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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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J. Pellerin : Tartine (1923)
PELLERIN, Jean (1885-1921) : Tartine (1923).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.IV.2013)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière de l'édition donnée à Paris en 1923 par Edouard Champion.
 
TARTINE
par
Jean Pellerin

~*~

PRÉFACE

Sur la façade de la maison qu'habitait, à Grenoble, Jean Pellerin, durant son service militaire, les amis du poète feront bientôt inscrire un nom qui leur est cher, graver deux dates commémoratives et apposer un médaillon... Cette maison est sise rue Saint-Jacques. Un morne corridor, comme la province a le secret de les rendre froids, impersonnels, presque hostiles, conduit à des escaliers obscurs... On les montait dans la ténèbres, la main tâtant les murs, puis, quand la porte de l'étage s'ouvrait, tout s'éclairait et Jean Pellerin, tenant très haut une lampe, vous accueillait joyeusement.

En ce temps-là, sous l'uniforme de secrétaire d'état-major, c'était un grand garçon que Jean Pellerin, étroit de tout le corps et qui ne s'asseyait jamais sans replier une de ses maigres jambes sous l'autre comme par pudeur d'être si long... Et il vous regardait alors en face, il souriait, il allumait une cigarette... et ne semblait avoir de coquetterie avouée que pour ses mains très fines et très soignées qui, jusque dans la paperasserie militaire, prolongeaient un souci d'élégance, de netteté, de caractère aimable et châtié et de grâce naturelle. Dès qu'on connaissait l'homme, on le retrouvait dans son écriture. Elle vous parlait ; elle accusait la ressemblance, la soulignait profondément. Hélas ! ces jeunes mains -- qui ne rédigeaient point (même en 1909) que des bordereaux de service — ont pour toujours fini de tracer, ligne à ligne, ces phrases claires et ornées et ces strophes qu'entre tous leur auteur s'appliquait à nourrir d'une cadence qu'il portait à la perfection ! Déjà, vers cette époque, de courts poèmes, soigneusement recopiés sur un mince cahier d'écolier, affirmaient quel amour... et quelle singulière connaissance de son art possédait Pellerin. Nous nous soumettions nos premières pages, nous ébauchions d'immenses projets... Que sais-je ! Notre seule ambition était d'avoir, chaque jour, des vers nouveaux à nous communiquer, un livre que l'autre n'avait pas lu, une anecdote qu'il ignorait... Temps charmant, malgré la caserne et les difficultés que nous trouvions à nous faire imprimer. Cela nous décida à fonder une revue... Elle vit le jour. Je me souviens que Jean Pellerin m'en remit les épreuves dans la prison du 2e d'artillerie où je n'étais point mal... Mais cette fameuse revue — qui s'intitulait Les Petites Feuilles — n'eut qu'un seul numéro.

Plus tard, quand il vint à Paris et logea, d'abord, rue Réaumur avant d'occuper, vers Montmartre, un appartement qui ne fut de tout temps meublé que d'un lit, d'une table, de trois chaises, d'une berceuse et d'un nombre incalculable de caisses de livres, Jean Pellerin demeura le même. Il écrivait des vers légers, où il se montrait tel qu'il était véritablement, insoucieux de vains succès, prompt à se moquer de lui-même et pirouettant, pour son plaisir, au gré d'une charmante fantaisie.

... Je ne me suis pas fait la tête de Musset.
Je tartine des vers, je prépare un essai,
J'ai le quart d'un roman à sécher, dans l'armoire...
Mais que sont vos baisers, ô filles de mémoire !
Vous entendre dicter des mots après des mots...
Triste jeu !

Cette ironie devait bientôt prendre un ton moins enjoué... Au contact de la vie, dans la nécessité où il était de gagner, comme les autres, son bifteck, le poète apprit vite qu'il n'est pas suffisant au monde d'avoir le culte des beaux vers. Jean Pellerin sut se prêter aux circonstances. Sa plume ne pêcha plus dans l'encrier ces rimes impertinentes qu'elle y trouvait toujours, mais, inlassablement, des mots et des mots qui finissaient par faire les dix lignes d'un écho ou celles d'un article de journal qui lui était payé. Jusqu'à la guerre, il signa, dans les feuilles, des « soirées parisiennes », des contes, des critiques, des notes, des interviews. Cela lui prenait tout son temps, mais je savais qu'après minuit le brillant chroniqueur renonçait à la gloire des salles de rédaction pour se livrer à son démon.

Qu'aurait-il fait de mieux ? Jean Pellerin était d'abord poète et ne vivait que pour la poésie. Que de fois, l'ai-je surpris à relire Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Guérin, Apollinaire, Jean-Marc, Toulet, Allard, Derème ! Il envoyait ses vers à de petites revues, n'en parlait à personne et nourrissait secrètement le désir de réunir en un volume ces stances exquises et désabusées que je n'étais pas seul à admirer.

Hélas ! Jean Pellerin n'aura pas vu de son vivant paraître ce volume auquel il donnait tant de soins, ni cette nouvelle que les Amis d'Edouard publient et qu'il écrivit comme en se jouant. La Romance du Retour ne contenait qu'un poème, qu'un beau, qu'un déchirant poème... Les autres, dispersés dans d'obscures publications, attendaient qu'on les rassemblât. Il a fallu sa mort pour que, réalisant enfin l'ambition de Jean Pellerin, j'entreprisse à sa place d'offrir au grand public l'œuvre qu'il nous a laissée. Puisse-t-elle conserver longuement ses couleurs diaprées, son arome, son arrangement fier et tendre. Ce n'est point un bouquet de fête cueilli dans un parterre bourgeois, mais un de bouquets que, seuls, achètent les camarades près d'un cimetière pour en orner une tombe devant laquelle ils se découvrent. Humbles fleurs quoique brillantes et délicatement choisies, les vers de Jean Pellerin, ses contes sont de ceux que l'on n'oublie guère après qu'on les a lus... Ils ont l'accent de la jeunesse, de sa jeunesse blessée par bien des abandons, de sa jeunesse toujours vivante, même si elle se désole à compter ce qui reste, après deux longues années, des amours et des trahisons... Ce n'est pas moi, c'est lui qui a écrit :

Aujourd'hui, je reviens et tel
Qu'hier. La cloche sonne.
La même cloche au même hôtel.
Je ne revois personne.

Ah ! s'il pouvait revenir, comme il serait ému d'entendre tant d'admirateurs l'appeler par son nom !

Francis CARCO.


I

— Mon ami, cria M. Rougereau à l'employé, je n'aime pas beaucoup les mises en demeure ! Vous menacez votre chef de bureau de vous faire régler si on ne vous donne pas une permission. Et voilà ! Est-ce que vous appelez ça des façons convenables ?

L'homme eut un haut-le-corps. Il ébaucha un geste timide. L'industriel continuait, en pianotant sur son bureau.

— Si l'on n'était pas très content de votre travail, savez-vous ce que je vous dirais ? Eh bien ! je vous dirais : « Mon ami, passez y donc tout de suite, à la caisse. Et bon voyage ! » ... Mais vous vous êtes fort bien tenu, jusqu’ici... Enfin, pourquoi êtes-vous devenu agressif, comme ça ? Je ne vous crois pas un mauvais esprit. Hein ? Expliquez-vous...

L'autre se mit à parler d'une voix étouffée. Il avait un besoin urgent de sa liberté pour l'après-midi. Et lorsque son chef avait allégué des écritures en retard...

— Voyons ! on ne vous l'a pas positivement refusée, cette autorisation, mon cher monsieur Duget. Alors ?

— Oui, mais je me suis imaginé... Et à la pensée qu'on pouvait nie répondre non, je me suis affolé, balbutia Duget. Ce que j'ai dit, monsieur, je le regrette.

