Audiobooks by Valerio Di Stefano: Single Download - Complete Download [TAR] [WIM] [ZIP] [RAR] - Alphabetical Download  [TAR] [WIM] [ZIP] [RAR] - Download Instructions

Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
HTML+ZIP- TXT - TXT+ZIP

Wikipedia for Schools (ES) - Static Wikipedia (ES) 2006
CLASSICISTRANIERI HOME PAGE - YOUTUBE CHANNEL
SITEMAP
Make a donation: IBAN: IT36M0708677020000000008016 - BIC/SWIFT:  ICRAITRRU60 - VALERIO DI STEFANO or
Privacy Policy Cookie Policy Terms and Conditions
L. V. Meunier : Chair à plaisir (1882)
MEUNIER, Lucien (1857-1930) : Chair à plaisir (1882).
Saisiedu texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.III.2012)
Relecture : A. Guezou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : R Enf 18) de l'édition donnée à Paris en 1882 par Edouard Rouveyre avec des illustrations de A. Ferdinandus dans la collection Contes gaillards et nouvelles parisiennes.
 Chair à plaisir - Ill. de A. Ferdinandus (1882)

Chair à plaisir
par
Lucien V. Meunier

~*~

Cecy, comme eût dit Montaigne, est ung livre de vérités. L’auteur n’a point inventé, il a raconté. Ces histoires, il les a prises dans la vie réelle, sans rien ajouter, sans rien retrancher, les trouvant assez dramatiques. Ayant regardé autour de lui, presque toujours il a vu la femme souffrir et l’homme, insouciant ou criminel, des plus nobles sentiments faire un jeu, et CHAIR A PLAISIR de l’être faible et charmant à qui toute vénération est due.

Alors il a, simplement, sans effort d’imagination, recueilli quelques faits et les présente aujourd’hui au public. Heureux s’il pouvait communiquer à quelqu’un l’émotion indignée qui l’a poussé à écrire ! Car n’ont pas été perdues pour lui les paroles que de sa voix souveraine Victor Hugo a adressées à tous ceux qui, de près ou de loin peuvent se rattacher à la glorieuse phalange des poètes : – Servez à quelque chose !

~*~

CONQUÊTE DE L’HOMME

DEUX ou trois fois par semaine, elle prévenait son père qu’on veillait à l’atelier et, à six heures, quand le magasin fermait, venait retrouver son amant. A onze heures, séparation et prompte réintégration au domicile paternel. Le vieux mécanicien ne se doutait de rien ; il n’était pas homme à plaisanter sur semblables choses ; et souvent la jeune fille avait froid dans le dos en pensant à ce qui pourrait arriver s’il apprenait jamais.....

Mais pour le moment, tout marchait très bien. Nouvelle édition, revue, toujours avec plaisir – mais pas corrigée, – de l’éternel roman. Ils s’étaient rencontrés.... Où donc, déjà ? Bah ! cela n’importe guère. Toujours est qu’ils se virent, s’aimèrent, furent heureux. Amen. Libre comme l’air, mangeant à faire son droit une respectable pension que lui envoyaient ses parents, provinciaux endurcis, et, entre temps, brochant des nouvelles aimables et des articles souriants qui passaient quelquefois, Edmond était un de ceux auxquels l’avenir sourira peut-être un jour, pourquoi pas ? mais qui s’occupent surtout de dilapider le plus joyeusement du monde le capital représenté par leurs vingt-deux ans. Spirituel, instruit, joli garçon, il avait du succès, plus pour le présent auprès des femmes qu’auprès des éditeurs. Ce n’était donc pas chose bien extraordinaire pour lui qu’une nouvelle liaison ; mais celle-ci avait un charme tout particulier. Il était « le premier » de Colinette ; avantage auquel nul n’est insensible. Posséder ce que personne n’a encore eu, diable ! Ça peut faire naître des ennuis, mais si l’on ne commettait jamais d’imprudence, la vie serait bien plate. – Colinette était charmante : petite, mince, très brune, gracieuse, des lèvres ! des yeux ! et avec cela – vierge. – Une fleur. Edmond la cueillit. Avouez que s’il avait agi autrement vous l’auriez traité d’imbécile.

*
*   *

Une nuit, une froide nuit de décembre, Edmond sortit d’un de ces doux sommeils qui suivent volontiers les grandes dépenses de forces, et resta quelque temps immobile, bercé par la tiédeur émouvante de la couche, sous l’impression d’une délicieuse fatigue ; puis soudain, – ses mains erraient sur la couverture, – poussa un cri ; il venait de rencontrer un corps étendu à côté de lui. On voit d’ici la scène. La jeune fille se réveille. Edmond se jette à bas du lit, frotte énergiquement une allumette, éclaire la situation et, en chemise, jambes nues, consulte sa montre, effaré ; – « Deux heures ! Et tu es encore là ! » – Colinette pleure : « Que vais-je dire à papa ? » – « Dépêche-toi ; va-t-en vite ! » Elle s’habille en sanglottant, l’embrasse bien fort et se sauve.

Resté seul, Edmond est perplexe. Mauvaise affaire. S’endormir ainsi. Il s’appelle animal, idiot, crétin. Pauvre petite. Que va-t-il lui arriver ? Et n’y pouvoir rien. La garder jusqu’au lendemain ? L’accompagner ? Moyens d’aggraver la chose. Enfin elle trouvera peut-être quelque blague à coller à son papa. Et comme ça ne sert à rien qu’il reste en chemise, jambes nues, en face de son lit, il se recouche et souffle sa bougie. Bonsoir.

*
*   *

Toute la soirée le père était demeuré tranquille, dans la petite chambre simplement meublée, assis sur une chaise, jambes croisées, lisant et fumant. Justement son livre l’intéressait, et il ne s’interrompait guère que pour faire tomber les cendres de sa courte pipe en la frappant contre son soulier. De temps en temps aussi, il posait le bouquin sur un coin de la table, et se baissant, remettait dans le poële une pelletée de coke. Une lampe à pétrole éclairait cruement le front large, implanté de cheveux grisonnants, du mécanicien et, à chaque bouffée qu’il tirait, la fumée s’échappant en grands flocons bleuâtres, venait se grouper sous l’abat-jour où elle se dissolvait lentement. Quelques minutes avant minuit il jeta les yeux sur le cartel appendu à la muraille et dont le monotone battement résonnait, régulier, dans le silence : – « Que fait-elle donc ? se dit-il. » – Un instant plus tard il ferma le livre et se leva. Jamais sa fille n’avait été si en retard. Minuit sonna.

Agité, le mécanicien fit deux ou trois tours dans la chambre, puis ouvrit la fenêtre. La paisible lumière de la lune prenait la rue en enfilade ; il faisait clair comme en plein jour. Le père se penchait, regardait. Maintenant une poignante émotion le dévorait. Il allait et venait, touchant fiévreusement aux objets que rencontraient ses mains, changeant vingt fois la lampe de place, s’arrêtant pour prêter l’oreille au moindre bruit et toujours revenant à la croisée scruter d’un œil avide la rue déserte, blanche et glacée. – Au bout d’une demi-heure il prit sa casquette et sortit. De chez lui au magasin où travaillait sa fille, la course était bonne. Il n’arriva que vers une heure. Une des fenêtres de l’atelier brillait encore. Il monta, sonna. On fut longtemps à lui ouvrir. Enfin une servante vint, toute ensommeillée, et à sa question anxieuse répondit nettement : – « Toutes les ouvrières sont parties à six heures ; votre fille comme les autres. » – Le mécanicien resta atterré : – « D’ailleurs, ajouta la domestique, vous devez bien savoir que dans cette saison-ci, où l’ouvrage ne donne guère, on ne veille pas. »

Le vieux père se retrouva dans la rue, tout méditatif. D’abord il n’avait pensé qu’à un accident ; puis comme il réfléchissait aux paroles de la bonne : – « On ne veille pas en cette saison, » une idée plus terrible lui était venue. – C’était un homme du peuple, au cœur droit, sachant ce que c’est que l’honneur.

*
*   *

La lanterne rouge d’un poste de police s’offrit à sa vue. Il entra. Quelques gardiens de la paix dormaient pelotonnés sur les planches inclinées du lit de camp ; d’autres jouaient aux cartes. Poliment, il demanda au brigadier qui baillait dans sa main, s’il n’avait pas entendu dire qu’un malheur fût arrivé dans le quartier à une jeune fille. Point. Le père remercia et s’en alla.

Démarche lente, affaissée. Il mit sans doute un temps considérable à parcourir ce trajet que tout à l’heure il avait fait si vite. Devant chez lui il s’arrêta court, venant de voir, sur le seuil, une femme. Il se rua en avant et, au moment où sa fille se glissait par la porte entrebaillée, la saisit, la retourna. Ils restèrent, les yeux fixés sur les yeux, frissonnants :

« D’où viens-tu ? cria le père ; » – les mots râclaient son gosier ; puis, avec l’inconséquence de la fureur, il n’attendit pas de réponse : – « Ne mens pas ! » – Et, sans savoir ce qu’il faisait, entre ses doigts robustes, crispés, serra le poignet de l’enfant. Des lèvres de celle-ci, courbée sous l’étreinte brutale, s’exhala un gémissement étouffé, le gémissement d’une terreur intense :

« C’est donc vrai ! reprit l’homme, sourdement. Ah ! misérable ! Perdue !  tu es perdue ! »

L’attendrissement le prenait à la gorge ; il se raidit :

« Va-t-en ! cria-t-il. Je ne veux plus de toi ! Tu ne remettras jamais les pieds ici, jamais ! jamais ! entends-tu bien ? Va où tu veux ; chez lui si ça te plaît ; crève, ça m’est égal. Tu n’es qu’une..... »

Il n’acheva pas, mais, debout sur le seuil, la main étendue, terrible :

– Jamais ! dit-il.

*
*   *

La porte se referme. Et voilà Colinette, seule, à trois heures du matin, dans la rue. Que vouliez-vous qu’elle fît ? On devine ce qu’elle a fait. Plusieurs coups frappés à sa porte éveillèrent de nouveau Edmond. Une voix qu’il reconnut, pleine de larmes, le suppliait d’ouvrir. Nuit mouvementée, n’est-il pas vrai ? Colinette, au milieu de sanglots convulsifs, lui raconta tout. Sincèrement touché, il la consola le mieux possible, et, comme le froid était très vif, lui offrit sa place à côté de lui. – « Bah ! nous verrons demain, dit-il en se rendormant. »

*
*   *

Le matin, comme l’on pense, n’apporta nul changement sensible à la situation ; même la journée ne se passa pas sans aggravation nouvelle. Vers dix heures Edmond vit venir Colinette tout en larmes. Au magasin où elle était allée comme d’habitude, on l’avait simplement mise à la porte. Cause : inconduite. La patronne, femme éminemment vertueuse, ne voulant que des demoiselles d’une respectabilité non douteuse : – « Voyons, ne pleure pas ; tu trouveras d’autre ouvrage, dit Edmond. » – Et il l’emmena déjeuner. L’après-midi se passe le mieux du monde, lui travaillant dans une chambre, elle s’occupant dans la pièce voisine. Le soir, ils allèrent au théâtre, s’amusèrent énormément, restèrent ensemble, etc.....

Le jour suivant, Colinette fut joyeuse d’apprendre à son amant une bonne nouvelle : elle était placée, irait en journée, mangerait là-bas : – « Par exemple, dit-elle en rougissant, tu serais bien gentil de me permettre de venir passer la nuit ici. Vrai ! je ne saurais pas où aller ; je ne gagne pas assez pour louer une chambre. Veux-tu, dis ? » – Il consentit. Que l’homme capable de résister à « veux-tu, dis ? » lui jette la première pierre. – Et d’ailleurs vous avouerez qu’il ne pouvait guère faire autrement.

Cependant, le lendemain, il insinua : « Est-ce que tu ne songes pas à retourner chez ton père ? – « Oh ! jamais, répondit vivement Colinette. » – Une expression de terreur indicible se peignit sur ses traits. Puis aussitôt elle baissa la tête ; ayant compris que refuser de la sorte c’était un peu s’imposer à lui.

Ils parlèrent d’autre chose.

Deux jours plus tard, elle le pria de prendre le produit de ses économies : une belle pièce de cent sous, luisante. Il ne voulait pas, d’abord, un peu choqué même, mais comme il vit une larme trembler au bout des longs cils bruns de Colinette, il prit la pièce et la serra soigneusement dans une petite cassette où depuis il en mit bien d’autres, auxquelles, bien entendu, il ne toucha jamais.

Une quinzaine s’écoula    , paisible. Peu à peu la jeune fille entrait dans l’existence d’Edmond. – Entre temps on avait eu des nouvelles du père. Une bonne femme, rencontrée par Colinette à son nouveau magasin, fit une tentative de réconciliation. Elle se heurta à une volonté implacable : – « Elle est dans la boue, dit le vieux mécanicien, qu’elle y reste ; jamais je ne la reverrai, je ne la connais plus. » – Depuis, le bruit avait couru qu’il était parti.

*
*   *

Cependant, vous comprenez, se trouver avoir une femme sur les bras quand on ne s’y attendait pas, c’est une aventure, et souvent Edmond réfléchissait. – Du résumé des pensées contradictoires qui s’entre-choquaient dans son cerveau on pourrait faire un poème coupé à la mode grecque d’antan, eschylienne pour ainsi dire ; comme ceci par exemple :

*
*   *

STROPHE : Non ! je la trouve mauvaise. Un collage ? je n’en veux pas. Ah ! si j’avais pu me douter que j’en arriverais là, c’est moi qui l’aurais laissée tranquillement dormir seule, la belle enfant. Pourquoi pas me marier tout de suite, alors ? A mon âge. Il ne manquerait plus qu’un moutard maintenant. Un plongeon, quoi ! Et puis qu’est-ce que dirait ma famille ? Si elle s’imagine que ça va durer longtemps comme ça, la Colinette, elle se trompe. Renoncer aux amies, aux liaisons faciles nouées entre deux bocks, et qui font tant rire, à ma liberté ? Jamais de la vie ! Oh ! pas plus tard que demain je prends un parti énergique ; doucement mais résolûment, je lui dirai..... – Ah ! je m’en débarrasserai, peut-être.

ANTISTROPHE : Elle est pourtant bien gentille avec son diable de petit sourire, si franc et si doux. C’est qu’elle ne ressemble pas à tout le monde. Je crois qu’elle m’aime, oui. Une femme à moi, bien à moi. Comme ma chambre me paraîtrait triste le matin si en ouvrant les yeux je ne voyais pas sa mignonne tête, toute rose, cheveux défaits, épiant mon réveil. Et puis il n’y a pas à se le dissimuler : si elle a quitté son père, c’est ma faute. Rude bêtise que j’ai faite là ; mais le vin est tiré, mon garçon. Je sais bien que si ce n’avait pas été moi..... Mauvaise pensée. Oh ! ce n’est pas l’embarras, si jamais je la plantais là, elle ne manquerait pas d’amateurs. Tiens, c’est drôle : cette idée m’agace. Pourtant vrai, ça : si elle me quittait, d’autres..... Ah ! mais non !

EPODE : Sacrebleu ! est-ce que je l’aimerais par hasard ?

*
*   *

N’aboutissant à rien avec de semblables alternatives, Edmond eut une de ces idées comme il en vient souvent aux gens irrésolus : celle de demander conseil. Chose fort commode, car on peut toujours, si elle vous a déplu, considérer la consultation comme non avenue. Or, Edmond avait un ami dont il respectait l’expérience et auquel dix années de plus et une superbe barbe donnaient une incontestable supériorité. Un beau soir donc il s’en fut frapper à la porte dudit ami. Celui-ci, étalé dans un grand fauteuil, devant le feu, son chien à ses pieds, le point rouge de sa cigarette scintillant ainsi qu’une étoile au milieu du fouillis noir qui entourait sa bouche, écouta complaisamment les confidences du jeune homme, trouva l’aventure comique, et blagua d’abord : – « Eh ! mon cher, il fait froid. Gardez-la jusqu’au printemps ; vous verrez ensuite, » – puis devint sérieux, disserta longuement, mit au jour quelques aphorismes, finalement ne dit rien de précis. – Que diable aurait-il pu dire de précis ?

Edmond sortit de là un peu plus perplexe qu’il n’y était entré.

*
*   *

Une belle journée d’avril, pleine de cette lumière trouble et vaporeuse du printemps qui commence. Le pavé est gras. Les feuilles vertes des marronniers, brisant leurs coques poissées, s’étalent joyeusement au soleil. Dans l’atmosphère passe un souffle chaud. Les fenêtres s’ouvrent. Un peu d’air. Ah ! on respire. Adieu, hiver.

*
*   *

Debout à son petit balcon, tournant le dos à la rue où les passants vont et viennent, crottés, mais tout joyeux de laisser flotter les pans de leurs pardessus, Edmond regarde Colinette qui travaille au crochet, assise, dans le fond de la chambre. Elle lui présente son joli profil. Sur le front revient un petit peigne de cheveux ébouriffés, le nez est fin, très légèrement retroussé, les lèvres fraîches s’entrouvrent, le menton est petit, l’oreille un vrai bijou, le cou se noie dans l’ombre délicate d’une ruche de dentelle, – et l’œil attendri du jeune homme ne se détache pas de cette tête charmante sur laquelle il lui semble voir la trace de ses baisers.

Colinette a relevé son doux visage et rencontré le regard de son amant :

– A quoi penses-tu donc ?

– A toi.

C’est vrai. Il repasse dans sa mémoire les trois mois qui viennent de s’écouler et, comme un gourmet, savoure. Il se sent calme et heureux. Une transformation s’est opérée en lui. Que s’est-il donc passé pendant ces trois mois ? Oh ! rien que de très naturel. Lui, le littérateur, le lettré, il a appris quelque chose de cette simple enfant : il a appris à aimer. Et maintenant, son cœur déborde. Ce qui devait n’être d’abord dans son esprit qu’une amourette, sans plus de consistance que les autres, est devenu une affection vraie, durable, pure. Se séparer  d’elle ? Il secoue la tête. Jamais. Insensiblement une force invincible a lié leurs deux existences. Le jour où Colinette eut son premier abandon, le vainqueur se dit : – Elle est à moi ; – et il sent aujourd’hui qu’il lui appartient autant qu’elle à lui. En est-il fâché ? Non. Au contraire. Une joie profonde, réfléchie, l’a envahi tout entier. Depuis longtemps Colinette ne va plus à l’atelier ; elle est là sans cesse, près de lui. Il travaille un peu plus, voilà tout, et les honnêtes durillons, les piqûres qui ne déparaient pas, certes, les mains laborieuses de la petite ouvrière, lentement se sont effacés. – Comme dans la rêverie il est toujours un point sur lequel la pensée se fixe, Edmond se rappelle ce jour, déjà ancien, où il lut à sa maîtresse une poésie, due à un ami, une pensée tendre et délicate enchâssée dans de douces rimes, sourire voilé de larmes, quelque chose d’exquis et de pénétrant, une histoire d’amour, légèrement esquissée ; vers inédits que l’impression, le grand jour, déflorerait, parce qu’ils ont en eux un si suave parfum d’intimité qu’un discret clair-obscur leur va mieux : le Portrait. Quand il eut fini, elle pleurait. Quel lien est plus fort pour unir deux âmes qu’une émotion partagée ? – Et, depuis ce jour-là, il n’avait plus résisté.

*
*   *

Comme attiré par quelque fil invisible, il alla jusqu’à Colinette, et s’agenouilla. Elle pencha la tête sur son épaule : – « Mon adorée, disait-il à voix basse, n’est-ce pas que c’est bon notre vie ainsi faite ? Regrettes-tu quelque chose ? Es-tu heureuse ? Nous resterons toujours ensemble ; veux-tu ? » – « Je t’aime, répondit lentement Colinette. » – Doucement ses lèvres vinrent s’appuyer sur le cou du jeune homme, et lui, frissonnant sous le chaste baiser de sa maîtresse, eut une vision rapide ; les mots : péché, en dehors des lois, vie irrégulière, dansèrent un instant devant ses yeux ; il les chassa : – « Ah ! bah !  pensa-t-il ; le monde en dira ce qu’il voudra. Je serais bien stupide et bien fou de laisser là le bonheur que j’ai trouvé. »


~*~


UNE CONFESSION

LE médecin l’avait dit : – « A la chute des feuilles... » – Le vent, âpre et vivifiant, les faisait se bousculer avec un monotone bruissement, jaunies, dans les ruisseaux à sec ; les branches noires se dressaient, hautes, dans le ciel clair ; – et, pour Elle, allons ! c’était bien fini.

Un rayon du beau soleil des derniers jours d’octobre, entrant de biais dans la chambre, caressait le pied du lit ; couchette étroite de fer, dont la couverture grise traînait sur le carreau. La jeune fille reposait, sans un mouvement, à plat sur le dos ; le drap remonté jusqu’à son menton laissait voir seulement sa tête, livide sur l’oreiller blanc. Triste visage exsangue, aux yeux creux, aux joues creuses, aux lèvres décolorées, aux narines amincies ; son front était humide de sueur ; parfois une toux éteinte, un rauque sifflement, secouait sa poitrine, et alors une légère rougeur montait aux pommettes. Ah ! la pauvre enfant !

*
*   *

A peine l’œil pouvait-il suivre les contours de son petit corps émacié ; les pieds seuls soulevaient un peu la lourde couverture. Et nul regard dans ces yeux caves, d’un bleu tendre, grands ouverts. – Pas encore tout à fait morte et déjà presque cadavre.

La chambre offrait l’aspect d’un désordre laid. Deux ou trois chaises de paille étaient éparses ; sur une table ronde, poussée dans un coin, des assiettes sales, des verres où stagnait un reste de vin bleuâtre, un litre aux trois quarts vide, un plat au fond duquel se mêlaient couteaux et fourchettes, un saladier d’où pendait une feuille grasse, montraient qu’on avait mangé là tout à l’heure.

La table de nuit, donc baillait la porte, était chargée de quelques fioles débouchées, d’une tasse, d’un chandelier de cuivre sur lequel la bougie s’était figée en longues stalactites d’un vert laiteux.

Murs propres et nus : un papier rugueux à petit treillis bleu sur fond gris. Au dessus de la cheminée, un miroir ; puis, çà et là, quelques piètres gravures, un certificat d’études, pauvrement encadré, que souvent – jadis – avait regardé avec une complaisance heureuse l’enfant qui se mourait à côté. Une branche de buis, effeuillée pendait à un clou, surplombant le crucifix noir. – Et malgré le feu qui brûlait dans l’âtre, malgré le soleil joyeux qui lançait au travers de la pièce une échappée de splendeur, tout était froid, d’une froideur blanche de tombeau.

