se permettre, sauf de se
compromettre. Sous couleur d'un bain ou d'une messe, aller en fiacre
aux rendez-vous, la voilette baissée, sans oublier la boîte de poudre
de riz pour cacher, au retour, la rougeur des baisers, surveiller sa
parole, ses gestes, son regard, feindre de connaître à peine qui l'on
aime, ne jamais écrire, ne jamais laisser traîner de lettres, c'est de
cela qu'est faite leur vertu ; et s'il leur arrive de rentrer un peu
tard, il leur faut se coucher si vite, avant l'arrivée du mari,
qu'elles n'ont pas toujours le temps de remplacer la chemise adultère !
Sache que je ne suis point pareille à ces femmes. Je me suis livrée,
entière, à jamais. Ce que je t'ai donné, ce n'est pas une heure, c'est
ma vie. J'ai rompu avec tout mon passé ; derrière moi, il ne reste plus
rien de moi. J'ai consenti au crime, pas à la honte. Je ne veux pas me
partager, je ne veux pas mentir ! J'accepte, je désire les railleries,
les mépris, les colères. J'ai pu être coupable, je ne saurais être
vile; l'aveu hautain de mon amour est la seule excuse qui m'en reste !
Et je prétends que ton audace égale la mienne. Mon cœur, mon corps,
l'ivresse que tu m'as due, valent que tu t'enorgueillisses, et que tu
proclames ton bonheur. Déshonore-moi si tu m'adores ! Es-tu lâche, ou
ne m'aimes-tu pas ?
Elle parle, parle encore, debout, frémissante ; ses gestes ont l'air de
jeter au vent, comme des haillons méprisables, le vain honneur du nom,
les fausses pudeurs mondaines, et tous les préjugés hypocrites.
*
* *
Cependant, elle se tait, et M. d'Argelès se comporte comme un fort
habile homme. Il n'a eu garde d'interrompre sa maîtresse ! Mais, à
présent, il s'approche, s'agenouille, lui prend les mains, doucement.
« Elle sait qu'elle est adorée, que, sur un signe d'elle, il mourrait
avec joie ! Eh bien ! à cause même de cette tendresse, il doit épargner
à son amie les déboires et les périls. Il ne demanderait pas mieux,
lui, que d'être toujours auprès d'elle. Ne plus se quitter, quel rêve !
Aucun danger, aucune responsabilité ne pourraient le faire hésiter,
s'il ne s'agissait que de lui-même. Ne devine-t-elle pas ses jalousies,
ses cruels désirs de la posséder seul ? Mais, au prix même des pires
angoisses, il faut qu'il la conserve honorée, estimée de tous. Il n'a
pas le droit de l'entraîner dans la vie irrégulière, de faire d'elle
une femme que l'on montre du doigt. Le monde est redoutable, se venge
cruellement de celles qui le bravent. Il est des nécessités terribles,
auxquelles on ne saurait se dérober. » Et M. d'Argelès dit ces choses,
beaucoup d'autres encore, avec une si adroite insistance, fait à son
amie un tableau si effrayant des tristesses d'une existence déclassée,
joint à ce pénible discours de si câlines tendresses, que la belle
jeune femme baisse la tête, d'un air résigné, convaincue. Seulement,
elle demande de ne pas partir sitôt, ce soir. Elle peut rester encore,
sans aucun inconvénient pour sa réputation. Elle va écrire à son mari
qu'elle demeurera une partie de la nuit auprès de sa mère plus
souffrante, et M. d'Argelès remettra la lettre à son valet de chambre
qui la fera porter au cercle par un commissionnaire. « Oh ! la
bonne pensée ! dit l'amant, et comme vous êtes bonne ! » Elle s'assied,
elle écrit, cachette la lettre, la donne elle-même, par la porte
entrebâillée, au domestique, avec des instructions rapides. Puis,
souriante, ayant perdu le souvenir des amertumes et des colères, elle
entoure de ses deux bras nus, - car où donc est la robe ? - le cou de
M. d'Argelès, parle bas à son amant, penchée, et le baise, avec un
petit bruit de lèvres, dans les cheveux.