Il précipitait des excuses. Soudain, M. Rougereau, intrigué, fronça les sourcils, regarda le solliciteur en changeant d'expression. Où avait-il vu ce grand corps un peu voûté, ces mouvements arrondis des bras, ce nez courbé, à l'arête fine, ces yeux si longs ? Une vision lui revint. Il prit une voix aiguë

— Mais... il me semble... En tout cas, vous lui ressemblez bigrement. Il y avait un tsigane au Princier Tango... C'était vous !

Duget commentait son aveu d'une grimace mélancolique.

— Ça n'est pas banal ! affirma le patron. Etre tsigane et devenir comptable... D'ailleurs là-bas vous ne vous appeliez pas Duget.

Il y avait sur une petite affiche rouge ... Machin et son orchestre.

— Tortynn...

— ... C'est ça : Tortynn. Un drôle de nom.

— Oui, un nom idiot que l'on m'avait collé à mes débuts... N'empêche que je n'aurais jamais dû le lâcher ! Et mon métier donc ! Quand ça ira mieux dans la musique, peut-être que je reprendrai l'archet.

M. Rougereau éprouvait un sentiment bizarre où entraient la vague sympathie que le mot d'artiste éveille chez les bourgeois et le mépris indulgent de la bohème. Puis, tout à coup, il devint curieux de connaître les raisons qui avaient transformé un tsigane en comptable d'une maison de moteurs électriques. Il commença par octroyer à Duget la permission demandée, le fit asseoir et bientôt après, mis à l'aise par des compliments, des exclamations joviales, l'employé racontait son histoire.

— J'étais là où vous m'avez vu, monsieur, j'étais au Princier Tango et je gagnais bien ma vie. J'étais sérieux. Oui, oui, je sais ce qu'on raconte : les béguins, les femmes, Rigo... De tout ça il faut en laisser plus qu'on n'en prend.

Quand elles sont au restaurant, qu'on les regarde, en penchant la tête, qu'elles entendent la musique, évidemment, les clientes, ça leur fait quelque chose ! Mais neuf fois sur dix, elles sont accompagnées. La dixième fois, elles n'osent pas... Et puis, elles sortent, elles n'y pensent plus un quart d'heure après, ou, si elles en gardent un souvenir, il y a tant d'obstacles : le mari, l'ami, la peur de se compromettre, la fierté, le quant-à-soi ! Du reste, je ne cherchais pas les aventures ! J'avais un gentil petit appartement, impasse de Guelma, à dix minutes de mon travail. Je prenais pension chez un marchand de vins de la rue des Martyrs et comme je donnais des leçons de violon aux petites filles, j'avais des prix spéciaux, des plats spéciaux aussi. Il y en a qui n'apprécient pas ces choses-là ! Moi je me rendais compte, j'avais dix ans de mouise et de mauvaise carne derrière moi, je savais faire la comparaison.

J'ai eu la bêtise de plaquer tout ça. Une nuit, voilà une femme qui vient au Princier, une drôle de créature. Blonde, un peu forte, l'air commun et mal habillée. Elle avait un tailleur tout fait, en grosse étoffe bourrue, ces espèces d'étoffes anglaises qu'on emploie beaucoup pour les manteaux de voyage. Avec ça, un chapeau qu'elle portait sur le sommet de la tête comme en province et des bottines à boutons, des bas de fils. Rien de la clientèle d'habitude. L'idée qui vient tout de suite : « Encore une qui se trompe ! ». Tout le monde la regarde. Elle commande une bouteille et n'a pas l'air de remarquer qu'on la tient à l'œil. Elle ne fait attention qu'à nous... Je dis nous... La voilà quise met à me fixer. Les camarades s'en amusent et me racontent tout ce que vous pensez. Le lendemain, même exercice. Et les jours suivants. La bonne femme est toujours là, toujours avec son même tailleur, ses mêmes chaussures et son chapeau pas plus enfoncé. J'avais fini par faire taire les autres qui m'énervaient en m'envoyant leurs allusions, mais je ne pouvais m'empêcher de rager, en remarquant que si on ne me charriait plus, on n'y pensait pas moins.

Un soir, au moment où le rentre au Princier, vers les dix heures, qui est-ce que je vois sur le trottoir ? La cliente. Elle était en plein dans la lumière de la grosse boule électrique. Je lui envoie un regard où il n'y avait rien d'aimable et la voici qui se met à me faire son plus beau sourire. Moi, ça me rend furieux. Je m'approche d'elle :

— Est-ce que vous en avez pour longtemps avec votre petite histoire ?

Ma bonne femme devient toute pâle. Elle essaie de parler et n'y arrive pas. Elle avale, elle avale. Enfin, elle me répond d'une voix tremblante :

— Quelle histoire ?

— Ces façons de venir tous les soirs en tenue de campagne et de me blairer jusqu'à la gauche. Si vous voulez que le personnel et les clients se f…tent de moi, continuez, vous êtes dans le chemin... jusqu'au jour où je vous sortirai parce que je suis patient et bon garçon...

Je n'en ai pas dit plus. Vous savez que dans la rue si on prononce un mot moins bas qu'un autre, il y a tout de suite un public. Nous avions déjà cinq ou six personnes autour de nous... je coupe court, je rentre sans même m'inquiéter de la tête que faisait mon numéro. On ne le revit pas cette nuit-là. J'en étais débarrassé ! Mais ça ne devait pas durer longtemps.

Le lendemain, je prenais mon café à ma pension, sur les deux ou trois heures de l'après-midi. Je lisais le journal, j'avais la tête baissée lorsqu'une ombre s'interpose entre la rue et moi. Je lève les yeux. Ma bonne femme est devant ma table. Debout et qui me regarde avec un air de reproche et deux grosses larmes au coin des paupières.

Ces larmes, ça me remue. Je dis « Allons ! allons ! », et, naturellement, je tire une chaise « Qu'est-ce que vous prenez ? — Rien. — Mais si, mais si, buvez quelque chose. — Non. — Une bénédictine ? une chartreuse ? » Elle fait signe que oui. Je commande. Elle s'assied. Et puis, monsieur, avec une voix grave, bizarre et qui bouleversait, elle me dit ce qu'elle avait sur le cœur. Moi j'essaie de me rattraper, de la consoler. Plus je m'excuse, plus elle pleure. Elle finit par m'avouer qu'elle m'aimait. Rien qui m'embête autant que d'écouter ces choses-là. Il semble qu'on doit avoir l'air idiot. Je lui fais entendre raison :

Comprenez-moi bien : Le Princier, c'est mon usine. Ce n'est pas une rigolade que de jouer, de mener un orchestre dans la fumée, le raffût. Si on a un agacement par-dessus le marché... Et de sentir quelqu'un qui ne vous lâche pas d'un quart de cil, hein ?

— Oui, oui, j'ai eu tort, me répond-elle. Je ne savais pas... Mais si je pouvais vous revoir ailleurs ?

— Ailleurs... Enfin, j'ai ma sortie d'hier soir à me faire pardonner. Voulez-vous que nous fassions un petit souper demain matin quand je sortirai ?

Elle accepte. Mon travail fini, je la retrouve. Nous montons sur la Butte, nous allons chez un bistro qui a fermé dans les premiers mois de la guerre — et c'est bien dommage car on y mangeait, ce qui s'appelle manger — Après... »

M. Rougereau lit une grimace narquoise et dont l'intention était si facilement traduisible que Duget prit un autre ton pour confesser :

— Après, je l'emmenai chez moi, bien entendu !