*
*   *

Assis en face l’un de l’autre, contre le foyer, le père et le frère causaient bas avec de longues intermittences, durant lesquelles ils semblaient réfléchir, l’air ennuyé, ayant tous deux ce froncement de sourcils que donne l’attente d’un dénouement – douloureux, certes ! – mais prévu depuis trop longtemps, pour que son amertume cruellement se fasse sentir ; l’un, garçon de vingt-cinq ans, le front étroit, les jambes perdues dans sa blouse blanche de peintre ; l’autre, gros, les cheveux rares, par mêches grises, mordillant son brûle-gueule éteint. – A droite et à gauche du lit, une grande et forte femme, qui était la mère, et une sœur de Saint-André, toute noire, penchées, parlaient bas et vite à l’agonisante. - La mère n’était plus très bonne pour sa fille, non ; même les voisins lui avaient plus d’une fois reproché sa conduite – « Voyons ! si les poitrinaires ont leurs exigences, c’est-y leur faute ? faut-y leur en vouloir ? » – Mais elle pensait que ces beaux parleurs n’en feraient ni plus ni moins qu’elle à sa place ; et un tressaillement d’humeur concentrée secouait ses épaules. Franchement, ça avait trop duré. On se lasse du dévouement à la longue. Rien de fatiguant comme une maladie qui n’en finit pas. – La petite n’avait jamais été vigoureuse, et malgré ses joues bien roses et ses yeux bien brillants, son enfance avait toujours inspiré des inquiétudes. En grandissant, elle était restée si frêle, si délicate, qu’elle semblait d’une autre race que cette famille de gens qui crevaient de santé. Puis, la phthisie ; parties, les fraîches couleurs ! Lentement, sa poitrine s’était creusée, et le mal avait toujours été en empirant. Quand on s’en va par là, rien à faire, rien que se croiser les bras, et attendre. Ce qu’elle dépérissait, la pauvre petite chatte ! L’hiver dernier, on la pensait perdue ; les grands froids passés, – un miracle, – elle s’était ranimée aux rayons du printemps ; répit d’un instant ; bien vite ressaisie par l’inexorable maladie, dès août il lui avait fallu se recoucher. – « A la chute des feuilles, avait dit le médecin. » – Octobre était venu, et ce superbe automne aux riches tons dorés, c’était sa mort. – « Ah ! ça sera tant mieux pour elle, disait la mère ; la pauvre a tant souffert. »

Et l’aspect de ces quatre visages, indifférents ou durs, était plus glacial encore que les murs arides, le carreau dépeint par places, et l’étroite couchette dont caressait la couverture grise, doucement, la grande raie lumineuse.

*
*   *

Ah ! la pauvre petite ! Les deux bouches de sa mère et de la sœur noire parlaient si près de son front que, sur ce front décoloré quelques mèches de cheveux se soulevaient au souffle des paroles pressées. Car c’était ainsi qu’elle se coiffait autrefois, dans cet autrefois qui était si loin : elle tordait les épaisses nattes blondes en un chignon relevé, laissant voir la nuque fraîche, friande, puis ramenait sur les tempes le petit peigne, vous savez bien, à la mode. – Elle semblait ne pas entendre, plongée dans la prostration de la mort commencée ; son œil atone restait attaché, avec une fixité vague, sur le brouillard plein de lumière qui traversait diagonalement la chambre ; – peut-être voyait-elle bien des choses dans cette poussière d’or.

*
*   *

Je l’ai connue – autrefois – ; nous fûmes bons amis ; souvent j’ai pressé dans ma main ses doigts fluets ; et je l’aimais, comme un frère. Elle n’était pas tout à fait la première venue ; parfois dans le langage naïf, grossier souvent, de cette ignorante, un lambeau de pensée apparaissait ; quelque chose comme la conscience de sa nudité morale ; l’aspiration aussi, informe, à peine ébauchée, vers un idéal dont la compréhension était, à son intelligence inculte, à jamais inaccessible. – Oh ! quelles ténèbres autour de ces pauvres âmes ! – Celle-ci, du moins, avait en elle une grandeur. Savez-vous qu’elle aimait ?

*
*   *

Aimer, cela transfigure. La petite ouvrière passe, elle va à son atelier, trottinant, légère, dans sa robe étroite ; rêveuse et gaie à la fois ; saluons : elle aime. Ah ! l’être méprisable qui ne comprit pas cet amour et, le jour où son jouet fut brisé, courut, insouciant, à d’autres voluptés ! Pourquoi l’aimait-elle ? Est-ce qu’on sait ? Il n’était ni beau, ni riche, ni spirituel, ni de grande âme. On aime, voyez-vous, parce qu’on aime, et je ne crois pas qu’il faille chercher d’autre raison que celle-là.

N’est-ce pas que son regard vitreux, perdu dans le flot des arômes étincelants, voulait dire qu’elle pensait à lui ? Oh ! le premier baiser ! les résistances douces qui trahissaient le désir de céder ! Le premier abandon !... O souvenirs ! ô joies éteintes, à jamais disparues ! La chaude jeunesse embrasait leurs deux cœurs, et tout souriait autour d’eux lorsque leurs lèvres s’unissaient. – Plus rien : la mort. Adieu, adieu tout !

Le bal ! quand, assise à côté de sa mère, elle le voyait s’avancer, qu’il s’inclinait devant elle et que, bien vite, se levant, elle passait son bras mince et rond sous le sien. Il avait alors une manière de redresser sa haute taille, en regardant autour de lui, qui la remplissait de joie ; car il lui semblait que ce geste fier voulait dire : – « Elle est à moi ! » – Et comme elle était heureuse d’être à lui ! – Combien elle avait affronté de dangers pour aller à ses rendez-vous, malade déjà, courant dans la rue, et après, toute essoufflée, se cachant dans ses bras, la poitrine déchirée par une toux cruelle. Et la bourse qu’elle lui avait faite au crochet, avec tant de soin. Et ce jour où il lui avait passé une bague au doigt ; elle avait rougi : – « C’est seulement comme souvenir ? avait-elle dit, » – inquiète à l’idée que ce bijou pouvait être dans sa pensée, à lui, le prix de ses caresses. Et leurs signaux, leur manière de correspondre, même quand elle était avec ses parents ; ce mouchoir tiré de sa poche au moment où il passait, l’air indifférent, et qui signifiait : – « Attends-moi ce soir. » – Oh ! tous ces riens, ces menus détails : miettes du bonheur. – Ce soir d’été encore où, sur la colline, ils avaient rencontré deux de leurs amis ; ils s’aimaient bien aussi, ceux-là. La nuit était superbe, toute pleine d’étoiles, un tiède frisson courait sur les hauts champs de blé. On n’avait pas eu l’air de se reconnaître, mais on s’était bien compris tout de même. – Oh ! oui, elle pensait à tout cela, l’agonisante. Hélas ! dire qu’elle aurait eu vingt-deux ans au mois de mai prochain. Qu’avec bonheur elle se fût réchauffée au gai soleil montrant sa large face entre deux averses. – Tout devint noir autour d’elle. – Ton âme se révolta, et jeune dans ce corps que la souffrance avait fait si vieux, voulut fuir, pauvre ange ! la mort qui s’approchait de toi.

Le regret ne messied pas à celui dont la main a cueilli quelques-unes des roses placées sur le chemin de tous, et devant lesquelles tant de faux sages passent sans les voir, haletant vers le but incertain. – Et pourtant que d’amertume mêlée à ces doux retours ! Que faisait-il, lui, tandis qu’elle sentait la vie lentement l’abandonner ? Qu’avait-il fait pendant ces longs mois de maladie ? Elle était peut-être déjà morte, la pauvrette : oubliée.

Et, comme les deux femmes, à côté d’elle, répétaient toujours les mêmes mots inexorables, sa tête eut un geste d’acquiescement résigné. La mère se dressa : – « Hein ? tu veux bien ? Dis ! » – Peu s’en fallut qu’elle ne la secouât de ses mains robustes : – « Oui ! oui ! exclama la sœur noire ; elle consent ! elle l’a dit ! » – L’enfant fit encore le même signe accablé et doucement ses paupières descendirent. La mère cria : – « Albert ! va vite chercher le curé ! Elle veut se confesser. Elle communiera. Vite ! Ah ! Dieu soit béni ! ma fille ne mourra pas comme une chienne ! »

Le frère partit en courant ; – mais s’arrêta au bas de l’escalier pour allumer une cigarette.

*
*   *

La chambre prit tout de suite un autre air. Le père mit sa pipe dans sa poche, et vint, écartant le court rideau de grosse mousseline, regarder dans la rue à travers les carreaux de la fenêtre ; bientôt son haleine forma sur la vitre une épaisse buée que, de la paume de sa large patte, il effaça, et il resta là, maussade, battant avec ses ongles sales des fragments d’airs. La sœur s’était rassise, et maintenant, yeux baissés, remuait les lèvres en faisant glisser entre ses doigts les grains de son chapelet ; sur sa face replète, aux contours mollement accusés, se lisait une expression de triomphe. La mère allait et venait, rangeant avec bruit ; le chandelier de cuivre disparut avec les fioles, elle mit en tas les assiettes et les plats qu’elle porta dans la pièce voisine ; un second voyage fut pour les verres dans chacun desquels elle fourra un doigt de façon à les enlever tous trois à la fois, elle prit le litre sous son bras, le saladier de la main gauche, et sortit ouvrant encore la porte d’un coup de genou ; le gond rouillé grinçait, lamentable. Elle revint cette fois armée d’un balai et, tandis qu’active, elle réunissait les ordures, du bout de son pied elle repoussa quelque chose sous le lit. Elle roula ensuite au milieu de la chambre la table, étendit dessus une serviette blanche dont elle lissa les plis avec son poing et, tout étant prêt, se redressa, promenant autour d’elle un regard de satisfaction. – Maintenant, le bon Dieu pouvait venir.

*
*   *

Quelque temps se passa encore. Enfin la porte s’ouvrit : un son argentin de clochette annonça l’enfant de chœur. Le cierge qu’il tenait éclairait en plein le visage du prêtre qui venait derrière, portant à deux mains le ciboire. A leur suite entra le frère qui, avant de jeter sa cigarette, en tira une dernière bouffée, et, vite, l’écrasa sous son lourd soulier. Le père et la mère s’inclinèrent en faisant le signe de la croix. Dévotement la sœur s’agenouilla. La mourante avait rouvert les yeux. Le curé, gros vieux homme, tête insignifiante, s’était placé près du lit, il parlait sans chaleur, presque bas, les mains jointes. On saisissait par ci, par là, un bout de phrase : – « Ma fille...., devoirs religieux..., éloignée du saint tribunal..., il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes..., nous tous, pauvres pêcheurs... » – Pieux marmottage, puis du latin. La mère, à genoux, pleurait pour de bon. Mais quand il dit : – « Confessez vos fautes.. » – l’expirante, avec effort :

– « Oui, dit-elle. » – Le prêtre alors se retourna, fit signe aux assistants de sortir, et il y eut un mouvement général de retraite. Le père avait déjà la main vers le bouton de la porte ; la mère se mouchait en se relevant ; mais la pauvrette redressa presque la tête : – « Non, » – accompagnant ce mot, à peine perceptible, d’un geste ébauché qui les cloua tous à leur place. De nouveau, ses lèvres s’agitèrent ; elle voulait parler, ne pouvait pas. Délibérément, la sœur prit sur la cheminée une bouteille, c’était de l’eau-de-vie, dont elle approcha quelques gouttes, dans une cuiller, des lèvres de l’agonisante qui, ranimée à ce contact, la remercia du regard. – « Restez, dit-elle plus distinctement, je veux parler... devant... vous tous. »

*
*   *

Ceci devenait solennel. Le prêtre inclina sa grosse tête et murmura quelques paroles latines : – « Parlez, ma fille, dit-il. » – Il s’était placé, par hasard, dans le rayon du soleil, et les molécules brillantes se jouaient sur ses cheveux blancs. Il était presque beau. Le cierge, placé sur la table, répandait autour de lui dans le plein jour de la chambre un peu de lumière que rendait blanche, diffuse, le verre dépoli du globe, une clarté trouble, désespérément triste. Tous écoutaient, surpris.

*
*   *

Elle fut quelque temps sans prononcer un mot ; les forces lui manquaient ; les sons haletants expiraient sur ses lèvres. Enfin elle parla, mais que sa pauvre petite voix était entrecoupée et faible :

« – Voilà... j’ai eu un amant. C’est ma seule faute... C’est-y une faute ?... J’n’ai jamais eu qu’lui... j’lai aimé. Oh ! bien aimé ?... » – Et un long frémissement parcourut tout son corps ; ses yeux brillèrent étrangement : – « J’voulais être aimée, moi. J’ai pas été heureuse, ici... Tiens... si j’ai mal fait, c’est ta faute à toi, maman, et à toi aussi, p’pa. Vrai !... Qu’est-ce que vous avez fait pour que je vous aime ? Des claques, d’abord, et puis... » – La mère fit un geste, voulut l’interrompre ; elle reprit plus vite : – « Laisse-moi parler ; tu vois bien que c’est la dernière fois que j’tembête... Dis donc, Albert, comment que ça se fait que tu parles toujours de tes connaissances, et qu’jaurais pas eu l’droit d’aimer aussi, moi ?..... Et puis, tant pis.... j’ai manqué à mes devoirs, vous dites, allez dire ça à d’autres... Faire son devoir... c’est facile... quand on est heureux... J’aurais pas demandé mieux que d’vous aimer. Mais, bah !... Vous m’disiez toujours que j’étais laide, i’ me disait, lui, qu’j’étais jolie : v’là toute l’affaire... Tu sais, p’pa, quand tu m’as gifflée, le jour où j’causais en bas... avec le p’tit, tu sais bien... ç’a m’a révolutionnée... j’avais... rien fait... et on me battait... Oh ! pourtant je vous jure bien que je n’l’aurais pas... pris... si je n’l’avais pas aimé... Et puis, tu m’app’lais garce toujours... Voilà tout, que j’vous dis... J’aurais p’t’êt été autrement si on m’avait appris... Maintenant, quoi ?... j’suis perdue... vous m’maudissez... j’ai voulu être... un peu... heureuse... moi... j’en avais bien l’droit. »

Un silence ; sa voix se mourait, elle ajouta plus bas encore :

– « J’avais pas tant d’temps à vivre... »

Et par un suprême effort, ses poings maigres crispés sur la couverture :

– « Et puis, dis donc, maman, t’en as bien fait autant que moi, pas vrai ? Dis pas non ; on m’la dit. »

Ils se regardaient attérés ; la mère s’était reculée, les yeux saillants, injectés : – « En v’la une grue, dit le frère, entre ses dents. » – Et l’ecclésiastique se précipita vers la mourante, bouleversé :

– « Taisez-vous, malheureuse, ou je ne pourrai vous donner l’absolution ! »

Défaillante, ayant usé le dernier reste de ses forces, elle se recoucha lentement sur le lit en désordre, en murmurant d’une voix épuisée, douce :

– « J’m’en fiche. »

Et..... plus rien. Si : quelques tressaillements, profonds, des mots pas articulés, des souffles espacés : son nom, son nom à lui ! qui venait encore mourir sur ses lèvres comme pour attester jusqu’à la fin sa religion d’amour. – Oh ! la pauvre, la pauvre mignonne, morte seule au milieu de six personnes ! – Puis, le calme s’établit, souverain, effrayant. Parfois, une respiration plus forte soulevait sa poitrine ; son corps se refroidissait ; le prêtre, en répandant l’huile sainte, priait, et sa voix, très basse, sonnait creux dans le silence hébété qui régnait maintenant ; le battement du cœur devenait de plus en plus faible. – Il était six heures ; les ouvriers sortant des fabriques emplissaient la rue de bruit ; le soleil était couché depuis longtemps ; la nuit froide descendait, la chambre n’était plus éclairée que par la lueur vacillante du cierge : des ombres fantastiques, indécises, se profilaient çà et là ; – et ce fut la main banale de la sœur qui ferma les yeux de l’humble martyre dont le corps repose maintenant dans le petit cimetière, parmi les verts cyprès et les pierres blanches ; – la tombe n’est pas finie encore, et c’est en regardant cette fosse à peine comblée que, l’autre jour, longtemps, tête nue, et le sein gonflé de larmes amères, j’ai mélancoliquement rêvé.


~*~


POULETS

IL boutonna sa redingote, et se cambrant un peu pour en harmoniser les plis, prit, en jetant un dernier regard à la glace, son chapeau sur le bord duquel des gants jaunes pendaient.

Elle le regardait, assise, rêveuse. Il s’approcha : – « Le nœud de ta cravate n’est pas bien ; baisse-toi que je l’arrange, » et pendant que les petites menottes blanches fourrageaient dans le satin de la Lavallière, lui, se penchant, approchant sa figure de la sienne, promenait sur le visage rose les deux pointes de sa fine barbe blonde : – « Ludovic ? tu me chatouilles ! Veux-tu bien finir ! » – Et elle se renversait, riant, mais il la poursuivit et l’embrassa dans le cou, longtemps, aspirant avec délices le parfum jeune : – « Petite chérie. » – « Tu ne rentreras pas trop tard, dis ? » – « Dans deux heures au plus. » – « C’est long. » – « Je vais me dépêcher. » – « Adieu ! monsieur le vilain, qui laissez toute seule votre petite femme ! » – « Au revoir, mignonne, à bientôt. » – Et lui, sur le seuil, elle, à l’autre bout de la chambre, font, du bout des doigts, voleter l’un vers l’autre deux gracieux baisers.

Seule ! Elle attendait ce moment-là ! Une couple d’heures devant elle, bon. Elle sortit une petite clef de sa poche, alla au bureau, ouvrit le tiroir « mystérieux », et son visage rayonna quand elle en tira un tas de lettres.

Depuis six mois qu’elle vivait avec Ludovic, elle avait toujours eu bien envie de pénétrer les secrets de ce tiroir : – « Pas touche ! disait-il. C’est la cage aux poulets. » – Vous avouerez que le plus simple était, pour satisfaire sa curiosité, de dérober la clef ; ce qu’elle avait fait.

Elle s’assit, palpitante, sur le tapis et posa le tas à côté d’elle. – Bien jolie ainsi, accotée au grand fauteuil, un pied mignon dépassant traîtreusement le bord du peignoir éployé ; ses grands yeux brillaient.

Que de lettres, mon Dieu ! que de lettres ! Billets doux parfumés sur papier teinté, missives semées d’horribles fautes d’orthographe, grosses écritures tremblées, aristocratiques pattes de mouches, lettres passionnées, lettres dignes, rendez-vous, déclarations, reproches amers, ruptures, tendres propos ; tohu-bohu, méli-mélo, tout un monde d’amours emmêlés et se coudoyant : – « Eh bien ! merci, pensait-elle, lui qui m’a tant fait jurer qu’il était mon premier. »

Soudain son attention, déjà lassée, se ranima. Du tas qu’elle remuait maintenant d’une main négligente, molle, venait de s’échapper une petite liasse nouée d’une faveur bleue. Toute une correspondance, rangée avec soin ; un souvenir précieux, sans doute. Ah ! ça allait donc devenir amusant ! Elle lut :
                                   
20 mars.

Oui, mon ami, j’irai au rendez-vous que vous me fixez. Pourquoi tant me supplier ? Ne savez-vous pas que je vous aime ? Que vous faut-il de plus ?
                                   
21 mars.

Je vais peut-être vous paraître ridicule, mais il me semble, – je suis folle, n’est-ce pas ? – que vous ne devez plus m’aimer autant aujourd’hui. Qu’ai-je fait, Ludovic ? que m’avez-vous fait faire ? Rassurez-moi. J’ai peur. Quand je pense qu’il y a un mois, je ne vous connaissais pas, et que maintenant... Est-ce que vous ne me méprisez pas un peu ? Dame ! j’aurais dû sans doute, me faire désirer davantage, mais que voulez-vous ? Il faut me pardonner : je ne suis qu’une pauvre fille ignorante et qui vous aime.

Oh ! oui, je t’aime ! Non ! je ne veux plus avoir de ces mauvaises pensées-là. Je suis à toi. Tu m’aimeras toujours, dis. Oh ! je t’en prie. Moi tu sais, je me suis donnée, je ne me reprendrai pas. A toi, à toi, pour la vie.
                                   
23 mars.

Merci ! merci, mon Ludovic chéri ! Elle est tombée de tes lèvres, cette promesse que j’implorais. C’est donc vrai ! tu m’aimeras toujours ! Mon cœur déborde de joie, et les larmes qui emplissent mes yeux m’empêchent de voir. Merci ! Oh ! ta bonne lettre, je l’ai bien embrassée, va ! A demain. Reçois le plus doux baiser de ta maîtresse.
                                   
8 avril.

Quelle délicieuse promenade nous avons faite hier ? j’en suis encore dans le ravissement. Vrai ! il faisait chaud tout comme en été. C’est bien joli la campagne à ce moment de l’année. Il n’y a pas encore beaucoup de feuilles, mais c’est si bon le soleil après le long hiver. Hein, comme ils filaient ces canotiers sur la Marne. Dis donc, te rappelles-tu, au restaurant, cette grosse femme qui voulait à toute force allumer son omelette au rhum et qui a fini par jurer ? Sais-tu pourquoi je me souviens si bien de ça ? C’est qu’à ce moment-là tu t’es penché vers moi et j’ai senti ta voix qui frôlait mon cou. Tu me disais : – « Ma petite femme chérie. » – Oh ! j’ai frissonné longtemps et je n’ai plus vu bien clair. –

Je t’aime...
                                   
29 mai.

Je t’ai attendu en vain hier. Es-tu malade ? J’irai te voir demain, à neuf heures.

31 mai.

Dis, mon chéri, pardonne-moi. Je t’ai fait de la peine, mon Ludovic, je me reproche bien ma méchanceté, va ! Sois gentil, toi, oublie-la. Mon aimé, je suis une petite sotte, vois-tu, puisque je prends au sérieux ce que tu dis pour me faire rire. En un mot, je suis jalouse. – C’est bien vilain, n’est-ce pas ? mais encore une fois, pardonne-moi ; si tu savais comme je souffre quand je suis tourmentée par ces mauvaises idées-là.

Je ne ressens aucune colère contre toi, au contraire ; ma douleur est toute dans mon cœur ; à chaque instant je le sens se serrer et se gonfler, et puis je pleure... Mais je te le répète, je ne t’en veux pas, je t’aime toujours autant. Pour te le prouver, écoute : je souffrirais affreusement si ma jalousie avait un motif, c’est-à-dire si j’étais sûre que je partage (sic) avec une autre, ton amour qui est tout mon bonheur ; eh bien ! je te jure, mon Ludovic, que je préfèrerais encore cette souffrance, cette torture de tous les instants que (sic) d’être séparée de toi. S’il me fallait choisir entre ce partage et cette séparation, je choisirais le premier. Est-ce mal ? Je n’en sais rien. Mais je te demanderais à genoux cette grâce, et tu ne me la refuserais pas.
                                   