*
* *
Elle est toute autre, en vérité. Après l'amour farouche, qui s'exalte,
c'est l'amour un peu frivole qui s'amuse. Elle rit, elle a de mignonnes
moues. Elle ne demande plus, d'une voix ardente : « Tu m'aimeras
toujours, n'est-ce pas ? » elle dit, coquette : « Me trouves-tu jolie?
» Même elle avoue qu'elle a été bien romanesque tout à l'heure. Les
grands sentiments sont beaucoup mieux à leur place dans les livres que
dans la vie. C'est fort heureux qu'il soit raisonnable, lui, qu'il
l'ait empêchée de faire des folies. Elle le remercie. Ne pas rentrer,
quitter son mari, afficher sa liaison, comment avait-elle pu imaginer
des énormités semblables ? Désormais elle fera ce qu'il voudra, sans
révolte. Et ce sera charmant. Ils seront heureux, sans inquiétude. Ils
se cacheront si bien ! Il verra comme elle sera ingénieuse à trouver
des occasions de le voir mystérieusement. « Mon mari ne se doutera de
rien, tant je serai adroite. Même, pour dérouter ses soupçons, je
serai, auprès de lui, plus attentionnée, plus tendre qu'autrefois. Oh!
la bonne dupe ! Quand je lui aurai joué un bon tour, c'est nous qui
rirons, tous les deux. Ce sera drôle, dis ? » M. d'Argelès écoute avec
des signes qui approuvent. Il est tout à fait content de la voir
revenue à des idées pratiques ; n'étant pas homme à s'accommoder d'une
femme hautaine et trop magnanimement passionnée. Sa bonne humeur
déteste d'être secouée par de furieux élans de passion. Telle qu'elle
se fait voir à cette heure, sa maîtresse lui plaît tout à fait. Il est
même décidé à prolonger quelque peu cette intrigue, pas compromettante,
sans responsabilité ; et, en songeant de la sorte, il baise avec une
ardeur à peu près sincère les neigeuses épaules d'où glissent des
dentelles, et se grise, avec satisfaction, de la tiède odeur de santal
qui émane des beaux bras levés.
Mais un bruit de pas, tout à coup, sonne derrière le mur, sur l'escalier qui monte du jardin.
- Qui vient là ? dit M. d'Argelès.
Alors, elle se dresse, elle a les yeux pleins de flammes, elle crie :
- Celui qui vient, c'est mon mari ! à qui j'ai tout avoué, à qui j'ai envoyé la clé qui ouvre la grille de ton jardin !
Puis, tandis que la porte cède sous une poussée furieuse, elle ajoute, terrible, dans la joie de son amour vengé :
- Mon mari ! qui nous tuera tous deux, moi, l'adultère, et toi le lâche !
LES INGÉNUS
LA COMTESSE : AH ! c'est vous ? Tant mieux. Venez là. Asseyez-vous. J'avais besoin de
vous voir, vous, mon vrai, mon seul ami, de vous voir et de tout vous
dire. Je souffre tant. Vous me regardez, j'ai les yeux rouges ? Pendant
une nuit et un jour, j'ai pleuré à chaudes larmes. C'est qu'il m'est
arrivé une chose affreuse, une chose que je n'aurais jamais crue
possible. Vous savez, vous, combien j'aimais le comte? Mon cœur, ma
pensée, ma vie, je me donnais entière, comme on jette des fleurs devant
une idole. Hélas ! l'idole a marché sur les fleurs et elle les a toutes
écrasées. Mon mari me trompe! C'est horrible.
LE BARON : Vous êtes sûre? ...
LA COMTESSE : Voulez-vous lire les lettres de mademoiselle Constance Chaput ?
LE BARON : Comment, c'est pour la grosse Constance ?. . .
