PRÉFACE
A M. ÉMILE CHAMONTIN.
C’
EST de vous qu’est venue l’idée
de réunir en volume quelques-uns de
mes
Contes Vénitiens et
d’en confier l’illustration à l’ingénieux et
subtil artiste qu’est Charles Martin. De ce choix, je ne saurais trop
vous louer, car il assurera aux possesseurs de ce livre un délicieux et
rare plaisir des yeux et je souhaite que mes petits récits leur soient
à l’esprit un égal divertissement. Puissent-ils goûter au moins
agrément à ces pages qui, à défaut d’autres mérites, offriront à leur
souvenir quelques inventions romanesques auxquelles Venise servit de
prétexte, et d’où elles empruntent ce qu’elles peuvent avoir d’intérêt
pour qui conserve en sa mémoire ce regret charmé qu’éprouvent, de la
Ville incomparable, tous ceux qui se sont laissé prendre à son prestige.
Cet enchantement, je l’ai connu autant et peut-être plus que qui que ce
soit et je viens de tenter d’en écrire l’histoire exacte et
merveilleuse dans un gros livre qui est, en même temps, une confession
véridique et une offrande reconnaissante à l’Enchanteresse ; mais,
avant de composer les chapitres qui forment comme les marches par où
l’on monte à cette
Altana dont
il porte le titre, et du haut de
laquelle j’ai exploré, d’un regard ému et amusé, de son centre jusqu’à
ses confins, l’étendue de ma passion, avant, dis-je, de la décrire
minutieusement, j’avais tenté, à maintes reprises, en divers ouvrages
antérieurs, de rendre hommage aux beautés de la Princesse des Lagunes.
On trouvera la trace de cette gratitude dans plusieurs de mes romans et
aussi dans mes
Esquisses
vénitiennes, dont vous avez extrait quelques
feuillets en insérant dans le présent recueil le poème en prose qui a
pour titre
l’Encrier
rouge, autour duquel vous avez groupé un certain
nombre de contes où j’ai essayé d’évoquer, en même temps que certains
aspects de Venise, quelques-unes des rêveries qu’elle offrait à mon
imagination et où se plaisait ma fantaisie.
Or, de ces contes, dispersés au fur et à mesure de leur invention, vous
venez de me donner l’occasion de relire ceux que vous avez choisis, et
je ne saurais, je vous l’avoue, vous en vouloir. Ils ne m’ont pas causé
une trop vive déception. Un pareil sentiment est, je dois le
reconnaître, assez rare quand on nous met en présence d’écrits déjà
anciens et quelque peu, même de nous, oubliés. D’ordinaire, la
rencontre ne leur est guère favorable et l’expérience qu’ils nous
proposent est loin de nous satisfaire. En ces occurrences, on est
volontiers sévère à soi-même. On ne pardonne pas aisément à ses propres
productions de ne pas être ce que l’on eût voulu qu’elles fussent.
Quelquefois ce sentiment, si justifié soit-il, va jusqu’à l’injustice
et il faut raisonner pour corriger cette impression par trop
pessimiste, aussi fausse en son exagération dépréciative que le serait
un contentement par trop partial.
Si je n’ai eu à agir ni dans un sens, ni dans l’autre, à l’égard de ces
petites compositions, c’est qu’elles bénéficient des circonstances où
elles sont nées et de la vertu de leur origine. Je ne les aperçois,
pour ainsi dire, qu’à travers un tulle d’illusion. Entre elles et moi,
Venise, qu’elles ont toutes pour sujet, s’interpose et les couvre de sa
protection. Elles appartiennent à un passé délicieux. Chacune d’elles
me rappelle une heure de souvenir. C’est dans cet esprit et dans ce
sentiment que je les ai relues.
Une à une, j’ai donc feuilleté les pages de ces
Contes vénitiens. Chacun
d’eux me ramenait au fait qui lui avait donné lieu, au lieu qui
m’en avait offert les personnages et le décor. J’en reconnaissais
chaque trait et chaque détail. Celui-ci provenait de telle
rencontre ; celui-là de telle promenade ; cet autre de tel ensemble
d’impressions. La
Courte
vie de Balthazar Aldramin datait de mon
premier séjour à Venise en 1899 ;
Au
Café Quadri m’avait été suggéré
par l’annonce de la chute du campanile de Saint-Marc. De même pour le
Portrait de la Comtesse Alvenigo et
pour le
Testament du
Comte
Arminati. J’en retrouvais l’attache originelle en
telle lointaine
rêverie. Je me revoyais sur la banquette du Florian d’où j’avais
observé, une nuit, l’étrange
Buveur
dont je me suis conté l’histoire
imaginaire pour m’expliquer la présence. Je revivais ces semaines
passées dans l’antique palais délabré dont j’avais fait le palais
Altinengo de l’
Entrevue,
où j’avais décrit minutieusement les vastes
pièces aux stucs peints ou dorés, au pavimento de mosaïque incrusté de
fragments de nacre, à la singulière porte en miroirs. Certes, je n’y
avais pas vu apparaître le visiteur mystérieux en « tabaro e baüta »
mais c’était là que son existence s’était formée en mon esprit et qu’il
avait pris corps en mon imagination.
