NADAUD,
Marcel & PELLETIER,
Maurice : La
Pocharde : Femme Druaux,
(1926).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.V.2005) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire de la médiathèque (BM Lisieux : nc) , coupures de presse extraites du Petit Journal du 14 au 18 février 1926. Série "Nos enquêtes : les grandes erreurs judiciaires". La pocharde
(femme
Druaux)
par Marcel Nadaud,
& Maurice Pelletier
~~~~I. - La Pâque du poison En
1887, ce n’étaient pas les distractions qui abondaient dans le bourg industrieux de Malaunay, qui,
à 10 kilomètres de Rouen, surveille la
bifurcation des lignes du Havre et de Dieppe. De rares voyages dans la
métropole normande, une foire ou deux l’an, de
temps à autre un bateleur. Telles étaient, avec
les longues séances au café, les seules
réjouissances locales. C’était dans
la vie même que les gens de Malaunay puisaient leurs
divertissements : et, de leurs pantins favoris, il n’en
était point qui les égayât
d’avantage qu’une aubergiste du lieu, la Pauline
Druaux.
Naguère elle était venue d’Yvetot avec Séraphin Druaux, son mari, et Pierre Delacroix, son frère cadet, laissant au pays natal sa fillette, âgée de six ans. Mais tandis que les deux hommes, sobres, doux, rangés, gagnaient de bonnes journées à la margarinerie locale, elle avait ouvert une auberge dont elle était, à en croire la voie publique, la meilleure cliente. Il n’était pas de journée, en effet, qu’on ne la rencontrât, zigzaguant à travers les rues, la tête ballant sur ses épaules, les yeux hagards et mouillés, les jambes flageolantes. Parfois elle s’abattait sur le sol et demeurait prostrée, le nez dans le ruisseau pendant une demi-heure, puis se relevait de soi-même et reprenait sa route, sans souci des lazzis et des ricanements que soulevait son passage. - Voilà « Nerf du Diable » qui a encore pris sa cuite ! - « Nerf du diable ? » - Vous ne savez pas ? Mais c’est comme cela qu’on la surnomme à la margarinerie, tellement elle a le trois-six mauvais. Qu’est-ce que son pauvre homme est obligé d’entendre ! Même qu’elle le bat, à ce qu’on m’a dit. Elle est forte avec ça ! Son frère aussi, qu’elle rosse tant qu’elle peut ! Et ces deux nigauds se laissent faire !... - Eh bien, ma bonne dame Votard, je vous jure que ce n’est pas moi qui me laisserais mener comme ça !.... - Ni moi non plus, Mâme Boisiaux. Pouf ! Tiens la voilà qui tombe ! Satanée pocharde ! va ! - Elle se console de sa mésaventure d’il y a quatre jours…. - Quelle mésaventure ? - Vous ne savez pas ? Elle est bien bonne ! Voilà : Mercredi donc, le Séraphin rentre déjeuner. En fait de fricot, vous savez ce qu’il trouve ? Sa femme avec un roulier… Lui qui est pourtant doux, il est entré en rage, l’a jetée à la porte et est allé le lendemain porter plainte à la mairie. - Et il l’a reprise ? - Faut croire, puisqu’elle rentre à l’auberge. Mais pendant toute la nuit et toute la journée du Jeudi-Saint elle a erré dans le bois, comme folle. - Si c' n’est pas malheureux ! - Il paraît qu’ils vont fermer le débit. Druaux ne veut plus que sa femme le tienne… - Je le comprends, cet homme. Si elle doit faire ainsi l’aimable avec tous ses clients ! Une
veillée
sinistre
Elle
ne songeait guère pourtant à faire
l’aimable, Pauline Druaux ! Elle était
rentrée cette veille de Pâques, dans son
débit vide, mitoyen d’un four à chaux,
à l’extrémité du village,
avait avalé un grand bol d’eau et
s’était affalée sur une chaise
boîteuse ; qu’est-ce qu’elle pouvait donc
bien avoir ? Tout tournait autour d’elle ; elle avait le
crâne vide et bourdonnant comme si on lui avait
remplacé la cervelle par une cloche, retour de Rome. Plus de
vigueur ; les bras cassé, le dos rond ; sur les
épaules, un poids insoulevable. Ce
n’était pas ce qu’elle buvait pourtant !