LA COMTESSE : Des Bouffes. Une fille. Pas jolie, n'est-ce pas ? Et sotte. Si vous
lisiez ses lettres ! une orthographe de cuisinière. Dites-moi la vérité
: est-ce que je suis laide, est-ce que je suis bête ? Non ? Eh bien! il
me préfère cette créature. Ah ! c'est épouvantable.
LE BARON : Oui, épouvantable. Mais, je vous en conjure, calmez-vous, soyez moins nerveuse.
LA COMTESSE : Ah! cela est bien facile à dire !
LE BARON : Je verrai votre mari, je lui ferai comprendre toute l'horreur et toute l'absurdité de sa conduite.
LA COMTESSE : Je vous défends de le voir! Son repentir serait inutile. Ma résolution est prise.
LE BARON : Quelle résolution? que voulez-vous faire ? Le quitter ? C'est
impossible. Quand on est de votre race et de votre monde, on ne brave
pas le scandale d'une séparation.
LA COMTESSE : Je ne le quitterai pas.
LE BARON : Que ferez-vous donc ?
LA COMTESSE : Je me vengerai.
LE BARON : Vous prendrez un amant ?
LA COMTESSE : Oui !
LE BARON : Je vous en défie. Allons donc! rêvez vous ? êtes-vous folle ? Est-ce
que vous êtes capable, vous pieuse et pure, de vous avilir jusqu'à
l'adultère ? Ce n'est pas à moi que vous le ferez croire.
LA COMTESSE : Croyez ce qu'il vous plaira. J'aurai un amant, - puisque le comte a une maîtresse !
LE BARON : Non !
LA COMTESSE : Ah! vraiment, je resterai seule à la maison, dédaignée, abandonnée,
pendant qu'il se divertira loin de moi, lui ? N'y comptez pas ! je n'ai
point tant de vertu. Ne me faites pas meilleure que je suis. Pieuse,
sans doute, puisque je pratique ; et pure, soit,- encore. Mais hier
n'implique pas demain. Eh ! mon ami, nous sommes dans un temps et dans
un monde où les candeurs et les honnêtetés de la première jeunesse ne
tardent pas à s'évanouir. Neiges de printemps qui fondent vite. Je suis
une femme pareille à beaucoup de femmes. Ce qu'elles font, pourquoi ne
le ferais-je pas ? pourquoi pleurer quand elles rient ?
LE BARON : Ce rire les déshonore.
LA COMTESSE : Voilà un bien gros mot ! Qui parle de se déshonorer ? Un peu de folie
n'exclut pas beaucoup de prudence. On ne raconte pas ses affaires aux
gens. Est-ce qu'il n'est pas possible de se cacher ? Et puis, à
présent, le scandale lui-même n'est pas toujours la honte. La société
moderne a de grandes miséricordes ; qui donc repousse brutalement les
personnes les plus compromises, lorsqu'elles portent un beau nom et
qu'elles ont une grande fortune ? Ma réputation est inattaquée,
n'est-ce pas ? Eh bien ! j'étais au Bois, avant-hier, avec madame de
Ruremonde, et je dîne demain chez madame de Lurcy-Sevi. Les indulgences
qu'on a pour d'autres, on les aura pour moi.
LE BARON : L'irritation vous égare ! Vous ne voudriez point de ces indulgences,
car vous n'ignorez pas ce qu'elles contiennent de mépris. On a l'air de
se taire ; non, c'est qu'on parle bas. Oh ! les cruelles paroles ! que
les femmes sans vertu devinent, si elles ne les entendent pas ! Il y a
des mouvements de lèvres, surpris, qui font qu'elles rougissent tout à
coup et que leur cœur se serre. Le monde, en somme, ne les accueille
que pour les mieux punir ; et s'il feint de prodiguer ses pardons, il y
a une chose qu'il réserve : c'est son estime.
LA COMTESSE : N'importe! elles sont heureuses.
LE BARON : Heureuses ?
LA COMTESSE : Oui.
LE BARON : Parce qu'elles ont des amants ?
LA COMTESSE : Oui.
