MONTET,
Joseph (1852-1919) : L’aumône (1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (09.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Sixième
journée, publié à Paris par E. Dentu
en
1886.
L’aumône
par
Joseph Montet
~*~
IL
faut en finir, s’écria le gros Alcide Camparan. Voilà six mois que vous
me faites jouer ici un rôle ridicule et stupide. Sous le prétexte que
vous êtes une jolie fille et que j’ai eu la sottise de m’en apercevoir,
vous abusez de la situation, parole d’honneur ! Voyons,
qu’attendez-vous de moi ? Quelle condition dernière mettez-vous à votre
consentement ? Tout ce qu’une femme coquette et fantasque peut désirer,
je vous l’ai offert, prêt à vous le donner sur un signe. Vous avez
constamment refusé, c’est vrai, mais c’est justement l’obstination de
ce refus qui me déconcerte. Pourquoi n’avez-vous pas accepté ? Pourquoi
suis-je sûr, en vous suppliant une dernière fois, que vous n’accepterez
pas encore ? Que diable, ma chère Louise, si vous n’étiez pas aussi
franchement ce que vous êtes, si vous ne vous ameniez pas dans tout
Paris, au théâtre, au Bois, aux cabarets en vogue avec le tas de
godelureaux que vous traînez après vos jupes, si tout le monde ne
savait pas que vous êtes une fille d’humeur facile, leste en propos et
plus leste encore en action, si vous n’étiez pas – comme vous n’ignorez
pas que vous l’êtes – cotée en chiffres apparents sur le turf de la
galanterie, je pourrais supposer que vous voulez m’en faire accroire,
jouer au plus fin avec moi, et me faire payer en une autre monnaie le
triomphe de vos vertueuses résistances ! Mais non, vous ne dissimulez
rien, si ce n’est l’étrange sentiment qui vous dicte votre conduite
envers moi. Vous semblez tenir avec vous-même je ne sais quelle secrète
gageure, dont je suis la victime, et vous être dit : « Je serai à tout
le monde, excepté à celui-là ! »
« C’est exaspérant, à la fin ! Vous faites de moi la risée de Paris
qui, jaloux de mes millions, se rattrape en riant tout son soûl de me
voir jouer auprès de vous, à mon âge et avec ma fortune, ce personnage
grotesque d’amoureux transi. J’en ai assez. Je me révolte, et je suis
venu aujourd’hui vous dire que cela ne pouvait pas durer plus longtemps
!... D’abord, je sens que j’y perdrais la tête, à ce métier. C’est que
je vous aime pour de bon, Louise, le croiriez-vous ? Eh non, parbleu,
vous ne le croyez pas ! Sans cela, vous ne prolongeriez pas aussi
cruellement ma torture ; car vous n’avez pas l’âme méchante, au fond,
j’en suis certain... Eh bien, je veux vous parler franchement, essayer
de vous toucher, de vous convaincre. Oui, je vous aime, absurdement,
niaisement, comme un fou ! Tout le reste m’est indifférent. Tout le
reste, c’est-à-dire mon argent qui m’est inutile puisque vous le
refusez, et les autres femmes, que je ne regarde seulement pas, et les
affaires, qui ne m’intéressent plus. Je ne suis plus bon à rien qu’à me
répéter que je vous aime, que je vous désire, que je vous veux, qu’en
dehors de votre ombre, je n’existe pas !...
« Quand je pense qu’il vous suffirait d’un mot pour me rendre le plus
heureux des hommes, et que ce mot, vous le prodiguerez à cent autres
plutôt que de me l’adresser, et que cela est ainsi sans que je sache
pourquoi, sans que j’aie au moins une raison à laquelle je puisse m’en
prendre, un obstacle que je puisse tâcher de renverser ; il me passe
par le cerveau des tentations furieuses d’en finir avec le supplice que
chaque jour rend plus intolérable ! Comment ? Je ne sais. Je n’ose même
pas me le demander avec trop d’insistance, de peur d’entendre ma
passion me faire une de ces réponses dont je voudrais être sûr de rire,
et dont je sens que je tremblerais. Aussi, je suis venu vers vous plein
d’une douloureuse angoisse, Louise ! Tout à l’heure j’essayais de
parler fort et de menacer. Maintenant je ne puis plus que m’humilier,
et que murmurer à vos pieds une prière. Voyons, Louise, serez-vous
impitoyable au mendiant d’amour, qui vous demande l’aumône, à deux
genoux ? »
Louise, renversée dans un fauteuil où depuis une demi-heure elle
polissait nonchalamment ses ongles roses, leva les yeux et regarda le
gros homme, grisonnant et congestionné, qui se traînait piteusement
devant elle sur le tapis. Un sourire souleva légèrement le coin de sa
lèvre finement railleuse.