II

— Ah ! si l'on savait, monsieur, continua Duget. Le pis est que même si l'on savait où elles vous entraînent, on les referait ces bêtises... Je vois encore Marcelle dans l'impasse de Guelma, Marcelle, serrée contre moi qui cherche ma clef. Elle entre, j'allume un feu de bois dans ma cheminée et elle reste longtemps, longtemps au bord d'un fauteuil, les coudes aux genoux. Moi, je la laissais devant les bûches. Ce qu'elle voulait, je le devinais bien. Que je m'installe installe près d'elle, que je lui raconte tous les boniments d'usage... Les mains que l'on prend, et la taille, et les baisers. Mais non J'avais fixé une durée à cette liaison : sept heures. Il était cinq heures du matin. Cela durerait jusqu'à midi, à l'heure de mon lever. Après, bonjour !

Aussi ne voulais-je être amené à rien dire qui pût lui laisser une illusion. Je venais de liquider une situation embrouillée et embrouillée précisément parce que j'étais allé trop loin, parce que des choses dites à certains moments m'avaient engagé. Je me tenais sur mes gardes. Vous voyez le tableau : elle, comme abandonnée au coin de son feu, moi, allant, venant, parlant pour ne rien dire, rangeant trois fois les mêmes objets... Au bout d'une heure, Marcelle pousse un gros soupir.

- Partir ! dit-elle. Voilà ce que je devrais faire...

Et ne recevant pas de démenti

— C'est bien ce que vous voudriez, n'est-ce pas ? que je m'en aille ?

— Vous plaisantez ! Nous allons dormir. Couchez-vous, je vous en prie, et permettez-moi d'en faire autant.

Elle ne bronche pas. Enfin, elle se lève, elle commence à se déshabiller. Quelle superbe fille ! Tout ce que son chapeau, son tailleur, sa manière de s'attifer comportait de ridicule s'effaçait peu à peu. Je ne voyais plus que de belles épaules, rondes, grasses, des bras admirables légèrement duvetés de blond où la lumière de ma lampe faisait courir des frissons d'or. Quand ses cheveux étaient dénoués, l'expression commune de son visage disparaissait et il y avait presque de la noblesse sur sa figure et une espèce de... je ne sais pas comment vous expliquer cela. Le mot va vous sembler prétentieux. Je n'en trouve pas d'autres : une solennité.

La voilà, étendue, fermant les yeux. Et moi, très embarrassé. Je ne voulais pas traiter cette femme comme une femme quelconque, ramassée au hasard, payée au tarif. Je ne voulais pas non plus lui dire combien je la trouvais belle et de compliment en tendresse, de tendresse en amour, m'emballer, provoquer de nouveaux aveux qui m'auraient ému davantage, arriver à une liaison. Les choses s'arrangèrent d'elles-mêmes. Quand je me trouvai près de Marcelle, nous eûmes une étreinte rapide, silencieuse. Puis, tandis que je cherchais une formule, une phrase au moins de politesse mais qui fût sans danger, le sommeil me prit.

Quand je nie réveillai, j'étais seul. Marcelle s'était évadée. Elle m'avait laissé une lettre où elle me disait ceci, à peu près : « Je ne puis pas vous forcer à éprouver les sentiments que j'ai pour vous. Mais il m'est si pénible de vous     sentir indifférent que je ne veux pas entendre le « au revoir » banal qui m'est réservé. Je m'en vais, Georges. N'ayez aucune inquiétude : je n'irai plus vous ennuyer à votre Princier Tango ou à votre pension. Si, par hasard, vous désiriez revoir Marcelle, voici mon adresse. »

J'ai honte de l'avouer. J'eus une minute d'angoisse. Ce départ sournois pendant que je dormais... Et puis, après tout, je ne la connaissais pas cette femme ! J'allais vérifier mes tiroirs. Rien n'y manquait. Je me souvins d'un comique de la Gaîté-Rochechouart dans une pièce où il disait : « Décidément, c'est de l'amour ! » toutes les minutes. Je déchirai la lettre et je me jurai bien de ne plus penser à Marcelle.

Huit jours se passèrent. Une autre lettre arriva. Marcelle me répétait sa promesse. Elle ne voulait pas me relancer. Mais elle me suppliait de lui accorder un rendez-vous. Elle disait que l'absence la rendait malade. Moi, je n'avais aucune envie de renouer l'aventure. Pourtant, sa lettre était si pressante que je répondis. J'alléguai beaucoup de travail, des leçons à donner. Je lui disais de prendre patience. Dans un mois, j'aurais quelque liberté, nous dînerions ensemble, et cætera.

Une chose va vous étonner, monsieur. C'est que, pour la première fois, en allant porter ma lettre à la poste, je me demandai de quel milieu cette femme-là pouvait bien sortir. Des personnes qui ne savent pas s'habiller, on en trouve dans toutes les classes. Et si vous aviez fait la boîte de nuit aussi longtemps que moi, vous sauriez que l'apparence est encore plus trompeuse qu'on ne se l'imagine. Marcelle ne donnait pas l'idée de ce que l'on appelait la fille du peuple ; néanmoins, ce n'était pas la bourgeoise non plus. Elle écrivait correctement, elle parlait sans accent. Ses façons étaient simples. A un détail, on se disait : « Elle a été bien élevée » et la minute d'après, un autre détail montrait une lacune. Il était bien difficile aussi de lire dans son passé. Femme mariée, entretenue, ou... Mais non, une veuve plutôt ou une jeune femme quittée par un ami...

Ce problème me harcela jusqu'au bureau de poste. Là, mes préoccupations tombèrent avec ma lettre. Je rentrai pour dîner en pensant à autre chose. Trois jours après, récidive. Nouvelle prière : on voulait me voir absolument. Je ne répondis pas. La semaine suivante, nouvel essai. Marcelle regrettait d'avoir donné sa promesse de ne plus revenir au Princier ou à mon restaurant. Et cela continua jusqu'au mois de juillet. Je reçus une dizaine de lettres, une tous les huit jours à peu près. Je répondais une fois sur quatre, remettant l'entrevue à la quinzaine ou au mois suivant.

Cette année-là — en 1913 — j'étais engagé à Aix avec mon orchestre pour l'été. Une lettre de Marcelle me suivit là-bas, six pages fiévreuses, suppliantes. J'écrivis en fixant mon retour à septembre. En septembre, nous nous reverrions, c'était promis. Cette promesse me valut une grande tartine plus longue que toutes les autres, folle d'enthousiasme. Et je ne quittai pas la Savoie sans en recevoir au moins une douzaine du même genre. Et quand je revins impasse de Guelma la première chose que me remit ma concierge...

— Une lettre de Marcelle ! fit M. Rougereau.

— Et quelle lettre ! Des « je vous attends », des « je t'attends » à chaque coin de ligne. Cette exaltation m'effraya un peu. J'envoyai un mot à Aix d'où un camarade le réexpédia. Je parlai de la prolongation de mon séjour là-bas. Et les affiches du Princier ne pouvaient pas me démentir puisque la réouverture n'avait lieu que le quinze octobre.

A partir de ce moment, silence, et tranquillité. Marcelle n'écrivait plus. Je ne puis pas vous dire à quel point j'en fus heureux. Je n'ai pas mauvais cœur, monsieur. Et qu'une femme souffrît, se tourmentât à cause de moi, je vous jure que cela m'ennuyait. Quand trois semaines se furent écoulées sans rien m'apporter, j'éprouvai un soulagement !... Vous ne pouvez pas savoir ! A ce moment, je me rendis compte du souci que m'avait causé cette histoire. Je n'évaluai exactement mes préoccupations à ce sujet que lorsqu'elles n'eurent plus aucune raison d'être.