A peine un verre de cidre de temps en temps et jamais de goutte !
Elle sentait la colère lui monter à la gorge. C’est vrai, le monde était trop injuste, à la fin ! La Pocharde maintenant, qu’on la surnommait ! La Pocharde ! Non, c’était trop fort ! Et ces médecins, quels charlatans ! Quand elle avait été voir le docteur, il lui avait ri au nez en lui disant qu’il n’avait pas de remèdes pour elle, qu’elle était assez grande pour savoir elle-même ce qu’il lui fallait faire. Alors quoi ! Lui faudrait-il crever comme un chien, sans que personne eût pitié d’elle ? Même pas son mari ! Elle avait eu beau pleurer, supplier, lui dire la vérité, qu’elle n’avait pas sa connaissance… Il n’avait rien voulu savoir et l’avait jetée à la rue. Il était pourtant le père de son enfant à elle. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Ah ! pourquoi avaient-ils quitté Yvetot ? Evidemment, de temps à autre, là-bas, ils se disputaient bien. Mais tout de même, ce n’était pas cette vie de maintenant, toute de querelles, de violences. C’est toujours elle qui commençait, ça c’est vrai. Mais c’était plus fort qu’elle. Il y avait des moments où elle ne pouvait y tenir et où il fallait qu’elle attrapât n’importe qui. Comme c’étaient son mari et son frère qui étaient là, c’était sur eux que ça retombait, les pauvres ! Mais elle ne leur en voulait pas pour ça. La nuit était venue depuis une heure déjà que « La Pocharde » rêvait encore. La grosse horloge à poids qui meublait un coin de la salle tinta sept coups. Sept heures ! Les hommes allaient quitter la margarinerie et rentrer dîner. Et rien n’était prêt ! Elle tenta de se lever à deux ou trois reprises, mais sans pouvoir y parvenir. Enfin, en s’accrochant à la table elle parvint à en faire le tour, puis s’appuyant aux murailles, gagna la pièce du fond servant de cuisine, dans le fourneau de laquelle de rares braises rougeoyaient encore. A grand’peine elle ranima le feu, éplucha quelques pommes de terre qu’elle mit à cuire avec de la graisse. On ne pourrait pas dire que ce serait un régal, mais ça tiendrait toujours à l’estomac. - La soupe est prête ? , lança une voix triste. Pauline se retourna. Son mari et son frère venaient de rentrer. Tous les deux, grands et forts, mais l’un aussi brun que l’autre était blond ; c’étaient deux beaux gars, tout de même ! - Vous pouvez vous mettre à table, je vais servir. Le souper fut silencieux. La dernière bouchée de fromage avalée, Séraphin Druaux se leva de table. - Tu montes te coucher ? - Oui, j’ai la tête lourde. A propos, on m’a dit que le débit avait été ouvert aujourd’hui. - Ceux qui t’ont dit ça sont des menteurs. T’as qu’à regarder les verres. Ils sont pleins de poussière. Preuve que je n’ai rien lavé depuis trois jours. - C’est bon, c’est bon ! - Quoi, c’est bon ? Il faudra que je me laisse faire par toi parce que les gens m’en veulent ? Ah non, par exemple ! Et puis quoi ? Jette-moi encore dehors pendant que tu y es. Ça ne fera jamais qu’une fois de plus. Mais Séraphin Druaux, haussant les épaules, était monté au premier étage. Depuis cinq minutes, Pierre Delacroix était couché dans le cabinet étroit qu’il occupait et où l’on entrait par la chambre conjugale. Bougonnante et grondante, Pauline rangea la vaisselle et vint, un quart d’heure après, se coucher auprès de son mari. Empoisonneuse
!
Quand
elle se réveilla le lendemain matin, dans la claire chanson
des cloches, elle eut l’impression pénible
d’être couchée auprès
d’une pierre. D’ordinaire, son mari
était debout avant elle. Comment se faisait-il
qu’il fût encore au lit bien que ce fût
dimanche et Pâques ?
