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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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Pitre-Chevalier : Mademoiselle de Roan (1843)
PITRE-CHEVALIER, Pierre-Michel-François Chevalier dit (1812-1863) : Mademoiselle de Roan (1843).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.XI.2000)
Texte relu par : Y. Bataille
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : R2131) de l'édition donnée par La Revue des feuilletons, 3e année, 1843. Parution initiale dans la Presse.
 
Mademoiselle de Roan
par
Pitre-Chevalier

~~~~

 
I.

Vers la fin du mois de février 1805, j'étais (1) au bal chez des royalistes de Nantes, ralliés à la gloire de l'empire. L'amphitryon lui-même tenait par sa famille à l'aristocratie bretonne, et plusieurs anciens chefs de chouans, revenus de leurs héroïques illusions, s'étaient donné rendez-vous chez lui avec leurs femmes et leurs filles. L'assemblée n'était pas moins brillante que nombreuse, et le reflet de la prospérité générale animait les fronts les plus sévères. Dans ce temps-là, on fraternisait encore en France, sous le prestige heureux des victoires nationales, et les partis les plus extrêmes se donnaient volontiers la main pour danser, comme on disait alors, à l'ombre des lauriers. Républicains, royalistes et impériaux, dansaient donc ensemble, ce jour-là, chez monsieur le comte de V***. Je dansais aussi de tout mon coeur et de toutes mes jambes, comme on faisait à cette époque et comme on ne fait plus aujourd'hui, et ma joie s'élevait jusqu'à l'enthousiasme le plus patriotique, en voyant le frac bleu de mon uniforme se marier aux blanches toilettes des jolies Bretonnes.

Une de celles qui méritait le mieux ce titre ne tarda pas d'attirer mon attention. C'était une jeune femme d'environ trente ans, parée avec autant de simplicité que de richesse, et assise à une place d'honneur dans le salon principal. Après avoir péniblement traversé la foule pour me trouver près de cette femme, je m'avançai vers elle d'un air qui n'avait rien de trop impérial, et je lui demandai, en m'inclinant profondément, si elle voulait me faire l'honneur de danser avec moi.

- Je vous remercie, Monsieur, je ne danse pas, me répondit-elle avec un singulier sourire.

Je fis un second salut, moins profond que le premier, et je me retirai fort désappointé de cet échec. Outre que toutes les jeunes femmes, en effet, n'allaient alors au bal que pour danser, la belle inconnue était précisément, et comme à dessein, au milieu de celles qu'on invitait le plus souvent. Ne me trouvant point, d'ailleurs, plus à dédaigner qu'un autre, je ne m'appliquais pas le refus que j'avais essuyé...

- Aurais-je affaire, me demandai-je, à quelque royaliste exclusive ; et serait-ce la couleur de mon habit qui aurait le malheur de lui déplaire ?

Pour m'en assurer, je me fis l'espion de la jeune dame et de tous les cavaliers qui lui adressèrent la parole. Frappés comme moi de sa beauté, dix amateurs suivirent processionnellement mon exemple ; tous furent renvoyés comme moi, l'un après l'autre, avec le même sourire dont j'avais eu la première épreuve. Cette découverte calma les inquiétudes de mon amour-propre, mais ce fut alors ma curiosité qui s'éveilla ; et je me mis à considérer fort attentivement la mystérieuse beauté qui se refusait à la danse.

C'était une blonde, extrêmement pâle, d'une figure animée cependant, et d'une taille irréprochable. La pénétrante vivacité de ses yeux méridionaux formait le plus piquant contraste avec ses traits tout allemands, et à côté de ce sourire étrange qui s'épanouissait à chaque moment sur sa belle bouche, sa lèvre supérieure offrait une certaine contraction qui dénotait la fermeté la plus indomptable. Les mêmes oppositions se retrouvaient dans le reste de sa personne et jusque dans son attitude. Tandis que les riches contours de sa taille, emplissant hermétiquement son corsage, respiraient cette voluptueuse énergie qui est l'apanage exclusif de la jeunesse, ses hanches et ses genoux languissants paraissaient affaissés sous le satin de sa robe blanche, et son pied charmant restait fixé au parquet, commme si peu lui eût importé d'attirer l'atttention. J'en remarquai la finesse autant que l'immobilité.

En ce moment, monsieur d'A..., qui m'avait présenté au bal, se trouva par hasard derrière moi.

- Mon cher cicerone, lui dis-je vivement, je ne pouvais vous rencontrer plus à propos. Il faut que vous m'appreniez qui est cette admirable blonde dont chacun fait ici le but de ses hommages, et qui, réunissant toutes les conditions pour être la reine des danseuses, s'obstine à demeurer comme une statue sur son piédestal. Est-ce privilége, nécessité ou caprice ? Sommes-nous victimes de la tyrannie d'un préjugé, des scrupules d'une mère ou de la jalousie d'un époux ?

- Rien de tout cela, mon ami, répondit monsieur d'A... en hochant la tête.

Il avait tressailli à la vue de la personne que je lui montrais, et il poursuivit d'un ton solennel qui acheva de m'intriguer :

- C'est une juste préférence qui a fixé votre attention sur cette femme, car il n'y a rien ici en effet de plus curieux et de plus intéressant. L'avez-vous bien regardée, mon ami, et voulez-vous connaître son histoire ?

- Si je le veux ! m'écriai-je en jetant un nouveau regard à l'inconnue.

Et comme, à l'instant même, un grand et bel homme l'abordait familièrement :

- Qu'est-ce que ce personnage ? demandai-je encore...

- Ce personnage est le héros du dénoûment ! répondit mon cicerone avec mystère... Venez entendre ce véritable roman, poursuivit-il, ou plutôt ce roman véritable, et vous comprendrez pourquoi cette femme refuse de danser, même avec un cavalier tel que vous.

Tout en achevant d'exciter ainsi ma curiosité, mon ami m'entraîna dans le salon des douairières et des joueurs ; et là, placé de façon à ne pas perdre de vue la belle Bretonne, j'écoutai d'une oreille avide le récit suivant, que je reproduis ici avec tous les développements qu'il mérite :

«La famille des Roan est une des plus anciennes familles du pays de Nantes, où on les nomme encore les Rohan sans h, par allusion à la maison des Rohan de Bretagne. Ceux qui savent que la branche cadette de cette maison portait une hache sur ses armes, comprendront toute la portée de ce calembour héraldique, assez détestable pour avoir été religieusement conservé.

Au temps de la terreur, un marquis de Roan habitait le château de la S***, situé au bord de la Loire, à trois quarts de lieue de Nantes. Il avait échappé à la guillotine et à l'émigration en se faisant baptiser citoyen Roan, et en effaçant avec soin des murs de son manoir les armoiries qui demeuraient gravées au fond de son coeur. Bienfaiteur, au reste, de tout le pays, ses concitoyens l'avaient épargné en le tutoyant ; et se bornant à réaliser secrètement sa fortune, de façon à pouvoir tout emporter avec lui comme le philosophe, il était resté oublié de Carrier lui-même au fond de sa retraite, sans autre protection que son silence absolu et sans autre compagne que sa fille.

Mademoiselle Clémentine de Roan était une jeune femme de la plus grande beauté, qui avait eu l'honneur d'être appelée à Paris la soeur de la reine, tant on avait trouvé qu'elle ressemblait à Marie-Antoinette ! Elle n'avait que seize ans à l'époque de ce triomphe, et elle allait en avoir vingt en 1793. Les qualités de son esprit et de son coeur avaient encore dépassé celles de sa personne, et le charme de sa compagnie n'était pas pour peu de chose dans la fidélité du marquis à sa solitude de la S.... Enfermé avec ce bel ange gardien de son manoir, il oubliait que tous les démons de l'enfer étaient déchaînés sur la France, et il s'était habitué à croire que son salut et son repos tenaient à la présence tutélaire de Clémentine.

La piété filiale de mademoiselle de Roan était d'autant plus méritoire, qu'elle avait sacrifié son propre bonheur à celui de son père. Un brillant gentilhomme de la cour de Marie-Antoinette, le vicomte Henri de Frossay, avait remarqué Clémentine pendant son séjour à Paris. De fort galant qu'il s'était montré d'abord avec elle, il n'avait pas tardé de devenir fort amoureux ; si amoureux qu'il avait été aimé à son tour, et que M. de Roan lui avait promis la main de sa fille.

Le mariage allait se conclure, lorsque l'orage révolutionnaire éclata.

Pendant que le devoir du vicomte l'entraînait à la suite des princes, l'amour du pays, cette maladie des vieillards, avait rappelé le marquis en Bretagne. Montrant à Clémentine le chemin de Nantes et le chemin de Coblentz :

- Choisis, mon enfant, lui avait-il dit avec bonté ; il s'agit de partir vicomtesse de Frossay ou de rester demoiselle de Roan.

Clémentine avait hésité, car Henri la regardait en pleurant ; mais elle avait regardé son père qui pleurait aussi, et elle était tombée dans ses bras, en serrant la main du vicomte.

- Au revoir, Clémentine ! avait dit M. de Frossay, partageant son sacrifice.

