PRÉFACE
Sur la façade de la maison qu'habitait, à Grenoble, Jean Pellerin,
durant son service militaire, les amis du poète feront bientôt inscrire
un nom qui leur est cher, graver deux dates commémoratives et apposer
un médaillon... Cette maison est sise rue Saint-Jacques. Un morne
corridor, comme la province a le secret de les rendre froids,
impersonnels, presque hostiles, conduit à des escaliers obscurs... On
les montait dans la ténèbres, la main tâtant les murs, puis, quand la
porte de l'étage s'ouvrait, tout s'éclairait et Jean Pellerin, tenant
très haut une lampe, vous accueillait joyeusement.
En ce temps-là, sous l'uniforme de secrétaire d'état-major, c'était un
grand garçon que Jean Pellerin, étroit de tout le corps et qui ne
s'asseyait jamais sans replier une de ses maigres jambes sous l'autre
comme par pudeur d'être si long... Et il vous regardait alors en face,
il souriait, il allumait une cigarette... et ne semblait avoir de
coquetterie avouée que pour ses mains très fines et très soignées qui,
jusque dans la paperasserie militaire, prolongeaient un souci
d'élégance, de netteté, de caractère aimable et châtié et de grâce
naturelle. Dès qu'on connaissait l'homme, on le retrouvait dans son
écriture. Elle vous parlait ; elle accusait la ressemblance, la
soulignait profondément. Hélas ! ces jeunes mains -- qui ne rédigeaient
point (même en 1909) que des bordereaux de service — ont pour toujours
fini de tracer, ligne à ligne, ces phrases claires et ornées et ces
strophes qu'entre tous leur auteur s'appliquait à nourrir d'une cadence
qu'il portait à la perfection ! Déjà, vers cette époque, de courts
poèmes, soigneusement recopiés sur un mince cahier d'écolier,
affirmaient quel amour... et quelle singulière connaissance de son art
possédait Pellerin. Nous nous soumettions nos premières pages, nous
ébauchions d'immenses projets... Que sais-je ! Notre seule ambition
était d'avoir, chaque jour, des vers nouveaux à nous communiquer, un
livre que l'autre n'avait pas lu, une anecdote qu'il ignorait... Temps
charmant, malgré la caserne et les difficultés que nous trouvions à
nous faire imprimer. Cela nous décida à fonder une revue... Elle vit le
jour. Je me souviens que Jean Pellerin m'en remit les épreuves dans la
prison du 2e d'artillerie où je n'étais point mal... Mais cette fameuse
revue — qui s'intitulait
Les Petites Feuilles — n'eut qu'un seul numéro.
Plus tard, quand il vint à Paris et logea, d'abord, rue Réaumur avant
d'occuper, vers Montmartre, un appartement qui ne fut de tout temps
meublé que d'un lit, d'une table, de trois chaises, d'une berceuse et
d'un nombre incalculable de caisses de livres, Jean Pellerin demeura le
même. Il écrivait des vers légers, où il se montrait tel qu'il était
véritablement, insoucieux de vains succès, prompt à se moquer de
lui-même et pirouettant, pour son plaisir, au gré d'une charmante
fantaisie.
... Je ne me suis pas fait la tête de Musset.
Je tartine des vers, je prépare un essai,
J'ai le quart d'un roman à sécher, dans l'armoire...
Mais que sont vos baisers, ô filles de mémoire !
Vous entendre dicter des mots après des mots...
Triste jeu !
Cette ironie devait bientôt prendre un ton moins enjoué... Au contact
de la vie, dans la nécessité où il était de gagner, comme les autres,
son bifteck, le poète apprit vite qu'il n'est pas suffisant au monde
d'avoir le culte des beaux vers. Jean Pellerin sut se prêter aux
circonstances. Sa plume ne pêcha plus dans l'encrier ces rimes
impertinentes qu'elle y trouvait toujours, mais, inlassablement, des
mots et des mots qui finissaient par faire les dix lignes d'un écho ou
celles d'un article de journal qui lui était payé. Jusqu'à la guerre,
il signa, dans les feuilles, des « soirées parisiennes », des contes,
des critiques, des notes, des interviews. Cela lui prenait tout son
temps, mais je savais qu'après minuit le brillant chroniqueur renonçait
à la gloire des salles de rédaction pour se livrer à son démon.
Qu'aurait-il fait de mieux ? Jean Pellerin était d'abord poète et ne
vivait que pour la poésie. Que de fois, l'ai-je surpris à relire
Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Guérin, Apollinaire,
Jean-Marc, Toulet, Allard, Derème ! Il envoyait ses vers à de petites
revues, n'en parlait à personne et nourrissait secrètement le désir de
réunir en un volume ces stances exquises et désabusées que je n'étais
pas seul à admirer.
Hélas ! Jean Pellerin n'aura pas vu de son vivant paraître ce volume
auquel il donnait tant de soins, ni cette nouvelle que les Amis
d'Edouard publient et qu'il écrivit comme en se jouant.
La Romance du Retour
ne contenait qu'un poème, qu'un beau, qu'un déchirant poème... Les
autres, dispersés dans d'obscures publications, attendaient qu'on les
rassemblât. Il a fallu sa mort pour que, réalisant enfin l'ambition de
Jean Pellerin, j'entreprisse à sa place d'offrir au grand public
l'œuvre qu'il nous a laissée. Puisse-t-elle conserver longuement ses
couleurs diaprées, son arome, son arrangement fier et tendre. Ce n'est
point un bouquet de fête cueilli dans un parterre bourgeois, mais un de
bouquets que, seuls, achètent les camarades près d'un cimetière pour en
orner une tombe devant laquelle ils se découvrent. Humbles fleurs
quoique brillantes et délicatement choisies, les vers de Jean Pellerin,
ses contes sont de ceux que l'on n'oublie guère après qu'on les a
lus... Ils ont l'accent de la jeunesse, de sa jeunesse blessée par bien
des abandons, de sa jeunesse toujours vivante, même si elle se désole à
compter ce qui reste, après deux longues années, des amours et des
trahisons... Ce n'est pas moi, c'est lui qui a écrit :
Aujourd'hui, je reviens et tel
Qu'hier. La cloche sonne.
La même cloche au même hôtel.
Je ne revois personne.
Ah ! s'il pouvait revenir, comme il serait ému d'entendre tant d'admirateurs l'appeler par son nom !
Francis CARCO.
I
— Mon ami, cria M. Rougereau à l'employé, je n'aime pas beaucoup les
mises en demeure ! Vous menacez votre chef de bureau de vous faire
régler si on ne vous donne pas une permission. Et voilà ! Est-ce que
vous appelez ça des façons convenables ?
L'homme eut un haut-le-corps. Il ébaucha un geste timide. L'industriel
continuait, en pianotant sur son bureau.
— Si l'on n'était pas très content de votre travail, savez-vous ce que
je vous dirais ? Eh bien ! je vous dirais : « Mon ami, passez y donc
tout de suite, à la caisse. Et bon voyage ! » ... Mais vous vous êtes
fort bien tenu, jusqu’ici... Enfin, pourquoi êtes-vous devenu agressif,
comme ça ? Je ne vous crois pas un mauvais esprit. Hein ?
Expliquez-vous...
L'autre se mit à parler d'une voix étouffée. Il avait un besoin urgent
de sa liberté pour l'après-midi. Et lorsque son chef avait allégué des
écritures en retard...
— Voyons ! on ne vous l'a pas positivement refusée, cette autorisation,
mon cher monsieur Duget. Alors ?
— Oui, mais je me suis imaginé... Et à la pensée qu'on pouvait nie
répondre non, je me suis affolé, balbutia Duget. Ce que j'ai dit,
monsieur, je le regrette.
Il précipitait des excuses. Soudain, M. Rougereau, intrigué, fronça les
sourcils, regarda le solliciteur en changeant d'expression. Où avait-il
vu ce grand corps un peu voûté, ces mouvements arrondis des bras, ce
nez courbé, à l'arête fine, ces yeux si longs ? Une vision lui revint.