Elle le secoua. Il se laissa faire sans résistance. Elle lui prit la main pour le tirer hors du lit. La main était glacée. Elle se précipita, affolée, dans le cabinet où repose encore Pierre. Mais Pierre, tout comme Séraphin, n’était plus qu’un cadavre ! II.-
Les
Candidats à la Mort
Aube
adorable de Pâque normande ! Sourire de printemps frileux au
travers des larmes du ciel tiède coulant sur les
prés opulents ! La prime messe du matin vient de se clore
sur un tintement joyeux de cloches. Les vieilles filles sortent de
l’église en capote à fleurs, les mains
croisées sur leur maigre poitrine, qui presse le gros missel
sur leur coeur.
Mais la Pocharde vient jeter une note discordante dans cette calme et céleste sortie d’église. En chemise et en jupon, la malheureuse, butant à chaque pas, court chez le maire, M. Besselièvre. - Qu’est-ce que vous voulez encore, la Druaux ? Déjà ivre à 7 heures du matin ! C’est votre façon de célébrer les fêtes ? - Monsieur le Maire, je… je ne suis pas ivre. C’est mon mari et mon frère… - Qu’est-ce qu’ils ont fait ? - Ils sont couchés : ils ne bougent pas. On dirait qu’ils sont morts. Inquiet, M. Besselièvre envoie chez le docteur Leconte, de Maromme, ils se rendent sans tarder chez les Druaux. Le praticien ne peut que constater le décès. - Mais de quoi sont-ils morts ? Et si subitement ? demande le maire. Le docteur Leconte fit la moue. - La mort n’est pas naturelle… Tous les deux en même temps… Ils auraient été empoisonnés, ça ne m’étonnerait pas autrement… - Mais comment ? par quoi ? demande Pauline… - Vous êtes sûrement plus au courant que nous, répondit M. Besselièvre. Et, s’adressant au garde champêtre : Fauvel, assurez-vous de cette femme ; enfermez-la au violon. Puis vous irez à Maromme avertir la gendarmerie… Pauline se jette à ses pieds. - Grâce, Monsieur le Maire. Ce n’est pas moi. Je suis innocente ! Mon pauvre mari… Mon pauvre frère… - Quelle comédienne ! murmura le magistrat municipal, pendant que le garde champêtre emmenait la jeune femme. Ce pauvre Druaux avait raison de ce méfier. Il me l’avait d’ailleurs, confié, il y a trois jours, le 7, quand il était venu porter plainte pour inconduite contre sa femme. Je n’avais pu que le renvoyer en lui conseillant de se séparer. Il m’a répondu qu’elle ne le permettrait jamais et d’ailleurs qu’il l’aimait toujours malgré ses torts. Elle a dû avoir peur qu’il ne mît sa menace à exécution. Mais ce que je ne m’explique pas, c’est la mort du frère. Bah ! la justice élucidera l’affaire. Le lendemain 11 avril, Pauline Druaux était transférée à Rouen, où M. Daufresne, juge d’instruction, fut chargé de mener l’enquête. Des premiers témoignages recueillis, il inféra que l’inculpée était fort capable d’avoir voulu se débarrasser de son mari, ne fut-ce que pour jouir de son petit avoir. D’ailleurs elle était de moralité douteuse. Outre ses habitudes bien connues d’ivresse, elle était débauchée et coureuse. N’avait-elle pas été, avant son mariage, la maîtresse de Druaux ? Et la petite fille de six ans qu’elle avait eue de lui, n’était-elle pas née en marge du code ? Ses violences de gestes et de langage, les scènes constantes qu’elle faisait à son mari et à son frère, autant d’éléments à charge. Mais enfin, ce n’étaient que des présomptions. Seule, l’expertise pouvait déterminer s’il y avait eu empoisonnement. Les docteurs Pernet et Pannetier et M. Renard, chimiste, furent commis. Ce trio de compétences ne mit pas moins de quatre mois pour élaborer son rapport : il concluait nettement au crime. « Le poison, disait-il, est resté introuvable : la mort ne s’explique cependant que par le poison ». Et M. Daufresne, reprenant ces conclusions effarantes, adhérait à la thèse de la culpabilité. Elle avait empoisonné son mari pour éviter le divorce tout