- Au revoir, Henri ! avait répondu la jeune fille, pleurant à son tour.

Et il avait quitté la France avec les princes, tandis qu'elle regagnait la Bretagne avec son père.

Quelque temps après, la France était en feu d'un bout à l'autre ; et la Bretagne se levait à côté de la Vendée, au même cri de : Dieu et le roi !

Des flots de sang républicain que les chouans mêlaient à la Loire, étaient purifiés par les flots de sang royaliste que la guillotine y versait à son tour ; et, pendant que la nation s'ouvrait ainsi les veines au pied et à la tête, les fiancés, qui s'étaient séparés en se disant : Au revoir ! regrettaient de ne l'avoir pas fait en disant : Adieu !

Un seul espoir restait à mademoiselle de Roan, espoir qu'elle n'osait prier le ciel de remplir : c'était que M. de Frossay vînt jouer sa vie proscrite sur les champs de bataille de la Vendée, comme avaient déjà fait quelques-uns de ses compagnons d'exil. Mais aux nobles noms qui parvenaient souvent jusqu'au château de la S.... celui du vicomte ne se trouvait jamais mêlé.

Une seule fois, des bandes de chouans s'avancèrent jsuqu'aux bords de la Loire, et le marquis de Roan s'informa avec soin du chef qui les commandait. Ce chef n'était point un gentilhomme, mais le terrible MARTIAL, nouveau Cathelineau surgi dans cette guerre de géants. Après des miracles de bravoure et d'audace, il fut repoussé avec sa troupe et rejeté en Vendée. M. de Roan, renonçant alors à revoir le vicomte, hocha la tête en vieux royaliste qu'il était... Puis bientôt, désespérant du salut de Dieu et du roi, il se reprocha, avec Clémentine, d'avoir formé un voeu téméraire et funeste.

Tous deux étaient dans ces nouvelles dispositions, lorsque la liste des émigrés condamnés à mort leur tomba sous la main... Ils la parcoururent en frémissant d'horreur, et n'y trouvèrent point le nom de Henri !...

- Dieu soit loué ! s'écria la jeune fille, en levant les yeux au ciel dans le premier mouvement de sa joie ; mais cette joie fit place à la plus vive inquiétude, lorsqu'elle lut un noir pressentiment dans les yeux de son père.

- La république ne saurait faire grâce à un émigré aussi connu que le vicomte, avait pensé le vieillard ; si elle n'a point condamné Henri à mort, c'est que Henri n'existe plus !

Quelque soin qu'il mît à cacher cette conviction, Clémentine l'eut aussitôt partagée que comprise ; et il y avait quinze jours qu'elle pleurait son fiancé, lorsque deux voyageurs se présentèrent au château.

L'un d'eux portait le costume d'un étudiant allemand, avec les cheveux presque ras, à la mode de l'époque ; l'autre, habillé en paysan des côtes, cachait un air malin sous sa longue chevelure.

- Albert Spachman, répondit le premier avec un certain accent au citoyen officieux (2) qui lui demanda son nom ; et Jean-Pierre Audrain, son guide fidèle, ajouta-t-il en montrant le paysan qui l'accompagnait. - Dites au citoyen Roan, reprit-il à demi-voix, que nous lui apportons des nouvelles du citoyen Frossay.

Il n'avait pas achevé cette phrase, qu'il était introduit dans le salon du château, et deux minutes après, le vicomte, car c'était lui-même, était dans les bras du marquis et de sa fille...

Après avoir raconté comment il s'était tué en Allemagne sous le nom de Henri de Frossay, pour se ressuciter en France sous celui d'Albert Spachman, le vicomte fut vivement félicité de cette prudente mesure, et remercié surtout de n'avoir point pris part à une guerre inutile.

- Quel malheur si le ciel eût exaucé notre premier voeu ! s'écria Clémentine avec l'égoïsme de l'amour. Arrêté ou proscrit maintenant comme tous les chefs vendéens, vous auriez ruiné votre honneur et le nôtre, sans sauver une cause abandonnée de Dieu !

Non moins désenchanté par sa fille sur ses espérances de royaliste, le marquis fit paternellement écho à ces paroles, au lieu de remarquer l'effet qu'elles produisaient sur Henri ; et celui-ci, interrompant brusquement sa confidence, passa une main sur son front pour dissimuler son trouble...

- Allons, ne pensons plus à nos regrets, dit M. de Roan, croyant qu'il fallait interpréter ainsi le mouvement du gentilhomme ; le marquis de Roan et le vicomte de Frossay sont morts ; mais la citoyenne Clémentine sera trop heureuse de s'appeler en sécurité madame Spachman !

Le bon père était si heureux lui-même en parlant de la sorte, la jeune fille adressait au ciel des regards si reconnaissants, que le vicomte acheva de refouler dans son âme le secret qui eût empoisonné cette joie.

- Oublions donc, en effet, le passé, mes amis, s'écria-t-il, et hâtons-nous de jouir du présent, sans nous occuper de l'avenir !...

Il se détourna en même temps vers Jean-Pierre, en se posant rapidement un doigt sur les lèvres, et, rassuré par un signe pareil du Breton, il fut tout entier à son bonheur de famille.

Quinze jours après, l'intérieur du château de la S*** offrait un aspect inaccoutumé depuis longtemps. Dans le salon soigneusement fermé, autour de la vieille table au tapis vert, quatre notables du lieu, convoqués sans bruit, se tenaient en grande toilette ; derrière eux étaient rangés les citoyens officieux du manoir, parmi lesquels se faisaient remarquer Jean-Pierre. M. de Roan, pour présider cette réunion de fidèles, avait risqué son habit à la française ; Clémentine, en robe blanche, s'appuyait émue sur le bras de son père ; et toujours Allemand par le nom, l'accent et le costume, le vicomte, debout près de la jeune fille, attendait avec impatience le moment de la cérémonie.

Cette cérémonie était la lecture et la signature du contrat de mariage du citoyen Spachman, dit Albert, et de la citoyenne Roan, dite Clémentine.

Après avoir péniblement rédigé l'acte dans toutes les formes voulues par la république, le notaire, ancien lecteur du marquis, prit sa voix solennelle pour articuler lentement chaque phrase ; et le témoin désintéressé qui eût assisté à cette scène eût été surpris de voir un personnage de cette importance écouté si négligemment par ses auditeurs.

Choqué, en effet, des expressions ridicules qui frappaient ses oreilles, le marquis se donnait toutes les distractions possibles, afin de ne les pas trop entendre. Mademoiselle de Roan ne se montrait guère plus attentive, partagée qu'elle était entre l'impatience de son père et celle de son fiancé. Soit analogie sincère d'opinion, soit habitude de flatterie envers les châtelains, les quatre notables imitaient à peu près leur exemple ; et Jean-Pierre lui-même sortait de sa réserve habituelle, pour s'égayer avec les domestiques aux dépens du style républicain.

Mais celui de tous les assistants qui s'occupait le moins de ce qui se passait, était celui-là même qui eût dû s'en occuper le plus. Inquiet et agité, comme si un pressentiment fatal eût tourmenté son esprit, tantôt le vicomte observait avec méfiance les figures qui l'entouraient, tantôt il tressaillait au moindre bruit, et regardait vivement par la fenêtre, en homme qui, arrivé au but de ses déirs, n'est pas sûr encore de le toucher heureusement.

Il faut dire que, tout en hâtant les préliminaires du mariage, Henri avait souvent exprimé à ses hôtes un voeu singulier... C'était d'émigrer en famille immédiatement après la cérémonie, d'aller assurer et fixer leur bonheur hors de France, sans attirer sur eux une attention dangereuse.

- Qui sait, disait-il au marquis, si on ne découvrira pas mon incognito, si quelque circonstance ne vous rendra pas vous-même suspect, si enfin nous tromperons jusqu'au bout la république ?

- La république ne songe plus à nous, mon ami, répondait avec sécurité M. de Roan. N'ai-je pas anéanti le marquis comme vous avez anéanti le vicomte, et ne m'assuré-je pas la faveur des sans-culottes en mariant ma fille au citoyen Spachman ? Votre plan d'Allemagne était excellent, vous dis-je ; ne le détruisez pas par un plan contradictoire, et laissez-moi le soin d'achever votre ouvrage.

Henri n'avait qu'une réponse à ces raisons concluantes, mais il y avait renoncé dès le commencement ; il s'était donc abandonné au marquis et à la Providence, non sans arriver par des inquiétudes croissantes aux angoisses du jour décisif.

Ces angoisses se manifestèrent si positivement, au moment où le notaire achevait la lecture de l'acte, que mademoiselle de Roan ne put s'empêcher de les remarquer, et de considérer avec surprise le vicomte.

Un bruit lointain, que lui seul avait entendu, était venu lui enlever le reste de son sang-froid.

- Henri ! qu'avez-vous donc ? demanda Clémentine en se rapprochant de lui.

Cette voix le fit tressaillir et le rappela à lui-même.

- Rien... je n'ai rien, dit-il avec l'effort d'un homme qui dompte un trouble mortel.