LE BARON : Madame, avez-vous lu le Hasard du coin du feu ?
LA COMTESSE : Je ne sais pas. Peut-être.
LE BARON : Dans le Hasard du coin du feu, la marquise dit à Célie : « L'amour
promet plus de bonheur qu'il n'en procure, et la vertu en procure
toujours plus encore qu'elle n'en promet. »
LA COMTESSE : Je ne savais pas que vous fussiez, Crébillon et vous, de si austères moralistes.
LE BARON : Il ne s'agit pas seulement de morale, ici ; il s'agit des intérêts bien
entendus de votre bonheur. Toute femme mariée qui cesse d'être honnête
parce qu'elle aime ou parce qu'elle croit aimer, se livre, en effet,
aux pires tourments, et l'amour coupable est une des portes de l'enfer
d'ici-bas. Croyez-vous donc que l'homme cesse d'être l'homme, parce
qu'il est l'amant au lieu d'être le mari ? Ce que vous détestez dans
celui-ci, espérez-vous ne pas le retrouver dans celui-là ? Illusion,
madame. L'un et l'autre, - l'amant plus tôt que le mari, car les lunes
de miel de l'adultère sont plus courtes que celles du mariage, - ont
ces indifférences, ces silences, ces rudesses même, ces abandons qui
désolent le cœur de la femme. Si votre mari vous a trompée pour
Constance Chaput, des Bouffes, votre amant vous trompera pour Rose
Mousson, des Nouveautés. Et à l'angoisse d'être trahie s'ajoutera
l'horreur d'avoir trahi.
LA COMTESSE : Cependant, elles se montrent satisfaites, elles sourient, elles triomphent, les femmes que vous jugez si à plaindre.
LE BARON : Elles sont obligées à cette hypocrisie et elles essayent de se
mentir à elles-mêmes, comme elles mentent aux autres. Pourquoi ? parce
que le bonheur est la seule excuse possible de leur faute. A une femme
qui avait, depuis quelques semaines, un amant jeune, riche, intelligent
et beau, je demandais un jour : « Au moins êtes-vous heureuse ? - Il
le faut bien ! » me répondit-elle en fondant en larmes.
LA COMTESSE : Vous blasphémez l'amour ! J'accorde que la plupart de ceux qu'on aime ne
valent pas mieux que la plupart de ceux qu'on épouse. Mais il est des
exceptions, j'en suis sûre ! Oui, il est des hommes bons et tendres,
respectueux et ardents, capables d'aimer fidèlement, éperdument,
éternellement, et de faire oublier à celle qui leur a mal résisté, le
remords de sa chute, à force de délicates ivresses et d'adoration
fervente.
LE BARON : Vous croyez qu'il en existe beaucoup, de ces romanesques héros ?
LA COMTESSE : Je crois qu'il en existe au moins... un !
LE BARON : Eh ! qui donc est-ce, madame ?
LA COMTESSE : - Oh ! baron, me contraindrez-vous à le dire ?
LE BARON : Comtesse ! comtesse ! Ah ! Félicienne ! vous me rendez fou de joie. Je
tombe à vos genoux, j'implore mon pardon. Oui, oui, c'est vrai, j'ai
blasphémé l'amour, j'ai mérité tous les châtiments en niant le seul
bonheur possible ici-bas ! Mais comment aurais-je pu espérer que, par
une adorable miséricorde, vous daigneriez abaisser jusqu'à moi...
LA COMTESSE (à part) : Il ne s'imagine pas, au moins, que j'ai été sa dupe, et que je ne
voyais point, depuis une heure, où il voulait me conduire avec son
impertinente morale ?
LE BARON (à part) : Pense-t-elle que j'ai cru un seul instant au caprice du comte pour la
grosse Constance, et que je ne voyais pas, depuis une heure, où elle en
voulait venir ?