4 juin.

    Mon Ludovic chéri,

Ta lettre si brève, les choses que tu me dis, m’inquiètent. Je ne sais vraiment que penser. J’ai hâte de recevoir d’autres explications. Ne me fais pas attendre bien longtemps, je souffre, si tu savais. Quoi ! il m’a été refusé de te voir samedi, de t’embrasser. Je suis bien tourmentée, va. Tu m’as dit que tu m’écrirais avant mercredi pour me désigner un endroit où je pourrais te voir ; n’y manque pas, je t’en prie. Mais jusqu’à ce jour-là, que dois-je penser hélas ?

(le reste au crayon.)

Toute la nuit j’ai été éveillée, j’ai pleuré longtemps, beaucoup, et ce matin j’en ai encore bien envie. Et dire que ce soir j’irai au bal. Comme je vais m’ennuyer. Ludovic, – m’aimes-tu encore, dis ?

Oh ! tu ne sais pas, moi qui voulais samedi te demander une des jolies roses que tu as pour mettre dans mes cheveux, ce soir. Je ne l’aurai pas, mais à la place, je mettrai le nœud de ruban rose et bleu que tu m’as donné. Ce sera bien joli aussi n’est-ce pas ? Je t’aime.

10 juin.

    Chéri,

Tu dois être dans l’inquiétude au sujet de la lettre que tu as reçue hier. Elle était déjà partie quand j’ai reçu la tienne. Ce matin, chéri, c’est le cœur bien gros, que je t’écris celle-ci. Je voudrais la savoir entre tes mains. J’envie le bonheur qu’elle aura, ma pauvre petite lettre, elle sera près de toi, au moins, mais pas seule ; un cœur qui t’appartient tout entier l’accompagne. Embrasse-la, amant adoré, elle te porte tous mes baisers, elle te dit, peut-être un peu tard pourtant : – Ludovic, sois tranquille et heureux aujourd’hui, ta maîtresse ne viendra que lorsque tu le lui diras, t’apporter son corps et son âme qui sont à toi, et te demander une caresse.

(sans date, au crayon.)

Tiens, Ludovic, reprends ta lettre ; elle m’a bien fait du mal, va. Oh ! que c’est triste de se sentir dédaignée, après avoir été tant chérie ! Tiens, pardonne-moi, je vais te faire un reproche. Tu sais que je t’ai demandé un jour (le jour où j’ai senti que je n’étais plus seule à te rendre heureux) de partager ton amour, j’aurais accepté la plus petite part.

Tu n’as pas voulu ; chaque fois que tu m’appelais près de toi, tu me jurais que tu m’étais revenu tout à fait ; pourquoi, dis, Ludovic ? J’ai pensé que tu avais peur de m’attrister en ayant l’air de me faire l’aumône d’un baiser. Aujourd’hui, hélas ! je n’ose plus croire que tu m’aimes sérieusement. Mais, tu le sais, je suis ta maîtresse, et t’aimerai toujours. Mon cœur brisé par toi, ne bat que pour toi. Quel plaisir goûtes-tu donc avec ma rivale ? Il est donc plus doux que celui que je t’ai donné jusque là ? Je ne comprends rien, je suis folle. Ne crains pas que j’aille te déranger mercredi ; non, je n’irai pas te causer cet ennui. Je ne te renvoie pas ma photographie. – (Ah ! pauvre petit portrait, tu gênais mon Ludovic, je te garde avec moi, puisque en retournant près de lui, tu serais relégué dans un coin). Je te le rendrai, Ludovic ; je t’aime, mais je souffre. Je ne sais pas si je sortirai cette semaine ; si tu désires me voir, dis-moi en quel endroit et j’accourrai.

Je dois bien t’ennuyer ; j’ai fini. Dors bien ; embrasse, dis, veux-tu ? avant de t’endormir, le portrait que tu as encore, mais prends bien garde qu’on ne te voie.

17 juin.

    Mon Ludovic bien-aimé et chéri,

Je reçois ta lettre à l’instant, j’ai le cœur brisé. Je souffre trop. La tête me tourne continuellement et me fait un mal horrible. Tu es cruel, sais-tu. Je me soumets à tout ce que tu désires, mais tu ne sais pas ce que j’endure, c’est affreux. Oh ! vois-tu, ne crains pas que je t’en (sic) fasse souffrir autant. je ne t’ai jamais fait de peine, moi, je ne t’en ferai jamais, je suis trop malheureuse ; par moments, je pense à mourir.

Je suis malade, tu le sais. Le médecin qui est déjà venu deux fois a recommandé à ma mère de me donner beaucoup de soins. Je ne sais pas ce que c’est, on m’a dit seulement que si je n’y faisais pas attention, dans trois mois, peut-être il ne serait plus temps.

Tiens, veux-tu reprendre mon portrait ? Il est à toi, j’ai tort de le garder. Pourquoi ne me l’as-tu pas redemandé, méchant ? c’est moi qui viens de te l’offrir, accepte-le, je l’ai tant couvert de baisers pour toi.

Minuit ! Mon Dieu ! que fait en ce moment mon Ludovic ? Il dort peut-être, je le voudrais ; mais n’est-il pas plutôt, ô pensée déchirante ! ivre de volupté entre d’autres bras que les miens. Il a peut-être sur son cœur un autre cœur qu’il presse ; il murmure peut-être à une autre oreille ces douces paroles d’amour qui m’ont rendue si heureuse...

(le reste au crayon.)

Ingrat et infidèle, il a oublié ses serments ; il me dédaigne ; mon amour l’ennuie. Cet amour est pourtant bien sincère. Pourquoi demande-t-il le plaisir à une autre qui ne l’aime pas ?

(sans date, au crayon.)

Un mot, je t’en supplie, un mot. Tout plutôt que ce silence qui me tue. Grâce ! Ludovic, grâce !


Bruyamment la porte s’ouvrit. Il entra, pimpant, coquet, le cigare aux lèvres, gai et disant d’une voix enjouée :

– « Comment se porte la petite mine-mine à son Lu-lu ? »

Et elle, debout, droite et frémissante, le visage pourpre, les yeux injectés, froissa dans sa main les lettres et les lui jeta en pleine figure :

– « Tiens, cochon ! »


~*~


PURIFICATION

JOIE générale. Fête de banlieue, s’il en fut. Et dans la partie la plus laide de la banlieue. Pas un parisien ; pas une Parisienne. Il y a, aux alentours de la grande ville, un certain nombre d’endroits ignorés, livrés à eux-mêmes, maudits. Et, vous savez, si les Parisiens ne sont pas toujours drôles, oh non ! en faisant du chahut, les suburbains, eux, ne le sont jamais. Mais cela n’empêche pas la fête d’être fort animée. Gaîté communale.

Avant déjeûner, messe solennelle. Puis sont venus les jeux avec prix ; les Papillons pour les fillettes, l’Artillerie hydraulique pour les garçons. Et, toute l’après-midi, l’emplacement « ous que s’tient la fête » a fourmillé de monde. Ç’a été, pendant six heures, sous l’écrasant soleil de juin, au milieu de la suffocante poussière, une foule compacte, un atroce charivari. Les chevaux de bois n’ont pas chômé un instant. Quel statisticien pourrait dire le nombre des macarons et des pavés de pain d’épice absorbés ? Les marchands, heureux de la recette, ont tremblé tout le temps qu’une main malencontreuse ne renversât le frêle échafaudage pyramidal des loteries tournantes. Les massacres ont exercé à plaisir la maladresse des indigènes. Le patron du jeu des couteaux, bien que ses anneaux aient passé littéralement de main en main, ne s’est vu enlever que quatre canifs à cinq sous. Les débits de boisson n’ont pas désempli. On s’est amusé immensément.

Puis la nuit est descendue, sereine. L’affiche annonçait : embrasement général de l’avenue, et de longues guirlandes de lampions multicolores vont d’un arbre à l’autre. A peine si quelques fusées du feu d’artifice ont raté ; dans la pièce montée, est apparue la République, coiffée du bonnet phrygien, à la satisfaction unanime. Entre les deux files de baraques, la fête, un moment apaisée à cause du dîner, a repris avec plus de rage. Les villageois, que de fréquentes libations ont mis en gaîté, se débraillent, commencent à gueuler franchement. D’écœurantes odeurs de graisse flottent dans l’atmosphère. Sur la plate-forme du cirque, au bas de laquelle se pressent les badauds, le patron en veste rouge et un clown piteux, enfariné, échangent des lazzis bêtes, d’une voix blanche, fatiguée. La journée a été productive, mais rude. Près d’eux, les trois écuyères, robes roses, culottes bouffantes, les bras nus croisés, regardent devant elles avec hébètement, blafardes, éreintées. – Par moments, un souffle d’air pur, agitant doucement les feuilles vertes, vient caresser de sa miséricordieuse haleine le front suant des misérables.

Là-bas, grosse lumière, bruit sauvage. Le bal. Déjà la vaste salle qu’entoure une muraille de toile, tremblotante, est pleine. Au milieu, juché sur une estrade, se démène l’orchestre grinçant. Tout autour de l’espace réservé aux ébats chorégraphiques, sur des banquettes de velours rouge fané, les mères potinent, rapprochant dans de traîtresses confidences, leurs bonnets enrubanés. Ce qu’il se dit de scélératesses, sur ces banquettes rouges, de cancans perfides !  ce qu’il s’y détruit de réputations ! Il faut en convenir : ce n’est guère amusant pour ces bonnes femmes de rester là de neuf heures du soir à trois ou quatre heures du matin, immobiles, pendant que se trémoussent leurs héritières ; si elles n’avaient pas la consolation de déchirer leurs voisines, elles s’ennuieraient à périr. – Danseurs et danseuses s’en donnent à jambes que voulez-vous.

*
*   *

Grande affluence de filles des champs, robustes, visibles tous les jours, que Dieu fait, accroupies dans les « pipinières », en sabots, jupon retroussé. Danseuses lourdes ; pieds majestueux. D’où vient qu’elles se donnent le mot pour revêtir uniformément de blanches robes dont la nuance virginale contraste le plus vilainement du monde avec leurs visages ensoleillés, leurs cous et leurs mains d’un rouge brique ? A côté trônent les demoiselles de boutique ou d’atelier, gentilles. Du goût en général. Costumes sobres de ton, bien coupés. Çà et là de jolies têtes. Quelques-unes sont véritablement entourées. Elles ne frayent pas avec les campagnardes. Aristocratie d’aiguille, justifiée par la différence d’allures. – Du reste, à ces deux catégories de femmes répondent deux catégories bien distinctes de cavaliers. Première strate : les jeunes messieurs du commerce, petits employés, fils de patrons, visant à l’élégance, badine à la main, fleur à la boutonnière, le chapeau en arrière à l’instar des étudiants en liesse. Deuxième : les ouvriers et paysans, gênés par leurs paletots, le pantalon trop court, les mains calleuses, farceurs bruyants, levant la jambe avec une grâce hippopotamesque et, à chaque instant, frappant très fort du talon, sans doute pour épaissir encore la poussière.

Cependant un homme, porteur d’un entonnoir, trace des zigzags d’eau sur le plancher, ce qui le rend, par endroits, glissant et occasionne des chutes, prétextes à de pesants accès d’hilarité. Le maître du bal traverse les quadrilles, sacoche baillant sur le ventre, réclame les prix des danses : – « Vingt-cinq centimes, Messieurs, s’il vous plaît. » – Et dans l’espèce de couloir compris entre les banquettes et la toile de clôture se promènent les deux gommeux de l’endroit, l’un clerc de notaire, l’autre employé à 2,200 francs, l’un brun, l’autre blond, bras dessus, bras dessous, bien mis, gantés, laissant tomber sur le bal un sourire de dédaigneuse supériorité.

Ecoutez ; que signifie ce brouhaha ? ce mouvement ? ces têtes qui se haussent ? ces regards qui convergent tous sur le même point ? quelqu’un vient d’entrer. – Une femme.

Serrée dans une robe de satin blanc à traine, un collier de perles au cou, grande, le corsage opulent, le teint mat, ses bandeaux blonds plaqués sur les tempes, des yeux bleus magnifiques, pleine de vie, éblouissante.

Par tout le bal court un long chuchotement : – « Quoi ! Roberte ? Oui, c’est elle. Je la croyais bien loin. » – Et, le premier étonnement passé, presque tous se laissent aller à une admiration sincère : – « C’est une honte pour le pays, murmurent cependant quelques demoiselles. » – Bonne fille, montrant ses dents superbes dans un éclat de rire continu, la nouvelle venue distribue à droite et à gauche des poignées de main ; on s’empresse autour d’elle ; en vain, par manière de protestation, deux ou trois respectables familles désertent le bal, au grand désespoir de leurs jeunes membres féminins qui lancent de désolées œillades à autant de blonds ou de bruns ; le succès monte, grandit, et Roberte, enivrée, danse, traînant insoucieusement la robe de satin blanc sur le plancher sale.

– « Elle n’est pas fière. » – Tel est le sentiment généralement exprimé.

*
*   *

Soudain, – aux accords de la plus populaire polka de Farbach répondait le formidable : Ah ! ah ! ah ! des gars allumés ; – Roberte s’arrête ; une exclamation jaillit de ses lèvres : – « Marthe ! » – Se débarrassant, d’un geste impérieux, du monde qui l’entoure, la belle fille s’élance vers son ancienne camarade. Embrassade, et les voici maintenant toutes les deux assises, dans un coin du bal, sur une des banquettes de velours rouge. Marthe, toute mignonne, écoute en souriant le bavardage de sa grande amie.

– « Hein ? y-a-t-il longtemps que nous nous sommes vues ? Tu vas bien ? Tu n’es pas changée. Mais moi, crois-tu que je me ressemble ? Dis donc, il est loin le temps où je balayais le cabaret de la mère Jacques, à quatre heures du matin, toute endormie, en camisole et en savates. J’en avais plein le dos, tu sais. Et puis c’est qu’on ne mangeait pas tous les jours à la baraque. C’est drôle que ça fasse toujours plaisir de parler du temps où l’on était malheureux. Nom d’un chien ! je suis contente de me retrouver avec toi, tout de même ! Tu te souviens, à l’école, chez les sœurs, tu faisais mes devoirs. J’étais rien loupeuse ! Et puis les pommes vertes que j’apportais et que nous allions manger dans les lieux. On riait dans ce temps-là. Oui, mais après, quand il a fallu s’échiner toute la sainte journée, et encore sans gagner assez de galette pour boulotter à sa faim. Tiens, zut ! en voilà assez. Tu sais ; je suis à Lyon avec mon type. Oh ! il fait mon beurre. Il brasse des affaires gros comme lui. Aussi je suis chic, hein ? Je suis venue passer quinze jours à Paris. Ce que je rigole, vois-tu !...

– « Sans lui ? » demanda Marthe.

Roberte éclata de rire.

– « Bien sûr, sans lui. Pas amusant tous les jours, mon monsieur. Mais quoi ! il a le sac, c’est le principal. A Paris, j’ai trouvé des amis et je m’en paye une bosse, va ! Dimanche dernier, j’étais au Grand-Prix, le lendemain à l’Opéra, ce matin j’ai déjeuné chez Bignon. Tu connais pas ? Ah ! oui, j’en ai des amis ! »

Et  elle souligna cette répétition d’un clignement d’yeux significatif :

– « Mais alors, dit naïvement Marthe, tu le trompes ? »

– « Bien sûr, répondit Roberte en riant plus fort. Voyons, quand on couche toutes les nuits avec son miché, qu’est-ce qu’il peut demander de plus ? Si, par dessus le marché, il voulait qu’on ne lui fit pas de traits pendant les vacances, merci alors ! Tu te figures que je l’aime ? Ça ne serait pas à faire, par exemple. Seulement, je le ménage, rapport au poignon. Si tu me voyais : je suis gentille tout plein. Oh ! ce n’est pas pour dire que ça me gênerait d’en trouver un autre au besoin. Mais, autant lui, pas vrai ? D’abord il est jeune ; ça me dégoûterait, un vieux. »

Et changeant brusquement de conversation :

– « Eh bien ! et toi ? es-tu toujours avec ton Jules ? »

– « Oui, répondit Marthe. Je suis venue seule ici, pour faire plaisir à ma sœur ; mais maintenant je demeure avec lui à Paris. Nous sommes ensemble tout à fait. »

– « Et il n’est pas plus riche qu’autrefois ? »

– « Il travaille. Je travaille aussi. Nous ne nous voyons pas de la journée, mais tous les soirs nous les passons ensemble. C’est bien bon. Le dimanche, on va se promener. Et pis, des fois, quand il a des billets, nous allons au théâtre. »

– « Oui, la panne, murmura Roberte, en hochant la tête. Ça se voit du reste, ajouta-t-elle, en regardant le modeste costume de son amie. Eh bien, ma petite, c’est moi qui le lâcherais ton monsieur, et plus vite que ça. Trop de veine, ce type-là : une femme gratis ! Jolie comme tu l’es ! En voilà une chose qui dépasse, par exemple : rester avec un homme qui n’a pas le rond ! »

Vivement Marthe l’interrompit, émue, les mains jointes, par un geste machinal :

– « Oh ! tais-toi ! Si tu savais. Je l’aime tant ! »

Il y eut un silence, Roberte réfléchissait, sourcils froncés. Soudain elle tressaillit ; une voix avait prononcé derrière elle ces deux mots :

– « Bonsoir, Roberte. »

*
*   *

Elle se retourna, s’écria, joyeuse : – « Tiens ! Auguste ! »

Et ses deux mains tombèrent dans les mains d’un jeune homme qui venait de s’approcher.

– « Tu reconnais donc encore tes vieux amis, Roberte ? dit celui-ci en souriant. »

– « Cette bêtise ! répondit la belle fille. A tout à l’heure, Marthe. Ce pauvre Auguste ! M’a-t-il fait assez la cour, dans le temps, ce serin-là ! Mais c’est oublié, pas vrai ? »

– « Oh ! tout à fait oublié. »

Les voilà partis, se tenant par le bras, à travers le bal. Croyant à une bonne fortune, les camarades d’Auguste lui jetaient des regards d’envie et lâchaient, sur son passage, de méchantes plaisanteries, à demi-voix.

Roberte, épanouie, bavardait, bavardait. Couple mal assorti. Auguste n’était qu’un tout petit employé dans une fabrique et, du produit de ses minimes appointements, nourrissait sa vieille mère infirme. La robe de satin faisait étrange effet, frôlant le paletot noir, aux coutures pâlies. Les physionomies ne contrastaient pas moins. Exubérance de santé d’un côté, maigreur maladive de l’autre ; cet aspect chlorotique si commun aux malheureux courbés du matin au soir sur leurs chiffres. Roberte voulut danser ; et, après le galop, s’écria, essoufflée :

– « Oh ! qu’il fait chaud ! »

Timidement, Auguste proposa de se rafraîchir. Elle accepta, l’entraîna hors du bal. La nuit s’avançait ; déjà le bruit décroissant, le moins grand nombre des lumières, le public clairsemé annonçaient la fin des réjouissances populaires. A une table, en plein air, – non loin d’eux – quelques ivrognes enterraient la fête à leur manière, buvant beaucoup, d’un air lugubre, avec des éclats de voix pâteux, – ils prirent un bock, puis, pas pressés de rentrer dans la fade et chaude atmosphère du bal, s’éloignèrent, causant tranquillement, par une rue déserte et noire, loin du bruit, de la foule, des émanations nauséeuses.

*
*   *

Cent pas plus loin, brusquement, les deux murs parallèles de la rue cessèrent. La campagne était là, toute plate. Des champs, un chemin bordé de noyers espacés aux troncs lisses, au feuillage à peine aperçu dans l’obscurité. Un souffle tiède courait dans l’air pur, apportant par bouffées le tintamarre du bal. Ils marchaient lentement. Roberte, avec ce besoin d’étalage qui la tourmentait, refaisait l’histoire de son luxe, parlait de la fortune de son amant, de ses plaisirs, et Auguste, par un brusque mouvement du bras, l’arrêtait, étonnée :

– « Quoi donc, Auguste ? »

Et lui, alors :

– « Te rappelles-tu, Roberte, autrefois ? Oh ! tu n’as pas mauvais cœur ; malgré ta richesse d’aujourd’hui, on peut sans t’offenser, te parler du temps où tu étais comme moi, pauvre. Te rappelles-tu, quand, toute jeune encore, tu allais vendre des légumes au marché ? Et plus tard, lorsque je passais devant le cabaret de la mère Jacques ? tous les jours tu cognais à la vitre pour me faire retourner et, gentille, tu m’envoyais un sourire. Oh ! tu étais très aimable. Tu me prenais souvent pour cavalier. Je t’amusais, quoi ! Tant qu’il ne s’agissait que de danser avec moi, ça allait bien. Je n’avais pas le sac, n’est-ce pas ? Et puis, un jour..... »

Elle l’interrompit : – « Ah ! tu sais, si tu m’as emmenée dans les champs pour me faire du sentiment, je la trouve mauvaise. J’ai déjà trop chaud, et tu me fais suer. Eh bien, tu me la donnes belle, par exemple. Fallait-il pas aimer monsieur, par hasard ? Et après ? Ça nous aurait joliment avancés. Pas le radis ni l’un ni l’autre. Beau couple. Il aurait toujours fallu filer tôt ou tard, mon pauvre garçon. Tu penses bien que je ne pouvais pas rester toute ma vie bonne à vingt francs par mois chez la mère Jacques. »

– « Je t’aurais épousée, moi, Roberte, » s’écria nerveusement Auguste.

– « Des bêtises, reprit la jeune fille. Pas vrai, d’abord. Est-ce qu’on épouse les femmes comme moi ? Après le potin des cascades de ma sœur, jamais tu n’aurais pu. Et puis se marier, fameuse sottise encore. La misère à deux. Crever de faim en face l’un de l’autre, comme deux toutous de faïence. Merci. Une chaumière et son cœur. Oh ! la ! la ! L’amour et l’eau fraîche. Avec quoi l’aurais-tu fait vivre, ton épouse ? Et des gosses, dis donc, s’il en était venu ? Toqué, va ! Tiens, je causais tout à l’heure avec la petite Marthe ; eux encore, ça va. Son type gagne de l’argent, c’est un homme d’avenir, puis elle a un état ; ils peuvent attendre. Mais nous, qu’est-ce que nous aurions fait ensemble, si je t’avais écouté ? Un peu de rigolade, et voilà tout. Pas la peine. J’aurais peut-être raté l’occasion de mon miché. – Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ? Parole ! On dirait que tu pleures. »

Et, maternelle :

– « Grosse bête. A quoi ça sert de se faire de la bile ? Ces machines-là arrivent tous les jours. Faut en prendre son parti. Ah ! si on n’avait qu’à se laisser vivre, on s’aimerait, pardi ! on roucoulerait. Oui, mais il y a le sacré ventre qui veut qu’on s’occupe de lui. Si tu crois que c’est toujours comique d’appartenir à quelqu’un qui vous paye. Pas plus que d’écrire toute la journée, au fond d’un sale bureau, pour avoir, à la fin du mois, juste cent balles à partager avec maman. – Allons, du courage ! Ah ! ça, voyons : tu m’aimais donc bien ? »

– « Oh ! oui, je t’aimais bien, dit Auguste, sourdement ; » et il ajouta : – « Tiens, ne me parle plus de ton amant ! »

– « Ça t’ennuie ? » fit-elle.