en conquérant sa liberté. Pour pouvoir administrer le poison par les aliments, elle n’avait pas hésité à supprimer son frère. On se trouvait en présence d’un drame conjugal caractérisé. Le 14 novembre 1887, sept mois après ces Pâques sinistres qui avaient vu la mort de son mari et de son frère, Pauline-Adèle Delacroix, épouse Druaux, comparaissait devant le jury de la Seine-Inférieure. Fort habilement, son avocat fit valoir son état d’alcoolisme chronique et emporta les circonstances atténuantes. La coupable évita donc la peine capitale et ne fut condamnée, aux applaudissements de la foule, qu’aux travaux forcés à perpétuité. Sa condamnation d’ailleurs passa presque inaperçue dans le tumulte que provoquaient à ce moment la condamnation du général d’Andlau pour trafic d’influence et le scandale Wilson-Limouzin. Un mois après, en même temps que la Druaux partait pour Clermont où, son mobilier vendu, sa fillette à l’Assistance publique, elle allait expier son double crime, un couple honnête et laborieux, les Gauthier, entraient dans l’auberge qu’ils venaient de louer. En paraphant l’acte chez le notaire, ils ne se doutaient pas qu’ils venaient de signer, eux aussi, leur condamnation à mort. ~*~
C’est
en décembre 1887, que le jeune ménage Gauthier
entre en jouissance de la nouvelle maison.
Il ne lui faut pas deux mois pour que sa réputation soit faite : en reprenant l’auberge de « La Pocharde », on dirait qu’il en a repris le vice. Des vertiges s’abattent sur les nouveaux débitants, des étourdissements les jettent sur le sol, leur coupent les jambes, hébètent leur regard. Et, sans tarder, les quolibets courent le village. Les garnements à la langue bien pendue guettent la malheureuse petite Gauthier, dès qu’elle sort du débit pour faire quelque course, singeant sa démarche hésitante, l’oeil hagard et vide : « Oh ! oh ! Pocharde ! tu te ruines ! tu bois ta marchandise !... La reine des pochardes !... La fille de la Pocharde !... » Les vieilles demoiselles la croisent d’un air pincé. Les hommes la suivent du regard, une lueur amusée et égrillarde sous les paupières. Et quand la pauvrette rentre dans la maison hantée, elle aussi s’abat sur une chaise, la tête dans ses bras abandonnée, sur la table, et elle gémit comme la Druaux : « Mais qu’est-ce que j’ai ? Je suis possédée bien sûr ! Et le médecin qui me dit de ne pas boire ! Moi qui ne prends que de l’eau !... » Mais plus elle va, plus les troubles visuels et médullaires s’aggravent. Sans pouvoir accuser quel démon s’abat sur elle, elle tangue et divague de plus en plus, jusqu’à un clair matin de mai où l’auberge ne s’ouvre pas. Des voisins s’inquiètent, avisent le maire. On ouvre la porte, on monte dans la chambre du premier et, sur le lit, à la même place que le lit de la « Pocharde », on trouve les nouveaux mariés étendus sans vie, morts de la même mort inexplicable que Séraphin Druaux et que Pierre Delacroix. Ce n’est plus l’auberge de la Pocharde, maintenant, c'est l'auberge de la mort, devant laquelle se signent les vieilles femmes quand elles vont au marché. Nul ne veut plus y entrer : la maison est hanté, à coup sûr. Vouloir l’habiter, c’est se jeter dans les griffes du diable. Et, pendant un an, la maison reste vide, sinistre, avec ses volets couleur de sang caillé toujours clos et ses murs lépreux. III.-
Le
four à chaux criminel
Quatre
cadavres en un an ! Quelle malédiction planait donc sur
l’auberge tragique ? Nul habitant du pays ne voulait accepter
de prendre la sinistre succession des Druaux et des Gauthier. Et il
fallut un couple étranger au pays des jeunes
mariés aussi, tout comme les Gauthier, les Dubeaux, de Rouen,
pour songer à louer l’immeuble. Au bout de quinze
jours, les vertiges, les étourdissements, les bourdonnements
s’emparent des imprudents.