Et la saison de Paris recommença pour moi. Le Princier s'était transformé pendant les vacances. On nous avait aménagé de meilleures places, à nous, les musiciens. Et, me trouvant là pour la seconde année, j'étais de la maison, je connaissais tout le personnel, une bonne partie des clients. Des Argentins que j'avais connus à Aix m'amenèrent des amis. Les pourboires tombaient que c'en était vertigineux. A tel point que Paulot, mon cymbaliste, qui se faisait déjà du mauvais sang à la pensée d'envoyer sa grande fille à l'hôpital, Paulot put faire faire l'opération de son Emma dans l'une des meilleures cliniques de Paris.

Une nuit, on nous amena un riche de Buenos-Ayres, un grand diable sec avec des cheveux blancs en brosse, une petite moustache en brosse, des dents en or. Ce bonhomme était à Paris depuis quinze jours, il vadrouillait toutes les nuits et dans chaque boîte qu'il faisait, il demandait aux tsiganes de lui jouer une petite chanson espagnole : « Pipa pipa... » Personne ne la savait. Or, moi je l'avais entendue à la Villa des Fleurs à Aix, je l'avais fait apprendre à mon orchestre et, juste au moment où mon type entre, qu'est-ce qu'il entend ? Sa Pipa-pipa ! Il est fou ! Il me fait recommencer trois fois cette rengaine et, après, il a fallu envoyer tous les airs d'Espagne de notre répertoire, ceux en vogue, et d'autres qu'on ne jouait plus depuis la Saint-Machin Clavelitos, La Garrotine, Te quiero, Confidencias, et toute la séquelle. Mais quelle recette ! Je n'avais pas assez de poches pour y fourrer les louis des quêtes.

Je partis du Princier, enchanté comme vous pensez bien ! ... Cette nuit-là, je la revois, je la sens autour de moi rien qu'à parler d'elle, tout de suite : une magnifique nuit d'automne, un brouillard léger dont on ne se rendait compte qu'en voyant les lumières et un vent d'est coupant, sec, régulier qui poussait toujours les feuilles de la chaussée à la même vitesse. Je marchais vite, joyeusement, mais mon plaisir ne m'empêchait pas de sentir le froid, le premier froid de l'année. Je me promis de faire du feu dans ma chambre en rentrant.


III

Nous sommes chez moi. Je lève le rideau de ma cheminée, je place mes chenets et je retrouve dans une vieille caisse du petit bois et cinq ou six bûches.

J'obtiens vite une belle flambée. Je tire mon fauteuil pour me chauffer. J'allume un bon cigare. Et, tout à coup, un souvenir que je croyais bien loin, m'arrive. Je revois cette Marcelle amenée un soir et dont j'étais si embarrassé. « Marcelle ! » Ce nom m'échappe, sans que je m'en rende compte, je le prononce tout haut. Et je me représente la dame au tailleur bourru du Princier. Ensuite, c'est au tour de la pauvre fille qui s'assied en face de moi au restaurant, qui pétrit son mouchoir.

Enfin, c'est une autre Marcelle qui se lève, et dans le décor que j'ai sous les yeux. La Marcelle dont les cheveux tombent sur les épaules, dont le corsage s'ouvre, glisse le long des bras, ces beaux bras charnus, dorés de leur duvet... Alors, monsieur, il se produit une chose qui m'étonnera toujours, non pas en elle-même, mais par sa brusquerie et son intensité : un désir me prend de cette femme, un désir incroyable. Et si fort qu'il dépasse la sorte de volupté que l'on ressent à souhaiter le corps d'une femme ! Un désir qui va jusqu'à la douleur... Je résiste, je me raisonne. Il faut expliquer cela ! Il n'y a pas à chercher longtemps. Je viens de passer une soirée agitée avec mes types de Buenos-Ayres. Les compliments du bonhomme, le gain, tout cela m'a excité. D'un autre côté, voyant qu'il avait à faire à des clients de marque, le patron a fait monter du bon champagne et je suis habitué à la bibine des autres soirs. Je dis « Ça va se passer ! » je me confectionne une camomille à quatre têtes, je mets un bon filet de fleurs d'oranger dedans et je me fourre au lit. A peine étendu, je m'endors.

Mais une heure après, je me réveille. Et la première chose que j'éprouve avant même d'avoir les yeux ouverts, c'est un sentiment de détresse atroce. Marcelle n'est pas là ! Cette femme qui m'a tant fatigué de ses prières, de ses lettres, que je n'ai jamais évoquée, sauf pour déplorer son obstination ou pour me réjouir de son silence, cette femme me manque. Je veux son corps et non seulement son corps, sa voix, sa voix que je n'ai jamais cherché à me rappeler et dont je m'irrite à demander les intonations au souvenir de cette nuit — si lointaine. Impossible de retrouver le sommeil ! Le calmant ne m'ayant pas réussi, j'essaie d'un autre remède : l'assommoir. Je me verse un grand verre à vin de sherry, plus un autre demi-verre afin d'avoir la bonne dose. Un quart d'heure après, l'estomac me brûle, mon cœur bat plus vite mais ma tête reste froide. Je ne m'endors pas, je n'apaise ni n'augmente mon obsession : il me faut Marcelle.

Que faire ? Je me lève. Il est sept heures du matin, notez bien, et en ce temps-là je me levais toujours après-midi. J'écris un pneumatique à Marcelle, je l'invite à dîner pour le soir. Je cours glisser le papier à la poste et je reviens me coucher, tout heureux. Je n'ai pas le moindre doute. Ce soir à sept heures, à mon restaurant, Marcelle sera là. Et cette certitude me permet de me reposer.

Le soir, à sept heures pas de Marcelle. A sept heures et demie, je l'attends encore. Il y a sans doute un pneumatique chez moi. Je fais un saut impasse de Guelma. Rien. Je cours à mon restaurant. La dame n'est pas encore venue. Huit heures. Huit heures et demie. Je me décide à dîner seul. Si on peut appeler ça dîner ! Ma gorge est serrée à tel point que ce m'est un supplice d'avaler une bouchée de pain.

Avant d'aller au Princier, je retourne encore une fois chez moi. Pas de pneumatique. Au Princier, à chaque ouverture de porte, j'ai un coup au cœur. Elle ne vient pas. Ce qui vient, c'est la fermeture, le moment de rentrer à la maison. Or, rentrer seul, retrouver ma chambre sans elle, cela m'apparaît comme une épreuve insupportable, je lutte contre cette idée, je fais trois fois le tour de la place Pigalle et je finis par décider : « Je vais chez Noémi. »

— Un clou chasse l'autre ! fit observer M. Rougereau.

— Il ne faudrait pas se tromper sur Noémi, poursuivit Duget avec une inflexion respectueuse. Noémi n'était pas ma maîtresse. Je crois même qu'elle n'était la maîtresse de personne. C'était une danseuse de chez nous. Mais pas une femme à la côte. Elle avait de l'argent à elle et ce qu'elle gagnait au Princier, c'était pour son opium. Je savais qu'à cette heure elle était en train de fumer, qu'elle me recevrait gentiment... Je file avenue Frochot. Je frappe à la porte de l'atelier selon une certaine consigne et Noémi vient m'ouvrir... Dans cette grande pièce, les tapis, les soies de Chine, la petite lampe — et Noémi, accueillante... tout cela compose une atmosphère si douce que mes nerfs se détendent : je me mets à pleurer comme un enfant.

— Voyons ! racontez-moi votre histoire ! » dit Noémi. Je raconte tout. Noémi m'enveloppe dans un kimono, me fait une pipe. J'avais une répugnance difficile à dire pour cette drogue noire. J'étais si désemparé, toutefois, que j'aurais dominé une aversion encore plus grande et je ne laissai rien voir de mon dégoût. Je m'appliquai à fumer. Noémi tenait le bambou au-dessus de la flamme, activait la combustion d'une aiguille et me donnait des conseils, patiemment. Mes deux premiers essais ne furent pas heureux. Mais le troisième eut un plein succès ; je continuai, éprouvant un bien-être surprenant, une sensation exquise de délassement complet qui détendait mes jambes, faisait de mon corps une chose heureuse, délicieusement repue, rompue. L'image de Marcelle s'effaçait, se perdait dans mille autres images.