– « Ça me fait mal, ça me déchire. »

Puis, plus bas :

– « Rappelle-toi, Roberte, le soir où je t’ai embrassée, sur l’avenue. La veille, tu m’avais promis une rose, et comme je te rencontrai, je te la demandai. Tu me répondis que tu n’en avais pas. Alors, je te dis que j’en voyais deux sur tes joues, que j’allais les cueillir. Et je t’ai embrassée. Tu riais en te dégageant de mes bras. Moi, je ne voyais plus clair. Tu ne sais pas : je croyais que c’était un engagement, ce baiser, une promesse. Niais. Est-ce que j’avais de l’argent à te donner, moi ? Comme tu m’as envoyé promener le lendemain ! Oh ! je souffrais tant quand tu faisais l’aimable avec d’autres. Et dire que maintenant il y en a un qui t’a achetée ! – O mon Dieu ! mon Dieu ! puisqu’il faut être riche pour aimer, pourquoi suis-je donc si pauvre ? »

Sa voix s’étrangla. Rauque sanglot

Comme ils avaient toujours marché en parlant, les rumeurs de la fête ne leur arrivaient plus. Autour d’eux le silence. La brise était tombée. Les épis des champs de blé n’avaient pas une ondulation. Rien ne troublait le calme de la nuit solennelle. Là haut, s’étendait, sans limites, la bleue immensité trouée de points scintillants. Et Roberte, émue, laissa tomber de ses lèvres, presque à son insu, cette parole de commisération :

– « Le malheureux ! »

– « Oui, bien malheureux, » dit-il amèrement.

*
*   *

Quelques pas encore, et puis se penchant vers lui, rapidement, tout bas, comme si quelqu’un eût pu l’entendre :

– « Veux-tu ? » dit-elle.

*
*   *

Un grand frémissement secoua le jeune homme, tremblant, il la serra dans ses bras, contre lui, l’embrassa éperdument sur les lèvres roses tant convoitées jadis, puis l’entraîna vers le talus qui bordait le chemin.

Et là, ces deux misérables, sur le gazon épais semé de petites pâquerettes closes, sous la tranquillité sereine du grand ciel plein d’étoiles, – s’aimèrent.

Se reverront-ils ? Qui le sait ? N’importe ! cette union désintéressée, pure, c’était leur protestation contre les iniquités qui les avaient séparés. Ils auraient pu s’aimer, vivre l’un à côté de l’autre, l’un pour l’autre ; la misère ne l’avais pas voulu. Mais par ce défi jeté à la vie mauvaise, ils venaient de prouver qu’en dépit de tout l’amour existe : consolateur pour ceux-ci, purificateur pour celles-là. Et cette fille destinée à chahuter de lit en lit, ce pauvre employé voué au labeur sans espoir du bureaucrate infime, devaient conserver de ce baiser, échangé en face de la clémente nature, comme une lueur éclairant à jamais leurs deux existences, si dissemblables, et si pareilles, l’une brillante, l’autre obscure, – désespérément sombres toutes les deux.


~*~


UN CRIME D’HONNÊTES GENS

POURQUOI ne l’eût-elle point aimé ? Lui, jeune et beau garçon ; elle, jeune et jolie. Il parla de sainte affection, d’engagement éternel, d’âmes sœurs. Elle se donna ; sans remords, sans frayeur, confiante.

Ils se marieraient, oui ; mais plus tard. Pour l’instant de grandes précautions devaient être prises, surtout à cause des parents d’Hector, marchands de nouveautés à leur aise, et jouissant de la plus haute considération dans le petit bourg de la banlieue où ils vivaient. La mère de Marguerite n’était qu’une pauvre laveuse ;  son humble salaire, joint aux quelques sous que gagnait la jeune fille à la faïencerie de l’endroit, suffisait bien juste à les nourrir. – Le père était mort ; – et le vieil ouvrier dont le labeur sans trève avait usé les forces, lorsque vint pour lui l’heure du grand repos, appelant la petite près de son lit, avait, d’une voix cassée, pendant que sa main tremblante cherchait à se poser sur le front de seize ans, avait dit : – « Ma fille, sois honnête. »

Honnête ! O pères imprévoyants qui procréez des filles et n’avez à leur donner, pour seul viatique, au moment où elles entrent dans la vie, que ces mots : sois honnête ! – Qu’appelez-vous être honnête ? Est-ce n’être ni jeune, ni femme ? se déclarer morte avant d’être née ? se refuser aux plus douces émotions ? n’avoir point d’âme ? Est-ce vivre toujours courbée sur la tâche quotidienne, monotone, chaque heure ramenant le même accablement, sans éprouver une velléité d’espoir ? Est-ce porter sans rougeur au front la robe rapiécée et déchirée ? Est-ce dire : tu mens ! au miroir qui montre les lèvres fraîches, le cou blanc, les grands yeux ? Est-ce ne pas regarder jalousement les heureuses ? Est-ce ignorer le désir ? ne jamais songer ? Est-ce ne pas grelotter devant la cheminée sans feu ? Est-ce manger avec plaisir la soupe innommable où nagent des croûtes graisseuses ? Est-ce, comme cette ruine à peine encore debout, la mère au cœur flétri, résignée, souffrir, et cela quand la joue est rose et que la nature s’éveille et parle ?... Si c’est là votre honnêteté, hommes, elle est au-dessus des forces de vos filles ; et fou qui oserait l’exiger.

Donc, amour. L’amour vrai, le grand consolateur. – Ce fut une tendresse mutuelle, pleine de foi et d’abandon. A quoi bon raconter à nouveau la vieille histoire du genre humain ? Rendez-vous, promenades dans la campagne, à travers les petits taillis, le soir. Sur le visage de Marguerite un doux sourire rayonnait. Seize ans, joie, éblouissement. – D’ailleurs Hector l’épouserait. Chose jurée. Et, disons-le, il était sincère. Lui, un misérable ? non : rien qu’une de ces âmes indécises, molles, capables de tout, même d’une généreuse pensée, mais qu’une volonté plus ferme ploie et tord avec facilité.

Un coup de tête. Une fuite à Paris. Envolés. – Rue écartée, hôtel pauvre, chambre étroite et sombre ; eux là dedans, effarés, heureux.

Ceci dura quelques temps.

Le peu d’argent qu’Hector avait emporté s’en alla vite : menus frais d’installation, vêtements indispensables à Marguerite, le théâtre une fois. Il y eut un moment difficile. Force fut d’avoir recours à cette triste providence : le mont de piété. La montre de l’un, les quelques petits bijoux de l’autre y passèrent. Les reconnaissances même durent être vendues. Puis, grâce au nom de son père, le jeune homme avait trouvé à se caser dans un de ces grands bazars d’étoffes qui sont les Louvre et les Bon-Marché des quartiers excentriques. Ils vivaient, tirant bien un peu le diable par la queue, mais à quoi servirait une jeunesse partagée, si ce n’était se contenter de tout pourvu qu’on soit ensemble ? Leur chambrette, un vrai boyau, mal carrelée, meublée à peine, avec un vieux papier gris à grandes fleurs balafrées çà et là de rayures d’allumettes, ne prenait jour que sur un puits décoré du nom de cour où flottaient de vagues émanations graillonnées, et la lumière n’y pénétrait que de biais, furtivement ; – mais est-ce que leur gaîté ne remplaçait pas le soleil ? Oh ! la superbe gaîté !

Le présent était trop plein de voluptés intimes pour ne pas accaparer tout à fait les deux amants. Dans le but de prévenir de trop grandes inquiétudes, chacun avait écrit à sa famille, sans donner d’adresse, bien entendu ; cela leur suffisait. – Trop peu résolu cependant pour vouloir se tirer d’affaires, seul, réduit à ses propres forces, Hector se plaisait à considérer, comme issue très probable, un raccommodement avec ses parents et, rempli de bonnes intentions, bien déterminé à ne pas céder sur le point capital du mariage promis par lui, se préparait d’avance à la lutte. Marguerite ne regardait pas si loin ; les pensées de bien-être, de luxe, qui forcément lui étaient venues autrefois, et certes n’avaient pas peu contribué à la pousser dans les bras d’un homme, maintenant, absorbée par l’amour, elle ne les avait plus, ne désirait plus rien. Elle pour lui, lui pour elle : c’était le monde, qu’importait le reste ?

Tout le jour il était au magasin, le plus souvent « faisant l’étalage », débout à la porte, correctement pommadé, et répondant avec un sourire aux commères du quartier qui, le panier au bras, venaient palper les pièces de madapolam ou d’oxford pendues le long de la devanture. Elle, après avoir fait le ménage et les commissions, restait dans la chambre, lisait quelques volumes de romans qu’Hector lui avait apportés, s’accoudait pendant des heures à la croisée, au dessus de la cour profonde et sale, parfois causait avec une voisine, ne s’ennuyait jamais. Quelques minutes après neuf heures, Hector rentrait et le repas vite expédié, repas que son extrême simplicité n’empêchait pas d’être des plus joyeux, c’étaient de bonnes promenades le long des boulevards extérieurs, poussiéreux, dans la tiédeur tranquille des beaux soirs d’été ; on prenait un bock et on rentrait. Au bout de la petite rue, la lanterne de l’hôtel se voyait de loin ; instinctivement ils pressaient le pas ; montaient à tâtons l’escalier glissant ; la clef grinçait dans la serrure ; les voilà chez eux. Instant délicieux. Impatience, attendant à peine que la bougie fût allumée, Marguerite s’approchait et de ses petits bras entourait le cou d’Hector ; elle y arrivait bien juste, étant toute mignonne....

On l’eût bien étonnée en lui disant qu’elle vivait dans le plus abominable péché ; si quelqu’un lui avait prédit une fin prochaine à tant de joies, – elle n’aurait pas compris.

*
*   *

Evénement – Un soir Hector n’était pas encore rentré quand donna la demie après neuf heures. Marguerite fut tout de suite inquiète. Souvent ce sentiment-là n’a pas de gradation. Dès que la confiance cesse on est torturé. Elle tenta de lutter, avança l’hypothèse, après tout très vraisemblable, d’un surcroît de travail au magasin, se la répéta plusieurs fois, n’en fut pas soulagée. Elle essaya de lire et dut y renoncer. Une anxiété croissante l’étreignait, ses tempes battaient avec force. D’abord elle avait résolu de ne pas dîner sans Hector, puis elle voulut manger pour se distraire, ne put, étouffa dès les premières bouchées. S’imaginant peut-être que cela le ferait venir, – qui n’a pas eu de ces idées-là ? – elle arrangea le lit, tapota l’oreiller, lissa les draps. Un pas d’homme se fit entendre dans le corridor, elle se précipita, ouvrit la porte, quelqu’un passa.

Onze tintements, envolés d’un clocher voisin, traversèrent le silence de la nuit, pareils aux croassements mélancoliques de corbeaux perdus dans l’opacité des brumes neigeuses. Hector aurait dû être rentré depuis deux heures, et Marguerite trembla de la tête aux pieds. A peine l’eût-on reconnue alors. Bouleversée, les yeux hagards, elle s’efforçait de réfléchir, et toutes sortes d’incohérences se pressaient dans son cerveau. Etait-il malade ? avait-il été écrasé ? ou forcé de retourner chez son père ? Pourtant, si profonde était sa foi que la pensée d’une trahison ne lui vint pas. Aux âmes blanches, l’idée du crime ne se présente pas tout d’abord. Elle voulut sortir, aller voir, quoi ? elle n’en savait rien. De fait, elle ne pouvait plus tenir en place. Sur un bout de papier, avec un crayon, elle griffonna ces mots : « Chéri, je suis très inquiète. Je vais revenir. Attends-moi. Je t’aime ; » posa ce papier sous le pied du chandelier, souffla la bougie et s’enfuit. La porte de l’hôtel était fermée ; elle cria : « Cordon, s’il vous plaît ! » d’une voix étranglée. La voici dans la rue, nu-tête, les cheveux soulevés par le vent de sa marche rapide ; elle devait faire un singulier effet aux passants  dont quelques-uns se retournèrent pour suivre du regard cette ombre sautillante. Elle arriva devant le magasin où travaillait Hector ; il était clos, naturellement ; de pesantes barres de fer assujettissaient les volets. Frapper ? demander ? à qui ? Elle resta stupide, – un frisson glaçait le long de son dos la sueur, – contemplant avec fixité les lettres d’or de l’enseigne, haute d’un pied, et plus bas, continué d’une vitrine à l’autre, la longue inscription : Fermé les dimanches et fêtes.

Un jeune monsieur qui passait, cigare aux lèvres, s’arrêta un instant à la considérer curieusement, même sembla se demander s’il l’accosterait ou non. Elle ne s’en aperçut pas, l’idée lui venant qu’Hector pouvait être rentré. Nouvelle couse à travers les rues. Elle dut trois fois sonner à la porte de l’hôtel, attente qui donna à son exaltation le temps de se calmer. Elle gravit les quatre étages pensant : Non, il n’y est pas, – puis, à la dernière marche se dit tout à coup : s’il y était ! – bondit follement, ouvrit la porte, et ce fut terrible : tout était noir. – Quelle chose est plus enracinée au cœur humain que l’espoir ? – Courbée, elle appela deux fois : Hector ! – Se figurait-elle qu’il était là, dans l’ombre, couché ? Qui sait ? Peut-être. Rien ne lui répondit. – Elle alla au lit, le tâta, et ses mains ne rencontrèrent que la couverture rugueuse, le drap, l’oreiller, tout cela froid.

Elle ralluma la bougie, et la faible lueur éclaira d’abord, sur la table, le petit mot laissé pour avertir Hector ; machinalement elle relut : « Chéri, je suis très inquiète. Je vais revenir. Attends-moi. Je t’aime. » – Et son cœur alors creva ; de longs sanglots déchirèrent sa poitrine, tous ses nerfs surexcités se détendirent. Invincible affaissement ; sans savoir comment, elle se trouva à genoux contre son lit, mains jointes. – Hélas ! le doute était déjà entré dans le cœur de Marguerite. – Ame déchirée ne reste pas longtemps confiante – « Mon Dieu ! disait-elle, dans son naïf langage, faites qu’il ne m’aime plus ; faites qu’il me trompe ; mais faites qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! » – Les heures passaient, avec une lenteur cruelle ; la bougie continuait à brûler, et bientôt la mèche, tombée dans l’intérieur du chandelier, n’eut plus que de vagues lueurs, collée à la paroi vert-de-grisée, ramassant un peu d’aliment, jetant par ci par là une clarté plus large, et finissant par s’éteindre tout à fait, comme à bout de forces. – La jeune fille pleurait ; le haut de son corps reposant sur le lit, les pieds traînant à terre ; une prostration léthargique engourdissait ses membres. – L’aube se levait, blafarde ; puis le soleil parut, éblouissant ; et, accablement produit par l’excès de souffrances, un lourd sommeil ferma les paupières de la misérable.

Le joyeux mouvement qui remplissait l’hôtel la réveilla. La matinée s’avançait déjà. Le ciel était d’un bleu cru. Fatiguée, abêtie, elle sentait dans la tête de sourdes douleurs. Les larmes avaient tracé de longs sillons sur ses joues. L’eau fraîche où elle trempa sa figure lui fit du bien. – Puis, elle examina la situation. Evidemment un malheur était arrivé à Hector ; il fallait donc, avant tout, aller au magasin, s’enquérir. Elle remit un peu d’ordre dans sa toilette, lissa ses cheveux. – On frappa. La porte s’ouvrit. Un homme, grand et gros, entra. – Marguerite reconnut le père d’Hector.

Elle chancela. Ses deux mains pressèrent sa poitrine comme pour arrêter le cri qui vint mourir sur ses lèvres.

Attitude mêlée de condescendance et d’autorité : voilà l’homme. Il tenait d’une main son chapeau de feutre dur, et son autre main, enfoncée jusqu’au poignet dans la poche de son pantalon, relevait le gilet, faisait saillir la grosse montre. – D’abord, un instant de silence ; léger embarras d’un côté, terreur profonde de l’autre. Le nouvel arrivant ne savait trop comment débuter. Il ne lui vint qu’une phrase niaise : – « Ce n’était pas moi que vous attendiez, n’est-ce pas ? » – « Hector ! » cria la malheureuse enfant qui trembla convulsivement. – « Parti, dit l’homme, d’un accent assez rude ; il est loin maintenant et ne reviendra plus. »

– « Là, là, – continua-t-il plus doucement, effrayé peut-être par la pâleur subite de la jeune fille. – Voyons. Soyez raisonnable. Ça ne pouvait pas durer comme ça. Vous pensez quel chagrin le départ d’Hector nous a causé à sa mère et à moi. Son patron a fait ce qu’il devait faire, il m’a prévenu. J’ai vu mon fils hier et je l’ai déterminé à partir immédiatement pour Toulouse où il est attendu, où il va se marier. – Vous voyez bien qu’il ne faut plus y penser. »

Rien au monde ne saurait rendre l’accent de bonhomie voulue avec lequel étaient prononcées ces paroles. En discourant, le gros père examinait Marguerite, et un pli d’inquiétude se dessinait au dessus de son nez. Il s’était sans doute attendu à des pleurs et des cris, et, comme il la voyait glacée, anéantie, la prunelle sans regard, les mains étendues, les doigts raidis, – « Allons, pensa-t-il, elle ne prend pas trop mal la chose. » – Cela pourtant le gênait un peu ; il s’était cuirassé d’avance contre une explosion de désespoir, et ce mutisme le déroutait. Sentant le besoin d’ajouter quelque chose, il ne trouvait plus rien. Sottement il crut, ainsi que beaucoup l’auraient fait à sa place, atténuer la gravité du coup qu’il portait en prenant un ton léger.

– « Je comprends bien. Quand on est jeune, – j’ai été jeune aussi, moi, parbleu ! – on se dit qu’on s’aimera toujours ; on se fait des serments. Mais la vie est plus sérieuse que cela. Non, voyez-vous, pour le bonheur, pour l’avenir d’Hector, il vaut mille fois mieux qu’il vous quitte. Si vous l’aimez vraiment, vous penserez de même. Réfléchissez donc : pouvait-il vous épouser ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! alors.... – Les plus courtes folies sont les meilleures. Je suis bon homme au fond. J’ai voulu vous voir moi-même pour que vous ne fussiez pas trop inquiète ; et puis, je me ferais conscience... Tenez, voici cinquante francs. »

Et sa main émergea de sa poche. Entre les doigts brillaient trois pièces d’or qu’il aligna sur la table, courbant sa haute taille obèse. – Chaque mot avait porté. Sous le poids de cette ironie, d’autant plus épouvantable, qu’elle s’ignorait elle-même. Marguerite succombait, défaillait. Hébétée, regardant l’or, elle avait peine à comprendre : – « Pour vos premiers besoins, continuait le père ; ça vous donnera le temps de vous retourner, de trouver de l’ouvrage. Que diable ! nous ne sommes pas sans entrailles. » – Sur sa bouche lippue flottait le sourire de l’homme satisfait de sa munificence. Marguerite cria : – « Non ! » – d’une voix rauque, en étendant le bras vers lui. Il resta stupéfait. Haletante, elle répéta : – « Non ! Je ne veux pas de votre argent ! Laissez-moi ! Laissez-moi ! » – Les sourcils surélevés, l’homme réfléchit quelques minutes, puis il se pencha, de ses gros doigts velus ratissa les trois pièces et, correct, avec une inclination de tête pleine de morgue, sortit.

Un quart d’heure après, on frappait encore à la porte, et la servante de l’hôtel, petite, louche et rousse, replaçait sur la table les cinquante francs : – « De la part du monsieur qui sort d’ici ; il a aussi payé votre chambre pour huit jours. » – Un mauvais sourire grimaçait sur sa face couperosée et avec l’intuition des personnes qui vivent en plein vice, elle susurrait entre ses dents gâtées : – « Un de perdu, un de retrouvé. »

*
*   *

Marguerite poussa le verrou. Puis, bien seule, elle rugit. Ce fut, pour ainsi dire, une éruption. Allées et venues dans la chambre ; gestes désordonnés ; meurtrissures au front que battaient les poings crispés ; terribles sanglots, et sans larmes ; hurlements sourds étouffés dans l’oreiller ; rage folle.

Un mot, toujours le même, revenait sans cesse sur ses lèvres écumantes : Canaille. – Canaille ! cet Hector qui l’avait emmenée et qui la plantait là ! Canaille ! ce père qui payait – bon marché – les folies de son fils ! Canaille ! elle-même ! s’être livrée, avoir tout donné pour en arriver là ! Oh ! tous ! et le ciel aussi qui laissait s’accomplir des choses comme ça ! – Canaille !

L’or, sur la table, brillait. – Epuisée maintenant, Marguerite songeait. – Que faire ? Retourner au bourg ? Mais s’il est vrai que l’on puisse attendre toute miséricorde d’un cœur de mère, le propriétaire de la fabrique, homme vertueux, ne consentirait jamais à la reprendre parmi les ouvrières, c’était sûr ; elle n’eût pas été la première chassée pour inconduite. Quels moyens d’existence ? Et puis, reparaître au milieu de tous ces gens qui savaient son histoire et, en la revoyant, riraient d’elle, devant elle, d’un rire de mépris. Subir la froideur de ses anciennes camarades. Entendre dire, quand elle passerait dans la rue : – « C’est la petite que M. Hector avait prise, et qu’il a lâchée, quand il en a eu assez. » – Oh ! tout plutôt que cela ! – Alors, il restait deux partis à prendre : se jeter à l’eau, ou bien...

Ou bien vivre, pardieu ! comme peuvent vivre les déshonorées. – Pas d’état. Ce qu’elle gagnait autrefois eût été insuffisant pour lui donner du pain ; et puis, où retrouver le même ouvrage ? ne connaissant personne, isolée ? Impossible. – Mourir ? Elle n’aurait jamais ce courage là. – Donc ces cinquante francs, qu’elle serait bien forcée d’accepter, cette aumône, mangés, il faudrait..... Horreur ! Eh bien ? Pourquoi pas ?