Et secouant le fantôme qui s'acharnait à lui, pour ressaisir la douce réalité de son bonheur, il prit la plume que lui tendait gravement le notaire, et dit à Clémentine :

- Signez, mademoiselle !

La fiancée posa une main tremblante sur le contrat, et allait engager sa vie avec autant de bonheur que d'émotion, lorsquelle s'arrêta frappée par le bruit qu'avait déjà entendu le vicomte, et retenue par le vicomte lui-même qui s'écria cette fois :

- Ne signez pas !

Le retour de ce bruit et l'accent de ces paroles firent frémir les assistants. Par un phénomène moral qui n'a d'analogie que l'électricité, l'anxiété d'Henri se communiqua aussitôt à tout le monde, et pendant que le vieux marquis dressait vivement l'oreille, le vicomte regarda rapidement où était Jean-Pierre.

Jean-Pierre avait disparu comme par enchantement ; mais il reparut à l'instant même à la porte du salon... Les chiens de garde aboyaient avec effroi derrière lui, et il n'eût que le temps de crier au vicomte :

- Sauvez-vous !

Ces mots n'étaient pas prononcés que M. de Frossay s'élançait à une fenêtre..... Mais il y rencontra deux baïonnettes prêtes à le percer, et il se rejeta dans le salon, pendant que vingt soldats s'y précipitaient.

Tous les assistants n'avaient fait qu'un cri, et Clémentine était tombée dans les bras de son père.

En un clin d'oeil Henri fut entouré par quatre bleus, et M. de Roan surveillé par deux autres.

- Que voulez-vous à cet étranger, capitaine ? demanda le marquis au chef de la troupe. C'est le citoyen Albert Spachman, mon hôte, le fiancé de ma fille ; et, quels que soient vos motifs de l'arrêter, tous ceux qui sont ici seront sa caution comme moi.

- Tous ceux qui sont ici se compromettraient en vain, répondit le capitaine, et vous même seriez déjà compromis si je ne voyais l'erreur où vous êtes... Ce jeune homme vous a trompé, citoyen, en vous disant qu'il se nommait Albert Spachman.

Les notables effrayés poussèrent un seul cri ; le notaire jeta un regard piteux sur son acte frappé de nullité.

- Le vicomte est reconnu ; tout est fini ! se dirent en même temps le marquis et Clémentine.

Mais quel fut l'étonnement de Clémentine, du marquis, du notaire et des notables, lorsque le capitaine ajouta en montrant M. de Frossay :

- Ce jeune homme est le chef de chouans, MARTIAL !

II.

Nous avons dit quelle terreur le nom de Martial avait répandue dans le pays : qu'on juge de l'effet que produisit un tel nom, retentissant à un moment pareil au milieu du château de la S...

Peu s'en fallut que, malgré leur dévouement au marquis, tous les assistants ne prissent immédiatement la fuite ; et si M. de Roan eût été soupçonné de complicité avec le chouan, sa stupéfaction extrême l'eût parfaitemennt justifié.

Deux personnages seuls gardèrent quelque sang-froid au milieu de l'émotion générale, et ces deux personnages furent, chose étrange ! ceux dont le trouble eût été le plus facile à concevoir.

Il n'est pas besoin de nommer le vicomte de Frossay et mademoiselle de Roan.

Du moment que le danger était devenu inévitable, Henri avait repris l'attitude d'un homme habitué à le voir en face. Faisant d'abord signe à tout le monde de se calmer, et indiquant aux soldats qu'ils n'avaient point de résistance à craindre, il jeta sur leur chef un regard qui eût suffi pour faire reconnaître Martial, puis il reporta ce regard avec une tout autre expression sur mademoiselle de Roan ; et celui qu'il reçut d'elle en échange était fait pour consoler des plus grands malheurs.

Cependant le marquis, ne pouvant en croire ses yeux et ses oreilles, voulut soutenir encore au commandant qu'il se trompait, et fit signe à M. de Frossay de produire ses papiers. Un sourire et un hochement de tête furent toute la réponse qu'il reçut de l'un et de l'autre.

Le vicomte et son ennemi, le capitaine Morin, s'étaient rencontrés sur les champs de bataille ; et il leur avait suffi, pour se reconnaître, du premier regards échangé entre eux !

Toute dénégation était donc impossible, et Martial n'avait qu'à se montrer lui-même.

- Il est vrai, mes amis dit-il en se retournant vers le marquis et Clémentine, je suis ce chef de chouans dont on vous a dit le nom de guerre ! Ma tête a mérité d'être mise à prix par la république, et, comme mes pressentiments ne me l'annonçaient que trop depuis hier, le représentant Carrier va la faire rouler sur l'échafaud.

- Adieu donc, mes amis, reprit-il avec une intention qui devait sauver ses hôtes ; et pardonnez-moi d'avoir pu vous tromper ainsi, vous qui alliez me donner les noms de fils et d'époux. Le ciel me punit assez d'avoir osé jouer mon repos contre le vôtre, et je le remercie sincèrement de m'épargner un crime dont vous trouverez peut-être l'excuse dans mon amour. Souvenez-vous, en effet, poursuivit-il, faisant allusion aux paroles qui avaient refoulé son secret, souvenez-vous qu'un chef de chouans n'eût pu que ruiner votre bonheur, et ne maudissez pas le citoyen Spachman de vous avoir caché Martial le proscrit. Hélas ! j'espérais en frémissant le dérober à la république ainsi qu'à vous-même, et voilà pourquoi je vous ai souvent suppliés de quitter la France avec moi ! Voilà aussi pourquoi je m'agitais si vivement au moment de consommer la faute que j'expie ; je perdais tout mon courage en tremblant pour vous, sans perdre encore mon aveugle espérance ; trop heureux si les pressentiments et les remords qui me tourmentaient nous eussent épargné la leçon que nous recevons en ce moment !... Mais enfin elle arrive avant que tout soit irréparable ; vivez libres et heureux, mes amis, et dites-moi que je mourrai pardonné !..

- Vous mourrez le mari de Clémentine de Roan ! s'écria la fille du marquis avec exaltation.

Les nobles paroles qu'elle venait d'entendre avaient soulevé tout son coeur d'amante et tout son sang de royaliste !... Oubliant les périls affreux qu'elle appelait sur sa famille, rougissant de honte et à la fois d'émulation, essuyant avec fermeté les pleurs que lui arrachait la tendresse, frémissant d'être indigne du vicomte autant que de le perdre à jamais, elle s'élança brusquement vers la table où était resté l'acte de mariage, reprit par un geste énergique la plume qu'elle avait laissée tomber, et traça d'une main rapide et imperturbable la signature qui la liait au proscrit.

En vain M. de Frossay lui cria de sa place

- Arrêtez, malheureuse !

Elle ne se retourna vers lui que la plume et le contrat à la main, lui disant avec amour et résolution :

- Signez à votre tour, Martial !

- Signez, Martial, répondit à son tour le marquis exalté au vicomte qui l'interrogeait du regard.

Et, d'une main digne de celles qu'il unissait ainsi, le vieillard joignit son nom à ceux de ses enfants.

- Racontez ceci à Carrier, capitaine ! dit-il ensuite en embrassant les deux fiancés ; et apprenez-lui que, si notre crime mérite l'échafaud, nous saurons y porter nos trois têtes en famille.

- Votre crime mériterait la grâce de cet homme, répondit l'officier attendri malgré lui-même ; mais la république ne connaît que la loi, comme je ne connais que mon devoir, ajouta-t-il en faisant signe au vicomte de marcher et à tous les assistants de garder le silence...

Henri serra son père et sa fiancée sur son coeur, leur montra le ciel, leur dit adieu ! et s'éloigna...

- Dites-lui : Au revoir, Mamselle ! murmura en ce moment une voix à l'oreille de Clémentine ; ça vous portera bonheur à tous les deux, et ça me donnera du courage pour veiller sur lui...

Mademoiselle de Roan balbutia faiblement : Au revoir, et rencontra sur son épaule la tête chevelue de Jean-Pierre.

Le Breton attendit sans bouger que tout le monde eût peu à peu quitté le salon. Il se dépouilla alors sans cérémonie de sa soubreveste, en retourna les manches et la remit à l'envers. Il en fit autant de l'espèce de bonnet qui lui couvrait la tête, se donna une nouvelle figure en jetant ses cheveux derrière ses oreilles, une nouvelle démarche en s'appuyant comme un boiteux sur son bâton, et sorti du château sans être reconnu par les domestiques, tant son bonnet de police, sa tournure militaire et son habit à chevrons, le faisaient ressembler à quelque vétéran réformé !

Le marquis et sa fille coururent à une fenêtre, pour le suivre plus longtemps d'un oeil émerveillé, et ils ne purent s'empêcher d'accueillir par un geste de remerciement le signe d'espérance qu'il leur envoya au détour de la route.