Mais cette fois les railleries s’arrêtent. La terreur fige sur les lèvres le ricanement. Car c’en est trop. On fait une enquête. Et l’on s’aperçoit que par des fissures dans la cheminée qui prend dans le mur mitoyen avec le four à chaux, des émanations d’oxyde de carbone envahissent l’auberge. De l’oxyde de carbone ? Mais ce gaz ne donne-t-il pas à ceux qui le respirent les symptômes mêmes de l’ivresse ? N’entraîne-t-il pas la mort, cet invisible poison qui se fixe dans le sang ? Oui, c’est à coup sûr l’oxyde de carbone du four à chaux qui a tué les Gauthier. Mais si c’est lui qui a tué les Gauthier, c’est aussi lui qui a tué Druaux et Delacroix. Alors la « Pocharde » n’aurait jamais été une pocharde, encore moins une meurtrière ! Son crime serait celui du four à chaux que l’on vient d’éteindre pour ne plus jamais le rallumer ! La rumeur court, se propage, arrive jusque dans les salles de rédaction. La presse s’en empare et réclame justice. Une innocente est au bagne. L’opinion exige qu’on l’en fasse sortir. Oh ! elle n’obtiendra pas satisfaction tout de suite. Il faudra six ans de campagnes acharnées pour arracher à Clermont cette femme pâle, voûtée, aux joues creuses, au teint plombé, aux yeux brillants de poitrinaire. En 1895, après sept ans de détention, on obtient sa grâce, signée de Félix Faure. Et c’est une ombre qui, peureuse, se glisse hors de la maison centrale dans une aube grise d’hiver, en compagnie de son avocat, Me Julien Goujon, de Rouen, qui s’était chargé de la mener à Paris. La Cour de cassation a décidé de s’occuper de son affaire. Des consultations provoquées par la presse ont connu dans le monde juridique un retentissement formidable. Et la moins importante n’a pas été celle du professeur Brouardel qui, dès la première minute, n’a pas hésité à déclarer que le vrai, le seul coupable c’est le four à chaux. Il distillait cet oxyde de carbone, gaz de lourde densité, incolore et inodore, et le plus dangereux des toxiques. Et le professeur Brouardel, reprenant le procès-verbal d’autopsie et le rapport des experts de Rouen, s’étonnait que ceux-ci eussent omis de procéder à l’analyse du sang des victimes. Sinon « dix minutes leur eussent suffi pour découvrir le mystère dont ils cherchaient vainement la clé ». Il n’en fallut guère plus pour que nos juges suprêmes déclarassent, le 26 juin 1896, qu’il y avait lieu de casser purement et simplement l’arrêt de la Cour de Rouen et de renvoyer l’affaire de Pauline Delacroix, femme Druaux, devant une juridiction voisine, en l’espèce celle de la Cour d’assises du département limitrophe de la Somme. Les
assises
d’Amiens
Le 21 octobre 1896, le procès fut évoqué devant la justice populaire picarde, mieux éclairée que la normande. Une enquête d’autant plus sévère qu’il s’agissait de reconnaître une erreur judiciaire avait été menée au préalable. Et l’expertise avait été confiée aux docteurs Brouardel, Descout et Ogier, dont la science et l’impartialité étaient hors conteste. Leur opinion avait été nette et précise : le four à chaux, et le seul four à chaux, était responsable. C’était donc sûre de l’acquittement et de la réhabilitation que Pauline Druaux comparut, prévenue libre, devant la Cour d’assises d’Amiens. Elle vint s’asseoir devant ses douze juges dans le même costume qui la revêtait neuf ans auparavant à Rouen, manches plates et jupe à tablier formant panier sur les reins, corsage à gilet et croisé en châle, sous un fichu noir frileusement ramené sur la gorge. Les belles dames d’Amiens, en manches à gigot et jupe en forme, pouvaient railler ces vêtements sentant la misère et la vétusté. Il y avait huit ans de martyre dans ces futaines et ces serges à la coupe désuète. Huit ans de martyre également dans cette physionomie impassible, aux yeux éteints, à