Il prit une voix aiguë
— Mais... il me semble... En tout cas, vous lui ressemblez bigrement.
Il y avait un tsigane au
Princier Tango... C'était vous !
Duget commentait son aveu d'une grimace mélancolique.
— Ça n'est pas banal ! affirma le patron. Etre tsigane et devenir
comptable... D'ailleurs là-bas vous ne vous appeliez pas Duget.
Il y avait sur une petite affiche rouge ...
Machin et son orchestre.
— Tortynn...
— ... C'est ça : Tortynn. Un drôle de nom.
— Oui, un nom idiot que l'on m'avait collé à mes débuts... N'empêche
que je n'aurais jamais dû le lâcher ! Et mon métier donc ! Quand ça ira
mieux dans la musique, peut-être que je reprendrai l'archet.
M. Rougereau éprouvait un sentiment bizarre où entraient la vague
sympathie que le mot d'artiste éveille chez les bourgeois et le mépris
indulgent de la bohème. Puis, tout à coup, il devint curieux de
connaître les raisons qui avaient transformé un tsigane en comptable
d'une maison de moteurs électriques. Il commença par octroyer à Duget
la permission demandée, le fit asseoir et bientôt après, mis à l'aise
par des compliments, des exclamations joviales, l'employé racontait son
histoire.
— J'étais là où vous m'avez vu, monsieur, j'étais au
Princier Tango
et je gagnais bien ma vie. J'étais sérieux. Oui, oui, je sais ce qu'on
raconte : les béguins, les femmes, Rigo... De tout ça il faut en
laisser plus qu'on n'en prend.
Quand elles sont au restaurant, qu'on les regarde, en penchant la tête,
qu'elles entendent la musique, évidemment, les clientes, ça leur fait
quelque chose ! Mais neuf fois sur dix, elles sont accompagnées. La
dixième fois, elles n'osent pas... Et puis, elles sortent, elles n'y
pensent plus un quart d'heure après, ou, si elles en gardent un
souvenir, il y a tant d'obstacles : le mari, l'ami, la peur de se
compromettre, la fierté, le quant-à-soi ! Du reste, je ne cherchais pas
les aventures ! J'avais un gentil petit appartement, impasse de Guelma,
à dix minutes de mon travail. Je prenais pension chez un marchand de
vins de la rue des Martyrs et comme je donnais des leçons de violon aux
petites filles, j'avais des prix spéciaux, des plats spéciaux aussi. Il
y en a qui n'apprécient pas ces choses-là ! Moi je me rendais compte,
j'avais dix ans de mouise et de mauvaise carne derrière moi, je savais
faire la comparaison.
J'ai eu la bêtise de plaquer tout ça. Une nuit, voilà une femme qui
vient au
Princier, une drôle de créature. Blonde, un peu forte, l'air
commun et mal habillée. Elle avait un tailleur tout fait, en grosse
étoffe bourrue, ces espèces d'étoffes anglaises qu'on emploie beaucoup
pour les manteaux de voyage. Avec ça, un chapeau qu'elle portait sur le
sommet de la tête comme en province et des bottines à boutons, des bas
de fils. Rien de la clientèle d'habitude. L'idée qui vient tout de
suite : « Encore une qui se trompe ! ». Tout le monde la regarde. Elle
commande une bouteille et n'a pas l'air de remarquer qu'on la tient à
l'œil. Elle ne fait attention qu'à nous... Je dis nous... La voilà
quise met à me fixer. Les camarades s'en amusent et me racontent tout
ce que vous pensez. Le lendemain, même exercice. Et les jours suivants.
La bonne femme est toujours là, toujours avec son même tailleur, ses
mêmes chaussures et son chapeau pas plus enfoncé. J'avais fini par
faire taire les autres qui m'énervaient en m'envoyant leurs allusions,
mais je ne pouvais m'empêcher de rager, en remarquant que si on ne me
charriait plus, on n'y pensait pas moins.
Un soir, au moment où le rentre au
Princier, vers les dix heures, qui
est-ce que je vois sur le trottoir ? La cliente. Elle était en plein
dans la lumière de la grosse boule électrique. Je lui envoie un regard
où il n'y avait rien d'aimable et la voici qui se met à me faire son
plus beau sourire. Moi, ça me rend furieux. Je m'approche d'elle :
— Est-ce que vous en avez pour longtemps avec votre petite histoire ?
Ma bonne femme devient toute pâle. Elle essaie de parler et n'y arrive
pas. Elle avale, elle avale. Enfin, elle me répond d'une voix
tremblante :
— Quelle histoire ?
— Ces façons de venir tous les soirs en tenue de campagne et de me
blairer jusqu'à la gauche. Si vous voulez que le personnel et les
clients se f…tent de moi, continuez, vous êtes dans le chemin...
jusqu'au jour où je vous sortirai parce que je suis patient et bon
garçon...
Je n'en ai pas dit plus. Vous savez que dans la rue si on prononce un
mot moins bas qu'un autre, il y a tout de suite un public. Nous avions
déjà cinq ou six personnes autour de nous... je coupe court, je rentre
sans même m'inquiéter de la tête que faisait mon numéro. On ne le revit
pas cette nuit-là. J'en étais débarrassé ! Mais ça ne devait pas durer
longtemps.
Le lendemain, je prenais mon café à ma pension, sur les deux ou trois
heures de l'après-midi. Je lisais le journal, j'avais la tête baissée
lorsqu'une ombre s'interpose entre la rue et moi. Je lève les yeux. Ma
bonne femme est devant ma table. Debout et qui me regarde avec un air
de reproche et deux grosses larmes au coin des paupières.
Ces larmes, ça me remue. Je dis « Allons ! allons ! », et,
naturellement, je tire une chaise « Qu'est-ce que vous prenez ? — Rien.
— Mais si, mais si, buvez quelque chose. — Non. — Une bénédictine ? une
chartreuse ? » Elle fait signe que oui. Je commande. Elle s'assied. Et
puis, monsieur, avec une voix grave, bizarre et qui bouleversait, elle
me dit ce qu'elle avait sur le cœur. Moi j'essaie de me rattraper, de
la consoler. Plus je m'excuse, plus elle pleure. Elle finit par
m'avouer qu'elle m'aimait. Rien qui m'embête autant que d'écouter ces
choses-là. Il semble qu'on doit avoir l'air idiot. Je lui fais entendre
raison :
Comprenez-moi bien :
Le Princier, c'est mon usine. Ce n'est pas une
rigolade que de jouer, de mener un orchestre dans la fumée, le raffût.
Si on a un agacement par-dessus le marché... Et de sentir quelqu'un qui
ne vous lâche pas d'un quart de cil, hein ?
— Oui, oui, j'ai eu tort, me répond-elle. Je ne savais pas... Mais si
je pouvais vous revoir ailleurs ?
— Ailleurs... Enfin, j'ai ma sortie d'hier soir à me faire pardonner.
Voulez-vous que nous fassions un petit souper demain matin quand je
sortirai ?
Elle accepte. Mon travail fini, je la retrouve. Nous montons sur la
Butte, nous allons chez un bistro qui a fermé dans les premiers mois de
la guerre — et c'est bien dommage car on y mangeait, ce qui s'appelle
manger — Après... »
M. Rougereau lit une grimace narquoise et dont l'intention était si
facilement traduisible que Duget prit un autre ton pour confesser :
— Après, je l'emmenai chez moi, bien entendu !
II
— Ah ! si l'on savait, monsieur, continua Duget. Le pis est que même si
l'on savait où elles vous entraînent, on les referait ces bêtises... Je
vois encore Marcelle dans l'impasse de Guelma, Marcelle, serrée contre
moi qui cherche ma clef. Elle entre, j'allume un feu de bois dans ma
cheminée et elle reste longtemps, longtemps au bord d'un fauteuil, les
coudes aux genoux. Moi, je la laissais devant les bûches. Ce qu'elle
voulait, je le devinais bien. Que je m'installe installe près d'elle,
que je lui raconte tous les boniments d'usage... Les mains que l'on
prend, et la taille, et les baisers. Mais non J'avais fixé une durée à
cette liaison : sept heures. Il était cinq heures du matin. Cela
durerait jusqu'à midi, à l'heure de mon lever. Après, bonjour !