Le lendemain, avant le jour, M. de Roan et Clémentine étaient encore dans le salon. Ils y avaient passé toute la nuit à parler du vicomte, s'accusant tour à tour eux-mêmes de son malheur, et tombant des exaltations d'un royalisme sympathique à l'abattement du plus impuissant désespoir. Brisée par les angoisses de cette veillée funeste, non moins que par ses héroïques émotions de la journée, la jeune fille allait des bras de son père qu'elle apaisait par ses pleurs, aux vitres d'une haute fenêtre, où elle appuyait son front brûlant. La nuit était sombre et le ciel sans étoiles ; mais cette fenêtre regardait vers Nantes, du même côté que le coeur de Clémentine !... De là, elle croyait mieux voir Henri de Frossay marchant au milieu des soldats républicains ; elle comptait mieux ses pas sur cette route du supplice, au bout de laquelle se dressait l'échafaud de Carrier !...

- Il doit être arrivé depuis longtemps à Nantes ! dit-elle d'une voix sourde en entendant sonner cinq heures.

- Où est-il maintenant ? et qu'aura-t-on fait de lui ? ajouta-t-elle avec un frisson dans tous les membres. On l'a jeté sans doute à l'Entrepôt (3), en attendant son jugement ? Mais n'est-il pas jugé d'avance, et la guillotine ne sera-t-elle pas son tribunal ? La guillotine ou les bateaux à soupape, hélas ! car qui sait le supplice que l'on choisira pour lui ? Qui sait même s'il n'est pas déjà exécuté, grand Dieu ? exécuté, comme ils font si souvent, dans l'ombre de cette nuit affreuse ? Qui sait si déjà la belle tête de mon Henri n'est pas tombée sous la hache ? si son corps inanimé ne roule pas avec cent autres dans la Loire ; s'il ne passe pas en ce moment, dans son linceul glacé, au pied même du château de la S*** ?

Comme elle parlait ainsi, l'heure qui avait sonné à la pendule du salon sonna à l'horloge de la chapelle, et la lampe s'éteignit épuisée sur la table, laissant la pièce dans une obscurité profonde.

Clémentine se rejeta, avec un cri perçant, près du marquis ; et, comme si la nature se fût associée à leur désespoir, une pluie violente se mit à fouetter les vitres.

En ce moment, les premières lueurs du jour remplaçaient la clarté de la lampe. Le marquis et sa fille distinguèrent, en relevant les yeux, la table où étaient restés le contrat, la plume avec laquelle ils l'avaient signé, un gant du vicomte tombé sur le parquet, les chaises et les fauteuils des témoins encore rangés en cercle, - tout ce qui rappelait ce doux rêve de bonheur et d'amour, interrompu par un si affreux réveil !

Quelque douloureux que fût ce spectacle, il les soulagea en faisant couler leurs larmes ; mais à peine avaient-ils eu le temps de les confondre, qu'un grand bruit se fit entendre aux abords du château.

La sonnette extérieure, agitée avec force, réveilla brusquement les chiens de garde et les domestiques.

- Les bleus ! encore les bleus ! cria un de ceux-ci à la porte du salon, tandis que les autres couraient à la grille.

- Cachez-vous, mon père, on vient vous arrêter ! dit Clémentine en saisissant la main du marquis, et en s'efforçant de l'entraîner dans une autre pièce.

- Eh bien ! qu'ils m'arrêtent ! répondit le vieillard avec la résignation d'un homme dont le courage est à bout.

- Alors, ils ne nous sépareront pas ! s'écria mademoiselle de Roan dans les bras de son père...

Mais bientôt ils furent rassurés, à la vue de l'homme qui parut dans le salon...

C'était un tout jeune officier de la république, à la figure sérieuse, mais polie, aux élégantes moustaches blondes, contrastant avec ses cheveux bruns, rasés à la Titus.

Faisant un salut militaire au marquis, et s'inclinant respectueusement devant sa fille :

- Citoyen, dit-il avec gravité, je suis le lieutenant Larive. J'ai reçu, cette nuit, l'ordre de quitter Nantes avec trente hommes, et le citoyen commandant de place vous charge de les loger, ainsi que moi-même.

M. et mademoiselle de Roan respirèrent en entendant ces paroles. Le capitaine Morin les avait évidemment épargnés dans son rapport, et ils n'étaient encore, aux yeux de la république, que dans la catégorie des suspects à surveiller. Telle était la mission du lieutenant Larive et des garnisaires qui l'accompagnaient : de sorte que, dans l'espoir d'avoir par eux des nouvelles du vicomte, le marquis et sa fille les accueillirent avec empressement.

Mais hélas ! parti subitement de Nantes, avec sa seule consigne de surveillance, l'officier ne connaissait du sort de Martial que son arrestation, et ce fut en vain que M. de Roan dépêcha des messagers vers la ville pour arracher à la république son fatal secret.

Un soir enfin, Larive était monté de bonne heure à sa chambre, et Clémentine se trouvait seule au salon avec M. de Roan. Tout à coup, comme elle regardait cette haute fenêtre, où elle avait tant pleuré le jour de l'arrestation, elle vit un homme glisser furtivement au dehors, et entendit trois coups frappés sur les vitres...

- Qui est là ? dit-elle d'abord avec effroi en se rapprochant de son père.

Puis, rassurée soudain par un heureux pressentiment, elle courut à la fenêtre et entr'ouvrit la croisée...

C'était le compagnon de Martial, le fidèle Jean-Pierre !...

Clémentine eut quelque peine à reconnaître le Breton, tant sa personne était changée depuis dix jours ! Outre la trace des fatigues et des inquiétudes qui avaient fort altéré sa figure, il s'était imposé un double sacrifice qui avait dû lui coûter bien des regrets : celui de la longue chevelure d'abord, tombée sous des ciseaux révolutionnaires, puis celui de son bonnet amphibologique, remplacé par un franc schako républicain.

Tant d'efforts, du reste, ne pouvaient annoncer que de grands projets, et on juge des questions multipliées du marquis et de sa fille.

- Henri vit-il encore ? telle fut la première de toutes.

Jean-Pierre y répondit par un signe de tête et un sourire, qui firent tomber à deux genoux mademoiselle de Roan.

- Merci, mon Dieu, merci ! dit-elle avec effusion. - Puisque vous l'avez conservé jusqu'à ce jour, c'est que vous voulez encore nous le rendre !

Le marquis, de son côté, serra la main calleuse du Breton, qui, sans rompre son silence mystérieux, lui remit un chiffon de papier plié en quatre.

Sur ce papier se trouvaient ces mots, tracés par le vicomte avec son sang :

«Je suis toujours à l'Entrepôt, heureux de vivre encore, puisque vous m'avez pardonné ! Après-demain, c'est mon tour de monter à l'échafaud du Bouffay (4) ; mais Jean-Pierre, qui a pénétré jusqu'à moi, a un projet d'évasion pour demain.

Informez-le bien de ce qui se passe au château, et, si vous voulez fuir avec moi, faites vos préparatifs. Demain, je serai perdu irrévocablement, ou nous serons sauvés tous ensemble !

Votre époux et votre fils,      «HENRI.»

Malgré les anxiétés qu'une telle lettre jetait au milieu de leurs espérances, le marquis et sa fille retrouvèrent du sang-froid pour mettre le Breton au courant de leurs affaires.

Jean-Pierre fit une grimace assez inquiétante, en apprenant la surveillance continuelle exercée par les garnisaires ; mais il ne parut pas cependant désespérer de la mettre en défaut, et il recommanda aux Roan d'achever de gagner l'officier. Quant a son projet d'évasion pour le vicomte, il n'avait pas le temps de le leur confier en ce moment ; il les invita seulement derechef à se tenir prêts à toute aventure, car il ne savait pas trop encore comment Martial les rejoindrait le lendemain. Enfin, il termina par leur montrer le ciel et son chapelet bénit, leur signifiant ainsi d'implorer la Providence ; et il se retira par le même chemin qui l'avait amené, en franchissant un mur de dix pieds de haut.

Une heure après, tout le monde dormait à la S..., tandis que le marquis et sa fille exécutaient les recommandations du paysan.

A genoux devant le crucifix, sur lequel elle avait juré sa foi au vicomte, Clémentine adressait au ciel des prières que leur vol ardent devait porter droit à Dieu. Le marquis cependant allait et venait de chambre en chambre, joignant aux précautions de son âge toute l'activité de la jeunesse.

Quand il eut bien détruit tout ce qui pouvait compromettre sa fuite, bien recueilli et bien enfermé tout ce qui pouvait en assurer le succès : quand l'or et les bijoux, depuis longtemps en réserve, eurent été divisés en fractions portatives, il laissa à sa fille le soin de quelques menus détails, et se rendit dès le point du jour à l'extrémité de son parc. Là, un bateau solide et léger fut confié à un homme fidèle et habile. Le marquis lui ordonna d'attendre à son poste jusqu'à la nuit suivante, et revint à la hâte auprès de Clémentine mettre la dernière main aux préparatifs...