Malheureuses enfants du pauvre peuple ! Qui s’étonnerait de leur défaillance, et de voir que des pensées infâmes peuvent ne pas être loin de leur esprit ? Elles n’ont pas même cette arme suprême : l’innocence. Toutes jeunes elles apprennent à envisager les éventualités les plus ignobles. C’est une rude école de vice que la misère. – A demi-couchée sur le lit, s’appuyant sur ses mains écartées, les jambes pendantes, les yeux démesurément dilatés, fixés sur le mur d’en face que caressait un pur rayon, Marguerite sentait la morsure d’une flamme dévorante. Le désespoir, la rage, la jalousie se ruant dans son cœur, s’y condensaient en quelque chose d’informe encore, mais déjà d’affreusement cynique. – Pourquoi pas ? Redevenir honnête ? Bah ! qui la croirait ? Pas la peine d’essayer. A quoi bon reculer devant la culbute inévitable ? Une ! deux ! dans le gouffre ! Il te faut des filles, Paris ! pour tes jeunes gens riches et désœuvrés, des filles ! en voici une qui t’arrive ! Ah ! on la méprisait ! eh bien ! elle mépriserait les autres ! Amour, vertu, elle cracherait dessus, voilà ! Dans la boue, soit ! Elle s’y remuerait si bien que des éclaboussures viendraient fouetter la face des honnêtes gens ! En avant le chahut ! l’oubli à plein baiser ! zut ! et qu’on ne l’embête plus ! – Et puis, au bout, tout au bout – il sera marié lui, riche, honorable, – crève, grue !


~*~


PETITE COUSINE

CONNAISSEZ-VOUS mon ami Marnet ? C’est un aimable jeune homme. Au surplus rien d’extraordinaire : taille moyenne, élancé sans être maigre, pas joli, joli, pas laid non plus ; enfin, vous voyez ça d’ici. L’autre jour, il m’avait invité à dîner ; vous savez, entre voisins de campagne ça ne tire pas à conséquence ; on dîne chez l’un, chez l’autre ; on y va en chapeau de paille. Donc ce soir-là, après notre promenade quotidienne, nous nous dirigeâmes vers sa demeure située sur le bord du fleuve ; notez que c’était la première fois que j’en franchissais le seuil ; nous y fûmes reçus par son père, homme d’une soixantaine d’années, mal conservé, par ses deux sœurs qui, étant dans l’âge ingrat, attirèrent médiocrement mon attention ; et par un petit garçon qui se jeta dans les jambes de mon ami Marnet, en criant : « Bonzou papa ! »

J’ai toujours aimé à me rendre compte des choses ; ce bambin piqua ma curiosité. Marnet ne m’en avait pas parlé, et certes, je ne le croyais pas, à vingt-deux ans, père de famille. On se mit à table. J’étais distrait, et pendant que le vieux papa m’entreprenait sur la politique intérieure, je ne cessais de regarder le mioche, qui me fit l’effet d’être horriblement gâté ; ses deux tantes, puisque tantes il y avait, s’empressaient autour de lui ; il interrompait les raisonnements de son aïeul, ce à quoi, du reste, je ne voyais pas grand mal, et le bonhomme, un peu sourd, s’arrêtant au milieu d’une période, penchait docilement l’oreille vers le petit.

Ah ! ça, d’où diable sortait ce moucheron ? Et je calculais : le moutard a bien quatre ou cinq ans, il faudrait donc que mon ami se fût marié à seize, dix-sept au plus ; eh bien ! et la loi ? Je sais qu’on a des dispenses ; c’est égal.... – J’étais très intrigué, car la présence du gamin dans la maison de M. Marnet père ne me permettait pas de suppositions deshonnêtes. Il fallait pourtant bien expliquer.....

Après le café, mon ami me proposa d’aller fumer un cigare au bord de l’eau, j’acceptai ; le grand père avait l’habitude, sa chartreuse prise, de faire un somme, et les deux petites filles étaient accaparées par le môme. Nous voici donc tous les deux, londrès aux lèvres, marchant lentement sur la berge. Doux crépuscule d’été, temps calme, ciel serein ; tout était silencieux ; par moment la brise du soir caressait mollement nos fronts. Nous causions de choses et d’autres, théâtre s’il m’en souvient, oui, Marnet me chantonnait un refrain de l’opérette en vogue, quand je me décidai à lui parler de ce qui me taquinait l’esprit :

– Mon cher, lui dis-je, excusez mon indiscrétion, mais je ne peux pas tenir ma langue plus longtemps. Qui diantre est ce petit gosse qui vous appelle papa ? - Il ne sembla ni surpris, ni fâché : – Je m’attendais à cette question murmura-t-il ; puis, plus haut : – C’est une triste histoire, mais peut-être vous intéressera-t-elle, et j’aime mieux vous la raconter qu’à tout autre, sûr d’avance d’avoir votre sympathie. – Je restai tout interdit par ce grave début ; d’ailleurs, il n’attendit pas de réponse, et commença aussitôt : – « Vous vous êtes déjà demandé comment, à mon âge, je pouvais avoir un enfant de cinq ans ; le fait est réel cependant. Comme bien vous l’avez pensé, ce mioche n’est pas le fruit d’un mariage. Enfin, voici la chose.

J’avais seize ans, et piochais le bachot, quand un de mes oncles, négociant de Toulouse, veuf et accablé d’affaires, confia sa fille unique à mon père, afin que celui-ci, libre de toute occupation, pourvût aux soins que réclamait l’éducation de sa nièce. Elle et moi fîmes bientôt connaissance. A quinze ans, c’était la plus délicieuse petite créature qu’on puisse imaginer, insouciante, folle, une vraie enfant ; moi-même, plus innocent que de raison, ne voyais rien de mal dans les témoignages d’affection que nous échangions. Vous souriez ; que voulez-vous ? c’était comme ça.

Maintenant comment, fraternels d’abord, prirent-ils un tout autre caractère ; voilà ce qu’il me serait impossible de dire. Cela s’est fait tout seul. Nous nous embrassions beaucoup, mais non plus de même qu’autrefois... Souvent quand nous étions assis l’un à côté de l’autre, la main dans la main, il nous montait au visage des bouffées de chaleur et, rouges tous les deux, nous n’osions plus nous regarder. Puis, l’habitude aidant, nous devinmes plus expansifs..... Quoique bien candide, je n’étais pas, ai-je besoin de vous le dire, sans avoir quelques notions au moins théoriques... Je fis le professeur, professeur bien peu érudit, et quoique mon élève, dont l’ignorance ne cherchait pas, comme la mienne, à se déguiser, se prêtât à tout ce que je demandais et m’aidât même autant qu’il était en son pouvoir, nous n’arrivions pas, malgré nos efforts, à un résultat satisfaisant. – Daphnis et Chloé ? dis-je en souriant. – Tout à fait, répondit-il. – Il reprit :

– Un matin nous recommencions des essais infructueux. Désolés, nous doutions, elle d’être femme, moi d’être homme. Ayant maintes fois entendu des camarades faire grand bruit de leurs exploits, le sentiment de mon infériorité me remplissait de rage. D’un commun accord, une dernière tentative fut faite ; le succès dépassa nos espérances..... – Vous réussîtes trop bien ? interrompis-je. – Justement. Vous imaginez facilement ce qui s’ensuivit.

Nous fûmes terrifiés, je crus l’avoir blessée dangereusement et m’être moi-même estropié pour le reste de ma vie. Nous agitâmes la question de savoir s’il ne fallait pas tout dire à nos parents, mais comme de part et d’autre les symptômes disparurent vite, nous résolûmes d’attendre. De fait mon malaise, vous le supposez bien, n’eut aucune suite : malheureusement il n’en fut pas de même pour ma cousine ; sa santé parut avoir reçu une atteinte grave, inexplicable pour nous alors ; elle avait des maux de cœur ; elle si gaie auparavant, se sentit prise d’un engourdissement et d’une mélancolie invincibles ; ses yeux s’injectèrent ; elle pâlit ; eut des vertiges soudains. J’étais très tourmenté de ces accidents que je ne pouvais attribuer qu’à nos expériences. Un livre de médecine qui me tomba entre les mains m’apprit un jour la vérité. Jugez de ma consternation. Sans hésiter je courus à mon père et lui avouai tout. Notre faute remontait alors à six mois et ses résultats n’allaient plus être un secret pour personne.

Mon père fut d’abord épouvanté ; puis il prit des mesures pour cacher à tous le dénouement de l’aventure. Ma cousine partit immédiatement pour la campagne, à peine me fut-il permis de l’embrasser. Pendant trois longs mois, je restai sans la voir, sans même avoir de ses nouvelles ; enfin, on m’annonça qu’il m’était né un fils. C’est l’enfant que vous avez vu ce soir. – Il s’arrêta comme oppressé :

– Mais, comment se fait-il ?.... m’écriai-je ; – et je m’arrêtai au moment où j’allais lui demander pourquoi il n’avait pas épousé sa cousine ; la vérité venait de m’apparaître, et je frémis de ma bêtise. Il leva sur moi ses yeux :

– En même temps qu’on m’apprit cette nouvelle, dit-il, on leva la consigne qui pesait sur moi. L’œuvre avait été longue et difficile ; une péritonite s’était déclarée, et le médecin n’espérait plus. Je partis comme un fou, furieux et me maudissant moi-même. J’arrivai. Toujours je me rappellerai cette chambre de souffrance ; il était nuit ; une lampe dans un coin répandait sa clarté jaune ; un homme vêtu de noir était assis près du lit où ma cousine agonisait. Je me précipitai sur elle, la saisis ; elle me vit, me reconnut, et jetant ses bras autour de mon cou, eut un grand cri inarticulé.

La garde qui sommeillait sur une chaise accourut ; le médecin s’était dressé. Mes larmes qui ne pouvaient sortir m’étouffaient. Du regard, la mourante me désigna un berceau noyé dans la pénombre : – Aime-le bien, – pour moi, dit-elle, mais d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle. – Puis ses bras se desserrèrent, sa figure se contracta, et sa tête retomba, inerte, sur l’oreiller blanc que couvrirent ses longs cheveux noirs éparpillés.

La voix de mon ami s’éteignit ; il avait parlé sur un ton uniforme et creux, comme s’il eût vu en dedans de lui la scène qu’il me racontait. Je n’essayai pas de lui répondre, qu’aurais-je pu lui dire ? Nous marchâmes encore un peu, tout méditatifs ; sans doute les souvenirs affluaient à son esprit, et moi je repassais dans ma tête toutes les circonstances de ce récit.

La nuit était presque entièrement venue ; au couchant entre des nuages gris allongés, filtraient quelques lueurs sanglantes, au dessus le ciel violacé prenait une nuance verdâtre avant de se fondre insensiblement dans l’immensité bleue qui devenait de plus en plus obscure. De brillantes étoiles s’allumaient clairsemées et, à l’est, le disque roussâtre de la lune émergeait des collines. Le vent était tombé. L’eau noire, sinistre, coulait sans un murmure à nos pieds. Sur l’autre rive, je voyais les lumières du village et, parallèlement au fleuve, la file interminable des fanaux rouges du chemin de fer. Un grillon caché dans les herbes jetait son cri perçant ; une chauve-souris passait et repassait au dessus de nos têtes. Soudain le sifflet d’une locomotive déchira l’air, et tout près de nous un oiseau s’envola avec un brusque froissement d’ailes. Marnet alors, comme secouant sa rêverie :

– J’ai fait élever cet enfant, me dit-il, et maintenant je le garde avec moi. Pauvre moutard, il ressemble à sa mère, et je l’aime autant que j’eusse aimé celle-ci. Lorsque ma pensée me reporte à cette funeste époque, je me fais l’effet d’un assassin ; hélas, je n’étais qu’un enfant. Je veux qu’il soit heureux, mon fils. La morte sera contente de moi. Oh ! le secret a été fidèlement gardé. Mes deux sœurs savent que l’enfant qu’elles adorent est mon fils, pas davantage. Mon oncle, qui n’est plus maintenant, a toujours cru sa fille morte vierge et pure ; la révélation de cette faute lui eût porté un coup terrible. Quant à mon fils, j’attendrai qu’il ait âge d’homme pour lui apprendre le nom de sa mère. Cher petit être, il me semble qu’elle revit en lui, les mêmes traits, la même gaieté, le même sourire... Pardonnez ; mais tout ceci m’accable. »

Sa tête s’inclina sur sa poitrine ; sans qu’elles se fussent cherchées, nos mains se rencontrèrent et s’unirent. – Voilà l’histoire de mon ami Marnet.


~*~


VERTUEUSE

AH ! mes enfants, s’écria Paul, quelle femme c’était ! Je me la rappellerai toujours celle-là, par exemple. Toute jeune, grande, blonde, des mains ! des pieds ! une taille ! Et avec ça du caractère ! et de la vertu ! Ah ! sacrebleu, mes enfants, si vous l’aviez connue ! »

Et Paul alluma son cigare. – Nous étions quatre réunis dans ma chambre ; la croisée ouverte laissait voir le ciel, d’un bleu tout noir, plein d’étoiles ; en face quelques fenêtres brillaient, le reste était sombre ; par bouffées nous parvenaient les bruits de la rue, la corne des tramways, le roulement des voitures. Georges, les pieds sur le marbre de la cheminée, roulait une cigarette ; Maurice, serviable, refaisait des grogs, coupant les tranches de citron et, pour puiser dans le sucrier, remplaçant la pince absente, et d’ailleurs parfaitement inutile – entre camarades ! – par ses doigts. Nous fumions comme des enragés, et la « vapeur blonde » stagnait dans l’air calme autour de nos têtes. On avait causé art, littérature, politique, et on commençait même à s’animer, car parmi nous quatre – quatre républicains bien entendu, – se trouvaient un intransigeant, un radical, un opportuniste et un indépendant. – Oui, la discussion allait s’échauffer, mais Maurice toujours conciliateur, intervenant avait déclaré que rien ne lui semblait moins « opportun » que semblable thème de conversation. Puis nous avions disserté sur les femmes, car vit-on jamais quatre jeunes gens, dont les âges varient entre vingt et vingt-quatre ans, omettre de raconter leurs plus ou moins bonnes fortunes ? Dans quelles meilleures dispositions pouvions-nous donc être pour écouter l’histoire que Paul, à cheval sur une chaise, au milieu de nous, se préparait à nous conter ? – Un brave garçon, ce Paul, franc comme l’or ; un peu gros peut-être pour son âge, mais si cordial, si joyeux ; bon vivant et pas vilain garçon après tout, avec ses petites moustaches noires en crocs sur ses joues roses et rebondies.

– Quelle femme ! répéta-t-il. – J’avais fait sa connaissance au bal de la fête de M. – sur la ligne de Lyon, l’été dernier. A cette époque, trois bons copains et moi nous avions la manie d’aller tous les dimanches courir les fêtes des environs de Paris, et nous en étions arrivés de fil en aiguille, à pousser d’assez longues pointes. Savez-vous que M... est à plus de trente kilomètres de Paris ? Au diable, quoi ! Nous partions le dimanche matin, dinions là-bas, allions à la fête et – ceci dépendait de la distance – revenions le soir ou couchions à l’endroit même, pour regagner nos domiciles le lendemain, fatigués, mais ayant rigolé pas mal et rapportant parfois des souvenirs – amusants. Parole ! vous en croirez ce que vous voudrez, mais nous avons déniché des petites... de vrais morceaux de chanoine ! – A ce bal-là donc, je remarquai la jeune fille en question, assise à côté de sa mère ; sa beauté me frappa ; nous dansâmes, et plus je la regardais, plus je la trouvai de mon goût ; elle avait une sorte de grâce distinguée qui me séduisit ; réservée, mais aimable. Chose rare, extrêmement rare. Dans ces sacrés pays, les jeunes filles dont la conduite est régulière s’étudient à ne ressembler en rien à celles qui se laissent « fréquenter », et de peur de paraître trop libres, sont désespérément guindées. – Que Dieu nous garde, ô mes frères, de semblables rencontres ! – Tu connais ça, toi, mon vieux (c’était à moi qu’il s’adressait). Nous en avons vu quelques-unes comme ça, de vrais bâtons, pas moyen de leur extirper une parole, autant vaudrait faire danser une chaise. Zut ! n’est-ce pas ? Eh bien Flore, – elle s’appelait Flore ; à la campagne ils ont de ces noms ! – n’était pas de ce numéro-là. Quoi de plus sciant qu’une danseuse qui ne cause pas ? Et le pire c’est qu’on sent, au contact de cet être assommant, que soi-même on devient outrageusement bête ; on veut lier la conversation quand même, et on ne trouve que des – : Il fait bien chaud, – ou des – : La mauvaise musique, – ou encore des – : Joli bal, – d’une platitude à désespérer les punaises, comme dit Balzac ; phrases auxquelles l’objet interpellé répond par des : Oui – et des : – Non, Monsieur – navrants. – J’avais donc eu cette inestimable chance de mettre la main sur une jeune fille qui causait. Je l’emmenai « rafraîchir » – avec sa mère. Nous redansâmes. Nous recausâmes. Elle daigna plusieurs fois sourire à mes reparties, drôles ou pas ; elle m’enchantait, dansait merveilleusement, souple comme un roseau, légère. Le moment vint de se quitter ; un serrement de main et adieu. – Non ! au revoir.

J’étais pincé. – Huit jours après, je fus à M. – Prétexte : deuxième dimanche de la fête. Il y avait encore bal, et j’y retrouvai ma blonde danseuse. Elle sembla me revoir avec plaisir, j’en fus ravi. Nous nous entretinmes plus longuement, plus familièrement : – Pouvais-je espérer la revoir après la fête ? – Cela lui semblait bien difficile. – Venait-elle quelquefois à Paris ? – Oh ! bien rarement. – Seule ? – Toujours avec sa mère. – Diable ! – Et de nouveau un discret *shake hand* termina la conférence. – Le samedi suivant elle ne fut pas peu étonnée de me voir à la sortie de son atelier, à la nuit tombante : – Comment vous, Monsieur ? – Oui, j’avais besoin de vous parler. – Et je devins plus hardi, pressant, ma main se glissa autour de sa taille, je la suppliai de venir à Paris, de venir – chez moi. Oui, je risquai le mot, en l’accompagnant d’une légère étreinte, et, se dégageant doucement, elle dirigea sur moi un lent regard qui m’impressionna beaucoup, probablement parce qu’alors je fus incapable d’en deviner le véritable sens.

A mes copains qui m’avaient accompagné dans ma première excursion à M....., j’annonçai que tout allait bien, sans trop m’avancer, ne voulant pas apprêter à rire. Je ne savais que penser. Un succès me paraissait fort problématique ; j’avais peur aussi d’avoir été bien vite, de l’avoir froissée. Enfin, au petit bonheur. N’importe je fus rudement épaté quand, à quelques jours de là, ma portière me remit une lettre, – écriture féminine inconnue, – portant le timbre de M... – Ah ! je vous l’avoue, je palpitai, « de joie et d’espérance, » ça se chante dans les opéras-comiques. Elle me donnait un rendez-vous, pas à Paris, à la fête d’un petit village qui s’appelait... qui s’appelait... mille bombes ! voilà que j’ai oublié son nom. Ça finissait en ine. Vous ne connaissez pas ça, vous autres ? A six kilomètres de M... ; ça s’appelait... sacrebleu ! Je suis sûr que ça finissait en ine. – Enfin, le dimanche arrivé, je pris le train et quatre heures plus tard débarquai à M... – Je n’avais pu partir de bonne heure et l’après-midi était déjà très avancée. J’étais d’un frais, d’un séduisant ! Un pantalon gris perle, un galurin neuf, des bottines vernies, parole, je reluisais. Seulement, le ciel se couvrait et parfois, tout en rêvant au bonheur qui m’attendait, je pensais que j’avais joliment bien fait de me munir d’un parapluie. A la gare, je trouve une patache qui doit me conduire à deux kilomètres seulement de ma destination ; je me fais voiturer, et le diable m’emporte si, quand je lui demandai la route de ce satané village, le conducteur n’eut pas un air narquois. Mais, bah ! dûment renseigné, je partis, marchant allègrement dans le chemin bordé de hauts talus, le cigare à la bouche et faisant tournoyer mon parapluie. Je me rappelle que j’étais dans une disposition d’esprit des plus folâtres, le chapeau en arrière à cause de la grande chaleur, je chantonnais et sifflais. La nuit cependant était déjà presque tout à fait venue, et ce qui ajoutait encore à l’obscurité, c’étaient de gros nuages noirs, aux reflets cuivrés, qui s’étendaient dans le ciel. Diable ! diable ! ça sentait l’orage à plein nez. – J’arrivai à une sorte de carrefour, là je fus perplexe. Le conducteur m’avait bien dit : – Toujours tout droit, – oui, mais voilà, il n’y avait rien « tout droit », pas de chemin en face, deux routes faisant avec celle que j’avais suivie un Y, c’est-à-dire s’écartant, l’une à droite, l’autre à gauche. Laquelle prendre ? L’ombre s’épaississait et, prélude du cataclysme, le vent s’élevait, l’épaisse poussière montant en tourbillons, suffocante. Les champs à droite et à gauche étaient déserts ; déjà les objets environnant ne présentaient plus que des formes indécises. Ma foi ! je me demandai alors s’il ne serait pas infiniment plus sage de revenir en arrière, et fis même quelques pas dans cette direction, mais, m’arrêtant bientôt, je rêvai aux félicités qui m’étaient promises, et me faisant honte de mon peu de persévérance, je me décidai à poursuivre coûte que coûte. Mais encore fallait-il savoir de quel côté me diriger. Je pensai à tirer au sort, à lancer une pièce de monnaie en l’air, pile pour l’un des chemins, face pour l’autre, à jeter mon canif pour suivre la voie que sa pointe, en retombant, m’indiquerait.

Puis me souvenant de Bas de cuir et de Ruban Rawlings, je pris un parti plus rationnel, celui d’examiner les deux routes ; l’une était vierge de toute empreinte indiquant un passage quelconque, sur l’autre, au contraire, se voyait distinctement la trace des roues d’une charrette. Il n’y avait donc pas à hésiter. Ce chemin menait à un lieu habité, et si ce n’était pas... Non ! je ne me rappellerai pas le nom de ce village ! – du moins trouverais-je assurément au bout de ma course un abri et un lit. – A la grâce de Dieu ! J’enfilai la route en question.