Aussi ne voulais-je être amené à rien dire qui pût lui laisser une
illusion. Je venais de liquider une situation embrouillée et
embrouillée précisément parce que j'étais allé trop loin, parce que des
choses dites à certains moments m'avaient engagé. Je me tenais sur mes
gardes. Vous voyez le tableau : elle, comme abandonnée au coin de son
feu, moi, allant, venant, parlant pour ne rien dire, rangeant trois
fois les mêmes objets... Au bout d'une heure, Marcelle pousse un gros
soupir.
- Partir ! dit-elle. Voilà ce que je devrais faire...
Et ne recevant pas de démenti
— C'est bien ce que vous voudriez, n'est-ce pas ? que je m'en aille ?
— Vous plaisantez ! Nous allons dormir. Couchez-vous, je vous en prie,
et permettez-moi d'en faire autant.
Elle ne bronche pas. Enfin, elle se lève, elle commence à se
déshabiller. Quelle superbe fille ! Tout ce que son chapeau, son
tailleur, sa manière de s'attifer comportait de ridicule s'effaçait peu
à peu. Je ne voyais plus que de belles épaules, rondes, grasses, des
bras admirables légèrement duvetés de blond où la lumière de ma lampe
faisait courir des frissons d'or. Quand ses cheveux étaient dénoués,
l'expression commune de son visage disparaissait et il y avait presque
de la noblesse sur sa figure et une espèce de... je ne sais pas comment
vous expliquer cela. Le mot va vous sembler prétentieux. Je n'en trouve
pas d'autres : une solennité.
La voilà, étendue, fermant les yeux. Et moi, très embarrassé. Je ne
voulais pas traiter cette femme comme une femme quelconque, ramassée au
hasard, payée au tarif. Je ne voulais pas non plus lui dire combien je
la trouvais belle et de compliment en tendresse, de tendresse en amour,
m'emballer, provoquer de nouveaux aveux qui m'auraient ému davantage,
arriver à une liaison. Les choses s'arrangèrent d'elles-mêmes. Quand je
me trouvai près de Marcelle, nous eûmes une étreinte rapide,
silencieuse. Puis, tandis que je cherchais une formule, une phrase au
moins de politesse mais qui fût sans danger, le sommeil me prit.
Quand je nie réveillai, j'étais seul. Marcelle s'était évadée. Elle
m'avait laissé une lettre où elle me disait ceci, à peu près : « Je ne
puis pas vous forcer à éprouver les sentiments que j'ai pour vous. Mais
il m'est si pénible de vous sentir indifférent que
je ne veux pas entendre le « au revoir » banal qui m'est réservé. Je
m'en vais, Georges. N'ayez aucune inquiétude : je n'irai plus vous
ennuyer à votre
Princier Tango ou à votre pension. Si, par hasard,
vous désiriez revoir Marcelle, voici mon adresse. »
J'ai honte de l'avouer. J'eus une minute d'angoisse. Ce départ sournois
pendant que je dormais... Et puis, après tout, je ne la connaissais pas
cette femme ! J'allais vérifier mes tiroirs. Rien n'y manquait. Je me
souvins d'un comique de la Gaîté-Rochechouart dans une pièce où il
disait : « Décidément, c'est de l'amour ! » toutes les minutes. Je
déchirai la lettre et je me jurai bien de ne plus penser à Marcelle.
Huit jours se passèrent. Une autre lettre arriva. Marcelle me répétait
sa promesse. Elle ne voulait pas me relancer. Mais elle me suppliait de
lui accorder un rendez-vous. Elle disait que l'absence la rendait
malade. Moi, je n'avais aucune envie de renouer l'aventure. Pourtant,
sa lettre était si pressante que je répondis. J'alléguai beaucoup de
travail, des leçons à donner. Je lui disais de prendre patience. Dans
un mois, j'aurais quelque liberté, nous dînerions ensemble, et cætera.
Une chose va vous étonner, monsieur. C'est que, pour la première fois,
en allant porter ma lettre à la poste, je me demandai de quel milieu
cette femme-là pouvait bien sortir. Des personnes qui ne savent pas
s'habiller, on en trouve dans toutes les classes. Et si vous aviez fait
la boîte de nuit aussi longtemps que moi, vous sauriez que l'apparence
est encore plus trompeuse qu'on ne se l'imagine. Marcelle ne donnait
pas l'idée de ce que l'on appelait la fille du peuple ; néanmoins, ce
n'était pas la bourgeoise non plus. Elle écrivait correctement, elle
parlait sans accent. Ses façons étaient simples. A un détail, on se
disait : « Elle a été bien élevée » et la minute d'après, un autre
détail montrait une lacune. Il était bien difficile aussi de lire dans
son passé. Femme mariée, entretenue, ou... Mais non, une veuve plutôt
ou une jeune femme quittée par un ami...
Ce problème me harcela jusqu'au bureau de poste. Là, mes préoccupations
tombèrent avec ma lettre. Je rentrai pour dîner en pensant à autre
chose. Trois jours après, récidive. Nouvelle prière : on voulait me
voir absolument. Je ne répondis pas. La semaine suivante, nouvel essai.
Marcelle regrettait d'avoir donné sa promesse de ne plus revenir au
Princier ou à mon restaurant. Et cela continua jusqu'au mois de
juillet. Je reçus une dizaine de lettres, une tous les huit jours à peu
près. Je répondais une fois sur quatre, remettant l'entrevue à la
quinzaine ou au mois suivant.
Cette année-là — en 1913 — j'étais engagé à Aix avec mon orchestre pour
l'été. Une lettre de Marcelle me suivit là-bas, six pages fiévreuses,
suppliantes. J'écrivis en fixant mon retour à septembre. En septembre,
nous nous reverrions, c'était promis. Cette promesse me valut une
grande tartine plus longue que toutes les autres, folle d'enthousiasme.
Et je ne quittai pas la Savoie sans en recevoir au moins une douzaine
du même genre. Et quand je revins impasse de Guelma la première chose
que me remit ma concierge...
— Une lettre de Marcelle ! fit M. Rougereau.
— Et quelle lettre ! Des « je vous attends », des « je t'attends » à
chaque coin de ligne. Cette exaltation m'effraya un peu. J'envoyai un
mot à Aix d'où un camarade le réexpédia. Je parlai de la prolongation
de mon séjour là-bas. Et les affiches du
Princier ne pouvaient pas me
démentir puisque la réouverture n'avait lieu que le quinze octobre.
A partir de ce moment, silence, et tranquillité. Marcelle n'écrivait
plus. Je ne puis pas vous dire à quel point j'en fus heureux. Je n'ai
pas mauvais cœur, monsieur. Et qu'une femme souffrît, se tourmentât à
cause de moi, je vous jure que cela m'ennuyait. Quand trois semaines se
furent écoulées sans rien m'apporter, j'éprouvai un soulagement !...
Vous ne pouvez pas savoir ! A ce moment, je me rendis compte du souci
que m'avait causé cette histoire. Je n'évaluai exactement mes
préoccupations à ce sujet que lorsqu'elles n'eurent plus aucune raison
d'être.
Et la saison de Paris recommença pour moi. Le
Princier s'était
transformé pendant les vacances. On nous avait aménagé de meilleures
places, à nous, les musiciens. Et, me trouvant là pour la seconde
année, j'étais de la maison, je connaissais tout le personnel, une
bonne partie des clients. Des Argentins que j'avais connus à Aix
m'amenèrent des amis. Les pourboires tombaient que c'en était
vertigineux. A tel point que Paulot, mon cymbaliste, qui se faisait
déjà du mauvais sang à la pensée d'envoyer sa grande fille à l'hôpital,
Paulot put faire faire l'opération de son Emma dans l'une des
meilleures cliniques de Paris.