°
° °
De ces divers contes, ce dernier est peut-être celui que je préfère ;
et si je le préfère, c’est moins à cause de ce que je puis penser de sa
valeur littéraire et de sa qualité d’invention que parce qu’il me rend
présentes des heures particulièrement précieuses à mon souvenir, parce
qu’il me rapproche de cette Venise que j’ai tant aimée et où je suis
revenu si souvent chercher un délassement et un repos. D’ailleurs ces
séjours ne furent pas seulement une diversion à mes occupations
ordinaires. J’en ai emporté maintes impressions dont j’ai tiré parti
plus tard, car, à Venise même, je n’ai guère travaillé. Le seul conte
que j’y aie composé a pour cadre une petite ville de notre province
française. Je l’ai écrit alors que j’habitais la Casa Zuliani à San
Vio. J’y occupais une chambre qui donnait sur le jardin du palais
Venier. La pluie tombait sur le feuillage. J’étais seul à Venise en ce
printemps de soleil et d’averses. Ma journée d’écritoire finie,
j’allais dîner à quelque restaurant, puis flâner sur la Piazza.
Quelquefois je m’asseyais sous le porche de Saint-Marc et j’écoutais,
dans l’air tiède, le doux roucoulement nocturne des pigeons nichés aux
chapiteaux des colonnes. Ensuite, je regagnais solitairement la Casa
Zuliani. J’aimais cet humble logis. J’y étais voisin du palais Dario
que j’avais habité lors de mes premiers séjours à Venise et du Palais
Venier où j’avais passé deux mois de l’automne de 1907.
°
° °
Ce fut aussi en automne que je pris mes quartiers au palais Vendramin
ai Carmini, sur la Fondamenta Foscarini, - le palais Altinengo de
l’
Entrevue. C’était
en 1913 et ce n’est pas un fantôme du passé qui
eût dû m’y apparaître en ses troubles miroirs, mais plutôt le spectre
sanglant de l’avenir. En 1914 la guerre éclatait et allait, pendant
plusieurs années, m’éloigner de Venise. Que de fois, en ces jours
tragiques, j’ai songé au destin de la Ville menacée ! Avec quelle joie,
après tant d’angoisses, ai-je salué la délivrance de Venise sauvée !
Pourquoi, dès lors, n’ai-je pas couru à elle ? J’en étais empêché par
une bizarre et secrète appréhension. Quel accueil me ferait-elle ? Et
puis, trop d’ombres m’y attendaient. Trop de voix s’étaient tues dont
je n’entendrais plus les paroles d’amitié ! Elle-même, ne la
trouverais-je pas transformée ? Qu’y retrouverais-je de la douce vie
d’autrefois ? Et cependant, elle m’appelait par tant de souvenirs, et à
cet appel, vous mêliez le vôtre, vous, Balthazar Aldramin dont j’avais
conté la courte vie et qui me disiez de me hâter parce que la vie est
courte, les vôtres, comte Arminati, comtesse Alvenigo ; le vôtre
surtout, cher Altinengo, qui, du fond du vieux miroir dont les reflets
avaient composé votre forme imaginaire, m’engagiez à ne pas
différer mon retour.
°
° °
A tous ces appels, j’ai fini par obéir. Ce fut en octobre 1924 que je
tentai l’aventure. Je ne vous en dirai pas le détail. Vous le pourrez
lire dans les dernières pages de mon
Altana. Vous
y verrez que Venise
est toujours aussi belle et comment elle est devenue pour moi la Venise
retrouvée, retrouvée en toute sa beauté, en tout son charme, en ses
souvenirs et aussi en ses surprises, car on ne la connaît jamais
entièrement et il y a toujours à apprendre quelque chose d’elle. On ne
sait jamais toutes ses couleurs et tous ses reflets, tous ses silences
et toutes ses voix, tous ses détours et tous ses mystères, tout son
ciel et toutes ses eaux, toute sa lagune, tous ses palais, toutes ses
calli. On y fait toujours des découvertes. A mesure que je la
retrouvais, ma Retrouvée, je m’apercevais qu’elle ne m’avait pas encore
tout dit d’elle-même. J’ignorais cette nuance de l’eau, cette rose
dépassant ce vieux mur, cette voile de barque, ce geste de gondolier,
cet écho de pas, ce bruit de rame. Jamais je n’étais passé par cette
étroite calle, qui porte ce nom charmant : Calle amor dei amici.