— C'est assez pour un début ! murmura Noémi. Allongez-vous bien, calez votre tête et demeurez immobile, autant que possible.

Je me laissai dorloter, entourer de coussins. Ma béatitude était si parfaite que j'avais besoin de l'extérioriser, de bavarder. Ma compagne mit un doigt sur mes lèvres et me regarda de telle façon que je gardai le silence. Quelle gratitude je vouais à cette gentille amie ! Je ne souffrais plus. J'étais engourdi de bonheur, d'un bonheur lucide. Mais, de quelle atroce perfidie ! Lorsque mes pensées se renouèrent, ce fut pour me montrer un avenir charmant dont, bien entendu, le charme principal, que dis-je, unique ? était la présence, l'amour de Marcelle. Je la voyais chez moi. Elle venait m'attendre à ma sortie du Princier, elle m'y conduisait. Sa voix que j'avais cherché vainement à me rappeler se nuançait à mes oreilles. Ses gestes, ses beautés que je m'étais obscurément suggérés, se dessinaient, se multipliaient sans cesse. Au bout d'un temps que je ne puis déterminer l'enchantement décrut. Je voulus le retrouver aussi vif qu'auparavant, fumer encore. Noémi s'effara.

— Ce n'est pas raisonnable, vous savez ! Une première fois !

J'insistai. Pour le coup, je fus pris, ayant aspiré trois nouvelles pipées, d'une exaltation qui ne me donnait plus le loisir de rester étendu. Je me persuadai qu'il y avait une lettre de Marcelle chez moi. Une force irrésistible m'attirait impasse de Guelma et je dus me lever. Noémi avait beau parler d'imprudence. Je ne pouvais pas attendre, monsieur. Je laissai tomber mon kimono sur les coussins, je repris mon pardessus, je courus dans la nuit.

... Au seuil de ma chambre, vite, je grattai une allumette. Ma concierge plaçait toujours les lettres distribuées le soir sur ma cheminée contre un petit vase de Chine. La lueur me montra une enveloppe jaune, semblable à toutes les enveloppes dont Marcelle s'était servie pour m'écrire. Je poussai un cri de joie, oui, sans songer qu'on pouvait m'entendre. Je me dépêchai d'allumer ma lampe, je saisis le papier. Ce n'était pas l'écriture de Marcelle. C'était un prospectus pour des vins de Bordeaux.

Fût-ce la déception ? Ou Noémi avait-elle sagement calculé ? Mais je fus pris d'étourdissements, de nausées. Un mal de cœur me précipita sur ma table de toilette... Une demi-heure après l'estomac vide, le front serré de migraine, frissonnant, je me couchai. Tous les bienfaits de l'opium s'étaient retirés de moi. Cependant, je gardais ce mensonge dont il m'avait ensorcelé, je continuais de revoir Marcelle avec la netteté obtenue par cette baguette de bambou, cette précision maintenant torturante. Je n'avais pas endormi ma douleur, je l'avais décuplée... »


IV

Duget fit sonner ce « décuplée » avec rage. Il serra les poings. M. Rougereau pencha le buste vers le conteur :

— Et, naturellement, quelques heures après! Un taxi ! Et en chasse !

— Non, monsieur, j'étais trop malade, poursuivit l'employé de qui l'exaltation avait décru. Toute ma journée et ma nuit se passèrent au lit où j'étais prostré comme une pauvre bête sans forces. Vers le soir, j'obtins une sorte de torpeur, d'hébétude, puis, dans cette fatigue absolue de mon corps, cette impuissance totale à me mouvoir, et à souffrir, je sentis mon intelligence se ranimer par degrés. La raison qui m'avait abandonné la veille me reprit, me calma, me démontra ma stupidité. Je me traitai de tous les noms. Moi, l'homme pondéré, je venais de me comporter comme un gamin. Un artiste qui se flattait d'être consciencieux, manquait une soirée — et dans l'une des meilleures passes de la saison — pour une bêtise. Je me mis à haïr cette Marcelle, à me la montrer telle que je l'avais estimée au Princier : une fille dépourvue de goût, de chic. Tout ce qui me revenait de forces au cerveau, je l'utilisai à combattre mon engouement si peu explicable, à me guérir de ma folie, à m'assainir l'esprit. J'eus à ce moment-là quelques minutes de satisfaction intense, monsieur. Le sommeil me prenait et, encore à demi-conscient, j'ébauchais un rêve où Marcelle redevenait la cliente gauche et ennuyeuse. Je me promettais la délivrance au réveil.

Je dormis d'un sommeil de brute. Je me levai sans pouvoir coordonner mes idées, je m'habillai lentement. En reprenant possession de moi-même, je n'osai plus discuter avec mes principes ainsi que je l'avais fait. Je comprenais l'inutilité de me regimber. J'étais vaincu. Il ne me restait qu'à obéir à la décision que la nuit venait de m'imposer. Il fallait que j'aille à la recherche de Marcelle. C'était un ordre. Il me semblait que tout ce qui soutient l'amour, que l'espoir, l'enthousiasme ne pourraient plus me réconforter désormais, que j'étais simplement l'esclave d'une destinée. Et mon cœur ne battit pas plus vite lorsque j'arrivai devant ce 163 de la rue Cardinet où Marcelle avait toujours fixé son adresse.

C'était un hôtel, l'Hôtel du Lac Majeur. Une maison étroite, deux fusains roussis à la porte, deux tristes plantes enfoncées dans une terre lézardée et couverte de mégots, un paillasson déchiqueté, un tapis galeux. Au bureau, une grosse, grande et laide vieille femme triait le courrier sur une table en désordre. Je demandai Madame Bonval.

— Bonval ? ronchonna l'autre. Bonval ?... Ah ! oui, le 30, Partie

— Pour la journée ?

— Je ne dis pas sortie, je dis partie...

— J'ai envoyé un pneumatique.

— Je me souviens. On l'a fait suivre

Et le vieux monstre déplaça sa chaise pour me tourner le dos et couper la conversation. Je m'inquiétai de la nouvelle adresse. La patronne se leva en hurlant qu'on ne devait pas poser des questions de ce genre, qu'elle ne disait jamais où les gens étaient allés, et je vous passe tous les boniments que vous devinez. Ils ne m'intimidaient pas. J'ai trop usé mes valises pour m'arrêter arrêter à ces histoires. Je tirai tranquillement de ma poche un billet de cinquante francs.

— Bon, j'admets que vous ne puissiez pas me la dire cette adresse. Puisque vous avez donné votre parole. Mais écrivez-la sur un bout de papier.

Je secouai le billet. La vieille siffla.

— Toi, mon vieux, tu te démerdes

Elle consulta son bouquin et écrivit 44, rue Desbordes-Valmore. Elle ajouta d'autres renseignements, de vive voix. Marcelle avait quitté l'Hôtel du Lac Majeur depuis exactement quinze jours. Elle n'avait jamais amené qui que ce fût dans sa chambre. Personne n'était jamais venu la demander. La patronne, une fois lancée, ne s'arrêtait plus. Elle ignorait quelles pouvaient être les ressources, l'existence de cette Bonval.

— Une qui ne doit pas être bien à la page. C'est brave fille, c'est péquenaud...

Je m'en allai sur cette appréciation. Rue Desbordes-Valmore, le décor différait. Un hôtel encore, mais un hôtel privé avec une grille, un petit jardin tarabiscoté, une allée à graviers roses, un perron. Comment la Marcelle que j'avais connue, celle que dénigrait la mégère des Batignolles pouvait-elle habiter là ! Une pensée me vint : domestique, sans doute. Je sonnai. J'entendis des pas. Peut-être allait-elle m'ouvrir. Je vis une jeune femme de chambre, une jolie brune à col blanc, à régate noire glissant sous la dentelle d'un tablier.