Une nuit, on nous amena un riche de Buenos-Ayres, un grand diable sec
avec des cheveux blancs en brosse, une petite moustache en brosse, des
dents en or. Ce bonhomme était à Paris depuis quinze jours, il
vadrouillait toutes les nuits et dans chaque boîte qu'il faisait, il
demandait aux tsiganes de lui jouer une petite chanson espagnole : «
Pipa pipa... » Personne ne la savait. Or, moi je l'avais entendue à
la Villa des Fleurs à Aix, je l'avais fait apprendre à mon orchestre
et, juste au moment où mon type entre, qu'est-ce qu'il entend ? Sa
Pipa-pipa ! Il est fou ! Il me fait recommencer trois fois cette
rengaine et, après, il a fallu envoyer tous les airs d'Espagne de notre
répertoire, ceux en vogue, et d'autres qu'on ne jouait plus depuis la
Saint-Machin
Clavelitos,
La Garrotine,
Te quiero,
Confidencias,
et toute la séquelle. Mais quelle recette ! Je n'avais pas assez de
poches pour y fourrer les louis des quêtes.
Je partis du
Princier, enchanté comme vous pensez bien ! ... Cette
nuit-là, je la revois, je la sens autour de moi rien qu'à parler
d'elle, tout de suite : une magnifique nuit d'automne, un brouillard
léger dont on ne se rendait compte qu'en voyant les lumières et un vent
d'est coupant, sec, régulier qui poussait toujours les feuilles de la
chaussée à la même vitesse. Je marchais vite, joyeusement, mais mon
plaisir ne m'empêchait pas de sentir le froid, le premier froid de
l'année. Je me promis de faire du feu dans ma chambre en rentrant.
III
Nous sommes chez moi. Je lève le rideau de ma cheminée, je place mes
chenets et je retrouve dans une vieille caisse du petit bois et cinq ou
six bûches.
J'obtiens vite une belle flambée. Je tire mon fauteuil pour me
chauffer. J'allume un bon cigare. Et, tout à coup, un souvenir que je
croyais bien loin, m'arrive. Je revois cette Marcelle amenée un soir et
dont j'étais si embarrassé. « Marcelle ! » Ce nom m'échappe, sans que
je m'en rende compte, je le prononce tout haut. Et je me représente la
dame au tailleur bourru du
Princier. Ensuite, c'est au tour de la
pauvre fille qui s'assied en face de moi au restaurant, qui pétrit son
mouchoir.
Enfin, c'est une autre Marcelle qui se lève, et dans le décor que j'ai
sous les yeux. La Marcelle dont les cheveux tombent sur les épaules,
dont le corsage s'ouvre, glisse le long des bras, ces beaux bras
charnus, dorés de leur duvet... Alors, monsieur, il se produit une
chose qui m'étonnera toujours, non pas en elle-même, mais par sa
brusquerie et son intensité : un désir me prend de cette femme, un
désir incroyable. Et si fort qu'il dépasse la sorte de volupté que l'on
ressent à souhaiter le corps d'une femme ! Un désir qui va jusqu'à la
douleur... Je résiste, je me raisonne. Il faut expliquer cela ! Il n'y
a pas à chercher longtemps. Je viens de passer une soirée agitée avec
mes types de Buenos-Ayres. Les compliments du bonhomme, le gain, tout
cela m'a excité. D'un autre côté, voyant qu'il avait à faire à des
clients de marque, le patron a fait monter du bon champagne et je suis
habitué à la bibine des autres soirs. Je dis « Ça va se passer ! » je
me confectionne une camomille à quatre têtes, je mets un bon filet de
fleurs d'oranger dedans et je me fourre au lit. A peine étendu, je
m'endors.
Mais une heure après, je me réveille. Et la première chose que
j'éprouve avant même d'avoir les yeux ouverts, c'est un sentiment de
détresse atroce. Marcelle n'est pas là ! Cette femme qui m'a tant
fatigué de ses prières, de ses lettres, que je n'ai jamais évoquée,
sauf pour déplorer son obstination ou pour me réjouir de son silence,
cette femme me manque. Je veux son corps et non seulement son corps, sa
voix, sa voix que je n'ai jamais cherché à me rappeler et dont je
m'irrite à demander les intonations au souvenir de cette nuit — si
lointaine. Impossible de retrouver le sommeil ! Le calmant ne m'ayant
pas réussi, j'essaie d'un autre remède : l'assommoir. Je me verse un
grand verre à vin de sherry, plus un autre demi-verre afin d'avoir la
bonne dose. Un quart d'heure après, l'estomac me brûle, mon cœur bat
plus vite mais ma tête reste froide. Je ne m'endors pas, je n'apaise ni
n'augmente mon obsession : il me faut Marcelle.
Que faire ? Je me lève. Il est sept heures du matin, notez bien, et en
ce temps-là je me levais toujours après-midi. J'écris un pneumatique à
Marcelle, je l'invite à dîner pour le soir. Je cours glisser le papier
à la poste et je reviens me coucher, tout heureux. Je n'ai pas le
moindre doute. Ce soir à sept heures, à mon restaurant, Marcelle sera
là. Et cette certitude me permet de me reposer.
Le soir, à sept heures pas de Marcelle. A sept heures et demie, je
l'attends encore. Il y a sans doute un pneumatique chez moi. Je fais un
saut impasse de Guelma. Rien. Je cours à mon restaurant. La dame n'est
pas encore venue. Huit heures. Huit heures et demie. Je me décide à
dîner seul. Si on peut appeler ça dîner ! Ma gorge est serrée à tel
point que ce m'est un supplice d'avaler une bouchée de pain.
Avant d'aller au
Princier, je retourne encore une fois chez moi. Pas
de pneumatique. Au
Princier, à chaque ouverture de porte, j'ai un
coup au cœur. Elle ne vient pas. Ce qui vient, c'est la fermeture, le
moment de rentrer à la maison. Or, rentrer seul, retrouver ma chambre
sans elle, cela m'apparaît comme une épreuve insupportable, je lutte
contre cette idée, je fais trois fois le tour de la place Pigalle et je
finis par décider : « Je vais chez Noémi. »
— Un clou chasse l'autre ! fit observer M. Rougereau.
— Il ne faudrait pas se tromper sur Noémi, poursuivit Duget avec une
inflexion respectueuse. Noémi n'était pas ma maîtresse. Je crois même
qu'elle n'était la maîtresse de personne. C'était une danseuse de chez
nous. Mais pas une femme à la côte. Elle avait de l'argent à elle et ce
qu'elle gagnait au
Princier, c'était pour son opium. Je savais qu'à
cette heure elle était en train de fumer, qu'elle me recevrait
gentiment... Je file avenue Frochot. Je frappe à la porte de l'atelier
selon une certaine consigne et Noémi vient m'ouvrir... Dans cette
grande pièce, les tapis, les soies de Chine, la petite lampe — et
Noémi, accueillante... tout cela compose une atmosphère si douce que
mes nerfs se détendent : je me mets à pleurer comme un enfant.
— Voyons ! racontez-moi votre histoire ! » dit Noémi. Je raconte tout.
Noémi m'enveloppe dans un kimono, me fait une pipe. J'avais une
répugnance difficile à dire pour cette drogue noire. J'étais si
désemparé, toutefois, que j'aurais dominé une aversion encore plus
grande et je ne laissai rien voir de mon dégoût. Je m'appliquai à
fumer. Noémi tenait le bambou au-dessus de la flamme, activait la
combustion d'une aiguille et me donnait des conseils, patiemment. Mes
deux premiers essais ne furent pas heureux. Mais le troisième eut un
plein succès ; je continuai, éprouvant un bien-être surprenant, une
sensation exquise de délassement complet qui détendait mes jambes,
faisait de mon corps une chose heureuse, délicieusement repue, rompue.