la bouche crispée par une trop longue habitude du silence. Le visage morne avait perdu jusqu’à la possibilité d’avoir une expression. Une sombre hébétude avait remplacé sur ce masque fané toute lueur humaine « qui a depuis huit ans désappris de sourire », dira son avocat. Huit ans sans joie et sans espoir ; quelle torture ! Trente-six ans, cette Pauline ? Impossible. Au moins cinquante, ou soixante, on ne savait pas. Un âge indéterminé, dans une robe antique, que corrigeait une jaquette anachronique, achetée à sa sortie de prison avec son modeste pécule : soixante francs, accumulés centime à centime, en huit ans de privations. Une seule joie, mais qui n’arrive même pas à faire rire ses yeux hallucinés. Au premier rang de l’auditoire, sa fille, sa petite Louise. Oh ! ce n’est plus aujourd’hui la fillette laissée par force aux mains de l’Assistance. C’est une grande et belle adolescente de seize ans qui vient apprendre à connaître sa maman, celle dont elle n’a jamais entendu parler qu’à mots couverts, et dont on vient de lui révéler le martyre moral et physique, celle couverte de calomnie et de honte, la « Pocharde », l’empoisonneuse qui n’était qu’une empoisonnée : c’est le mot même du président des assises : « On la croyait ivre ; elle était empoisonnée ». Et derrière cette intoxiquée, quatre cadavres, loin de clamer vengeance, quatre spectres réclamaient justice pour elle, protégée miraculeusement de la mort, mais à qui la destinée jalouse avait fait chèrement payer sa faveur. Hélas ! Il était dit que, pour sauver la face, ceux qui l’avaient envoyée au bagne n’hésiteraient pas à chercher des responsables de l’erreur partout, sauf, bien entendu dans leurs rangs. Et l’avocat général, M. Lefaverais, commença par prendre à partie la presse ! la presse dont tous les efforts avaient visé depuis six ans à rendre l’infortunée à la liberté et à la vie ! « Ah ! s’écria-t-il, des larmes dans la voix, la grande responsable, c’est la presse, la presse qui crée l’opinion et qui a fait un assassin de la malheureuse femme Druaux dont je réclame à voix haute la réhabilitation ». Hé, M. l’avocat général, qui donc, je vous prie, avait renseigné la presse sinon le juge d’instruction de Rouen, M. Daufresne ? Sur quels rapports avait-elle basé son jugement, sinon sur ceux des experts normands ? Etrange destinée que celle de la presse. Si elle s’oppose à l’avis des magistrats, ceux-ci lui reprochent d’être mal renseignée et mal avisée, sinon de s’occuper de ce qui ne la regarde pas. Si elle adopte leur point de vue, c’est en cas d’erreur, pour s’entendre blâmer d’avoir influencé l’opinion ! Mais le président, M. Pinson – M. Pinson-sans-rire si j’ose dire – ne veut pas être en reste avec son avocat général : « Tout le monde peut se jeter la pierre : témoins, magistrats, experts, chimistes… » Vous croyez l’énumération terminée ? Que non ! La digne robe rouge ajoute, dans un accès de justice distributive : « Et l’accusée elle-même ». Et l’accusée elle-même ! Savez-vous pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas parlé ! Une intoxiquée, de mentalité primitive, devrait pouvoir argumenter comme docteur en Sorbonne et avoir le verbe facile comme député en parlement. O candide déformation professionnelle estimant que le justiciable est fait pour le juge et non le juge pour le justiciable. Elle, cependant, écoutait ou plutôt entendait toutes ces dissertations de gens se lamentant dans leurs petits souliers, accusant tout et tous pour dissimuler leur gêne. A bout de souffle, ils osèrent invoquer le destin ! « Les erreurs judiciaires, affirma sans rire M. Lefaverais, défenseur de la Société, tiennent à la Fatalité. On en rend responsables les magistrats ; c’est injuste ! » On aimerait savoir quand M. Lefaverais, dans ses