Au nom de Mme Bonval, la jeune femme s'inclina.

— Madame est restée trois jours ici. Mais maintenant Madame ne vient plus...

— Mais son courrier. On a dû faire suivre un pneumatique...

— Je l'ai remis à la personne qui vient prendre le courrier de Madame...

— Mais son adresse.

La femme de chambre eut un sourire qui signifiait : « Vous ne la saurez pas ! » Je sortis une pincée d'or de mon gousset. La porte se referma tout doucement, j'entendis s'enfuir la femme de chambre. J'étais furieux, je sonnais. Enfin je me rendis compte que mon insistance ne servirait de rien. Et je m'en fus chez un client du Princier, M. Vignelat qui avait une agence de police privée.

Deux jours après, j'étais fixé. Mme Bonval habitait un petit entresol, 112 rue de l'Assomption. L'appartement était loué depuis sept ans par M. de Laugrie, un ingénieur qui habitait 44 rue Desbordes-Valmore. Et il n'y avait pas eu cession de bail. Tous les renseignements prouvaient que Marcelle était la maîtresse de ce Laugrie. L'ingénieur la faisait servir par une bonne, venait déjeuner quelquefois avec elle et passait deux ou trois nuits par semaine, rue de l'Assomption... Vous dites, monsieur ? Du chagrin ? Non. Je n'éprouvai pas la jalousie que vous supposez. Marcelle avait un amant. Qu'est-ce que vous voulez ? C'était la vie ! Je ne pensais qu'à une chose qui me paraissait la plus facile du monde : obtenir que Marcelle quittât son amant. Voilà tout.

Je vis sur le Bottin que ce M. de Laugrie dirigeait une grosse maison d'ascenseurs. Je téléphonai à son bureau. A l'appareil, j'étais Machin, architecte, chargé de construire un palace aux Champs-Elysées et je voulais avoir un entretien avec M. de Laugrie ? Serait-il à son bureau cet après-midi ? Oui, de trois à six. Pouvais-je compter absolument le voir à ces heures ? Absolument ! Vous pensez bien qu'à trois heures et demie je sonnai rue de l'Assomption. .

Madame était sortie. Le lendemain, je n'osai pas reprendre mon subterfuge avec le bonhomme. Je ne voulais pas d'un soupçon dont Marcelle eut risqué de subir l'ennui. Lui écrire ? Et si la lettre tombait sous les yeux de Laugrie. Non. Je résolus de guetter Marcelle, de l'aborder quand elle sortirait. Les rues de Passy ne conviennent guère à ce genre de sport. Les petits cafés où l'on peut attendre y sont rares et sur le parcours que je devais surveiller, il ne s'en trouvait aucun. Je me risquai tout de même. Ma promenade étonna les gens du quartier. On me prit pour un mouchard et j'ai certainement dérangé, pendant cinq jours, les plans de quelques personnes. Car il dura cinq jours, ce guet idiot, inutile, cinq jours qui ne me montrèrent pas une seule fois Marcelle, au bout desquels je me décourageai... Je dis mal. Ma déconvenue m'encouragea plutôt à redevenir un homme, à ne plus quitter Montmartre, à prendre sur moi. Je résolus d'oublier cette femme, de lutter…

… Et je luttai. Ce temps d'exil, de contrainte, c'est le plus pénible que je me rappelle vécu ! J'étais devenu machine à jouer du violon, à manger, machine à lire le journal. Ce qu'il y avait de lucide en moi se faisait un âpre plaisir à m'empoisonner l'existence, à me montrer odieux les gens qui m'entouraient. Il n'était pas un inconnu parmi tous les gens que m'offraient les hasards de la rue, non, il n'y en avait pas un seul qui me croisât suffisamment vite pour se soustraire à mon antipathie. Les femmes, surtout, de quel regard méprisant je les suivais... Un samedi, à la nuit tombante, je marche boulevard de Clichy derrière une passante à manteau de fourrure, un manteau somptueux et je ricane en pensant à ceux qui sont assez poires pour mettre une petite fortune sur le dos d'un de ces êtres... compréhensible encore lorsque le numéro est d'une beauté rare !... Mais je parie que celle-ci est laide comme un fiacre, je tiens à vérifier, je presse le pas, la femme se retourne. Je reconnais Marcelle.


V

Il y a des gens qui savent ce qu'ils disent, ce qu'ils entendent au premier moment, dans des circonstances analogues. Moi, je ne me souviens que d'une sorte de vertige. Lorsque je repris conscience, je vis simplement, d'après le visage de Marcelle, que nous n'avions échangé que des banalités. Je fis un effort pour parler, j'avais a gorge sèche.

— Je vous ai envoyé un mot...

Elle prit un petit air enjoué et évasif.

— Mais oui, parfaitement... Je l'ai reçu. Je voulais vous répondre. D'abord, j'ai eu des empêchements. Ensuite, une longue, longue grippe... C'est ma première sortie aujourd'hui.

Une sorte de colère me prenait, colère contre elle et contre moi. J'avais souhaité de retrouver, en revoyant Marcelle, une impression aussi fâcheuse que celle du début, de la première visite au Princier, et je m'étais promis d'exagérer pour me défendre le moindre ridicule que je surprendrais. Or, je voyais une belle jeune femme sobrement, parfaitement habillée. Sa voix que j'avais connue saccadée, âpre, était d'une douceur atroce. Je répétai :

— Oui, je vous ai envoyé un mot. Vous n'étiez pas malade quand vous l'avez reçu...

Elle m'interrompit d'un rire clair où j'aurais voulu de l'amertume, où il n'y avait qu'une gentille gaîté :

— Oh ! entre nous ! dit-elle. Et vos réponses à vous, souvenez-vous donc !... Je ne veux pas m'arrêter, j'aurais froid -- elle trépignait — je vais vous dire au revoir, acheva-t-elle, d'une voix indifférente, en me tendant la main de la manière la plus banale.

— Vous ne me permettez pas de vous accompagner un peu ?...

— Oh ! si vous voulez ! murmura-t-elle, avec une politesse qui m'effraya.
Nous redescendîmes vers la place Clichy. Je commençai par dire des banalités et brusquement, avec une fureur que j'essayais de retenir mais qui me dominait, qui me secouait la poitrine, je lui avouai tout, tout. Elle m'écoutait, silencieuse, sans que rien sur ses traits marquât l'impression que mon récit pouvait lui faire. Je guettais un clignement, un éclair dans les yeux, une de ces petites contractions nerveuses au coin des lèvres qu'elle avait eues au restaurant quand elle était venue m'y relancer.

Je n'obtins pas le moindre indice. Lorsque j'eus terminé, elle se mit à parler à son tour, sur un ton monotone que je ne lui connaissais pas :

— Voyez-vous, il y a des choses qui ne doivent jamais s'arranger. Il ne faut pas essayer de les contraindre ; le mieux est d'oublier, croyez-moi... A cause de vous, j'ai souffert !... Maintenant, c'est fini, j'ai épuisé tout ce que je pouvais vous consacrer d'amour, de désir, vous n'existez plus pour moi... C'est drôle l'impression que j'avais en vous écoutant ! Il me semblait entendre une lecture, un passage pris dans un roman auquel on ne peut plus s'intéresser parce qu'on a oublié les personnages, et ce qui leur arrive...

Je la suppliai.

— Je ne suis pas une méchante femme, dit Marcelle. Et cela m'ennuie de vous tourmenter. Je n'ai pas l'intention de vous faire payer ce que j'ai enduré, non, cela vous coûterait trop cher !... Bah ! je suis tranquille. Vous allez encore passer quelques mauvais jours et puis, tout sera fini. Et vous verrez comme vous l'apprécierez votre repos, après...