L'image de Marcelle s'effaçait, se perdait dans mille autres images.
— C'est assez pour un début ! murmura Noémi. Allongez-vous bien, calez
votre tête et demeurez immobile, autant que possible.
Je me laissai dorloter, entourer de coussins. Ma béatitude était si
parfaite que j'avais besoin de l'extérioriser, de bavarder. Ma compagne
mit un doigt sur mes lèvres et me regarda de telle façon que je gardai
le silence. Quelle gratitude je vouais à cette gentille amie ! Je ne
souffrais plus. J'étais engourdi de bonheur, d'un bonheur lucide. Mais,
de quelle atroce perfidie ! Lorsque mes pensées se renouèrent, ce fut
pour me montrer un avenir charmant dont, bien entendu, le charme
principal, que dis-je, unique ? était la présence, l'amour de Marcelle.
Je la voyais chez moi. Elle venait m'attendre à ma sortie du
Princier, elle m'y conduisait. Sa voix que j'avais cherché vainement
à me rappeler se nuançait à mes oreilles. Ses gestes, ses beautés que
je m'étais obscurément suggérés, se dessinaient, se multipliaient sans
cesse. Au bout d'un temps que je ne puis déterminer l'enchantement
décrut. Je voulus le retrouver aussi vif qu'auparavant, fumer encore.
Noémi s'effara.
— Ce n'est pas raisonnable, vous savez ! Une première fois !
J'insistai. Pour le coup, je fus pris, ayant aspiré trois nouvelles
pipées, d'une exaltation qui ne me donnait plus le loisir de rester
étendu. Je me persuadai qu'il y avait une lettre de Marcelle chez moi.
Une force irrésistible m'attirait impasse de Guelma et je dus me lever.
Noémi avait beau parler d'imprudence. Je ne pouvais pas attendre,
monsieur. Je laissai tomber mon kimono sur les coussins, je repris mon
pardessus, je courus dans la nuit.
... Au seuil de ma chambre, vite, je grattai une allumette. Ma
concierge plaçait toujours les lettres distribuées le soir sur ma
cheminée contre un petit vase de Chine. La lueur me montra une
enveloppe jaune, semblable à toutes les enveloppes dont Marcelle
s'était servie pour m'écrire. Je poussai un cri de joie, oui, sans
songer qu'on pouvait m'entendre. Je me dépêchai d'allumer ma lampe, je
saisis le papier. Ce n'était pas l'écriture de Marcelle. C'était un
prospectus pour des vins de Bordeaux.
Fût-ce la déception ? Ou Noémi avait-elle sagement calculé ? Mais je
fus pris d'étourdissements, de nausées. Un mal de cœur me précipita sur
ma table de toilette... Une demi-heure après l'estomac vide, le front
serré de migraine, frissonnant, je me couchai. Tous les bienfaits de
l'opium s'étaient retirés de moi. Cependant, je gardais ce mensonge
dont il m'avait ensorcelé, je continuais de revoir Marcelle avec la
netteté obtenue par cette baguette de bambou, cette précision
maintenant torturante. Je n'avais pas endormi ma douleur, je l'avais
décuplée... »
IV
Duget fit sonner ce « décuplée » avec rage. Il serra les poings. M.
Rougereau pencha le buste vers le conteur :
— Et, naturellement, quelques heures après! Un taxi ! Et en chasse !
— Non, monsieur, j'étais trop malade, poursuivit l'employé de qui
l'exaltation avait décru. Toute ma journée et ma nuit se passèrent au
lit où j'étais prostré comme une pauvre bête sans forces. Vers le soir,
j'obtins une sorte de torpeur, d'hébétude, puis, dans cette fatigue
absolue de mon corps, cette impuissance totale à me mouvoir, et à
souffrir, je sentis mon intelligence se ranimer par degrés. La raison
qui m'avait abandonné la veille me reprit, me calma, me démontra ma
stupidité. Je me traitai de tous les noms. Moi, l'homme pondéré, je
venais de me comporter comme un gamin. Un artiste qui se flattait
d'être consciencieux, manquait une soirée — et dans l'une des
meilleures passes de la saison — pour une bêtise. Je me mis à haïr
cette Marcelle, à me la montrer telle que je l'avais estimée au
Princier : une fille dépourvue de goût, de chic. Tout ce qui me
revenait de forces au cerveau, je l'utilisai à combattre mon engouement
si peu explicable, à me guérir de ma folie, à m'assainir l'esprit.
J'eus à ce moment-là quelques minutes de satisfaction intense,
monsieur. Le sommeil me prenait et, encore à demi-conscient,
j'ébauchais un rêve où Marcelle redevenait la cliente gauche et
ennuyeuse. Je me promettais la délivrance au réveil.
Je dormis d'un sommeil de brute. Je me levai sans pouvoir coordonner
mes idées, je m'habillai lentement. En reprenant possession de
moi-même, je n'osai plus discuter avec mes principes ainsi que je
l'avais fait. Je comprenais l'inutilité de me regimber. J'étais vaincu.
Il ne me restait qu'à obéir à la décision que la nuit venait de
m'imposer. Il fallait que j'aille à la recherche de Marcelle. C'était
un ordre. Il me semblait que tout ce qui soutient l'amour, que
l'espoir, l'enthousiasme ne pourraient plus me réconforter désormais,
que j'étais simplement l'esclave d'une destinée. Et mon cœur ne battit
pas plus vite lorsque j'arrivai devant ce 163 de la rue Cardinet où
Marcelle avait toujours fixé son adresse.
C'était un hôtel, l'
Hôtel du Lac Majeur. Une maison étroite, deux
fusains roussis à la porte, deux tristes plantes enfoncées dans une
terre lézardée et couverte de mégots, un paillasson déchiqueté, un
tapis galeux. Au bureau, une grosse, grande et laide vieille femme
triait le courrier sur une table en désordre. Je demandai Madame Bonval.
— Bonval ? ronchonna l'autre. Bonval ?... Ah ! oui, le 30, Partie
— Pour la journée ?
— Je ne dis pas sortie, je dis partie...
— J'ai envoyé un pneumatique.
— Je me souviens. On l'a fait suivre
Et le vieux monstre déplaça sa chaise pour me tourner le dos et couper
la conversation. Je m'inquiétai de la nouvelle adresse. La patronne se
leva en hurlant qu'on ne devait pas poser des questions de ce genre,
qu'elle ne disait jamais où les gens étaient allés, et je vous passe
tous les boniments que vous devinez. Ils ne m'intimidaient pas. J'ai
trop usé mes valises pour m'arrêter arrêter à ces histoires. Je tirai
tranquillement de ma poche un billet de cinquante francs.
— Bon, j'admets que vous ne puissiez pas me la dire cette adresse.
Puisque vous avez donné votre parole. Mais écrivez-la sur un bout de
papier.
Je secouai le billet. La vieille siffla.
— Toi, mon vieux, tu te démerdes
Elle consulta son bouquin et écrivit 44, rue Desbordes-Valmore. Elle
ajouta d'autres renseignements, de vive voix. Marcelle avait quitté
l'
Hôtel du Lac Majeur depuis exactement quinze jours. Elle n'avait
jamais amené qui que ce fût dans sa chambre. Personne n'était jamais
venu la demander. La patronne, une fois lancée, ne s'arrêtait plus.
Elle ignorait quelles pouvaient être les ressources, l'existence de
cette Bonval.
— Une qui ne doit pas être bien à la page. C'est brave fille, c'est
péquenaud...
Je m'en allai sur cette appréciation. Rue Desbordes-Valmore, le décor
différait. Un hôtel encore, mais un hôtel privé avec une grille, un
petit jardin tarabiscoté, une allée à graviers roses, un perron.
Comment la Marcelle que j'avais connue, celle que dénigrait la mégère
des Batignolles pouvait-elle habiter là ! Une pensée me vint :
domestique, sans doute. Je sonnai. J'entendis des pas. Peut-être
allait-elle m'ouvrir. Je vis une jeune femme de chambre, une jolie
brune à col blanc, à régate noire glissant sous la dentelle d'un
tablier.