réquisitoires, mit en doute le libre arbitre de ceux dont il réclamait la tête. Bouffonnerie macabre où rien ne fut épargné, même pas les discussions de gros sous ! Tout de même, le déshonneur, huit ans de bagne, soixante francs de pécule, une vieillesse prématurée, et le pavé au bout, cela vaut bien que la victime ait devant elle quelques ressources. Légitime indemnité, repentir tangible de la Société « dont on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps », dit si justement Jean-Jacques. Mais M. l’avocat général trouva excessives et bien matérielles ces prétentions, pourtant modestes. Cent mille francs, Me Julien Goujon vous réclamez cent mille francs pour cette femme ? On a vendu ses meubles, mis sa fille à l’Assistance ; elle n’a plus rien devant elle, et même plus sa santé… Et puis après ? - N’aura-t-elle pas, s’exclame M. Lefaverais, une fois la réhabilitation prononcée et au moment où se discute l’indemnité d’usage, n’aura-t-elle pas l’affichage de l’arrêt et la publication à l’Officiel qui la consoleront de toutes ses souffrances ? Allons ! Boulanger, épicier, propriétaire, boucher, mercier, un bon mouvement ! Voilà la réhabilitation de Mme Druaux ; elle est à l’Officiel, s’il vous plaît, et en lettres moulées, en noir sur blanc : donnez votre pain, votre fil, votre viande. L’Officiel, c’est un brevet. Vous préférez les imprimés qui se tirent à la Banque de France ? Ah ! quels gens intéressés ! La Cour, toutefois, ne suivit pas M. Lefaverais dans ses fantaisies gourmées. Elle n’accorda pas les cent mille francs réclamés par Me Julien Goujon. Mais elle en donna quarante mille. Douze cents francs de rente à l’époque. Une fortune ! Et pour l’honneur, l’insertion à l’Officiel cher au coeur de M. l’avocat général, d’autres dans les journaux de Rouen et l’affichage à Amiens, à Malaunay et à Rouen. C’était donc complète satisfaction qui était accordée à Pauline Druaux. Mais rien ne put l’arracher à sa prostration, rien, ni le prononcé de l’arrêt de réhabilitation ni l’indemnité allouée, ni les baisers de sa fille. Comme si l’existence lui eût paru une comédie tellement infâme qu’elle se fût déjà laissé mourir avec ceux qu’elle avait été accusée, si à la légère, d’avoir assassinés ! ~*~
La
vie emporte tout dans son torrent d’oubli. Six mois
après, Mme veuve Druaux faisait publier au Havre, ses bans
de mariage avec M. Henri M…, cuisinier. Et tout aurait
été dit…
… Tout, car arrêt de la Cour de cassation, arrêt de la Cour d’assises, affichage, tout ce qui avait trait à l’affaire avait disparu dans le tourbillon des évènements. Une petite débitante de boissons de Normandie, est-ce que ça compte, sinon aux yeux de l’Eternelle Justice ? Car pour les hommes, le procès Arton – vous vous souvenez, Arton ? C’était en juillet 1896, - ç’avait autrement de saveur. Et en octobre, - allons, un effort de mémoire ! – c’était le voyage des souverains russes en France : oui, Nicolas II, les petites grandes duchesses… Ça ne vous dit plus rien ?... Et le mariage du duc d’Orléans et de l’archiduchesse Marie Dorothée ?... Non plus ? Et pourtant c’étaient les grands évènements du jour. Tout cela, vous l’avez déjà oublié. Mais vous vous souvenez de la Pocharde ! C’est qu’un feuilletonniste de génie – oui, le feuilleton, si décrié, le feuilleton qui puise dans la vie même son inspiration, le feuilleton, ce mélodrame moderne à la scène quotidienne, - un feuilletonniste s’inspira de cette affaire. Et l’erreur judiciaire est devenue immortelle et l’on parlera toujours du four à chaux meurtrier, bien après que Mme M…, sa fille et les enfants de celle-ci seront allés dormir dans la terre maternelle, parce que Jules Mary, romancier populaire, écrivit sous l’inspiration du drame de Malaunay, les trente mille lignes de La Pocharde. |