Elle s'arrêta brusquement. Elle se rendait compte de la folie où ces consolations pouvaient m'égarer. Ces encouragements maladroits — ou perfides — c'est l'eau destinée à éteindre la flamme et qui l'avive.

— Ne m'abandonnez pas ! lui dis-je.

J'étais prêt à la saisir, à l'entraîner. La rue, les passants, rien ne comptait plus. Elle dût se rendre compte du danger. Ses cils battirent plusieurs fois très vite et elle murmura :

— Et si j'allais chez vous, demain ?

Je ne savais où j'en étais dans ce mélange de détresse et de bonheur. Je lui balbutiai je ne sais quoi, une suite de phrases incohérentes. Elle promit. Le lendemain à deux heures après-midi, elle serait impasse Guelma, elle frapperait à la porte de ma chambre.

Je ne vous raconte pas la nuit que je passai. Je vais vous montrer Marcelle entrant chez moi, exacte, à deux heures précises. J'essaie de la prendre dans mes bras, de rappeler cette nuit où elle est venue. Elle se dégagea, elle s'assit. Elle me fit asseoir à bonne distance de son siège et elle se mit à parler. Un vrai discours de notaire. Elle avait une situation. Elle voulait bien la quitter si vraiment j'estimais sa présence indispensable à ma vie. Mais que pouvais-je proposer qui compensât la perte qu'elle allait subir ?

Cette préoccupation ne me choquait pas. J'ai horreur de ces sentimentaux niais ou hypocrites à qui les problèmes matériels ne doivent jamais s'imposer. La question de Marcelle me mettait au contraire tout à fait à mon aise. Je fis un tableau de ma situation.

- Eh bien ! dit-elle, cela s'arrange très bien. Vous allez quitter votre Princier et votre violon. On peut, quand on est folle comme je viens de l'être, devenir la maîtresse d'un tsigane. Aujourd'hui que j'ai retrouvé mon aplomb, je ne veux pas pour mari d'un monsieur Tartine... Tortynn... oui, moi je voyais toujours Tartine quand je pensais à vous. Pas de madame Tartine, madame Duget.

Elle continua :

— Vous avez trente mille francs d'économies. J'ai un placement tout trouvé. Une amie à moi veut céder son commerce de bonneterie, un gentil petit magasin de la rue d'Amsterdam. Ce sera pour m'occuper. Lorsque nous aurons pris et arrangé la boutique à votre guise, vous vous chercherez une place. Et quand vous aurez une place, nous nous marierons. Jusque-là... jusque-là, mon ami, vous prendrez patience ! Vous considérerez votre Marcelle respectueusement, comme une fiancée...

Moi j'essayai de l'attendrir, de retrouver par un baiser, une étreinte, un peu de cette beauté charnelle qui m'avait torturé. Elle me rappela sèchement ses exigences. Je ne voulais pas me plaindre, j'étais enchanté de trop d'espoir! Et je suivis le programme. Elle écrivit séance tenante une lettre de rupture à son de Laugrie. Et le soir même, je priai le gérant du Princier de chercher un autre violon-chef d'orchestre. Trois semaines après tout s'arrangeait. Je repris ma liberté. Et Marcelle était sur le point de signer l'acte de vente du magasin. J'avais insisté pour que les pièces fussent établies à son nom. Et, un beau mardi, l'affaire allait se conclure. Les papiers devaient s'échanger à quatre heures chez le notaire. Nous nous trouvions Marcelle et moi dans ma chambre où je comptais encore une fois les trente billets de mille que j'avais pris à la banque le matin. Je venais de vérifier la dernière liasse quand Marcelle s'approcha de moi ; elle crispa ses mains à mes épaules et fit, d'une voix grave, me tutoyant pour la première fois.

— Merci ! Tu n'as pas craint d'engager tout ce que tu possédais pour notre bonheur... Je veux t'en récompenser mon ami... Quand nous serons mariés, t'avais-je dit. Tu n'attendras pas si longtemps.

Elle se pencha, mit ses seins tièdes contre ma poitrine et me chuchota, tout bas :

— Ce soir... cette nuit, je rentrerai ici... avec toi, tu m'entends ! Je serai à toi...

Vous devinez à quel point ces mots pouvaient me griser et, de fait, je me levai en titubant, ivre de joie. Je regardai ma chambre en désordre, ma chambre indigne de la recevoir.

— Ecoute, répondis-je à Marcelle. Tu n'as pas besoin de moi chez le notaire. Vas-y sans moi. Voilà l'argent, tu n'auras qu'à le donner contre l'acte. Moi, je veux tout préparer ici pour te recevoir.

— Tu plaisantes ! me dit-elle. C'est très bien, comme ça.

— Mais non, mais non, laisse-moi faire ! Et reviens entre six et sept. Nous irons dîner ensemble. Et puis...

Je la serrai dans mes bras. Elle partit et je courus chez la concierge qui s'occupait de mon ménage. Cette bonne femme ne voulait pas monter, elle n'avait pas le temps de faire la chambre à fond mais je lui collai deux pièces de cent sous et si vous l'aviez vu grimpant mon escalier avec son balai, son plumeau et ses torchons. Pendant qu'elle nettoyait, je courais en taxi jusqu'à un magasin. Je rapportai une carpette neuve, des parfums. J'installai mes emplettes, je redescendis chez un fleuriste et je revins avec des roses, des œillets, je parai la chambre avec amour.

A sept heures, pas de Marcelle. A sept heures et demie, j'attendais encore. A huit heures, bouleversé d'angoisse, je me hâtai vers la rue d'Amsterdam.

Le magasin était fermé. Je vis de la lumière dans l'arrière-boutique. Je frappai, j'entrai comme un fou. Je vis la bonne femme qui nous cédait son fonds, une grande chèvre maigre et brune. Elle me reçut avec son air le plus pincé. Je bégayais :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Il y a, me répondit la bonne femme, que quand on fait des affaires, on les fait...

— ... Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— On ne promet pas, comme Madame Bonval — jusqu'au dernier moment ! On n'envoie pas les personnes chez le notaire pour téléphoner que décidément on n'achète pas, que d'ailleurs on part en Amérique le lendemain...

Je n'entendis plus rien. Je tombai — raide — sur le plancher.


VI

Je me réveillai à l'hôpital un bon mois après. Je venais d'échapper au cabanon grâce à une fièvre cérébrale et je me rétablis assez vite dès que j'eus recouvré l'esprit. Mais dans quel état rentrai-je chez moi ! Amaigri, faible, sans un sou et dans l'impossibilité de reprendre mon archet. je gardais de ma maladie un tremblement nerveux dont je ne suis pas encore délivré.

Chez moi, je trouvai une lettre... »

Duget sortit son portefeuille, en tira quelques feuillets fatigués.

— Lisez-la, tenez, monsieur.

M. Rougereau lut :

— Mon cher ami, nous sommes quittes. Je me suis vengée, vous avez payé pour vous et vous avez payé pour les autres aussi.

Il faut que je vous explique mon cas. La fille Marcelle Bonval était une jeune fille avant d'être une fille. Mon père était médecin en Sologne. Lui et ma mère, une femme dévote, me donnèrent une éducation bourgeoise, stupide. Moi, j'étais vigoureuse, imaginative, sensuelle. Un jeune homme du pays s'en aperçut. Quand il hérita une cinquantaine de mille francs après la mort de son père, son premier désir fut de les manger à Paris avec moi. Il m'enleva. Il avait dix-neuf ans et j'en avais dix-huit.