Le matin, au déjeuner, Larive fut frappé de la nouvelle figure de ses hôtes. Elle n'exprimait pas encore une sécurité complète, mais une lueur d'espoir l'éclairait doucement. Le même changement, d'ailleurs, se faisait remarquer dans leurs manières. Au lieu de la politesse contrainte et des prévenances tremblantes de la veille, c'était une sorte d'empressement amical et d'abandon presque familier... Trouvant leur compagnie d'autant plus aimable, l'argus républicain devint complétement aveugle, et ses hôtes furent bientôt aussi contents de lui qu'il paraîssait satisfait d'eux-mêmes.

Malheureusement cette satisfaction réciproque ne devait pas durer, et elle finit cruellement pour chacun avec le jour.

- Demain je serai sauvé, ou nous serons tous perdus, avait écrit le vicomte.

Voyant la matinée se passer sans entendre parler de lui, M. et mademoiselle de Roan commencèrent à s'inquiéter... Au milieu du jour, point de nouvelles encore ; et les inquiétudes alors de se changer en terreur !... Le soir arrive enfin, et toujours point de nouvelles !... Si bien qu'en sentant la nuit et la mort entrer ensemble au château, Clémentine s'évanouit en présence du lieutenant...

- Qu'est-ce que cela veut dire ? s'écrie Larive étonné, qui remarque alors la pâleur du marquis, presque égale à celle de sa fille...

A l'instant même, son sergent paraît dans le salon, et lui remet une dépêche avec un air de méfiance.

Il faut dire que ce sergent, véritable type du républicain forcené, plate et méchante figure aux cheveux roux et à l'oeil louche, avait le privilége d'être l'épouvantail de tout le monde à la S... Les châtelains, qu'il appelait des aristocrates ou des ci-devant, ne le voyaient jamais approcher sans redouter un malheur ; et à son chef lui-même, il semblait un remords incarné, toujours prêt à lui rappeler amèrement les devoirs les plus rigoureux de sa charge. Il portait le nom significatif de Romulus, et ce nom faisait involontairement tressaillir Larive. Si, à l'exemple de Remus, en effet, l'officier franchissait jamais les limites de la consigne, il savait que le sergent, nouveau Romulus, était homme à l'immoler impitoyablement.

On se figure donc l'effet qu'à un tel moment produisit l'apparition d'un pareil homme.

- Henri est exécuté ! s'écria Clémentine, ranimée successivement par la terreur...

Et pendant que cette acclamation et le nom de Henri faisaient tressaillir Larive, elle cherchait à lire dans ses yeux surpris ce que lui avait annoncé la dépêche.

Mais le lieutenant la referma d'un air sombre, et se retira sans répondre, murmurant à demi-voix entre ses dents : - Je saurai ce que veut dire ce nom d'Henri !

- Je vais vous l'apprendre, lieutenant, répondit Romulus, qui suivait son chef... Je soupçonnais depuis longtemps la chose, reprit-il avec son mauvais sourire. Je m'en suis assuré ce soir même, entre quatre yeux, en communiant avec le jardinier sous l'espèce du vin.

Et il raconta, en effet, à Larive toute l'histoire du citoyen Spachman, depuis son arrivée au château de la S... jusqu'à la scène du contrat et de l'arrestation.

- Voilà ce que c'est que ce Henri ! ajouta-t-il, et voilà pourquoi on vous a tant questionné sur son compte. Ces ci-devant ne s'embourgeoiseraient pas avec des officiers de la république, mais ils s'encanaillent volontiers avec des chefs de chouans !

Larive ne remarqua, sous la grossièreté de ces paroles, que la fâcheuse vérité qu'elles contenaient.

Ainsi donc ce Martial, qu'il s'était figuré comme un chouan farouche, ce Martial portait le doux nom d'Henri ; il était aimé, fiancé de Clémentine...

- Et on m'annonce que ce Martial est évadé !... ajouta-t-il brusquement en froissant sa dépêche...

- Évadé ! il est évadé ! mille tonnerres ! s'écria avec fureur Romulus, qui n'avait cessé d'observer son chef. - C'est pourtant vrai ! poursuivit-il en parcourant la dépêche à son tour ; et dire que ce sont toujours les chouans qu'on laisse filer ainsi, nom d'un nom ! il faut que le représentant Carrier soit un complice de Pitt et Cobourg !...

Cette boutade du sergent sans culotte eût amusé Larive à tout autre moment ; mais en entendant Romulus lire le post-scriptum de la dépêche, par lequel il leur était recommandé de surveiller plus que jamais leurs hôtes, un frisson lui avait passé dans tous les membres à la pensée que Martial pouvait reparaître au château !...

Le lieutenant républicain venait de découvrir, aux sinistres éclairs de la jalousie, qu'il était éperdûment amoureux de mademoiselle Clémentine de Roan !...

Le lendemain matin, Larive fut le premier au salon, et il n'y vit point arriver Clémentine. Le marquis arriva seul au déjeuner et annonça que sa fille était malade. Aussi touché que surpris de l'effet de cette nouvelle sur l'officier, il s'empressait de le rassurer en répondant à ses questions, lorsque Romulus annonça brusquement un exprès.

Le marquis fit signe à Larive de le recevoir au salon, et il allait remonter près de sa fille, quand il vit entrer Jean-Pierre !...

Le Breton était cette fois en uniforme complet de soldat républicain, et Romulus n'eût pas salué son monde avec un air plus sans-culotte.

- De la part du capitaine commandant la compagnie de Chantenay (5) , dit-il en présentant une lettre au lieutenant.

«Arrivez avec vos trente hommes, portait cette lettre ; j'ai besoin de vous tous pour un coup de main d'importance.
                              «Signé : capitaine LEBLANC.»

- Capitaine Leblanc ! dit Larive, qu'est-ce que cela ? Il y a deux jours, c'était le capitaine Duroc qui commandait à Chantenay.

Jean-Pierre rougit à cette observation ; mais il fit si bien, que le marquis seul s'en aperçut.

- Il y a deux jours, cela se peut bien, dit-il avec aplomb ; mais le capitaine Duroc est changé d'hier, mon lieutenant, et vous verrez qu'il est remplacé par un bon b..... dont auquel j'ai l'honneur d'être à ses ordres.

Larive regarda le schako du Breton, qui portait le numéro 24. Il ne connaissait ni le 24e régiment de ligne ni le capitaine Leblanc, et il avait d'autant plus de peine à s'en rapporter au messager.

Celui-ci, heureusement, calma ses soupçons en lui disant à l'oreille :

- Entre nous, mon lieutenant, ne perdez pas une minute ; il s'agit d'aller surprendre le chouan Martial, qui s'est retranché dans les carrières de Gigant avec cent hommes.

- Le chouan Martial ! s'écrièrent à la fois Romulus et Larive.

Et ne voyant plus que la possibilité de se mesurer avec son ennemi personnel, le lieutenant donna immédiatement l'ordre du départ.

- Le vicomte sera ici dans cinq minutes ! dit rapidement Jean-Pierre à M. de Roan ; vous avez une demi-heure pour vous enfuir avec lui !

Le marquis fut si étourdi à cette nouvelle, qu'il faillit en perdre l'équilibre. Il reprit à peine ses sens en embrassant l'homme qu'il croyait mort ; et le laissant enfermé dans le salon sans pouvoir prononcer une parole, il lui fit signe qu'il allait chercher Clémentine.

Apprendre que Martial vivait et qu'il était là, se relever aussi forte qu'elle était abattue, s'envelopper d'un peignoir et courir se jeter dans les bras d'Henri, tout cela fut pour mademoiselle de Roan l'affaire d'une minute.

En moins de temps encore le vicomte eut expliqué son évasion et son retard ; et à la vue de la figure pâle et souffrante de Clémentine, ce fut en vain qu'il prétendit retarder leur fuite.

- Tenter encore la Providence, et recommencer à mourir tous les jours ! s'écria la jeune fille. Non ! non ! je suis guérie ! je suis forte !... Je vous suivrais au bout du monde !...

En donnant par son activité la preuve de ce qu'elle disait, en moins d'un quart d'heure elle eut achevé les préparatifs.

- Un bateau est depuis trois jours au bout du parc, dit le marquis au vicomte.

- Et depuis une semaine, répondit le vicomte, un navire frété nous attend devant Couëron !...

- Adieu donc au château de Roan ! s'écria solennellement le vieillard

- Adieu à la tombe de ma mère ! dit Clémentine.

- Adieu à la gloire ! ajouta Henri.

- Adieu à la France ! reprirent les trois voix ensemble.

En donnant à tout ce qu'ils regrettaient un dernier regard, une dernière larme, ils se partageaient silencieusement le bagage de l'exil... lorsque Jean-Pierre rentra tout effaré dans le salon...

- Restez et cachez le vicomte ! cria le Breton d'une voix épuisée par la vitesse de sa course. Tout est découvert et perdu si on le voit ! Les garnisaires reviennent sur mes pas ! Le parc et le château seront cernés dans cinq minutes ! Cachez le vicomte ! cachez le vicomte !

L'effet que produisit une telle nouvelle ne peut se comparer qu'à un coup de foudre, et elle en fut un littéralement pour Clémentine, qu'il fallut reporter anéantie dans sa chambre.