LA TUEUSE D'ÉCHO
C'était dans le sous-sol d'une de ces sales
brasseries où la police tolère que l'on boive encore après que tous les
cafés et tous les débits de vin sont fermés. A des tables de bois, sous
la poussière jaune du gaz, s'accoudaient les lassitudes saoules des
rôdeuses nocturnes qui avaient fini leur besogne et de quelques hommes
qui les avaient attendues tout le soir ; elles, fardées, eux, très
blêmes et rasés de près comme des cabotins.
Comme nous allions sortir, écoeurés de notre curiosité satisfaite :
- Regarde, me dit mon compagnon.
Il me désignait, seule, assise au fond de la salle,
une femme très grande, très grasse, dont les cheveux roux en touffes
bouffaient hors d'une toque à plume. Plus lasse que vieille, et la
gorge tombant dans la soie lâche du corsage, elle avait dû être belle,
elle l'était encore par la blancheur laiteuse de sa peau, par ses
larges yeux noirs, profonds, fixes, où l'hébétude s'animait quelquefois
d'un reste de pensée. Une fille, certainement, comme ses voisines ; on
voyait de la crotte de trottoir au bas de son jupon, à la semelle de
ses bottines ; mais, énorme, et pesamment assise avec l'air d'une
colossale idole, elle semblait, cette créature, le type exagéré, la
personnification presque grandiose de toute une espèce.
Etonnés, nous approchâmes.
D'une voix enrouée, très forte, qui domina tout le
chuchotement des conversations à voix basse, elle nous demanda de lui
payer à boire. Elle se fit servir quatre verres de genièvre qu'elle
versa dans une chope où restait de la bière, et vida la chope d'un seul
trait. Puis elle se mit à chanter le refrain d'une chanson de
café-concert. Ce fut un râle rauque, gras, avec des traînements
faubouriens, un geignement étranglé d'ivrogne. « A la bonne heure ! »
dit-elle en éclatant de rire. Puis familière, elle nous parla.
*
* *
« Il n'y en a pas une pour boire autant que moi. Une
bouteille d'eau-de-vie, après douze bocks, ne me fait pas peur, et je
ne me grise jamais. Je connais des femmes qu'on ramasse tous les soirs,
ivres, au coin des rues ; moi, je marche plus droit quand je sors de
chez le marchand de poivre ; la boisson, ça me leste. Mais il ne faut
pas croire que je boive pour mon plaisir. Ah ! bien, oui. Je n'aime pas
la bière, ni l'absinthe, ni le rogomme ; il y a des moments où je
donnerais je ne sais quoi pour avaler un verre d'eau pure, bien claire,
qui me caresserait la gorge et me mettrait de la fraîcheur dans
l'estomac. Et, si je bois, ce n'est pas non plus pour être amusante !
Je fais mon métier tout juste. Je donne ce qu'on m'achète, pas autre
chose. Est-ce que je suis obligée d'être de bonne humeur, d'avoir des
mots drôles, de faire rire les gens par dessus le marché ? Il ne
manquerait plus que ça. Ils croient peut-être qu'ils m'amusent, eux ?
Non, si j'ai pris l'habitude de m'en fourrer jusque-là, de l'alcool à
trois sous le verre, c'est pour une autre raison, et ça ne regarde
personne. »
Elle parlait bas, maintenant, comme pleine d'une
pensée triste, et, détournée à demi, elle prit sa tête entre ses larges
mains grasses, la fit pencher à droite, la fit pencher à gauche,
berçant son front comme on berce un enfant malade.
Puis, bien que nous ne l'eussions pas interrogée, elle continua sans nous regarder.