Mon ami était joueur. Il ne fallut pas davantage de six semaines pour le nettoyer, comme on dit. Alors, sans s'inquiéter de moi, il prit un beau matin le tramway qui le déposa devant un bureau de recrutement, s'engagea dans l'infanterie coloniale.

Et dès lors une vie lamentable commença pour moi. Qu'étais-je dans Paris, malheureuse petite provinciale enthousiaste, naïve, sinon une admirable proie offerte à tous les saligauds qui disposent d'une certaine facilité pour bavarder et pour séduire ? Plus de dix fois, on m'ensorcela de promesses — et l'aventure me rejetait à chaque coup sur le pavé. Je n'étais pas assez rouée, je ne savais pas m'habiller, je remplissais toutes les conditions exigées pour perpétuer la victime. Enfin, je trouvai un emploi qui m'empêcha de mourir.

Mais je vous l'avoue sans aucune honte. Le travail ne me plaisait guère. Tandis que je recopiais des adresses pour un journal, je me rappelais des heures délicieuses, des journées entières de paresse au lit. Et je regrettais un amant musicien comme vous (meilleur musicien que vous) un jeune Italien qui me régalait de chansons napolitaines au piano, pendant des heures. J'adore la musique. Et ce fut la musique qui me conduisit au Princier.

Une vieille parente venait de mourir, en me léguant une petite somme. Cet argent, je voulus l'augmenter, je le jouai aux courses, je le perdis, sauf trois billets de cent francs que je voulus consacrer à « faire la fête ». Faire la fête pour moi c'était aller dans un restaurant de nuit, et écouter les tsiganes. Je choisis votre boîte. Et je m'en réjouis tout de suite...

... Tenez-vous bien, une désillusion vous attend. Ce n'est pas vous que je remarquai. C'est un monsieur assis en face de moi, un monsieur seul, aux yeux pétillants d'intelligence. Quarante ans environ. Je me rendis compte au bout de cinq minutes que je l'intéressais, que je lui plaisais. Bien plus : je sentais qu’il devinait mon origine, qu'il savait pourquoi j'étais mal habillée et qu'il ne demandait qu'à m'habiller mieux. Je commençais à posséder quelque stratégie. Pour piquer davantage le désir et la curiosité de mon bonhomme, je m'abstins de le regarder, je feignis d'être  hypnotisée par votre laideur et vos ronds de bras. Le lendemain, même manège. Enfin, une nuit, je devinais que ma tactique allait donner un excellent résultat. Je me dis « Ce sera pour demain ! » Et le lendemain, en effet, comme j'étais à une minute du Princier, au bout de la rue, j'aperçus mon monsieur qui me reconnut lui aussi, qui pressa le pas afin de m'attendre devant la porte. Vous étiez là, malheureusement... Fidèle à ma méthode, je vous décoche une œillade et voici que vous m'attrapez. Je pense que mon monsieur va intervenir. C'était un homme qui avait horreur de l'esclandre. Je le vois tourner les talons, disparaître...

Alors, rentrée chez moi, je fus prise d'une rage indicible. Je résolus de me venger, de me venger sur vous. Je voulus devenir votre maîtresse et me faire aimer, et faire payer ensuite à un homme tout ce que les hommes m'avaient fait souffrir. J'éprouvais et je n'ai cessé d'éprouver en vous voyant, en vous touchant, un réel dégoût physique. Mais, le croiriez-vous, cette particularité m'enrageait encore davantage. Et puis j'avais la certitude obscure mais absolue que je devais réussir.

Ah ! il fallait bien cette conviction pour venir à bout de ma répugnance. Ainsi, la nuit que nous avons passée ensemble, pourquoi mon départ précéda-t-il votre réveil ? Parce que vraiment l'épreuve avait été trop rude et qu'il m'était impossible de la mener plus avant, à ce premier essai.

Je venais de vous envoyer ma dernière prière de rendez-vous, lorsque, dans le métro, à la station Rome, je fis une rencontre. Le monsieur du Princier ! Ce bon monsieur de Laugrie se hâta vers moi en homme qui ne m'avait pas oubliée, qui me cherchait depuis longtemps. Quatre jours plus tard, j'étais installée rue de l'Assomption où je reçus votre pneumatique.

Ce fut un beau jour, ce jour-là, mon cher monsieur Tartine ! Un jour de triomphe ! Tous mes désirs matériels et moraux étaient comblés. Et quelle magnifique jouissance, lorsque je vous vis faire le guet dans ma rue, attendre ma sortie ! Ah ! certes, non, je n'étais pas malade ! On prétend que les plats froids ne conviennent guère à la santé mais aucune nourriture ne m'a fait le teint plus rose, le corps plus alerte, les cheveux et les ongles plus brillants comme ce plat froid de vengeance dégusté à m'en lécher les lèvres !

Après cette histoire de guet, j'aurais dû vous laisser tranquille. Je ne le pouvais pas car je dois vous l'avouer : tant que dura ma misère je n'éprouvais qu'une rancune un peu lasse et intermittente pour tous ceux qui m'avaient trompée, bafouée et dont vous, le moins coupable, vous vous trouviez, comme dernier détenteur du rôle, être en quelque sorte le syndic. Mon avènement à une vie facile aurait dû ruiner tous les mauvais souvenirs, disperser mes griefs. Mais non. Plus me comblaient les bontés de M. de Laugrie, plus âprement je me rappelai les mauvais jours, les trahisons, les sarcasmes. Mon ressentiment n'était pas assouvi.

Je pris comme lieu de promenade habituel, cette bande de boulevard qui est comprise entre le Delta et la statue de Fourier. Notre rencontre se produisit. Et, rappelez-vous notre premier entretien. C'est place Clichy, à la hauteur de l'avenue, que vous avez émis votre proposition de m'épouser et parlé de vos petites économies. Eh bien ! cher monsieur Tartine, nous n'avions pas encore atteint le boulevard des Batignolles, que déjà vous étiez virtuellement ruiné. Quatre pas plus loin, je décidai que la mesure pouvait contenir un surcroît de malheur et de déchéance et je résolus de vous faire perdre votre place... Attendez, je n'ai pas fini !

Vous souvenez-vous du jeune peintre qui habitait votre maison et dont l'atelier était au premier, juste au-dessus de votre chambre ? M. Justin Cléray. Pour couronner ma réussite, il importait que j'entrasse en relations avec lui. Cela n'offrit aucune difficulté. Savourez ma combinaison : vous me donnez les trente billets, je descends, je traverse la cour où votre regard attendri me poursuit. Je sors de l'impasse. Je rentre dans votre maison par derrière et un quart d'heure après je suis dans l'atelier de M. Justin Cléray — et dans son lit. Inutile d'ajouter que mon peintre s'y couche près de moi. Nous veillons à ne pas faire de bruit, je tiens à entendre le remue-ménage d'en bas, vos préparatifs. Merci pour les fleurs. Je ne les ai pas vues, mais leur parfum a charmé notre crépuscule voluptueux.

Je voulais rester toute la nuit chez M. Cléray. L'entresol demeurant silencieux, je devins inquiète. Je redoutais un suicide, je craignais que vous n'eussiez brusquement aboli toutes vos possibilités de souffrir. Heureusement, cette peur n'était pas fondée. Vous avez été malade, mais vous voici guéri et en excellente voie pour une réintoxication par la douleur.

Adieu, mon cher monsieur 'Tartine. Je vous plains, mais oui, sincèrement, car si je ne vous plaignais pas cela m'ôterait un bon tiers de mon plaisir. Ne tentez pas de me revoir. Vous n'êtes pas de force à la guerre que je vous fais, pour laquelle bien avant de la déclarer, j'étais déjà ainsi que vous l'avez constatée vous-même « en tenue de campagne ».

Agréez ma considération apitoyée.

Marcelle BONVAL
 


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