Un grondement sourd, lointain, majestueux, me fit presser le pas. Il faisait maintenant noir comme dans un four ; décrivant dans l’obscurité des zigzags dignes d’un homme ému, à chaque instant je mettais le pied dans une ornière. Ça allait se gâter, c’était imminent. Une large rafale passa ; quelques gouttes d’eau tombaient déjà larges, espacées. Puis une lueur livide illumina brusquement le ciel, un coup de tonnerre suivit, bref, sec, et, comme si elle n’eût attendu que ce signal, la pluie se mit à dégringoler avec rage. Je me dépêchai d’ouvrir mon parapluie, de relever le col de mon paletot et le bas de mon pantalon, et, courbé en deux, je galopai énergiquement. Dire qu’alors je ne me repentais pas un peu d’être venu, serait mentir.

Fais-moi voir de près le flacon, Georges, j’ai mis trop d’eau dans mon grog. Là. Ah ! ah ! pas mauvais. Voyez-vous, quand je pense à cette nuit-là, je frissonne malgré moi, et il faut que je me réchauffe. – Diantre ! la situation devint tout à fait mauvaise, la pluie persistait avec la même intensité ; mon pantalon me gênait collé à mes jambes, mon beau pantalon gris perle ! Un coup de vent retourna mon parapluie. Me voyez-vous d’ici, trempé en cinq minutes de la tête aux pieds, sentant ruisseler sur ma tête le coquet Bravard dont tout à l’heure encore mon coude lustrait complaisamment la soie, furieux, jurant, luttant contre la bourrasque, essayant, mais sans succès, de rhabiller mon parapluie qui n’avait plus forme descriptible ? Et par dessus le marché, je ne savais plus du tout où j’allais. Le chemin ? Plus de chemin. Autant que je pouvais le voir, j’étais maintenant en plaine. Nul moyen de m’orienter, parbleu ! je ne distinguais rien à deux pas devant moi. Où étais-je ?

Donne-moi le sucrier, Maurice, je crois que ce grog est décidément un peu fort. – Ah ! mes enfants, quelle aventure ! quelle nuit ! L’orage redoublait de violence ; mes restes infortunés de parapluie n’étaient plus dans ma main qu’un meuble inutile ; l’abondante poussière était devenue une boue liquide où je pataugeais, cela faisait fgi, fgi, et je pensais amèrement : – Je dois être propre maintenant. – Puis soudain, sans savoir comment j’y étais arrivé, je me trouvai dans un terrain horriblement vague ; une terre argileuse dont à chaque pas je soulevais de pesantes mottes. Le sol changeait à chaque instant ; tantôt je gravissais un monticule, tantôt je descendais plus vite que je l’eusse voulu dans un bas fond. Je me heurtai à un grand tas de cailloux et, en tâtonnant je reconnus qu’ils étaient symétriquement rangés. Allons, bon ! une carrière ! il ne manquait plus que cela. J’allai me cogner à un tamis et, m’en dégageant, je m’embarrassai les jambes dans une brouette ; finalement une pente fut plus rude que les autres, je fis une glissade de deux ou trois mètres, et me trouvai les pieds dans une sorte de mare dont l’eau bourbeuse me montait plus haut que les chevilles.

Vous riez ; j’aurais voulu vous y voir. Je vous assure que, dans cette chienne de position-là, je ne pensais guère à Flore et à son rendez-vous ; j’aurais de bon cœur donné toutes les beautés blondes de la terre pour un lit. A force de persévérance, enfin, je parvins à me tirer de ce mauvais pas, et, sorti de la carrière, me trouvant sur un terrain plus élevé, je tâchai de scruter l’obscurité ; mais rien, pas une lumière, à mes pieds la plaine nue et boueuse. L’orage s’éloignait ; quelques roulements sourds se faisaient encore entendre ; la pluie tombait toujours.

Résigné, morne, je repris mon chemin, et quand je dis mon chemin, c’est-à-dire que je m’efforçai de marcher droit devant moi, mais savais-je seulement si j’y arrivais ? Combien de temps dura cette pérégrination à l’aveuglette ? Regarder ma montre dans ce noir !... J’atteignis mes allumettes, elles étaient trempées comme moi-même. – Enfin il me sembla voir à quelques pas de mon nez la silhouette d’un arbre ; j’avançai ; à droite et à gauche de semblables ombres se dessinaient confusément. Mais alors, c’était une route ! O bonheur ! Ragaillardi, le cœur palpitant je marchai plus vite et mon pied butant contre quelque chose, je m’étalai tout à plat dans un fossé.

N’importe ; une mésaventure de plus ou de moins, je n’étais plus à les compter. Je me relevai assez philosophiquement, – dans quel état devais-je être, Dieu bon ! – et, le talus une fois gravi, non sans peine, car l’herbe qui le tapissait était glissante en diable, j’eus la joie de fouler le terrain caillouteux d’une route. J’étais sur une route, grand point ; elle menait quelque part, c’est sûr ; où ? ça m’était bien égal ; mais, dans quelle direction fallait-il la suivre pour trouver le plus vite possible un gîte ? voilà ce que j’aurais donné beaucoup pour savoir. Enfin, il fallait me passer de cette notion, et j’allais me mettre en marche en me fiant encore une fois au hasard, quand il me sembla voir au loin sur le chemin une sorte de falot, comme qui dirait une lumière pâle et tremblante qui s’avançait en cahotant. Une voiture ! j’étais sauvé ! Vrai, je fus bien plus ému que lorsque je reçus la lettre de Flore. La lumière grandissait toujours, devenait plus vive ; je percevais le bruit des roues, et aussi par moments, des cris inarticulés, sauvages, comme jamais gosier humain n’en proféra, inexplicables, et qui, à n’en pas douter, sortaient du véhicule. Mais je n’avais pas le temps de m’inquiéter : – « Halte ! halte ! » – Et je me jette presque à la tête du cheval qui s’arrête court, tandis que des profondeurs de la voiture émerge un menaçant : – Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

C’était un brave homme de paysan rendu jovial par quelques libations, cause sans doute de son tardif passage sur cette route déserte, et qu’attendrit le récit de mes malheurs ; tout à fait compatissant, il me proposa de me conduire chez lui, offre que j’acceptai, comme bien vous pensez, avec reconnaissance. Et nous voilà partis. Tout en faisant claquer son fouet le bonhomme causait ; quand je lui eus dit le nom de l’endroit où je me rendais primitivement : – « Ah ! ben, ah ! ben, s’écria-t-il avec un gros rire, vous avez de la chance ; vous êtes né coiffé, vous. C’est justement là que je reste. Nous y allons. Hue ! » – « Quoi ! fis-je confondu, c’est là que... Mais dites-moi, c’est la fête aujourd’hui chez vous, n’est-il pas vrai ! » Je crus que mon paysan allait éclater ; il se renversa en arrière, non plus en riant, mais rugissant : « Ah ! ben, dit-il d’une voix entrecoupée, la fête ? chez nous ? En voilà une forte. Sont-y assez farceurs ces Parisiens ! La fête ! Ah ! ben. Il n’y a jamais eu de fête chez nous. Mais vous savez donc pas ce que c’est que chez nous ? Il y a deux fermes, la mienne et celle à chose, l’auberge et le poste des gendarmes. Ah ! oui, une fête ! » – Dès lors je vis clair. Flore... c’est triste à dire, c’est un aveu pénible ; mais j’aurai le courage de poursuivre. Eh bien, mes amis, Flore s’était moquée, outrageusement moquée de moi. Oh ! son intention était bien évidente ; blessée par mes poursuites, elle avait voulu me donner une leçon – une leçon à moi ! – et sans doute avait trouvé plaisant de me faire passer une mauvaise nuit.

Quant à l’orage et à tout ce qui s’ensuivit, ce fut la faute de la Providence qui servit singulièrement les projets de cette traîtresse. – Ah ! mes pauvres vieux ! des réflexions, j’en fis là, je vous assure ; en un instant je sentis sur mon dos le froid de mes vêtements mouillés, et je frissonnai. Puis l’idée du tour abominable que cette petite m’avait joué me remplit d’indignation ; je me la représentai m’écrivant, se disant : – Il viendra. – Et j’étais venu. Ah ! triple sot ! je devais être pâle de dépit. Pendant quelques instants je méditai une vengeance terrible. – Tout à coup les mêmes cris discordants que j’avais déjà entendus éclatèrent derrière moi, je sursautai : « Faites pas attention, dit le bonhomme en cinglant l’oreille de son cheval, c’est mes gorêts. »

A quoi bon vous narrer la suite ? Certainement je pourrais vous peindre mon arrivée à la ferme du jovial voiturier, l’effet que je produisis sur sa famille ; souillé, crotté, épouvantable ; la joie avec laquelle je m’attablai devant une plantureuse omelette au lard ; la volupté non moins grande que j’eus à m’étendre entre les gros draps du lit qu’on m’attribua. Je pourrais vous dire les inquiétudes de la fermière à mon égard ; elle me prenait pour un vagabond, un rôdeur, un voleur de grand chemin, que sais-je ? puis, l’arrivée du bon gendarme qu’elle alla quérir pour éclaircir ses doutes et qui me surprit au moment où j’abandonnais mon dernier voile ; vous sténographier le colloque ; vous représenter la satisfaction du représentant de l’autorité lorsque, l’ayant tranquillisé, je lui offris un verre. Je pourrais aussi vous conter mon retour et la manière judaïque avec laquelle je répondis aux interrogations de mes copains : – « Oh ! très chic ! très chic ! » Rien ne m’empêcherait non plus de vous attendrir au récit du rhume abominable que je colligeai dans mes nocturnes et pluvieuses aventures. – Oui, mais à quoi bon ? – J’aime mieux laisser dans l’ombre qui leur convient ces incidents vulgaires, et me montrer à vous, le samedi suivant, à M. – non loin de l’atelier où travaillait Flore, debout et ruminant. – Ruminant, quoi ? – Ma mauvaise humeur d’abord, et aussi la phrase foudroyante avec laquelle j’allais l’aborder, la coquine.

Peut-être êtes-vous quelque peu étonnés de me revoir à cette place ? vous vous dites sans doute qu’il eût été plus digne de moi de me renfermer dans un dédaigneux silence ? Oui, toutes les réflexions que vous faites maintenant, je les avais faites aussi. Je m’étais dit qu’en me taisant je pouvais lui persuader que sa ruse avait fait long feu, que, si elle me parlait de sa lettre, rien ne m’était plus facile que de jouer l’ignorance comme si celle-ci ne me fût pas parvenue ou bien qu’il serait peut-être préférable de lui écrire que je n’avais pu, à mon grand regret, aller à son rendez-vous. Enfin un tas de plans plus machiavéliques les uns que les autres. Et puis, au bout du compte, qu’est-ce qui me forçait à retourner dans cet endroit où je n’avais que faire ? Mais la colère l’avait emporté, et j’étais revenu pour lui dire... Que lui dirai-je bien ? Ma foi ! je ne le savais pas, et c’est pourquoi je ruminais.

J’attendis longtemps ; enfin elle parut. Dieu me pardonne ! elle me sembla encore plus jolie qu’avant de s’être bien fichue de moi, la perfide. Je sentis un grand trouble. Au contraire, elle, en me voyant, ne changea pas de visage, même ne baissa pas les yeux. Je marchai droit vers elle ; elle ne se détourna point, n’accéléra pas son allure ; et, sans lui dire bonjour, droit devant elle, la forçant à s’arrêter, les bras croisés :

« Eh bien ! lui dis-je, d’un ton de reproche amer, à la fois poignant et railleur ; – c’est gentil ce que vous m’avez fait là ? »

Alors elle, fixant sur moi son clair regard, bien calme, me répondit simplement :

– « Etait-ce beaucoup plus gentil, ce que vous vouliez me faire ? »


~*~


MÈRE POUR VIVRE

COMMENT, encore ?

– Mais oui, Madame, encore.

Et pendant que la patronne, réprimant un geste de répulsion, dépliait le paquet de gants et les passait en revue, la femme qui venait de répondre ainsi, d’une voix creuse, s’appuyait, comme accablée, sur le comptoir, passant la manche de sa camisole sur son front trempé de sueur. Toutes les ouvrières de l’atelier, museaux roses, éveillés, penchées l’une vers l’autre, chuchotaient avec de petits rires étouffés. La femme, le haut du corps jeté en arrière, le ventre proéminent, n’entendait rien ; visage flétri, œil terne.

Elle était bien jolie, autrefois, Louisette, la fille unique du vieux fossoyeur. Toute petite elle ravissait chacun par sa gentillesse. Sitôt rentrée de l’école, elle prenait sa volée à travers le cimetière, plein de fleurs, sur la falaise, en criant : – « Papa ! papa ! où es-tu ? » – Alors émergeait de quelque fosse une tête grise, un visage hâlé, illuminé par un bon sourire ; sans quitter son ouvrage, le père redressait son torse qui s’entrevoyait, velu, par l’entrebaillement de la chemise, piquait sa bêche dans la terre, tendait ses bras bruns, nus jusqu’aux coudes, et la fillette s’y précipitait toute essoufflée. Oh ! le bon baiser ! Puis la petite apportait sa grammaire ou son histoire sainte, et venait apprendre sa leçon près du bonhomme qui travaillait, assise dans un minuscule fauteuil d’osier, bien sage, répétant tout bas ce qu’elle venait de lire, et parfois regardant distraitement autour d’elle les croix, nettement découpées sur les cyprès aux feuilles noires dans lesquelles bruissait le vent de mer, et, là-bas, l’océan immense, bleu, piqueté çà et là de points blancs : des voiles.

Quelques années plus tard ce n’était plus la petite Louisette, mais la belle Louison, la plus jolie fille du pays. Et quoique sa dot ne consistât surtout qu’en un visage rose, deux yeux noirs pleins d’éclat et du cœur à l’ouvrage, les épouseurs ne manquaient pas. Un l’emporta sur tous. Un dessinateur pour le commerce, un Parisien.

Le cœur du vieux fossoyeur saigna. Veuf depuis longtemps, ç’avait été son rêve le plus cher de voir sa « demoiselle » s’épanouir, devenir épouse et mère, là, sous ses yeux. Mais quand l’amour s’est levé dans l’âme d’une jeune fille, il faut bien que les têtes chenues se courbent. Le mariage eut lieu, et le soir même des noces le bonhomme vit partir pour la capitale les heureux époux. Moins d’un an après il s’éteignait, sans souffrance.

Juste en ce moment sa fille se trouvait frappée par le contre-coup d’un de ces poignants drames comme les journaux racontent tous les jours. Son mari était un brave garçon, mais bambocheur ; mot terrible, malgré sa joviale apparence. Le viveur pauvre peut tout devenir. Sa moralité ne dépend que des circonstances. La soif de plaisirs fait commettre plus de crimes que la détresse réelle. – La salle des assises, un malheureux succombant sous le poids de ses aveux, sur la table des pièces à conviction les faux billets de banque ; puis, la condamnation ; – et Louise toute seule dans Paris.

Une épouvante indicible l’étreignit. Sans état, sans nul moyen honnête d’échapper à la misère béante, elle saisit pour ne pas tomber dans le gouffre, la première main venue.

Celle d’un ouvrier cordonnier. Il y a douze années de cela. Le mari, sans doute, est sorti du bagne ; mais est-il vivant ? On ne sait. La nuit s’est faite sur cet homme ; sur cette femme aussi. Deux âmes à vau-l’eau dans les ténèbres.

Villette, le cordonnier, se trouva être un mauvais drôle, une « gouape. » Mais, une fois liée à lui, elle ne le quitta plus. L’aimait-elle ? Supposition inadmissible. Elle avait entrevu l’abîme de la basse prostitution ; la police lui était apparue avec les aspects formidables qu’elle revêt aux yeux des infortunées. A vivre de tous elle préférait manger le pain d’un seul, si amer fût-il. Du reste, au bout de peu de temps, il fut facile de constater sur le visage de la belle Louise des signes, non équivoques, d’affaiblissement intellectuel. Villette, sorte d’être mal équilibré, détraqué, possédait dans ses membres trapus, une rare vigueur qu’absorbait une révoltante aidoiomanie. Louise avait d’abord résisté, puis s’était passivement soumise, et, depuis douze années, supportait le poids écrasant d’une maternité perpétuelle. – Elle travaillait bien un peu, venait deux fois par mois au magasin recevoir les seize ou dix-sept francs, péniblement gagnés dans la quinzaine en cousant des gants à la main, seule chose qu’elle sût faire. Talonnée toujours par sa terreur d’isolement, ne voyant, en cas d’abandon, que misère et que faim, elle se cramponnait à l’homme chez qui elle avait au moins la soupe et le lit, encore qu’elle dût y subir d’épouvantables caresses. Pervertie moralement et physiquement, dégradée, avilie par les malsaines exigences de la brute libidineuse, son amant, elle s’abrutit, ne fut bientôt plus, selon la cynique expression de Villette, qu’un inerte « moule à gosses. » Douze à la file, douze petits êtres, semés n’importe où, portés aux Enfants assistés, recueillis par de braves gens, jetés au coin des bornes, crevés. Cet atroce couple n’avait plus aucun sentiment humain. Leurs excès occasionnaient d’effroyables désordres moraux.

L’homme buvait ; ils s’enivrèrent de compagnie.

Ce furent des scènes ignobles, des batteries pendant lesquelles Villette tombait à coups de poing et de pied, comme une bête fauve, sur sa femme, jusqu’à ce qu’elle perdît connaissance ; et sur le corps inanimé il assouvissait son odieuse passion.

– L’enfant qu’elle portant dans son sein, et qui lui avait valu l’exclamation pleine de dégoût de la patronne, avait été conçu entre deux soûleries, à la suite d’une trépignée abominable ; – le treizième.

– Et morts étaient aujourd’hui, à jamais éteints, les beaux yeux de Louise, la jolie fille dont tous les gars se disputaient la main, là-bas, dans le village perché sur la falaise crayeuse, dominant l’Océan majestueux, loin des miasmes empoisonnés que dégagent les grandes agglomérations d’hommes.


~*~


UNE FILLE MODÈLE

PARTIE ! Laché ! Eh bien ! c’est gentil, ça !

D’abord, cela va de soi, insouciance superbe, bock dédaigneux pris au café d’en face avec l’intime, et causerie méprisante sur les femmes en général. Puis, le soir, revirement, contemplation de la chambre vide, du lit froid, grattage de tête, rêverie, finalement soupir ; – oh ! mais là un soupir, je ne vous dis que ça. Colère ? oui, si vous voulez ; pas bien terrible. Regrets, surtout. Enfin, dernier période de la maladie, nostalgie : de ses yeux bleus, de ses cheveux blonds, de sa gorge blanche, d’elle.

Et me voilà parti !..... Où ça ? A sa recherche, parbleu ! - Oh ! faiblesse indigne, et comme vous devez me mépriser. Tenez ! je voile ma face dans mes mains. Mais, écoutez : je l’aimais. Entendons-nous : d’un amour léger, souriant, facile. C’était une si bonne fille. Un beau soir elle avait planté là son magasin, non qu’elle y fût trop gênée aux entournures, mais La Fontaine l’a dit : Lorsque les chèvres ont brouté, certain esprit de liberté,..... et, dame ! depuis sept ou huit mois qu’on était ensemble, l’habitude..... Ma crainte, je dois l’avouer, était qu’elle ne se fût point envolée seule, et je ne me dissimulais pas qu’alors de mes pérégrinations je pourrais bien ne rapporter qu’une veste. Mais, au bout du compte, mes appréhensions devaient être exagérées. Un pressentiment – y croyez-vous ? non, n’est-ce pas ? moi non plus, ça ne fait rien - me disait qu’elle avait été simplement faire un tour au bercail paternel. Histoire de faire passer dans la retraite une bouderie un peu plus longue que les autres. Après tout, de quoi s’agissait-il ? De rien ; de moins que rien. Discussion tournée à l’aigre, mauvaise humeur, temps orageux. Que je la retrouvasse seulement et rien, à mon sens, n’était plus certain qu’un raccommodement.

Ayant toujours trouvé chez la patronne du magasin où Elle travaillait, une longanimité qui confinait à l’indifférence pour les faits et gestes de la jouvencelle confiée à ses soins, jamais je ne m’étais préoccupé des parents. Ils habitaient Courbevoie ; voilà tout ce que je savais. Donc en voiture ! Vous savez, la patache, la carriole de l’avenue Victoria ; c’est charmant, l’été, sur l’impériale, quand il ne pleut pas ; en se bouchant les oreilles on entend presque le cor du postillon, absent du reste ; une vraie diligence, surtout pour la lenteur. J’arrive. Il était midi ; heure où l’on a faim. J’avise un restaurant, le premier venu. Le patron accourt, obèse, en bras de chemise, serviette à la main, et, complaisamment étendu sur une chaise, j’écoute la nomenclature des plats du jour qui dégringole de ses grosses lèvres rouges et charnues.

Dois-je avouer le faible, peut-être honteux, que j’ai pour les gras visages bêtes ? Il y a toujours quelque chose à gagner dans une conversation avec un de ces visages-là. C’est bien rare si, au bout de peu d’instants, votre oreille n’est pas frappée par quelque bonne sottise, quelque ânerie magistrale, caressante et récréative, qui, longtemps après, vient encore frôler votre mémoire et faire éclore un large sourire sur vos lèvres ; semblable à ces produits du Périgord qui, pendant la quiète digestion, vous envoient, on ne sait d’où, de subtils rappels d’odorat.