Au nom de Mme Bonval, la jeune femme s'inclina.
— Madame est restée trois jours ici. Mais maintenant Madame ne vient
plus...
— Mais son courrier. On a dû faire suivre un pneumatique...
— Je l'ai remis à la personne qui vient prendre le courrier de Madame...
— Mais son adresse.
La femme de chambre eut un sourire qui signifiait : « Vous ne la saurez
pas ! » Je sortis une pincée d'or de mon gousset. La porte se referma
tout doucement, j'entendis s'enfuir la femme de chambre. J'étais
furieux, je sonnais. Enfin je me rendis compte que mon insistance ne
servirait de rien. Et je m'en fus chez un client du
Princier, M.
Vignelat qui avait une agence de police privée.
Deux jours après, j'étais fixé. Mme Bonval habitait un petit entresol,
112 rue de l'Assomption. L'appartement était loué depuis sept ans par
M. de Laugrie, un ingénieur qui habitait 44 rue Desbordes-Valmore. Et
il n'y avait pas eu cession de bail. Tous les renseignements prouvaient
que Marcelle était la maîtresse de ce Laugrie. L'ingénieur la faisait
servir par une bonne, venait déjeuner quelquefois avec elle et passait
deux ou trois nuits par semaine, rue de l'Assomption... Vous dites,
monsieur ? Du chagrin ? Non. Je n'éprouvai pas la jalousie que vous
supposez. Marcelle avait un amant. Qu'est-ce que vous voulez ? C'était
la vie ! Je ne pensais qu'à une chose qui me paraissait la plus facile
du monde : obtenir que Marcelle quittât son amant. Voilà tout.
Je vis sur le Bottin que ce M. de Laugrie dirigeait une grosse maison
d'ascenseurs. Je téléphonai à son bureau. A l'appareil, j'étais Machin,
architecte, chargé de construire un palace aux Champs-Elysées et je
voulais avoir un entretien avec M. de Laugrie ? Serait-il à son bureau
cet après-midi ? Oui, de trois à six. Pouvais-je compter absolument le
voir à ces heures ? Absolument ! Vous pensez bien qu'à trois heures et
demie je sonnai rue de l'Assomption. .
Madame était sortie. Le lendemain, je n'osai pas reprendre mon
subterfuge avec le bonhomme. Je ne voulais pas d'un soupçon dont
Marcelle eut risqué de subir l'ennui. Lui écrire ? Et si la lettre
tombait sous les yeux de Laugrie. Non. Je résolus de guetter Marcelle,
de l'aborder quand elle sortirait. Les rues de Passy ne conviennent
guère à ce genre de sport. Les petits cafés où l'on peut attendre y
sont rares et sur le parcours que je devais surveiller, il ne s'en
trouvait aucun. Je me risquai tout de même. Ma promenade étonna les
gens du quartier. On me prit pour un mouchard et j'ai certainement
dérangé, pendant cinq jours, les plans de quelques personnes. Car il
dura cinq jours, ce guet idiot, inutile, cinq jours qui ne me
montrèrent pas une seule fois Marcelle, au bout desquels je me
décourageai... Je dis mal. Ma déconvenue m'encouragea plutôt à
redevenir un homme, à ne plus quitter Montmartre, à prendre sur moi. Je
résolus d'oublier cette femme, de lutter…
… Et je luttai. Ce temps d'exil, de contrainte, c'est le plus pénible
que je me rappelle vécu ! J'étais devenu machine à jouer du violon, à
manger, machine à lire le journal. Ce qu'il y avait de lucide en moi se
faisait un âpre plaisir à m'empoisonner l'existence, à me montrer
odieux les gens qui m'entouraient. Il n'était pas un inconnu parmi tous
les gens que m'offraient les hasards de la rue, non, il n'y en avait
pas un seul qui me croisât suffisamment vite pour se soustraire à mon
antipathie. Les femmes, surtout, de quel regard méprisant je les
suivais... Un samedi, à la nuit tombante, je marche boulevard de Clichy
derrière une passante à manteau de fourrure, un manteau somptueux et je
ricane en pensant à ceux qui sont assez poires pour mettre une petite
fortune sur le dos d'un de ces êtres... compréhensible encore lorsque
le numéro est d'une beauté rare !... Mais je parie que celle-ci est
laide comme un fiacre, je tiens à vérifier, je presse le pas, la femme
se retourne. Je reconnais Marcelle.
V
Il y a des gens qui savent ce qu'ils disent, ce qu'ils entendent au
premier moment, dans des circonstances analogues. Moi, je ne me
souviens que d'une sorte de vertige. Lorsque je repris conscience, je
vis simplement, d'après le visage de Marcelle, que nous n'avions
échangé que des banalités. Je fis un effort pour parler, j'avais a
gorge sèche.
— Je vous ai envoyé un mot...
Elle prit un petit air enjoué et évasif.
— Mais oui, parfaitement... Je l'ai reçu. Je voulais vous répondre.
D'abord, j'ai eu des empêchements. Ensuite, une longue, longue
grippe... C'est ma première sortie aujourd'hui.
Une sorte de colère me prenait, colère contre elle et contre moi.
J'avais souhaité de retrouver, en revoyant Marcelle, une impression
aussi fâcheuse que celle du début, de la première visite au
Princier,
et je m'étais promis d'exagérer pour me défendre le moindre ridicule
que je surprendrais. Or, je voyais une belle jeune femme sobrement,
parfaitement habillée. Sa voix que j'avais connue saccadée, âpre, était
d'une douceur atroce. Je répétai :
— Oui, je vous ai envoyé un mot. Vous n'étiez pas malade quand vous
l'avez reçu...
Elle m'interrompit d'un rire clair où j'aurais voulu de l'amertume, où
il n'y avait qu'une gentille gaîté :
— Oh ! entre nous ! dit-elle. Et vos réponses à vous, souvenez-vous
donc !... Je ne veux pas m'arrêter, j'aurais froid -- elle trépignait —
je vais vous dire au revoir, acheva-t-elle, d'une voix indifférente, en
me tendant la main de la manière la plus banale.
— Vous ne me permettez pas de vous accompagner un peu ?...
— Oh ! si vous voulez ! murmura-t-elle, avec une politesse qui
m'effraya.
Nous redescendîmes vers la place Clichy. Je commençai par dire des
banalités et brusquement, avec une fureur que j'essayais de retenir
mais qui me dominait, qui me secouait la poitrine, je lui avouai tout,
tout. Elle m'écoutait, silencieuse, sans que rien sur ses traits
marquât l'impression que mon récit pouvait lui faire. Je guettais un
clignement, un éclair dans les yeux, une de ces petites contractions
nerveuses au coin des lèvres qu'elle avait eues au restaurant quand
elle était venue m'y relancer.
Je n'obtins pas le moindre indice. Lorsque j'eus terminé, elle se mit à
parler à son tour, sur un ton monotone que je ne lui connaissais pas :
— Voyez-vous, il y a des choses qui ne doivent jamais s'arranger. Il ne
faut pas essayer de les contraindre ; le mieux est d'oublier,
croyez-moi... A cause de vous, j'ai souffert !... Maintenant, c'est
fini, j'ai épuisé tout ce que je pouvais vous consacrer d'amour, de
désir, vous n'existez plus pour moi... C'est drôle l'impression que
j'avais en vous écoutant ! Il me semblait entendre une lecture, un
passage pris dans un roman auquel on ne peut plus s'intéresser parce
qu'on a oublié les personnages, et ce qui leur arrive...
Je la suppliai.
— Je ne suis pas une méchante femme, dit Marcelle. Et cela m'ennuie de
vous tourmenter. Je n'ai pas l'intention de vous faire payer ce que
j'ai enduré, non, cela vous coûterait trop cher !... Bah ! je suis
tranquille. Vous allez encore passer quelques mauvais jours et puis,
tout sera fini. Et vous verrez comme vous l'apprécierez votre repos,
après...