*
* *
« Oui, pour une autre raison. Si vous voulez la
savoir, je veux bien vous la dire. Il faut que je vous explique une
chose : ce n'est pas gai tous les jours, ni toutes les nuits, la vie
que je mène. Patauger dans la boue de neuf heures du soir à deux heures
du matin, parler aux gens qui rentrent chez eux, être rudoyée de coups
de coude quand les passants sont de mauvaise humeur, retirer son corset
dans une chambre d'hôtel garni où il n'y a pas toujours de feu,
redescendre l'escalier, recommencer la promenade sous la pluie, ce sont
des amusements dont je me passerais bien. Dans les commencements,
surtout, c'était dur. Au moment d'aller sur le boulevard, j'avais des
envies de sortir par la fenêtre. Mais quoi ? que voulez-vous ? il
fallait manger, n'est-ce pas ? et je vous demande un peu si j'aurais
trouvé du travail ailleurs que dans l'atelier des quatre vents ? Quand
on est tombée où je suis, plus moyen de s'en tirer ; c'est un glu qui
tient ferme, la crotte du ruisseau. Enfin, peu à peu, je me suis
habituée. Tous les métiers ont quelque chose de désagréable. A présent,
je me suis faite a mien. Si on me mettait dans mes meubles, si je
n'étais plus obligée de descendre dans la rue, je ne saurais peut-être
pas à quoi passer le temps ; ça me manquerait de ne pas être mouillée
par la pluie, salie par la boue, battue par le vent, bousculée par les
hommes. Bref, je vous dis que j'ai pris mon parti, et puisque c'est
comme ça, tant pis, voilà, c'est comme ça. Ah ! seulement, il y a une
chose à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer. Pour que les gens
fassent attention à vous le soir, il faut leur parler, n'est-ce pas ?
Eh ! bien, chaque fois que je parle à quelqu'un en le tirant par le
bras, - les mots que nous disons, vous les savez bien, - je ne puis
m'empêcher, c'est plus fort que moi, d'avoir le coeur serré,
affreusement, comme si j'allais mourir, et j'ai toutes les peines du
monde à ne pas pleurer toutes les larmes de mon corps. Ce n'est pas à
cause des paroles que je dis, oh ! non, ni à cause de la honte de faire
ce que je fais, - je ne suis pas si bête, bien sûr ! - mais c'est à
cause de ma voix, que j'entends. Quand je me suis bien reposée, quand
j'ai dormi toute la journée, ma voix n'est pas rauque et grasse ; je
l'entends très douce au contraire, très pure comme elle était
autrefois, du temps que j'étais gamine, chez nous, à la campagne. Elle
me tue, cette voix-là ! je la reconnais, elle me rappelle les choses
qu'elle disait. Je me souviens de la maison du père et de la mère, et
des petites soeurs, qui ne sont pas venues à Paris, elles, qui se sont
mariées au pays ; elle me fait pensez aussi aux rendez-vous que j'avais
derrière la haie avec le fils du forgeron, un beau gars qui
m'embrassait à plein bras, me baisait bruyamment la bouche, - vous
savez, nous, on ne nous baise pas sur les lèvres, - et qui m'aimait,
pour sûr, et que j'aimais aussi. Ça me rend folle de demander : « Vous
ne montez pas chez moi, beau blond ? » avec la voix qui disait à ma
mère : « Bonjour, maman », avec la voix qui disait à mon amoureux que
je ne le quitterais jamais. J'essaye de parler bas, pour ne pas
m'entendre, ou de rire aux éclats, tout en parlant. Ça ne sert à rien.
Je la reconnais toujours, la voix d'autrefois, et je me cache la tête
entre les mains, et je ne prononce plus un mot, et je m'en vais avec la
peur d'être suivie, d'être obligée de répondre à l'homme qui me
suivrait.
*
* *
Dans un sanglot, ses grands yeux pleins de larmes,
la triste fille se tut. Autour de nous, on ne prenait point garde à ce
désespoir ; sans doute, on pensait qu'elle était ivre.
Elle ajouta lentement :
- Voilà pourquoi je bois autant que je puis.
L'absinthe enroue, le genièvre aussi. Après avoir bu, je n'ai plus le
son de parole que j'avais dans le temps. Et, à force d'avaler tout ce
qui sèche et brûle la gorge, j'espère bien arriver à ne jamais plus
entendre, quand je tire le bras aux hommes de la rue, la voie douce
dont j'appelais maman et dont je disais que je l'aimais à mon premier
amoureux. »
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