Mon hôte avait tout ce qu’il fallait pour me séduire : menton glabre et dont la rose triplicité faisait penser à trois saucisses crues superposées, pas de cou, face rougeaude, apoplectique, petits yeux égarés dans la graisse, sourcils à peine marqués, cheveux ras, et, se dressant de chaque côté de la tête, grandes oreilles violacées. Un ventre phénoménal. – Je lui offris « un verre. »

– « Vous êtes Parisien ? me dit-il, assis en face de moi, appuyant sa grosse patte sur sa cuisse monumentale. Vous êtes venu respirer un peu l’air de la campagne, pas vrai ? Et tout seul ? Un dimanche ! par un si beau temps ! Oh ! ces étudiants d’aujourd’hui ! De mon temps ce n’était pas comme ça. Eh ! eh ! eh ! On batifolait. Dame ! Et, pour le sûr, on ne serait pas venu folâtrer sous les lilas sans avoir une jeunesse à son bras. Vous ne me faites pas pourtant l’effet d’un homme qui vit comme un ermite. Tenez, jadis, moi qui vous parle, je tenais une brasserie en plein quartier latin, rue Monsieur le Prince, et, Dieu merci ! j’en voyais des étudiants ! j’en avais une clientèle ! Savez-vous qu’ils sont plusieurs très haut placés dans l’État, qui venaient autrefois tous les soirs chez moi prendre leur demi-tasse en jouant aux dominos ou faire une partie de billard en causant politique. Allez leur parler à ces gaillards-là, et vous verrez s’ils s’en souviennent. Ah ! le bon temps ! Quelquefois, c’est vrai, il y avait un peu trop de tapage, mais jamais du sérieux ; et puis, vous savez, la jeunesse. Ils sont devenus sages mes anciens habitués. – Hein ? Vous dites ? Ah ! pourquoi ai-je quitté cette situation-là ? Je vais vous expliquer. C’est rapport à ma demoiselle. Quand elle a pris sept, huit ans, j’ai réfléchi que ce n’était guère un milieu convenable pour elle que ma brasserie. C’est qu’ils amenaient leurs femmes avec eux, mes étudiants, des grisettes, et dame ! on en disait de raides. Vous entendez ça d’ici. Au moins, si ma pauvre défunte avait encore été là. Alors j’ai vendu mon fonds, et suis venu m’établir ici pour finir tout doucettement mon existence. Ah ! bon sang ! s’il avait fallu que ma fille devînt pareille à vos cocottes du quartier ! – Mais pas de danger. Je l’ai élevée, moi-même, ainsi..... Si vous la voyiez, seulement. C’est gentil, c’est propret, et honnête ! Vous souriez ? Ah ! bien, tout joli garçon que vous êtes, vous useriez vos ongles là-dessus. Ça a des principes. – Elle travaille à Paris, dans un grand magasin. La patronne est une femme sûre qui m’en répond. Je suis tranquille. Elle demeure au magasin et ne sort jamais seule. C’est qu’il y en a tant à Paris des enjôleurs, prêts à croquer toutes vives les petites demoiselles. Je prends des précautions, allez ; sans en avoir l’air, s’entend ; je veux qu’elle m’aime, ma fillette. Et tenez, pas plus tard qu’avant-hier, elle m’est tombée sur le dos, sans crier gare, histoire d’embrasser son vieux papa. Ah ! quel plaisir pour un père de voir sa fille si fraîche, si jolie ! – Chut ! la voilà !..... »

Un léger bruit de pas avait interrompu le prolixe cafetier et, un instant après, je vis apparaître, au bas de l’escalier tournant qui tenait un des coins de la salle..........................................................................

Eh bien ! sincèrement ! je fus épaté. Jamais je ne lui aurais supposé tant d’aplomb. Croiriez-vous qu’elle dirigea vers moi tranquillement ses yeux, sans pâlir, sans rougir, sans qu’un muscle de son visage tressaillit ? Ma foi ! je fis comme elle ; domptant mon émotion, je la saluai, aussi froidement que possible. Qu’elle était donc mignonne ! J’avais une envie folle de lui sauter au cou.

Nous étions seuls tous les trois dans le café. Elle, gracieusement penchée, butinait dans quelques pots de fleurs posés sur la fenêtre, nous tournant le dos ; moi, assez mal à mon aise, les deux coudes sur la table, j’émiettais entre mes doigts une croûte de pain, tout rêveur ; et lui, le père, debout, un gigantesque sourire rayonnant sur la face, me désignait sa fille d’un clignement d’yeux, attendri, les mains croisées sur sa bedaine qui galopait d’aise.

Soudain une voix, sortie des profondeurs de la cuisine, l’appela. S’arrachant à sa contemplation, il traversa la salle aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes, – et, profitant de cet instant, elle se glissa jusqu’à moi, comme une couleuvre, et rapidement, bas, tout contre mon oreille :

– « Ne dis rien..... »

Hein ! Quoi ? Que j’achève ? Mais, doux Jésus ! est-ce que par hasard la fin de l’histoire ne vous apparaît pas d’une façon assez transparente ? Tant pis. J’aurais voulu m’arrêter ici. Glissez, mortels ! D’autant plus que le dénouement pourra bien n’être pas tout à fait de votre goût. Dame ! c’est un péché de jeunesse que je vous raconte là. Mais que voulez-vous ? Vrai ! je ne l’avais jamais tant aimée ! Et puis, nous trouvâmes moyen d’échanger quelques mots ; elle se montra si touchée de ma démarche ;...... bref, le soir même, mon Dieu ! oui, le soir même, – nous étions chez nous. – Voilà.


~*~


TROP CHER

JOHANN, le vieux domestique de confiance, donnait les détails les plus circonstanciés. – A six heures du soir, la veille, M. le chevalier, après être resté fort longtemps étendu sur un sofa, les pieds plus haut que la tête, s’était fait habiller. Puis, pendant qu’on attelait sa victoria, il avait pris dans son secrétaire et introduit dans la poche gauche de sa redingote, un portefeuille contenant les 6,000 francs qui constituaient le trimestre de sa pension touché le jour même. Ensuite, après avoir, comme M. le baron et Madame la baronne pouvaient se le rappeler, fait prévenir M. le baron et Madame la baronne qu’une circonstance imprévue le privait de l’honneur de prendre le repas du soir en leur compagnie, il s’était fait conduire chez Bignon, avenue de l’Opéra, où il avait dîné seul ; – dîné très longtemps, disait le cocher. A la suite d’une nouvelle station au café Frontin, boulevard Poissonnière, il avait donné ordre de le descendre aux Folies-Bergère, rue Richer. Au bout d’une heure il était sorti de cet établissement, ayant au bras une femme, – éblouissante, disait le cocher, – avait alors renvoyé la voiture et s’était éloigné à pied avec la femme. On ignorait les événements de la nuit. Finalement M. le chevalier était rentré ce matin, à onze heures, et dans un état que lui, Johann, malgré tout son respect, ne pouvait s’empêcher de qualifier de déplorable : la figure tirée, les yeux bouffis, les vêtements en désordre, se trainant à peine. On l’avait couché. Mais, et voilà le point capital, lui, Johann, qui se souvenait de la grosse somme emportée la veille, ayant eu l’extrême audace de visiter les habits de M. le chevalier, n’avait plus retrouvé le portefeuille. Nulle trace des 6,000 francs.

Et le vieux valet de chambre, plié en deux, se retira à reculons.

Le père et la mère se regardèrent dans le blanc des yeux, sans rien dire, d’abord. Six mille francs ! Un vol ? N’était-ce pas plutôt une de ces prodigalités folles auxquelles Francis (le chevalier) avait accoutumé ses parents ? Ce Francis était inouï, véritablement. N’avait-il pas déjà fallu, – chose humiliante, – annoncer partout que ses dettes ne seraient point payées par sa famille ? Ne pouvoir, à vingt-deux ans, se contenter de deux mille francs par mois ! Une jolie vieillesse que leur préparait un fils comme celui-ci. – Extorsion, sans aucun doute. Francis était si faible, c’était une proie si commode aux escrocs, aux femmes perdues. – Et, remués jusqu’au fond des entrailles, les deux aristocratiques personnages s’épanchèrent en un torrent d’injures. – Ces filles ! ces drôlesses ! Quelle honte ! Laisser ainsi vaguer dans Paris de telles créatures ! Infamie ! Non ! le gouvernement ne faisait pas son devoir. Tout cela ne devrait-il pas être balayé, mis en prison, expédié à Nouméa ? Les Folies-Bergère, qu’était-ce encore que cela ? – Le baron le savait très personnellement, mais il ne jugea pas nécessaire d’en instruire son épouse. – Un repaire. Un de ces épouvantables lieux de débauche où se corrompent dans l’impure atmosphère du vice les descendants des grandes maisons. – Cette phrase est toute entière de la baronne. – Immonde République ! Pourtant elle qui pervertissait ainsi les âmes nobles ! – Et, sur cette imprécation finale, pendant que le baron annonçait, en tapant très fort de son poing sur la table, son intention de déposer une plainte au parquet, la baronne, tremblante de rage, sortit en faisant claquer la porte derrière elle.

Sitôt dit, sitôt fait. Le baron n’est pas de ces hommes indécis qui réfléchissent avant de prendre une résolution. Il sonne. Johann paraît.

– Une dame est là qui désire parler à M. le baron.

– Au diable, grommelle le vieux gentilhomme, je suis occupé. Quelle est cette dame ?

– Elle dit que son nom n’apprendrait rien à M. le baron, mais qu’elle vient pour affaire capitale, et qui presse.

– Ah !.... voyons, faites entrer.

Une jeune femme est introduite ; bien mise, toute en noir, voilée.

Le baron s’incline.

– Veuillez prendre la peine de vous asseoir, Madame.

– Merci, Monsieur, ça n’est pas nécessaire. Je n’ai que deux mots à vous dire. Je.....

Elle paraît fort embarrassée, la visiteuse.

– Je vous écoute, Madame ; de grâce, prenez un siège.

– Non, merci ; ce n’est pas la peine. Je suis.... je viens vous parler de votre fils.

Le baron est surpris.

– De mon fils ? Comment ? Je suis tout oreilles, Madame. Mais, je vous en supplie, ayez la bonté de vouloir bien....

– Non, je vous dis que je vous remercie..... Je ne sais pas trop comment vous dire ça.

– Plaît-il ?

– Enfin !... je suis la femme avec qui votre fils a passé la nuit.

A cette phrase lancée tout d’un trait, résolument, le baron bondit.

– Hein ?

– Dame, oui, voilà, ajoute avec simplicité la visiteuse.

Et le baron, bras croisés, majestueux :

– Que venez-vous faire ici ? tonne-t-il ! Abomination ! Votre présence souille ma maison. Vous..... vous..... votre conduite est ignoble ! Ignorez-vous qu’il y ait des lois ? Je.... je veux vous livrer moi-même à la justice !

Mais la jeune femme s’est redressée, et les bras croisés aussi, regardant son interlocuteur en face, la voix changée :

– C’est comme ça qu’on me reçoit ! Dis donc, vieux bécan, tiens ta langue. J’ai l’habitude qu’on soit poli avec moi. Essaye pas de m’épater. Ton fils ? Dirait-on pas que tu me l’as confié en sevrage ? En voilà un vanné ! Mince de perte quand il sortira d’ici les pieds en avant. Et toi, miché, moins d’bouzin, hein ! Si tu n’avais pas cascadé étant jeune, tu n’aurais pas un rejeton si déjeté. Mais j’en voudrais pas pour collage, de ton fils. Tiens, les voilà, tes six mille francs ! et je te dis zut !

Et, jetant le portefeuille au nez du baron ébahi, elle s’en vas, balayant le tapis d’un grand coup de jupe, laissant tomber derrière elle cette exclamation dégoûtée :

– Eh bien ! quand on m’y reprendra à être honnête, il fera tiède !


~*~


UNE FEMME CHIC

MA femme ?... Eh ben quoi ? ma femme ? – D’abord, j’veux pas qu’on dise du mal de ma femme devant moi. Ah ! mais.

« J’vas vous dire. Pour une femme chic, c’est une femme chic. Sacré nom !.... Ça fait trois ans qu’nous étions ensemble quand j’y ai proposé l’conjungo. Dame ! écoutez donc : une épouse comme ça, ça n’se trouve pas entre les deux pattes d’un âne boiteux. D’abord, – et puis vous la connaissez bien, au reste, – comme plastique, c’est ça ! De quoi ? Y a pas grand monde aux avant-scènes ? après ? Ah ! malheur ! moi, les nourrices n’en faut pas. Et puis, quand j’vous dis qu’c’est ça.... Je l’sais bien, p’t-êt’....

« En v’la z’une qui boude pas à l’ouvrage. Ah ! mais non. Quand j’veux pas fiche l’coup, c’est elle qui turbine, et, y a pas, on bouffe tout d’même. Des fois, j’suis resté 4, 5mois à louper, – la flemme, quoi ! - et toujours la popote servie. C’est-y ça une femme chic, nom de nom ?.. Oh ! j’y viens ben en aide ; pas plus tard que la s’maine dernière j’y ai encore aboulé une roue de derrière. S’faire entret’nir ? malheur ! pas capab’e. C’t’égal, v’la l’été qui rapplique, – c’est la saison ousque son ouvrage donne, – et je n’vous dis qu’ça que j’m’en vas m’payer une bosse d’rigolade. En avant, les bons zigs ! Vous comprenez bien qu’puisque la marmite bouille sans moi, ça s’rait pas à faire que j’mesquinte l’tempérament. – Ah ! vous voudriez bien avoir une femme sur c’patron-là, vous autres. Mais voilà. N, I, ni. C’est fini. L’moule est fondu, on n’en fait p’us.

« Et complaisante ! et patiente ! et douce ! chic, enfin ! quoi ! cré nom ! quand j’rentre paf, vous croyez qu’a m’engueûle. P’us souvent ! On n’la fait pas à Bibi, par exemple. Mais pas besoin d’s’emporter. C’est elle qui m’couche. Oh ! la, la, bassinez-moi donc l’pieu du m’sieur qu’a mal aux douilles. Do, do, fais dodo.

« Et puis, c’est pas pour dire, mais pas gêneuse, mon épouse. Une empêcheuse de danser en rond, elle ? Ah ! non, alorsse. D’abord, n’en faudrait pas ; zut ! C’est pas une de ces femmes tocs qui viennent chercher leu’s hommes chez l’mastroq’, ou faire du boucan par c’qu’ils pincent un chahut au bastringue avec une gonzesse de l’endroit. Moi, j’abomine les scènes. On peut bien rigoler un peu, pas vrai ? L’préfet d’police l’a pas défendu. J’suis libre, moi, crédieu ! Eh ben ! ça s’rait du prop’ ! J’voudrais voir ça. Attenter à mon intégrité, malheur ! Mais, pas d’danger. A chigne des fois par exemple ; quoi qu’vous voulez ? Faut ben y passer quèqu’ chose. Et puis, les femmes, si a n’pleuraient pas, a d’viendraient enragées, illico. Mince d’fontaines Vallace !

« Voyez-vous, les p’tits pères, l’mariage y n’y a qu’ça. Des drôles de pistolets encore ceusse qui déclament contre la sainte union légitime. Que j’vous dise : tous, tant qu’vous êtes, vous m’faites transpirer, avec vos maîtresses. Ah ! oui, du joli. Ça d’la liberté, misère du bon Dieu ! toujours des mistoufes, toujours emmiellés ; tandis qu’avec une bonne femme légitime, surtout quand y a pas d’gosses à la clef, c’est bath ! c’est rupinskoff ! Ça vous soigne, ça vous dorlote ; p’tit mari dans d’la ouate. Et puis y a ben moins d’danger qu’ça vous fasse des traits. Eh ben ! et le Code, y s’rait donc en bois ? J’ai la Loi pour moi, ainsi....

« Hein ? quoi qu’y jaspine, c’ui-là ? Ça vous épate que j’aie déniché une femme ça ? En v’la des esbrouffés. Pas la peine de tant ribouller des calots, dites donc, les amoches. Mais r’luquez-moi donc un peu ; pigez-moi c’te désinvolture. Merci, alorsse, si Bibi manquait d’femmes ; c’a s’rait du gentil. A m’gobe, c’t’enfant. C’est y à moi d’l’en empêcher ? De quoi ? Si a m’trouve joli garçon, y a des p’us mauvais goûts. Ah ! misère !

« Ecoutez-moi ben, les camaros : les femmes, voyez-vous, c’est fait pour ça, c’est pour ça que l’bon Dieu les a créées et mises au monde :

Gober les hommes et les laisser pioncer quand l’pive leur y joue un coquin d’tour.

Sans ça est-ce que je m’serais marié, moi ?...

Et vos sales Républicains qui font des tartines sur le divorce et sur l’affranchissement des femmes, zut ! On leur fait ça.

Moi d’abord, j’les ai quelque part.

L’mariage indissolub’e, y a qu’ça, et l’homme est l’patron.

J’suis d’accord avec les députés, bon sang ! c’est moral.

La morale !... La morale ?... Mais j’en suis pourri, moi, d’morale. J’suis du Cercle catholique. Alors, m’embêtez pas, ou mille noms de.... – C’est égal, vous savez, pour une femme chic, c’est une femme chic. – J’l’aime ! »


~*~


VICTIME DU CHIFFON

TU sais bien ? La petite Maria ? Maria Montplaisir ? Comment, vrai, tu ne te le rappelles pas ? Elle est gentille. De beaux yeux. Un joli teint aussi ; blanche comme du lait. Ah ! par exemple, une bouche, une bouche grande comme ça ! Après tout, tu peux bien ne pas l’avoir connue. Ça m’étonne tout de même. Enfin. Elle est orpheline, tu sais. Toute petite elle a perdu son père et sa mère. Des parents éloignés l’ont élevée, par charité. Aussi, tu comprends, dès qu’elle a été en âge de travailler, elle a filé. Il y a six mois, elle était dans un magasin de ganterie. Tu sais combien on est payé dans ces établissements-là, quand on ne travaille pas à ses pièces : 100 francs par mois si on loge dehors, 60 francs si on couche. Maria couchait. Eh bien ! tu ne devinerais jamais. Avec 60 francs, n’est-ce pas, on peut vivre ? Tu fais la grimace. Ah ! dame, il n’y a pas de quoi se payer souvent le théâtre, mais en allant aux bouillons à bon marché, en faisant durer ses robes, on arrive. Faut te dire, Maria était sage. Vrai ! on ne lui a jamais connu personne. Et puis, d’abord, comment veux-tu ? Elle ne sortait jamais ; des fois, le dimanche, avec sa patronne qui l’aimait beaucoup. Tout le monde l’aimait. Malgré ça, elle avait son vice ; tu sais, tu me disais l’autre jour que tout le monde a le sien. Toute jeune, figure-toi, elle adorait les beaux habits, et tu comprends, devenue grande et belle fille, elle n’aimait pas à être mal arrangée. A chaque instant c’étaient des chapeaux, des robes, est-ce que je sais, moi ? Quand on veut des rubans, des fleurs, des chiffons, être bien mise, quoi ! 60 francs ça passe vite ; il n’en reste pas beaucoup pour becqueter. Eh bien, Maria ; non, tu ne devinerais jamais ; sais-tu comment elle faisait ? Elle ne mangeait pas. Elle se privait de tout en fait de nourriture. Elle vivait une journée entière d’une tablette de chocolat et d’un petit pain. Hein ! faut joliment être coquette pour s’habiller comme ça avec son manger ? Seulement, voilà ce qui est arrivé. Elle s’est démoli l’estomac à ce truc-là. Si tu l’avais vue, pâle et maigre. Et elle continuait toujours.... Dis, est-ce assez bête ? Sais-tu où ça l’a menée ? A l’hôpital ; et encore elle a eu rudement de la peine pour en revenir. Ce que le médecin et les internes étaient épatés ; ils n’avaient jamais rêvé chose pareille. Alors, vois-tu, quand elle est sortie, elle s’est dit sans doute qu’elle le ferait encore ; et puis elle était si faible. Songe donc, elle avait vécu comme ça longtemps, longtemps. – Alors, elle s’est mise avec un homme ; oh ! maintenant elle est très heureuse. »


~*~


MARIAGE D’INCLINATION

POUR le marié, Horace, c’est un être assez nul. Le rencontrant dans la rue, vous ne lui accorderiez pas même un regard. Même sa laideur est commune. Il a 25 ans, est seul au monde et gagne 300 francs par mois dans une administration quelconque. Je vous assure que de lui, portrait plus détaillé ne saurait se faire.

Elle, son histoire est vieille.... dirai-je : comme le vice ? La comparaison est bien rebattue. Orpheline, ou à peu près, fleuriste, à quinze ans débauchée par un vieux, et depuis lors roulant un peu partout,  avec ces alternatives qui sont la vie même des joyeuses du bas de l’échelle ; aujourd’hui humant des huîtres chez Baratte, et demain ramassant sa robe de soie pour se glisser par la porte étroite d’un ignoble caboulot.

Jolie comme un portrait de Greuze, les cheveux d’un brun clair, le teint mat, mince, mignonne, toujours gaie, l’âme et le corps salis, deux grands yeux bleus, dix-neuf ans.

Il y a un an et demi, la connaissance se fit à Bullier, et, depuis ce temps-là ils sont ensemble.

Elle ne l’aime pas. Non. J’en sais quelque chose, peut-être ; oh ! moi, comme bien d’autres, allez. Imaginez-vous qu’il faisait semblant de ne rien voir. Et comment aurait-il pu ignorer ? Elle ne s’en cachait pas. Bien sûr, elle ne lui disait pas en face la chose, crûment. Mais c’était bien juste. A vrai dire, elle ne se donnait pas la peine de le tromper gentiment, comme on trompe quelqu’un pour qui on a des égards. Elle rééditait à son usage de vieilles bourdes usées, ayant déjà trop servi, montrant la ficelle ; la tante, par exemple, malade, et au chevet de laquelle il fallait passer la nuit. Et il gobait ça ; il avait du moins l’air de le gober, le pauvre garçon. Quand l’heure venait pour lui d’aller au bureau, et qu’il la laissait, demi nue, la robe étalée sur le lit, prêtre à mettre, il ne lui demandait pas où elle allait, il l’embrassait longuement, et partait, chancelant un peu, comme un homme ivre, le regard fixe, navré. Lorsqu’il descendait, l’ayant à son bras, le boulevard Michel, il surprenait des saluts discrets, des sourires d’intelligence, à elle adressés, qui lui mordaient le cœur. Il l’adorait, acceptait tout, lâche, sans avoir même une velléité de rompre son ignoble esclavage. Sa terreur était qu’elle ne le quittât un jour, et, vil, il se faisait petit, n’osant hasarder un reproche, tremblant à l’idée seule d’une séparation. Et, « presque » chaque soir, ce malheureux avait un moment de bonheur immense. La porte fermée, sûr qu’elle ne lui échapperait pas, il la saisissait dans ses grands bras, et la serrait à l’étouffer, fou, ivre de passion. Un râle sourd s’échappait de sa poitrine, quand le souffle chaud de la femme passait sur son visage, et lorsqu’elle s’endormait paisiblement tout contre lui qui, la tenant à bras-le-corps, sentait contre sa joue brûlante le battement égal du cœur de sa maîtresse, il était payé de ses souffrances.

Notez que si elle restait avec lui, c’était parce que là, du moins, elle était sûre d’avoir la pâtée et la niche. Elle était coquette et gourmande ; il mangeait à peine, faisait durer ses vêtements, se privait de tout pour qu’elle eût assez.

Elle voulut se mettre en brasserie, une idée de femme qui s’ennuie, et lui, vous le devinez bien, consentit. La voici dans l’âcre atmosphère chargée de bière et de tabac, le tablier blanc serrant les cuisses, la pochette en cuir de Russie sur le ventre, allant et venant, servant les clients, acceptant des bocks, blaguant, fumant avec eux, tutoyée par eux. Toutes les nuits, quand l’établissement fermait, il venait la chercher, ayant trop peur qu’elle ne rentrât pas ; et longtemps avant l’heure, on voyait sa grande ombre maigre aller et venir devant les vitres flambantes de la brasserie. Parfois, n’y pouvant plus tenir, il entrait, et c’était pitié de le voir, assis dans un coin, la dévorant du regard, cachant sous un plat sourire ses effroyables douleurs morales. Les autres filles de l’endroit le connaissaient et ne se gênaient pas pour rire :

Un jaloux ! Faut-il être assez bête !