Elle s'arrêta brusquement. Elle se rendait compte de la folie où ces
consolations pouvaient m'égarer. Ces encouragements maladroits — ou
perfides — c'est l'eau destinée à éteindre la flamme et qui l'avive.
— Ne m'abandonnez pas ! lui dis-je.
J'étais prêt à la saisir, à l'entraîner. La rue, les passants, rien ne
comptait plus. Elle dût se rendre compte du danger. Ses cils battirent
plusieurs fois très vite et elle murmura :
— Et si j'allais chez vous, demain ?
Je ne savais où j'en étais dans ce mélange de détresse et de bonheur.
Je lui balbutiai je ne sais quoi, une suite de phrases incohérentes.
Elle promit. Le lendemain à deux heures après-midi, elle serait impasse
Guelma, elle frapperait à la porte de ma chambre.
Je ne vous raconte pas la nuit que je passai. Je vais vous montrer
Marcelle entrant chez moi, exacte, à deux heures précises. J'essaie de
la prendre dans mes bras, de rappeler cette nuit où elle est venue.
Elle se dégagea, elle s'assit. Elle me fit asseoir à bonne distance de
son siège et elle se mit à parler. Un vrai discours de notaire. Elle
avait une situation. Elle voulait bien la quitter si vraiment
j'estimais sa présence indispensable à ma vie. Mais que pouvais-je
proposer qui compensât la perte qu'elle allait subir ?
Cette préoccupation ne me choquait pas. J'ai horreur de ces
sentimentaux niais ou hypocrites à qui les problèmes matériels ne
doivent jamais s'imposer. La question de Marcelle me mettait au
contraire tout à fait à mon aise. Je fis un tableau de ma situation.
- Eh bien ! dit-elle, cela s'arrange très bien. Vous allez quitter
votre
Princier et votre violon. On peut, quand on est folle comme je
viens de l'être, devenir la maîtresse d'un tsigane. Aujourd'hui que
j'ai retrouvé mon aplomb, je ne veux pas pour mari d'un monsieur
Tartine... Tortynn... oui, moi je voyais toujours Tartine quand je
pensais à vous. Pas de madame Tartine, madame Duget.
Elle continua :
— Vous avez trente mille francs d'économies. J'ai un placement tout
trouvé. Une amie à moi veut céder son commerce de bonneterie, un gentil
petit magasin de la rue d'Amsterdam. Ce sera pour m'occuper. Lorsque
nous aurons pris et arrangé la boutique à votre guise, vous vous
chercherez une place. Et quand vous aurez une place, nous nous
marierons. Jusque-là... jusque-là, mon ami, vous prendrez patience !
Vous considérerez votre Marcelle respectueusement, comme une fiancée...
Moi j'essayai de l'attendrir, de retrouver par un baiser, une étreinte,
un peu de cette beauté charnelle qui m'avait torturé. Elle me rappela
sèchement ses exigences. Je ne voulais pas me plaindre, j'étais
enchanté de trop d'espoir! Et je suivis le programme. Elle écrivit
séance tenante une lettre de rupture à son de Laugrie. Et le soir même,
je priai le gérant du
Princier de chercher un autre violon-chef
d'orchestre. Trois semaines après tout s'arrangeait. Je repris ma
liberté. Et Marcelle était sur le point de signer l'acte de vente du
magasin. J'avais insisté pour que les pièces fussent établies à son
nom. Et, un beau mardi, l'affaire allait se conclure. Les papiers
devaient s'échanger à quatre heures chez le notaire. Nous nous
trouvions Marcelle et moi dans ma chambre où je comptais encore une
fois les trente billets de mille que j'avais pris à la banque le matin.
Je venais de vérifier la dernière liasse quand Marcelle s'approcha de
moi ; elle crispa ses mains à mes épaules et fit, d'une voix grave, me
tutoyant pour la première fois.
— Merci ! Tu n'as pas craint d'engager tout ce que tu possédais pour
notre bonheur... Je veux t'en récompenser mon ami... Quand nous serons
mariés, t'avais-je dit. Tu n'attendras pas si longtemps.
Elle se pencha, mit ses seins tièdes contre ma poitrine et me chuchota,
tout bas :
— Ce soir... cette nuit, je rentrerai ici... avec toi, tu m'entends !
Je serai à toi...
Vous devinez à quel point ces mots pouvaient me griser et, de fait, je
me levai en titubant, ivre de joie. Je regardai ma chambre en désordre,
ma chambre indigne de la recevoir.
— Ecoute, répondis-je à Marcelle. Tu n'as pas besoin de moi chez le
notaire. Vas-y sans moi. Voilà l'argent, tu n'auras qu'à le donner
contre l'acte. Moi, je veux tout préparer ici pour te recevoir.
— Tu plaisantes ! me dit-elle. C'est très bien, comme ça.
— Mais non, mais non, laisse-moi faire ! Et reviens entre six et sept.
Nous irons dîner ensemble. Et puis...
Je la serrai dans mes bras. Elle partit et je courus chez la concierge
qui s'occupait de mon ménage. Cette bonne femme ne voulait pas monter,
elle n'avait pas le temps de faire la chambre à fond mais je lui collai
deux pièces de cent sous et si vous l'aviez vu grimpant mon escalier
avec son balai, son plumeau et ses torchons. Pendant qu'elle nettoyait,
je courais en taxi jusqu'à un magasin. Je rapportai une carpette neuve,
des parfums. J'installai mes emplettes, je redescendis chez un
fleuriste et je revins avec des roses, des œillets, je parai la chambre
avec amour.
A sept heures, pas de Marcelle. A sept heures et demie, j'attendais
encore. A huit heures, bouleversé d'angoisse, je me hâtai vers la rue
d'Amsterdam.
Le magasin était fermé. Je vis de la lumière dans l'arrière-boutique.
Je frappai, j'entrai comme un fou. Je vis la bonne femme qui nous
cédait son fonds, une grande chèvre maigre et brune. Elle me reçut avec
son air le plus pincé. Je bégayais :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Il y a, me répondit la bonne femme, que quand on fait des affaires,
on les fait...
— ... Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— On ne promet pas, comme Madame Bonval — jusqu'au dernier moment ! On
n'envoie pas les personnes chez le notaire pour téléphoner que
décidément on n'achète pas, que d'ailleurs on part en Amérique le
lendemain...
Je n'entendis plus rien. Je tombai — raide — sur le plancher.
VI
Je me réveillai à l'hôpital un bon mois après. Je venais d'échapper au
cabanon grâce à une fièvre cérébrale et je me rétablis assez vite dès
que j'eus recouvré l'esprit. Mais dans quel état rentrai-je chez moi !
Amaigri, faible, sans un sou et dans l'impossibilité de reprendre mon
archet. je gardais de ma maladie un tremblement nerveux dont je ne suis
pas encore délivré.
Chez moi, je trouvai une lettre... »
Duget sortit son portefeuille, en tira quelques feuillets fatigués.
— Lisez-la, tenez, monsieur.
M. Rougereau lut :
— Mon cher ami, nous sommes quittes. Je me suis vengée, vous avez payé
pour vous et vous avez payé pour les autres aussi.
Il faut que je vous explique mon cas. La fille Marcelle Bonval était
une jeune fille avant d'être une fille. Mon père était médecin en
Sologne. Lui et ma mère, une femme dévote, me donnèrent une éducation
bourgeoise, stupide. Moi, j'étais vigoureuse, imaginative, sensuelle.
Un jeune homme du pays s'en aperçut. Quand il hérita une cinquantaine
de mille francs après la mort de son père, son premier désir fut de les
manger à Paris avec moi. Il m'enleva. Il avait dix-neuf ans et j'en
avais dix-huit.