En ce temps-là, tous les châteaux avaient quelque part un réduit invisible, dernier asile de la terreur contre la mort. Celui de la S... avait été pratiqué dans les combles de l'édifice, et M. de Roan y conduisit Martial et Jean-Pierre, tandis qu'un domestique détruisait les traces des préparatifs.

Chemin faisant, le Breton raconta au marquis comment son stratagème avait échoué. A une demi-lieue de la S..., les garnisaires avaient rencontré un peloton de voltigeurs, et soit curiosité, soit méfiance, Larive les avait interrogés sur le nouveau commandant de Chantenay.

- Or, comme le capitaine Leblanc et sa lettre étaient de ma façon, dit Jean-Pierre, voyant ma ruse éventée et les bleus faire volte-face, je n'ai eu que le temps d'échapper de leurs mains et d'accourir vous annoncer leur retour. - Il était temps, ma foi, ajouta-t-il en regardant par une fenêtre, car les voilà déjà postés aux issues du château, et vous n'avez qu'à descendre les recevoir au salon.

Le marquis descendit, en effet, après avoir soigneusement fermé la cachette, et il lui fut facile de répondre victorieusement aux questions de Larive, lorsque celui-ci eut visité tout la maison sans y rien trouver de suspect.

- Ce n'est pas cependant pour le roi de Prusse que ce maître filou nous a joués, fit alors observer Romulus, qui considéra insolemment son chef et son hôte. - Enfin, bref ! nous verrons bien ! ajouta-t-il, une main posée sur son sabre ; car nous allons avoir l'oeil au guet, mille bombes ! et s'il paraît ici l'ombre d'un aristocrate ou d'un blanc...

Un geste du sergent sans-culotte termina clairement la phrase.

- Quant à vous, mon lieutenant, reprit-il en s'adressant tout bas à Larive, ne vous avisez pas de mollir, comme vous m'en faites l'effet, et souvenez-vous que le camarade Romulus est derrière vous !

Le lieutenant frémit d'autant plus à cette recommandation fraternelle, que sa jalousie lui avait déjà dit intérieurement :

- Martial est caché dans le château !

La cachette où étaient enfermés le vicomte et Jean-Pierre communiquait avec le jardin par un escalier. De cette façon, la fuite était encore possible, quoique bien périlleuse, mais il fallait attendre que les premières méfiances fussent calmées, et que Clémentine eût retrouvé une partie de ses forces.

Cela demandait une semaine pour le moins, et le marquis le fit aisément comprendre à ses enfants. En attendant, il leur défendit expressément de se voir une seule minute ; privation aussi cruelle que nécessaire, dont les jeunes gens cherchèrent bientôt à se dédommager.

La petite fenêtre qui éclairait les deux captifs avait vue sur une éclaircie du parc.

- Là, du moins, je pourrai apercevoir Clémentine ! se dit Henri.

- Là je pourrai entrevoir Henri ! se dit en même temps Clémentine.

Et dès que la jeune fille fut assez rétablie pour quitter la chambre, elle fit sentir combien l'air et la solitude du parc seraient favorables à sa convalescence !...

Il est inutile de peindre l'émotion de M. de Frossay, la première fois qu'il aperçut la robe rose de Clémentine. Mademoiselle de Roan avait tout exprès choisi cette vive couleur, afin qu'elle se détachât plus riante sur la verdure, aux yeux consolés du pauvre captif... Le vicomte sentit d'abord cette charmante intention, et il la récompensa sa une imprudente faveur en ouvrant la fenêtre de sa cachette...

Hélas ! malgré ces touchants efforts de l'amour, les infortunés s'apercevaient à peine ; mais le coeur, qui vit si facilement d'illusions, suppléait à l'insuffisance des yeux...

Les premières séances au parc se prolongèrent tellement, qu'elles firent plus de mal que de bien à Clémentine, et qu'elle se vit menacée de les interrompre ; heureusement, la force du coeur releva de nouveau celle du corps ; les fiancés se consolèrent de se voir moins longuement en se voyant deux fois dans la journée.

Les malheureux sont exigeants, - et n'ont-ils pas le droit de l'être ? Le plaisir de voir la robe rose de Clémentine s'épanouir, fleur adorée, sur le feuillage, ce plaisir si vif, et déjà si dangereux, ne suffit bientôt plus à M. de Frossay...

En allant, une nuit, chercher la nourriture quotidienne des prisonniers, Jean-Pierre porta au marquis de Roan une très-humble requête :

- N'ayant d'autre distraction que la contemplation du paysage, le vicomte réclamait instamment un télescope, afin de porter ses regards jusqu'à la Loire.

Le marquis, effrayé, refusa, dès le premier jour ; mais, le second, il céda, à condition qu'on n'ouvrirait pas la fenêtre.

Comme on l'avait déjà ouverte dix fois, on en conclut que cela se pouvait faire impunément... Et télescope d'une part, lorgnette de l'autre, prolongèrent encore les entrevues téméraires, dont elles doublaient mystérieusement le plaisir.

En fait d'imprudences, quels amoureux savent s'arrêter ! et maintenant qu'on se voyait si bien, n'était-il pas possible de s'entretenir ?

- M. le vicomte s'ennuie de ne rien faire, dit le complaisant courrier de nuit au marquis de Roan. - Et le marquis ne vit aucun inconvénient à donner au vicomte de quoi écrire.

Or, que pouvait écrire celui-ci, je vous le demande ? sinon : - «Clémentine, je vous aime ;» et puis : «Je vous aime, Clémentine.» C'est ce qu'il fit donc sous toutes les formes, avec toutes les variations que chacun sait. Et lancé chaque jour par une fronde de la façon de Jean-Pierre, un projectile, lesté d'un billet, alla tomber aux pieds de Clémentine.

A cette poste d'un nouveau genre, en succéda bientôt une autre. Le vicomte adressait des questions à la jeune fille, et celle-ci répondait oui ou non. Oui, c'était un livre à la main ; non, c'était un mouchoir ; et, peu à peu, des phrases entières s'articulant ainsi, rien ne manqua plus à la correspondance des fiancés.

Les jours s'écoulaient cependant ; le sergent Romulus veillait nuit et jour ; Larive perdait le peu de raison qui lui restait, en voyant Clémentine de plus en plus belle et souriante, et le marquis de Roan, jugeant le moment arrivé, avait fixé la fuite à la troisième nuit...

L'intervalle des deux jours fut employé en minutieux arrangements. On déposa les bagages dans la chambre de Clémentine, comme dans l'asile le plus inviolable ; le bateau libérateur reprit sa place à l'extrémité du parc ; il fut convenu que Jean-Pierre se chargerait des paquets, que le marquis le suivrait seul au milieu de la nuit, et que le vicomte terminerait la marche avec Clémentine.

On s'attacha , dès le premier jour, à regagner la confiance de Larive. Quelques mots aimables de mademoiselle de Roan suffirent pour aveugler le malheureux, qui d'ailleurs, ne croyant plus guère à la présence de Martial, commençait à rêver de prendre un jour sa place...

Je suis aussi jeune et aussi brave que ce chef de chouans ! se disait-il quelquefois en lui-même. Il est condamné à mort, et je suis plein d'avenir ; il perd mademoiselle de Roan, et je puis la sauver !... Les Bourbons, au reste, ne reviendront jamais, et le temps est notre maître à tous... Qui sait si on n'oubliera pas cet homme, s'il ne quittera pas lui-même la partie ; et qui sait enfin si alors...

Alors le jeune républicain sentait le vertige lui monter à la tête ; car il se voyait déchirant le contrat signé par Martial, et recevant la récompense d'un amour persévérant.

Or, au milieu de ce rêve doux et lointain, figurez-vous le pauvre insensé recevant un sourire de Clémentine ; et jugez de la résistance qu'il pouvait opposer à une telle suppliante, lorsqu'elle lui reprochait de la faire surveiller de trop près !...

Les Roan se virent donc surveillés de si loin, la veille du jour décisif, qu'ils ne doutèrent plus du succès de leur complot, et qu'ils s'endormirent tous avec confiance.

Malheureusement, si Larive fermait ses yeux éblouis, un autre avait ouvert les siens dans l'ombre ; et en comptant sur le repos de leur dernière nuit à la S..., les châtelains avaient compté sans leur hôte, le sergent Romulus !...

III.

Il était deux heures après minuit, et tout dormait ou était censé dormir à la S... Clémentine rêvait avec une demi-inquiétude à la suite du lendemain, lorsqu'elle fut réveillée en sursaut par un bruit de pas dans les corridors. Justement effrayée de ce bruit, elle dresse la tête et prête l'oreille ; des voix d'hommes parviennent à elle au milieu du silence, et une de ces voix dit du ton du commandement.

- Traversez la chambre de la citoyenne !...

- Ma chambre ! répéta la jeune femme d'une voix étouffée.

Et devant le terrible éclair qu'a jeté cette parole, elle trouve à peine la force de quitter son lit.