Dire qu’on l’embrassait, elle, devant lui !

Et pendant ces dix-huit mois, une seule plainte lui est échappée, un cri de désespoir qui fit peur à ceux qui l’entendirent :

« Elle me tuera ! »

Il prit la résolution de l’épouser. Peut-être s’imaginant obtenir plus de respect de celle qui porterait son nom.

Et, dernière des misères, elle refusait, le trouvait embêtant.

C’était atroce.

Lui jeune, de bonne famille, plein d’avenir, il se roulait aux pieds de cette grue, suppliant, sanglottant.

Elle a fini par dire oui.

Je viens de les voir sortant de l’église.

Pour la première fois depuis longtemps, la face commune d’Horace rayonnait ; il serrait bien fort contre lui le bras de « sa femme. » Elle, relevant le front sous le blanc bouquet dont elle avait eu l’impudeur de se parer, cherchait du regard, dans l’ombre d’un pilier, un jeune homme qui lui souriait, et « elle lui faisait de l’œil. »


~*~


LA MARCHANDE DE FRITES

A moitié de l’avenue à peu près, se trouve une bicoque en planches, d’où s’exhale une âcre odeur de graisse ; là se tient la marchande en question, assise derrière sa poêle, les pieds sur une chaufferette, son vieux visage entouré d’un fichu quelconque. Rien de plus misérable.

Elle a une fille, – je devrais dire : elle avait ; – car la petite n’a pas attendu d’être bien grande pour s’envoler. Toujours la même histoire. Que voulez-vous ? Est-ce sa faute à cette enfant, si pour sortir d’une épouvantable détresse elle n’a trouvé qu’un seul moyen ? D’abord, savait-elle distinguer le bien du mal ? Où l’eût-elle appris ? Voyez-la, comme elle est belle fille, riche nature, dix-sept ans ; comptez les mots tentateurs glissés dans son oreille ; – condamnez-la si vous l’osez.

Elle partit et ne revint plus. Honteuse de sa pauvreté d’hier, elle n’eût voulu pour rien au monde reparaître, brillante et parée, devant la boutique maternelle. Dans le commencement, la bonne femme allait embrasser sa « demoiselle » de temps en temps ; mais un jour, elle avait entendu, à travers la porte, une voix disant : – « Ah ! elle nous ennuie, ta mère ! Tâche de la mettre dehors, vite ! » – Ça lui avait donné un coup. – Et puis la jeune fille changeait si souvent d’adresse. – Une fois, elle la rencontra, superbe, épanouie, en voiture, avec deux messieurs élégants ; elle fut bien heureuse et pleura tout bas. – Des mois se passèrent sans nouvelles.

*
*   *

Or, l’autre matin, une fillette, bonnet et tabliers blancs, tenant un paquet qui n’était autre qu’un enfant emmaillotté, s’arrêtait devant la cahute et tendait un papier plié en quatre à la vieille qui, étonnée, disait : Je ne sais pas lire ; – une acheteuse offrait de déchiffrer la lettre, d’ailleurs courte : – « Maman, je pars pour l’Amérique avec Arthur, je t’envoie la petite que j’ai eue, il y a huit jours ; Arthur dit que je ne peux pas l’emmener. Ta fille, Léontine. » – La bonne de la sage-femme déposait son fardeau dans les bras de la grand’mère improvisée et s’en allait, riant, trouvant l’aventure réussie.

Oh ! très réussie, ma foi ! – La vieille fut quelque temps à comprendre ; puis quand on lui eut tout expliqué, un frisson nerveux agita son corps, et de ses lèvres jaillit ce cri douloureux :

- Qu’est-ce que je vais en faire, moi ?

*
*   *

Plusieurs voisines s’étaient approchées et mises au fait de l’événement, ne tarissaient pas ; tour à tour s’indignant ou s’apitoyant : – Pauvre bonne femme, disait l’une, est-ce assez malheureux d’avoir une fille comme ça ? – Elle ne pourra pas garder le mioche, disait l’autre. – Faudra-t-il donc le mettre à l’hospice ? – A-t-on jamais vu ! – La marchande, serrant le bébé contre elle par un geste machinal, sanglotait doucement.

La petite fille dormait, paisible, rose et blanche, avec cette laideur adorable des nouveaux-nés ; sous son béguin passaient quelques mèches de cheveux d’un blond pâle ; au-dessus des yeux, une légère ombre marquait la place des sourcils ; sa bouche entr’ouverte laissait voir ses gencives. – « Elle est grasse : elle a l’air de se bien porter, disaient les voisines. » – Cette remarque est faite à haute voix : Elle ressemble à sa coquine de mère.

*
*   *

Par phrases entrecoupées la vieille expliquait la situation : – Comment faire ? La mettre à l’hospice ? Ah ! le pauvre chou ! La garder ? Pas possible. C’est si mal joint ici. Elle aurait froid. Et puis, pas le sou !

Et cette exclamation lugubre revient à chaque instant : – Faudrait la vêtir ; pas le sou ! Lui acheter du lait ; pas le sou ! – Elle pleure. – Les voisines se regardent ; il semble qu’une même pensée leur vient à toutes :

– Tenez, la mère, passez-moi l’enfant, dit l’une, jeune, à poitrine rebondie : – j’ai du lait, moi.

Elle dit cela simplement, et simplement aussi la vieille, toute tremblante, lui donne le précieux paquet : – Seulement, dame ! reprend-elle ; je ne suis pas riche ; je ne sais pas trop comment je vais m’en tirer. – Voulez-vous, dit une autre, la layette de mon pauvre mignon qui est mort ? – Parbleu ! nous vous aiderons toutes, s’exclame la grosse charbonnière. C’est bien ce que vous faites-là, ma petite ! Je vais vous monter du coke, et tout de suite : il faut qu’elle ait chaud, la minette ! – Et toutes s’ingénient. Une projette de faire passer quelques provisions à la mère adoptive dont le mari, un maçon, chôme plus qu’il ne faudrait. Une autre offre un vieux drap pour en faire des couches. La marchande balbutie : – Vous êtes bonnes. Ah ! elle ne mourra donc pas de faim, la chérie ! – Vous me l’amènerez souvent, dit-elle encore. – Et c’est tout. Le groupe se disperse. La vieille, – sur ses joues flétries roulent de grosses larmes, – suit des yeux la femme qui s’éloigne, l’enfant dans ses bras, abaissant sur le visage rose de la petite fille endormie un doux regard maternel.


~*~


LA RECLUSE

A cette époque, toute récente, mes meubles et moi-même occupions quelques pieds carrés dans les hauteurs d’une grande maison. J’avais un tas de voisins, bons enfants pour la plupart, et, parmi eux, un être étrange.

C’était une jeune fille, – 21, 22 ans, – aux longues mains fainéantes. Est-il nécessaire d’en dire plus long ? De même qu’un trait suffit parfois à faire comprendre tout un caractère, un seul détail ne peut-il rendre visible toute une physionomie ? De longues mains fainéantes ; vous les voyez : blanches, la peau souple, les doigts en fuseaux, les ongles roses, transparents, taillés en amande, le poignet délicat. Et toute la personne n’apparaît-elle pas ? Grande, blonde, mince, épaules tombantes, trop « de jambes », les traits assez réguliers, un peu mous, la figure plus allongée que de raison, le nez droit, les yeux pâles sans éclat. Ajoutez, répandu dans tout l’ensemble, l’air d’ineffable bêtise qu’annonçaient si bien ces longues mains fainéantes, pendant au bout de deux bras frêles.

Ajoutez encore cette particularité : sa jupe, excessivement étroite, remontait sous l’effort d’un soulèvement intérieur de plus en plus prononcé.

A coup sûr, il y avait un drame sous cette robe.

Jugez-en :

Voici une jeune fille qui vit absolument seule ; dans le couloir elle marche sans bruit, les yeux baissés et, des pas se font-ils entendre au devant des siens, elle opère une retraite digne des généraux du siège. Depuis qu’elle est dans la maison, son pied n’a pas touché la plus haute marche de l’escalier. Sa chambre, où j’ai pu glisser une fois un rapide coup d’œil, est nue et froide. – Elle ne fait rien. Pour seule distraction, deux canaris bien agaçants à s’égosiller dès qu’un rayon de soleil, trouant le ciel brumeux, vient dorer les vitres. Tous les matins une femme grimpe les six étages, avec un panier plein et redescend, peu après, le panier vide. Que contenait-il ? La nourriture de la jeune fille, évidemment. – Parfois aussi j’ai rencontré, sortant de chez elle ou y entrant, un homme gros, grisonnant, dont les visites étaient moins courtes. Jamais elle ne le reconduisait plus loin que le seuil de sa chambre. Un jour je les vis tous deux à la fenêtre ouverte ; l’homme parlait d’abord, bas, puis il se tut et, accoudé à la barre d’appui, resta longtemps le regard fixé sur le pavé ; elle, redressant sa longue taille, l’œil vague, chiffonnait un brin de mouron entre ses doigts effilés.

Ayant remarqué tout cela, je flairais bien un mystère, une tragédie domestique quelconque ; mais quoi au juste ? J’errais.

Utilité des portières !

C’est la mienne qui, dans la cour, interrompant le va-et-vient du jonc qu’elle faisait retomber à intervalles pressés sur de nombreux paillassons étalés autour d’elle, m’a donné l’explication de l’énigme. – En deux mots, voici la chose.

Dans sa première moitié, la vie de cette demoiselle est celle de bien d’autres. On ne la connaît que trop l’éternelle histoire de la jeune fille séduite et abandonnée. Puis les suites, toujours possibles, de la faute ; les signes de plus en plus évidents de la grossesse. – Ah ! dame...

Ici nous sortons de l’ordinaire.

Ce fut un coup terrible pour les parents, pour le père surtout. D’abord, un accès de rage. Son honneur ! son honneur perdu ! Oh ! s’il avait tenu le misérable, l’amant qui riait sans doute maintenant, joyeux vainqueur d’une lutte facile ! S’en prendre à sa fille ? Hélas ! la pauvre créature. Eût-ce été raisonnable ? juste ? – Donc, pas de vengeance, une douleur muette, digne. – Le nom du moins resterait intact. Personne ne saurait la chute et la honte. – Un voyage fut prétexté, un séjour à la campagne, chez une parente ; et l’enfant coupable quitta la maison paternelle. – Paris est un monde ; d’un bout à l’autre de la grande ville, qui se connaît ? – On loua cette chambre sur mon pallier ; le père n’y faisait que de rares apparitions et, tous les matins, la mère venait, le long des rues interminables, apporter ses repas à la recluse.

Celle-ci, morne, a subi le sacrifice. Combien le désespoir des parents dut être terrible pour que cette grande fille, dont le corps ne paraît devoir s’animer qu’aux chatouillements du plaisir, acceptât semblable existence ! Vrai ! l’on eût dit que sa tête inclinée se courbait sous le poids de sa faute. – Décidément en retard sur leur époque, ces gens-là ! Un jour, la proscription prit fin. Ma voisine a reparu chez son père ; nul n’aura rien su de l’événement, les précautions ont été bien prises, et si les parents, les amis, les voisins, ont trouvé en la revoyant un peu pâle et affaiblie, que l’air de la campagne ne lui avait pas été salutaire, on aura expliqué cela par une maladie contractée là-bas.


~*~


PREMIER AMOUR

VRAIMENT ! Vous ne voulez pas ? Voyez-vous çà ! Et il faudrait que pour un caprice.... Ah ! mais non. Mademoiselle, respect au travailleur. Le travail, c’est la liberté. – Sur ce, je m’installe.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Oh ! vous avez beau rire et cacher vos mains derrière votre dos. Je ne plaisante pas. Vous m’avez pris ma plume, vous me rendrez ma plume. – voyons, minette, regarde ce beau papier blanc, et sois attendrie. Songe que mon cerveau bout ; littéralement, il bout. – Mademoiselle, vous allez me mettre dans la dure nécessité de recourir à la force. Une fois, deux fois, trois fois : voulez-vous me rendre ma plume ? Ah ! ne boude pas, surtout.

Tiens, je suis lâche, je capitule. Ça t’ennuie que je travaille ; au diable les paperasses. Suis-je assez obéissant, dis ? Seulement comme l’histoire est là, dans les cellules de mon écorce cérébrale, pour m’en débarrasser, je vais te la raconter. Sois paisible, je hais la prolixité. Allons, venez sur mes genoux, petite fille. Tout bien considéré, cela vaut mieux. Le public est si étrange ; sait-on jamais ce qui l’amuse ? Tandis que vous.... Allumons nos cigarettes, et je commence. – Je prie instamment Mademoiselle de ne pas me tirer la barbe.

Je commence. – Il fut un temps où moi qui vous parle j’étais abominablement naïf. – Auditoire, pas de marques d’incrédulité. – Mais ne sais-tu donc pas, mignonne, que les jeunes gens bien élevés le sont tous plus ou moins longtemps, naïfs. Brisée la chrysalide que figurent assez bien les étriqués habits du collégien, ils voudraient avoir des bras assez grands pour tout embrasser. Brûlent de mettre en pratique les théories apprises Dieu sait comme. La timidité les engonce. Tête bourrée de récits voluptueux, cœur battant la charge à la vue du premier chien coiffé, ils restent auprès des femmes muets, rougissant, l’air prodigieusement bête. – Tu souris. Tu connais çà. Très bien, je brise. – Du reste il n’y a rien de stupide comme les généralités. Parce qu’elles ne signifient absolument rien. J’ai vu des lycéens dépourvus de toute naïveté.

Mais j’en avais, moi, et j’avais aussi autre chose qui me gênait fort. Il me répugnait cependant de laisser le plus doux souvenir de ma prime jeunesse entre des bras quelconques. Déjà s’étaient offertes d’excellentes occasions dont ma gaucherie m’avait seule empêché de saisir la tignasse. De toutes mes aventureuses excursions à la recherche du bonheur j’étais revenu piteux, le même qu’au départ. Lourd fardeau, une robe d’innocence. – N’est-ce pas ? – J’enrageais ; car, possédant un estompage follet sur la lèvre supérieure, et venant pour la seconde fois de me faire retoquer à l’ès-lettres, je pouvais à bon droit me dire : homme.

Or, j’entre dans le récit, il plut alors à un vieil ami de mon père, un colonel en retraite et comme perdu dans le fond du Poitou, de m’inviter à passer une quinzaine chez lui. La chasse devait être de la partie. Juge de ma joie et permets-moi de passer sur le trajet, privé d’intérêt. Et pourtant il aurait pu en avoir. Je fis le voyage entier en compagnie d’une jeune brune, charmante, d’aspect point trop farouche. Hélas ! en arrivant à Poitiers, je cherchais encore la manière d’engager la conversation.

Il était trois heures du matin, et de toute la maison endormie je ne vis, à part le colonel, madras sur la tête, bougeoir en main, qu’un lit ou je dormis du plus innocent des sommeils.

Mais, – attention ! – lorsque je descendis déjeuner, quelle surprise ! Je savais bien que le colonel était marié, mais j’avais établi mentalement une concordance entre l’âge de sa compagne et le sien. Il avait soixante-cinq ans. Aussi fus-je renversé. – Se trouvaient également autour de la table quatre neveux, de jeunes gars robustes qui, les guêtres tout humides de la rosée matinale et la bouche pleine, avaient le cœur de parler chasse, gibier, armes, pendant qu’elle était là !

Maintenant, le portait obligé. Hum ! c’est qu’il y a bien longtemps de cela. Je me rappelle seulement qu’elle jouissait d’un certain embonpoint et était blonde. Tu peux partir de là pour inférer que ses yeux réfléchissaient l’azur du firmament, mais n’avance qu’avec précaution dans le champ, fertile en erreurs, des hypothèses. Sache aussi qu’elle frisait la trentaine, ce qui est « la bel âge » pour un amoureux de dix-huit-ans.

Car tout de suite j’en devins amoureux. Ah ! ce n’était plus la bonne de ma mère, la couturière d’en face, ni la demoiselle de la brasserie de la Porte Saint-Martin pour lesquelles mon cœur avait successivement brûlé. Ce n’était même plus la dame du wagon. C’était une vraie femme !

Et me voilà dressant mes batteries, de loin, tressaillant dans la moëlle de mes os quand par hasard son regard rencontrait le mien, et ne pensant qu’à la déclaration. Difficile. La colonelle était fort imposante.

Les quatre neveux chassaient avec rage, j’étais naturellement leur compagnon obligé. Mais, hanté par mes idées de conquête, je rêvassais en battant les buissons, et plusieurs fois il m’arriva de rentrer sans avoir tiré un coup de fusil. Le soir, quand tout le monde était couché, je m’accoudais à ma croisée ouverte et contemplais la lune avec persistance. Un amoureux de dix-huit ans manquerait à tous les usages reçus s’il n’était pas excessivement poétique.

Une fois je me trouvai seul avec elle. Elle lisait. Je me tournais les pouces. A part moi, j’estimais le colonel assez imprudent de nous laisser ainsi en tête à tête. Le silence qui régnait autour de nous, la nuit tombante m’enhardirent. Je me décidai à brûler mes vaisseaux. – « Madame, dis-je avec effort. » – Elle n’entendit pas. C’était à recommencer. Que de courage il me fallut pour réitérer : – « Madame. » – Elle leva la tête : – « Plaît-il ? » – Mais au son de sa voix toute ma résolution s’évanouit. Je ne pus que balbutier d’une voix rauque : – « Je crois que le temps est à l’orage. » – « Vous trouvez ? dit elle. C’est bien possible. » – La conversation s’arrêta là.

Dans ma chambre, toutes portes closes, en sérieuse discussion avec moi-même, je reconnus que l’éloquence indispensable me ferait à tout jamais défaut. Ecrire valait mieux. Des vers ? Ce fut ma première pensée ; vite abandonnée ; pour cause. Trois heures plus tard, après maints essais infructueux, j’avais accouché d’une lettre passionnée. – Te dire que je ne pus fermer l’œil de toute la nuit est au moins superflu.

Sans doute. Ne fallait-il pas m’ingénier maintenant pour remettre à son adresse le poulet si laborieusement composé ? Un moyen m’avait été préconisé par un « grand » ami. Aborder soudain une femme en lui montrant une lettre tombée de sa poche, s’esquiver la lui laissant entre les mains. Joli ; mais demandant beaucoup d’aplomb, – beaucoup d’aplomb.

Nous partions pour la chasse, carnier au dos, fusil sur l’épaule. La scène représente un rond-point du parc affectionné par la colonelle, et où elle passait ses après-dînées à faire de la tapisserie. Mon œil tombe sur la corbeille à ouvrage. Oh ! quelle idée ! La colonelle nous reconduit jusqu’à la grille. Feignant d’avoir oublié mon mouchoir, je reviens sur mes pas ; léger, rapide, je glisse ma lettre dans la corbeille sous un amas de laines multicolores.

Une émotion indescriptible. C’est peut-être à elle que je dois d’avoir foudroyé l’infortuné lapin qui détala entre mes jambes au moment où mon doigt pressait nerveusement la gachette. Songe que la colonelle n’était pas un instant sans bouleverser de fond en comble sa corbeille. Nous rentrâmes. Le visage de mon adorée n’exprimait rien du tout, mais ayant toujours entendu beaucoup parler de la dissimulation féminine, je n’attachai à cela nulle importance. Du reste, il me semble bientôt que sa voix en me parlant était plus douce que de coutume. Son regard, - était-ce une illusion ? – s’arrêtait souvent, avec persistance, sur moi. Enfin, au sortir de table, ce fut mon bras qu’elle choisit, et je crus sentir plusieurs légères pressions qui m’allèrent droit au cœur. – Ne te figure pas que je nageais dans l’ivresse. J’étais beaucoup plus gêné qu’heureux.

Mais que devins-je, chère amie, lorsque peu après, - nous prenions le café en plein air devant la maison, – elle s’écria : – « Ah ! j’ai oublié mon panier au rond-point. Monsieur Ernest, seriez-vous assez aimable pour aller me le chercher ? »

Je répondis : – « Comment donc, Madame ! » - M’élançai. Mais à peine engagé dans l’obscure allée de marronniers, un éclair me traversa le cerveau. Abasourdissement. Tu saisis ? Tout à l’heure, sous un prétexte quelconque, elle allait s’échapper, venir me rejoindre. Cette commission, c’était un rendez-vous. – Niais qui ne l’eût pas compris.

Un rendez-vous ! Eh bien ! pensai-je, en voilà une qui ne se fait pas beaucoup prier. Plus de difficultés m’eussent peu étonné. Ma lettre était fort bien, il est vrai ; mais c’est égal.... – Ainsi, là, sous ces arbres, dans l’obscurité, seuls tous deux ! Soudain la sueur m’inonda.

Qu’allais-je lui dire ?

Puis, quoi ? Devenir son amant ? Porter le déshonneur dans une honorable famille. Brouiller de vieux amis.

Que faire ? chaque minute rapprochait l’instant fatal de l’entrevue. Je résolus de passer pour un imbécile, tant pis ! de paraître n’avoir rien compris. Me voici galopant à travers l’ombre épaisse. J’arrive. Je saisis la corbeille. Dans ma précipitation, je la renverse..... Et d’entre les flots de laine s’échappe, tombe sur le sol, un petit carré blanc. Ma lettre !

A ce moment je me rappelai que la colonelle avait parlé d’une visite qui l’avait tenue toute l’après-midi dans son salon.

Ouf ! je respirai, largement. Délibérement je frottai une allumette....

Et le reste de mon séjour à la campagne se passa bien mieux que le commencement. Je chassai, mangeai, bus, dormis, m’amusai, sous l’œil de la colonelle qui décidément me confondait avec ses quatre neveux dans une sollicitude toute maternelle.

Voilà l’histoire. Nos cigarettes sont finies, et tu ne m’as pas tiré la barbe. Embrassons-nous.


Static Wikipedia 2008 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - en - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Static Wikipedia 2007 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - en - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Static Wikipedia 2006 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Sub-domains

CDRoms - Magnatune - Librivox - Liber Liber - Encyclopaedia Britannica - Project Gutenberg - Wikipedia 2008 - Wikipedia 2007 - Wikipedia 2006 -

Other Domains

https://www.classicistranieri.it - https://www.ebooksgratis.com - https://www.gutenbergaustralia.com - https://www.englishwikipedia.com - https://www.wikipediazim.com - https://www.wikisourcezim.com - https://www.projectgutenberg.net - https://www.projectgutenberg.es - https://www.radioascolto.com - https://www.debitoformativo.it - https://www.wikipediaforschools.org - https://www.projectgutenbergzim.com