Mon ami était joueur. Il ne fallut pas davantage de six semaines pour
le nettoyer, comme on dit. Alors, sans s'inquiéter de moi, il prit un
beau matin le tramway qui le déposa devant un bureau de recrutement,
s'engagea dans l'infanterie coloniale.
Et dès lors une vie lamentable commença pour moi. Qu'étais-je dans
Paris, malheureuse petite provinciale enthousiaste, naïve, sinon une
admirable proie offerte à tous les saligauds qui disposent d'une
certaine facilité pour bavarder et pour séduire ? Plus de dix fois, on
m'ensorcela de promesses — et l'aventure me rejetait à chaque coup sur
le pavé. Je n'étais pas assez rouée, je ne savais pas m'habiller, je
remplissais toutes les conditions exigées pour perpétuer la victime.
Enfin, je trouvai un emploi qui m'empêcha de mourir.
Mais je vous l'avoue sans aucune honte. Le travail ne me plaisait
guère. Tandis que je recopiais des adresses pour un journal, je me
rappelais des heures délicieuses, des journées entières de paresse au
lit. Et je regrettais un amant musicien comme vous (meilleur musicien
que vous) un jeune Italien qui me régalait de chansons napolitaines au
piano, pendant des heures. J'adore la musique. Et ce fut la musique qui
me conduisit au
Princier.
Une vieille parente venait de mourir, en me léguant une petite somme.
Cet argent, je voulus l'augmenter, je le jouai aux courses, je le
perdis, sauf trois billets de cent francs que je voulus consacrer à «
faire la fête ». Faire la fête pour moi c'était aller dans un
restaurant de nuit, et écouter les tsiganes. Je choisis votre boîte. Et
je m'en réjouis tout de suite...
... Tenez-vous bien, une désillusion vous attend. Ce n'est pas vous que
je remarquai. C'est un monsieur assis en face de moi, un monsieur seul,
aux yeux pétillants d'intelligence. Quarante ans environ. Je me rendis
compte au bout de cinq minutes que je l'intéressais, que je lui
plaisais. Bien plus : je sentais qu’il devinait mon origine, qu'il
savait pourquoi j'étais mal habillée et qu'il ne demandait qu'à
m'habiller mieux. Je commençais à posséder quelque stratégie. Pour
piquer davantage le désir et la curiosité de mon bonhomme, je m'abstins
de le regarder, je feignis d'être hypnotisée par votre laideur et
vos ronds de bras. Le lendemain, même manège. Enfin, une nuit, je
devinais que ma tactique allait donner un excellent résultat. Je me dis
« Ce sera pour demain ! » Et le lendemain, en effet, comme j'étais à
une minute du Princier, au bout de la rue, j'aperçus mon monsieur qui
me reconnut lui aussi, qui pressa le pas afin de m'attendre devant la
porte. Vous étiez là, malheureusement... Fidèle à ma méthode, je vous
décoche une œillade et voici que vous m'attrapez. Je pense que mon
monsieur va intervenir. C'était un homme qui avait horreur de
l'esclandre. Je le vois tourner les talons, disparaître...
Alors, rentrée chez moi, je fus prise d'une rage indicible. Je résolus
de me venger, de me venger sur vous. Je voulus devenir votre maîtresse
et me faire aimer, et faire payer ensuite à un homme tout ce que les
hommes m'avaient fait souffrir. J'éprouvais et je n'ai cessé d'éprouver
en vous voyant, en vous touchant, un réel dégoût physique. Mais, le
croiriez-vous, cette particularité m'enrageait encore davantage. Et
puis j'avais la certitude obscure mais absolue que je devais réussir.
Ah ! il fallait bien cette conviction pour venir à bout de ma
répugnance. Ainsi, la nuit que nous avons passée ensemble, pourquoi mon
départ précéda-t-il votre réveil ? Parce que vraiment l'épreuve avait
été trop rude et qu'il m'était impossible de la mener plus avant, à ce
premier essai.
Je venais de vous envoyer ma dernière prière de rendez-vous, lorsque,
dans le métro, à la station Rome, je fis une rencontre. Le monsieur du
Princier ! Ce bon monsieur de Laugrie se hâta vers moi en homme qui
ne m'avait pas oubliée, qui me cherchait depuis longtemps. Quatre jours
plus tard, j'étais installée rue de l'Assomption où je reçus votre
pneumatique.
Ce fut un beau jour, ce jour-là, mon cher monsieur Tartine ! Un jour de
triomphe ! Tous mes désirs matériels et moraux étaient comblés. Et
quelle magnifique jouissance, lorsque je vous vis faire le guet dans ma
rue, attendre ma sortie ! Ah ! certes, non, je n'étais pas malade ! On
prétend que les plats froids ne conviennent guère à la santé mais
aucune nourriture ne m'a fait le teint plus rose, le corps plus alerte,
les cheveux et les ongles plus brillants comme ce plat froid de
vengeance dégusté à m'en lécher les lèvres !
Après cette histoire de guet, j'aurais dû vous laisser tranquille. Je
ne le pouvais pas car je dois vous l'avouer : tant que dura ma misère
je n'éprouvais qu'une rancune un peu lasse et intermittente pour tous
ceux qui m'avaient trompée, bafouée et dont vous, le moins coupable,
vous vous trouviez, comme dernier détenteur du rôle, être en quelque
sorte le syndic. Mon avènement à une vie facile aurait dû ruiner tous
les mauvais souvenirs, disperser mes griefs. Mais non. Plus me
comblaient les bontés de M. de Laugrie, plus âprement je me rappelai
les mauvais jours, les trahisons, les sarcasmes. Mon ressentiment
n'était pas assouvi.
Je pris comme lieu de promenade habituel, cette bande de boulevard qui
est comprise entre le Delta et la statue de Fourier. Notre rencontre se
produisit. Et, rappelez-vous notre premier entretien. C'est place
Clichy, à la hauteur de l'avenue, que vous avez émis votre proposition
de m'épouser et parlé de vos petites économies. Eh bien ! cher monsieur
Tartine, nous n'avions pas encore atteint le boulevard des Batignolles,
que déjà vous étiez virtuellement ruiné. Quatre pas plus loin, je
décidai que la mesure pouvait contenir un surcroît de malheur et de
déchéance et je résolus de vous faire perdre votre place... Attendez,
je n'ai pas fini !
Vous souvenez-vous du jeune peintre qui habitait votre maison et dont
l'atelier était au premier, juste au-dessus de votre chambre ? M.
Justin Cléray. Pour couronner ma réussite, il importait que j'entrasse
en relations avec lui. Cela n'offrit aucune difficulté. Savourez ma
combinaison : vous me donnez les trente billets, je descends, je
traverse la cour où votre regard attendri me poursuit. Je sors de
l'impasse. Je rentre dans votre maison par derrière et un quart d'heure
après je suis dans l'atelier de M. Justin Cléray — et dans son lit.
Inutile d'ajouter que mon peintre s'y couche près de moi. Nous veillons
à ne pas faire de bruit, je tiens à entendre le remue-ménage d'en bas,
vos préparatifs. Merci pour les fleurs. Je ne les ai pas vues, mais
leur parfum a charmé notre crépuscule voluptueux.
Je voulais rester toute la nuit chez M. Cléray. L'entresol demeurant
silencieux, je devins inquiète. Je redoutais un suicide, je craignais
que vous n'eussiez brusquement aboli toutes vos possibilités de
souffrir. Heureusement, cette peur n'était pas fondée. Vous avez été
malade, mais vous voici guéri et en excellente voie pour une
réintoxication par la douleur.
Adieu, mon cher monsieur 'Tartine. Je vous plains, mais oui,
sincèrement, car si je ne vous plaignais pas cela m'ôterait un bon
tiers de mon plaisir. Ne tentez pas de me revoir. Vous n'êtes pas de
force à la guerre que je vous fais, pour laquelle bien avant de la
déclarer, j'étais déjà ainsi que vous l'avez constatée vous-même « en
tenue de campagne ».
Agréez ma considération apitoyée.
Marcelle BONVAL.