Pour arriver, en effet, à la cachette du vicomte, sans monter par l'escalier secret, il fallait traverser la chambre de mademoiselle de Roan, tout autre passage ayant été condamné...

Après avoir fait frissonner Clémentine des pieds à la tête, cette pensée vague encore lui rend quelque courage. Elle s'enveloppe d'un peignoir, ranime sa lampe éteinte et s'approche de la porte. Les voix se rapprochent au même instant et la jeune fille croit en reconnaître plusieurs...

- La chambre est-elle éclairée ? demanda un homme à quelque distance.

- Elle est éclairée, répond un autre dont le souffle semble traverser la serrure.

- Et la citoyenne dort ! reprend le troisième.

- Aucun bruit du moins n'annonce le contraire.

- Maintenant, voyons si la porte est fermée en dedans...

Une main pressa sans bruit, le bouton, et une voix répondit : - Elle est fermée !

- Alors, je vais l'ouvrir avec mon passe-partout, dit aussitôt une voix plus forte et plus menaçante.

Puis, avant que Clémentine ait eu le temps de réfléchir, un lourd et vigoureux coup de pied enfonce la porte.

- Romulus ! s'écria la jeune fille glacée d'effroi.

Et tandis qu'elle recule devant l'horrible figure du sergent, les soldats, de leur côté, reculent devant elle-même.

La vue d'une femme debout, en peignoir blanc, les a frappés comme l'apparition d'un fantôme, et ils ont besoin, pour reconnaître Clémentine, d'entendre Romulus s'adresser à la citoyenne.

Cependant mademoiselle de Roan n'a plus de doute sur leurs projets ; au milieu du trouble, du sommeil et de la terreur, la vérité a lui tout entière à ses yeux !... Romulus a épié sans doute ses promenades au parc, il a découvert la cachette de Martial, et il va l'y surprendre ! elle seule a perdu le vicomte, elle seule peut le sauver !...

Mais comment le sauver ? grand Dieu ! comment arrêter vingt soldats en fureur ?

Pendant que les garnisaires se remettent de leur surprise, une lueur d'espérance a ranimé Clémentine. La pièce qui suit la chambre est le cabinet de chasse du marquis. Là sont des portes solides, des meubles pesants, des armes chargées ! là, surtout, passe un fil de la sonnette qui appelle, chaque nuit, Jean-Pierre. Réfugiée là, elle fera venir le Breton ; elle soutiendra un siége, s'il le faut ; elle mourra du moins avant qu'on prenne Henri !...

Devant cette résolution désespérée, sa faiblesse fléchit un instant. Mais quand l'amour vaincrait-il la nature, si ce n'était pour sauver l'amour ?... Au lieu de répondre à Romulus, mademoiselle de Roan s'élance dans le cabinet de chasse, en vérouille vivement la porte, y jette tout ce qui se trouve sous sa main et sonne de toutes ses forces Jean-Pierre... Cinq minutes après, le Breton arrive dans le cabinet de chasse et s'arrête frémissant sur le seuil...

A la vue de Clémentine pâle, échevelée, lui montrant la porte qu'elle défend, au bruit des voix furieuses et des coups terribles qui ébranlent cette porte, il a tout compris... et il saisit un meuble énorme... Le soulever d'un bras vigoureux, le joindre aux faibles barricades de la jeune fille, en ajouter un autre encore et puis un autre, tout cela est pour lui l'affaire d'un clin-d'oeil... Mais ce n'est pas pour elle-même que Clémentaine l'a appelé, et elle lui ordonne de retourner près du vicomte...

- Prenez mon père en passant, dit-elle avec le sang-froid du désespoir, le parc est libre et le bateau prêt ! Qu'ils y courent tous deux sans m'attendre... et courez vous-même ! courez, Jean-Pierre !...

Jean-Pierre s'élance et s'arrête... Que deviendra mademoiselle, s'il l'abandonne ?

- Allez vous-même ! lui dit-il, et sauvez-vous avec eux ! c'est à moi de me faire tuer ici....

- Mais, malheureux ! s'écrie Clémentine, tu ne vois donc pas comme je chancelle et comme je tremble ?... Les garnisaires arriveraient avant moi près d'Henri !...

Elle pousse le paysan hors du cabinet, et revient à son poste avec une résolution convulsive.

Cependant l'assaut des soldats redouble de rage !... Romulus se débat comme un tigre qui a flairé sa proie... Vingt crosses de fusil poussées par autant de bras fracassent horriblement la porte et l'entr'ouvrent !... encore un effort semblable, et la voilà ouverte ! et le sergent sera près de Martial aussitôt que Jean-Pierre !...

- Que faire, que faire, mon Dieu ? se dit mademoiselle de Roan prête à défaillir.

Ses yeux égarés tombent sur les armes suspendues au mur... Elle prend de chaque main un pistolet chagé, place un fusil à deux coups derrière elle, et montre les canons meurtriers au premier soldat qui s'avance.

- Arrêtez : ou vous êtes mort ! dit-elle d'une voix faible, mais terrible.

Le soldat recule, aussi surpris qu'effrayé, et un second paraît, la baïonnette en avant.

Éperdue alors, et ne sachant plus ce qu'elle fait, Clémentine presse d'un geste nerveux la détente de son arme, et l'explosion rejette toute la troupe au fond de la chambre. Dirigée au plafond, toutefois, la balle n'a frappé personne, et le premier pistolet échappe a la main de la jeune fille, qui trouve à peine la force de montrer l'autre à ses ennemis.

Mais le sergent a bondi de colère, comme si le coup mortel l'eût frappé au coeur.

- Feu sur l'aristocrate ! dit-il brusquement à un de ses hommes.

Le soldat soulève son fusil, mais le laisse retomber... Il ne fera pas feu sur une femme.

- Tu hésites, lâche ? s'écrie le sergent qui lui arrache son arme.

Et couchant froidement la jeune fille en joue, il lui envoie toute la décharge du fusil dans les jambes.

Clémentine pousse un cri douloureux, balbutie le nom du vicomte, et vient tomber en travers de la porte...

- La voilà démontée, poursuit alors Romulus. En avant, marche ! camarades...

Et il va enjamber le premier le corps de mademoiselle de Roan, lorsqu'une forte voix crie dans la chambre :

- Arrêtez, misérables !...

C'est le lieutenant Larive, que le bruit a réveillé, et qui est arrivé précisément pour voir tomber Clémentine...

- Misérables et infâmes ! répéta le jeune républicain, oubliant tout autre sentiment dans sa juste horreur... assassiner une femme à bout portant, et lui passer ensuite sur le corps... Arrière ! lâches, arrière !... Vous serez tous fusillés comme des chiens !

Et avec la puissance que l'indignation ajoute à son autorité, il repousse les soldats frémissants jusqu'à l'autre bout de la chambre...

En vain Romulus lui crie : - Martial est là haut !... laissez-moi arrêter le chouan ! Il va s'évader encore.

Larive n'entend plus que le faible gémissement de Clémentine ; il ne voit plus que son beau corps inanimé qu'il a relevé doucement dans ses bras.

- Quand je vous disais qu'il aimait la ci-devant ! dit alors Romulus en entraînant ses hommes. - Eh bien ! je me charge de leur donner la bénédiction nuptiale, ajoute-t-il avec mesure, si je ne trouve pas dans ce labyrinthe d'aristocrates un autre chemin vers la cachette du chouan.

Tout cela cependant s'était passé en quelques minutes, et Jean-Pierre n'avait eu que le temps de prévenir le vicomte et le marquis.

En apprenant le danger auquel reste exposée Clémentine, ni l'un ni l'autre n'a pu songer à fuir, et c'est à qui accourra le plus tôt à son secours... Quoiqu'il ait plus d'espace à franchir, M. de Frossay arrive le premier ; et qu'aperçoit-il en arrivant, juste ciel ! Clémentine évanouie entre les bras du lieutenant !

Le marquis arrive à son tour, et recule devant le même tableau...

Puis courant à sa fille, et mêlant son nom à des paroles entrecoupées, il soulève en frissonnant sa robe sanglante, et voit ses deux jambes traversées par la balle.

- Ma fille ! ma fille ! s'écrie l'infortuné, qui m'a donc assassiné ma fille ?... - Ce sont vos soldats, ajoute-t-il en reconnaissant Larive...

Et il va s'élancer furieux sur le lieutenant, lorsqu'il le voit plus désespéré que lui-même.

Cependant, au milieu de cette scène de désolation, le vicomte, qui se sent l'auteur de tout le mal, s'est chargé d'avoir du sang-froid pour tout le monde. Quelque horribles que soient les blessures de Clémentine, il reconnaît que les chairs seules sont attaquées. Soulevant alors la jeune fille dans ses bras, il la reporte doucement sur son lit, et là, par les soins et les mots les plus tendres, il s'en fait insensiblement reconnaître...

- Henri, dit-elle, en lui donnant son premier regard et en serrant la main de son père.

Puis se rappelant tout subitement, effrayée de les apercevoir encore et voyant Larive immobile et blême derrière eux.