- Je ne vous savais pas tant d’éloquence, dit-elle enfin, monsieur
Camparan. En vérité, vous venez de parler comme on parle au théâtre ou
dans les livres, et en fermant les yeux j’aurais pu me croire au
Gymnase, écoutant la déclaration d’un jeune premier, si tant est qu’il
se puisse encore trouver un jeune premier pour réciter des déclarations
sur la scène du Gymnase ! Mais vous avez terminé par un mot malheureux.
Oui, tout à la fin, quand vous avez parlé d’aumône. Vous ne comprenez
sans doute pas pourquoi ce mot-là est plus malheureux qu’un autre ?
Laissez-moi donc vous raconter une petite histoire. Vous comprendrez
après.
« Qui je suis, d’où je viens, vous ne vous en doutez nullement,
n’est-ce pas, monsieur Camparan ? et cela vous est d’ailleurs
bien égal, comme à tous les autres ! Je suis belle fille, comme vous
disiez tout à l’heure, et je vous plais. C’est tout ce que vous savez,
et vous n’en demandez pas davantage, – sur ce chapitre-là du moins.
C’est justement un extrait de ce chapitre indifférent que je m’en vais
vous dire.
« Je suis née à Paris, quelque part, dans un faubourg. Mon père était
ouvrier ; ma mère aussi travaillait, s’usant les yeux à broder du linge
pour les gens riches. Un jour, mon père mourut. J’avais dix ans. Ce
fut, pour ma mère et pour moi, la misère noire. Au bout de trois mois
de lutte, après le dernier drap porté au Mont-de-Piété, on nous jeta à
la porte du taudis où nous logions, sous les toits, parce que nous
n’avions pas un sou pour payer nos termes. La société, cette chose dont
j’entends quelquefois parler dans mon boudoir par des gens graves,
entre deux bouffées de havane, est ainsi faite que, dans une grande
ville telle que Paris, une femme seule, sans autre ressource que son
travail, ne peut pas vivre honnête. Ma mère, naïvement, s’obstina à ce
combat impossible. En moins d’un an, elle en mourut.
« Voici comment. Un soir d’hiver, sans feu ni lieu depuis quelques
jours, nous étions dans la rue, sous les rafales d’un vent glacé.
Depuis combien de temps ma mère n’avait-elle pas mangé ? Je ne sais.
Elle se cachait de moi pour souffrir. Le matin, elle m’avait donné son
dernier morceau de pain. Nous étions dans une grande avenue, bordée de
belles maisons, presque déserte. Un rare passant à de longs
intervalles. Timidement, le corps grelottant sous sa robe mince, ma
mère tendait la main. Rien n’y tombait. Collée à sa jupe pour me
réchauffer et la réchauffer aussi un peu, je la sentais par instant
défaillir sur ses jambes. Elle se redressait par un effort de plus en
plus pénible, s’adossant au mur pour se soutenir. Je compris que
c’était la fin, et que, si personne ne nous secourait sur l’heure,
quelque chose d’atroce allait se passer.
« En ce moment un homme passa devant nous, enveloppé dans un manteau de
fourrure. Il nous vit et pressa le pas, sourd au murmure suppliant de
la pauvresse. Une révolte me secoua tout entière. Je m’échappai et
courus après lui. – Monsieur, lui dis-je, mon bon monsieur, faites-nous
la charité, s’il vous plaît ! – Je n’ai pas de monnaie !
répliqua-t-il d’un ton bourru, en se retournant comme un dogue. – Pas
de monnaie ! pensai-je en moi-même, si celui-là n’a pas de monnaie, qui
donc en a ? Et je m’accrochai au beau pardessus doublé de chaud duvet,
désespérée, répétant ma plainte. – Monsieur, rien qu’un petit sou, je
vous en supplie... Ma mère se meurt de faim ! – L’homme s’était arrêté
devant une porte à perron, levant la main vers la sonnette. Il me
saisit le bras de sa grosse main et le secoua, furieux. – Ah ! mais, tu
m’embêtes, toi, petite gueuse, avec ta fainéante de mère ! Puisque je
te dis que je n’ai pas de monnaie ! » Un bec de gaz qui était à
l’entrée éclairait son visage en plein. Il était horrible, non de
laideur, mais de féroce égoïsme, gros et rouge, un énorme cigare aux
dents. La porte s’était ouverte. Il s’engouffra dans la maison pleine
de joyeuse lumière et de bonne chaleur.
« Restée seule sur le seuil, je revins vers ma mère. Je la trouvai au
pied du mur, étendue tout de son long sur le pavé. Je l’appelai, lui
soulevai la main, elle ne me répondit pas. Alors, prise d’une terreur
folle, je courus à un poste de police, dont la lanterne rouge flambait
à quelque distance. Deux agents revinrent avec moi, prirent ma mère par
les épaules et par les jambes et la rapportèrent au poste, où on
l’étala sur un matelas. Elle mourut là, sans avoir repris connaissance.
Le lendemain, en l’enterra.
« Ce que je devins après, toute seule, je ne vous le raconterai pas en
détail. Je grandis comme je pus, nourrie par le hasard ; puis j’entrai
en apprentissage chez une blanchisseuse. Je devenais jolie, malgré la
misère. J’eus le sort qui m’attendait. Les bonnes amies ne me
manquèrent pas pour me conseiller. J’appris à me vendre. Depuis, je
n’ai pas changé de métier. Seulement, je me vends plus cher, voilà tout.
« Tout cela ne vous apprend pas comment mon histoire vous intéresse,
vous personnellement. C’est que j’ai négligé de vous dire une chose. Le
jour où ma mère fut enterrée dans un coin de cimetière quelconque, je
revins voir l’endroit où elle était tombée. Puis, ayant reconnu la
maison où était entré l’homme qui m’avait refusée l’aumône, j’allai me
poster sous la porte voisine, épiant sa rentrée ou sa sortie, prise
d’un besoin rageur de le revoir, de savoir qui il était, cet homme que
les sanglots de ma voix n’avaient point ému et qui avait laissé ma mère
mourir de faim, à dix pas de son seuil. Je le revis, en effet, en
voiture cette fois. C’était bien là qu’il demeurait. Et je m’enquis de
son nom auprès d’un boutiquier voisin, prétextant je ne sais quoi, une
commission dont j’étais chargée. Or, ce nom, monsieur Camparan, c’était
le vôtre.
« Comprenez-vous, maintenant ?
« Comprenez-vous que, pendant dix ans, je me le sois rappelé, ce nom,
pour le haïr et le maudire, et que, le jour où quelqu’un l’a prononcé
devant moi, pour me dire le désir que vous aviez de me connaître, de
m’être présenté, je me sois dit : C’est bon. Je tiens ma vengeance !
Car je me connais, je sais mon pouvoir, et que je puis à mon gré faire
ramper les hommes comme avec la cravache d’une dompteuse, et pousser
devant moi le vil troupeau de leurs désirs comme avec la baguette d’une
Circé... Vous voyez que mon expérience, terriblement précoce, m’a tout
donné, même une teinte de littérature.
« Aujourd’hui, ce que j’ai prévu est arrivé. Après dix ans, nous nous
retrouvons face à face ; vous, devenu plus riche encore que vous ne
l’étiez jadis, gavé de tout l’argent que vous avez volé aux quatre
coins de la Bourse comme aux quatre coins d’un bois, puissant, redouté,
arrogant ; moi, mûrie, en quelques années, de corps et d’esprit, comme
ces fruits que des jardiniers payés à prix d’or font pousser en
quelques semaines dans vos serres, ayant déchiffré le mot de la vie,
sachant ce que vous valez et ce que je vaux. Pour moi, vous êtes
l’incarnation parfaite, absolue, de ce formidable égoïsme qui est la
loi cynique de votre monde, sacrifiant tout, choses et êtres, à la
satisfaction de ses appétits. Vos appétits ? C’est votre faiblesse
autant que votre force. Et la preuve, c’est que vous voilà devant moi,
suppliant, les lèvres tremblantes de désir, ayant faim de moi comme
jadis ma mère avait faim de pain...
« Vous souffrez, me dites-vous ? Je vous crois. Vous êtes malheureux au
point que, sans moi, la vie vous devient insupportable ? C’est à
merveille ! Vous vous tuerez peut-être un de ces jours, dans un moment
de désespoir ? Ce sera parfait. Notez bien ceci, gueux de millionnaire
que vous êtes, c’est que je jouis de votre agonie comme d’une légitime
revanche, et que j’éprouve une joie féroce à vous dire à mon tour : –
Passez votre chemin, mendiant, je n’ai pas de monnaie ! »
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