- Vous n'êtes pas partis ? s'écrie-t-elle avec effroi ; mais partez donc ! Fuyez ! fuyez, ou vous êtes perdus tous deux.

- Soyons perdus mille fois, plutôt que de vous quitter ! répond le vicomte agenouillé au chevet du lit... Ah Clémentine ! Clémentine ! ajouta-t-il avec délire... Pourquoi Martial n'a-t-il pas versé tout son sang sur l'échafaud, au lieu de venir ici faire couler le vôtre !...

A ce mot de Martial, Larive a tressailli, et pourtant il avait reconnu son rival bien avant d'entendre son nom... Quant au supplice du malheureux, l'enfer seul en donnerait l'idée !...

Clémentine voit bientôt, à son air compatissant, qu'il ne médite la perte de personne, et elle lui adresse un regard de reconnaissance et de supplication qui jette encore un rayon d'espoir dans son âme.

- Martial, dit-il au vicomte en le prenant à part, tous mes hommes vous cherchent dans le château, et vous comprenez comme moi...

- Que je suis votre prisonnier, monsieur. C'est entendu ! répond le vicomte empressé de retourner près de Clémentine...

- Que je n'ai qu'un instant pour vous sauver, au contraire ! répond Larive en le retenant de force auprès de lui.

Henri le regarde avec étonnement, et lui tend une main reconnaissante.

- Ne me remerciez pas, dit amèrement l'officier ; à ma place, vous feriez ce que je fais ! J'eusse aimé, d'ailleurs, à me mesurer avec vous en plaine ou en champ clos ; mais, je ne suis ni l'espion, ni le gendarme de la république ; vous avez donc cinq minutes pour quitter ces lieux...

- Quitter ces lieux ! réplique Martial. Et ce vieillard, et cette jeune fille ?...

- Cette jeune fille et ce vieillard sont justement perdus si l'on vous voit ici ; car ils ne seront plus les recéleurs involontaires d'un chouan déguisé, mais les complices volontaires de Martial, et comme tels condamnés à mort ! Vous n'avez donc d'autre moyen de les sauver que de vous sauver vous-même !...

La raison parlait comme l'intérêt de Larive, et Dieu sait si le vicomte le sentit cruellement. Décidé donc à expier les imprudences de son amour par le sacrifice de cet amour même :

- Adieu, marquis, dit-il à demi-voix, en serrant avec douleur la main de M. de Roan. - Ma présence ici vous a fait assez de mal ; il est temps que je sépare mon sort du vôtre...

Et jetant à la jeune fille, sans en être aperçu, le regard d'un mourant qui renonce à la vie :

- Adieu, Clémentine ! murmura-t-il d'une voix étouffée en se précipitant malgré le marquis vers la porte de la chambre.

- Puisque vous le voulez, lui dit le vieillard à l'oreille, non pas adieu, mais au revoir !... L'escalier secret est libre sans doute, le parc ouvert, le bateau et le navire toujours prêts : tâchez d'y arriver sain et sauf avec Jean-Pierre, et attendez-nous quelques jours devant Couëron !

- Ne risquez pas sa vie surtout ! reprend le vicomte en montrant la jeune fille.

Et incapable de partir sans l'embrasser, il s'élance vers elle avec effusion, la quitte baignée de ses larmes, et disparaît par le cabinet de chasse...

- Que Dieu le conduise ! soupira Larive en fermant la porte ; et pour tout le mal qu'il m'a fait en dix minutes, ajouta-t-il en lui-même, puisse-t-il trouver le bonheur à l'autre bout du monde !...

En se retrouvant seul avec Clémentine et son père, le malheureux sentait la vie lui remonter au coeur... Et tout froissé qu'il fût par la réalité, son rêve mystérieux n'était pas évanoui...

Le lendemain, Larive prouva facilement à ses hommes que Romulus s'était trompé en croyant Martial au château, et il mit le meurtrier de Clémentine aux arrêts, en attendant qu'on prît une décision sur son compte... Malheureusement la langue et la main du sergent restèrent libres, et les Roan furent d'abord dénoncés à Nantes...

Il y avait cinq jours que Larive soignait Clémentine avec le marquis et qu'il sentait ses espérances renaître avec les forces de la blessée, lorsqu'un peloton de gendarmerie entra un soir au château et arrêta M. de Roan et sa fille... Malgré le triste état où celle-ci était encore, malgré les protestations énergiques du lieutenant, tous deux furent transportés à l'entrepôt de Nantes et condamnés à mort dans les vingt-quatre heures... Instruit par l'évasion de Martial à procéder sans retard, le tribunal révolutionnaire allait immédiatement les livrer au bourreau, quand un officier de la république obtint un sursis de quelques heures, et les sauva en réclamant Clémentine pour sa femme... On sait que tel était l'usage établit par certains représentants, jaloux de renouveler leur sérail aux dépens de la guillotine, et le citoyen Carrier surtout était partisan de ces mariages républicains.

Monsieur et mademoiselle de Roan furent donc rendus à la liberté au moment où ils croyaient marcher à l'échafaud, et quelles furent leur surprise et leur reconnaissance en retrouvant Larive dans leur libérateur.

Convaincus que la réclamation du lieutenant n'était qu'une feinte désintéressée, ils se confondaient en mille remerciements, lorsque le jeune homme avoua son amour.

Pour toute réponse, Clémentine prononça le nom du vicomte de Frossay, remercia de nouveau l'officier avec une douce compassion, et reprenant la main du marquis silencieux, demanda à retourner à la mort...

- Retournez donc à la vie, s'écria le généreux et infortuné Larive, et que la mort ne prenne ici que moi-même, puisque votre amour seul m'eût fait vivre !...

Le jour même, monsieur et mademoiselle de Rohan rejoignirent le vicomte à Couëron, et, dénoncé à son tour par le sergent Romulus, le lieutenant fut pris et fusillé dans les vingt-quatre heures.

Trois mois plus tard, dans une église de Londres, deux époux allaient s'unir devant Dieu. Tandis que le prétendu, grand et superbe jeune homme, s'avançait librement à l'autel, deux hommes d'un certain âge apportaient dans leurs bras la fiancée, pâle et charmante jeune fille, privée de l'usage de ses deux jambes. Ce prétendu était le vicomte Henri de Frossay, Martial, ainsi baptisé par les exilés royalistes. Les deux hommes étaient le marquis de Roan et le fidèle Jean-Pierre, et la fiancée qu'ils portaient ensemble, mademoiselle Clémentine de Roan, frappée de cette glorieuse infirmité à la suite de ses blessures de la S***.

- Et voilà, mon ami, pourquoi la vicomtesse de Frossay-Martial ne peut danser, même avec un cavalier tel que vous ! me dit mon cicérone du bal de Nantes, après m'avoir raconté cette touchante histoire.

Encore tout palpitant des émotions qu'elle m'avait causées, je retournai vivement au salon pour contempler de nouveau l'héroïne. Madame de Frossay venait de quitter la chaise où elle était demeurée immobile ; et quel ne fut pas mon attendrissement en tournant la tête, de la voir suspendue au cou de son mari, qui l'emportait dans ses bras au milieu du bal...

Il la porta ainsi jusqu'à l'antichambre, où je ne pus m'empêcher de le suivre, jusque sur l'escalier où je les suivis encore malgré moi, jusqu'à sa voiture enfin, où je les perdis de vue.

Là, un vieillard à tête blanche et inclinée, je reconnus le marquis de Roan ; dans un autre vieillard en habit de paysan, je retrouvai Jean-Pierre ; et je fus heureux de le voir reçu dans la voiture avec ses maîtres, tandis qu'un autre domestique s'installait derrière.

- Ce que vous venez de voir, me dit alors mon compagnon, l'Angleterre et l'Italie l'ont vu pendant plusieurs années. Les voyages ayant été commandés à madame de Frossay, le vicomte l'a portée partout comme il vient de le faire. On a rencontré ce groupe attendrissant dans les églises de Rome, sur les lagunes de Venise, dans les musées de Naples. - Quand le mari était fatigué, Jean-Pierre prenait le doux fardeau, et le vieux marquis suivait paisiblement, contemplant un tableau qui n'attriste plus son coeur.

- Assez ! de grâce, assez ! dis-je à mon ami d'une voix émue ; vous me ramèneriez au bal les yeux en larmes, et j'ai encore dix contredanses à danser !


Notes :
(1) Trop jeune pour être l'homme qui parle dans ce récit, nous le laissons dans la bouche d'un officier de l'empire, membre de notre famille, qui nous en a conté les détails authentiques, en nous autorisant à les reproduire.
(2) C'est ainsi qu'on appelait alors les domestiques, la république ayant supprimé le nom en tolérant la chose.
(3) Prison infecte où Carrier faisait mettre, pêle-mêle, les hommes et les femmes destinés à la mort.
(4) Place de Nantes qui porte encore ce nom, et sur laquelle la guillotine était alors en permanence.
(5) Gros bourg touchant à Nantes, sur la rive droite de la Loire.


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