Savais-je que le Ponte Tetta se nomme ainsi des courtisanes du quartier
qui jadis, à leurs fenêtres, se montraient, le sein nu, afin d’engager
la jeunesse vénitienne à s’embarquer plutôt pour Cythère que pour
Sodome ? On ne connaît jamais Venise et toute une vie n’y suffirait pas
; aussi j’espère que mon Ombre fidèle y errera à jamais, qu’elle y
apparaîtra à son tour dans les miroirs des vieux palais, qu’elle
s’accoudera à la rampe aérienne de quelque altana et que quelque poète
de l’avenir la mêlera aux contes que lui inspireront l’amour de la Cité
marine et le souvenir le la Ville chantée.
HENRI
DE RÉGNIER
de l’Académie
française
L’ENCRIER ROUGE
A Mme PAUL
BARBIER
J’
AI sur ma table un encrier. C’est un
encrier vénitien
à la mode du dix-huitième siècle. Il se compose d’un plateau en bois,
de forme ovale et qui est peint d’une belle couleur vermillon. Une
bordure de cuivre l’entoure, ajourée d’étoiles, et dentelée
régulièrement. Entre les deux godets, qui gardent l’encre à l’abri de
leurs couvercles surmontés, chacun, d’une grenade, se dresse l’étui à
plumes. Elles y enfoncent leurs becs d’oie et s’y tiennent en faisceau,
les barbes en l’air. Devant elles s’arrondit une coupelle faite pour
recevoir le sable à sécher et où repose une minuscule cuiller destinée
à saupoudrer sur le papier les caractères encore humides. Tout cela
forme un assemblage qui n’a rien de bien beau, mais qui plaît aux yeux.
Les miens y prennent un plaisir particulier. J’aime, dans le vernis
brillant de ces menus objets, les reflets de laque rouge du plateau qui
les supporte.
Souvent, comme aujourd’hui, après quelque dure séance de travail où ma
main a fait des centaines de fois le trajet de la page à l’encrier,
lorsque je sens mes doigts se crisper et mon bras s’alourdir, je
m’arrête, et je m’amuse à considérer en rêvassant l’outillage familier
qui est devant moi. La lampe l’éclaire de sa lueur. Il est tard.
L’encre miroite en son double puits de cuivre. Hélas ! me dis-je en
soupirant, parviendrai-je jamais à faire sortir de leur liquide
obscurité l’Idée qui s’y cache comme une sombre ondine ? Ah ! que je
voudrais voir ses pieds nus danser sur le papier, et y laisser la trace
écrite de leurs pas !
Fasciné par la flaque opaque et sournoise d’où je me lasse d’attendre
le miracle, je détourne mes regards vers les mignonnes grenades qui
ornent les couvercles de mes boîtes à encre, de leur maturité luisante
! Closes et froides, n’ouvriront-elles donc jamais leurs flancs de
métal ? Ne montreront-elles donc jamais leurs grains secrets ? Mais
non, car elles sont là en façon d’emblème. N’enseignent-elles pas à
l’écrivain qu’il doit renoncer à l’espoir de goûter aux fruits qu’il
cultive ? De son oeuvre, il ne voit que le contour, et ce n’est pas à
lui qu’en sont réservés les pépins mystérieux. Le soleil qui fera
éclater sa gloire ne luira pas pour ses yeux, et, de la grenade
merveilleuse, il ne connaîtra que le reflet dans le flot amer et noir
où elle trempe et nourrit ses racines invisibles…
Assez rêvé ! Voici que j’ai repris ma plume. La phrase interrompue
s’esquisse et se prépare dans ma tête. Vite, un dernier regard à mon
écritoire ! Mais, qu’est-ce donc ? Je n’en ai pas encore fini avec lui.
Quelque chose m’y attire encore ! Ah oui, c’est cette petite sonnette
qui complète comiquement son attirail, tel qu’on le vendait aux gens,
en quelque boutique du Rialto ou de la Merceria de Venise ! Lorsque,
rentrés chez eux après un tour sous les Procuraties ou sur la
Piazzetta, les bons Vénitiens d’autrefois s’attablaient dans leur
cabinet pour rédiger quelque missive, quand, après en avoir tracé les
lignes à la plume d’oie, ils les avaient séchées avec une pincée de
poudre colorée et qu’ils avaient scellé le pli de quelque emblème
allégorique ou galant, ils portaient la main vers cette clochette. Et
il fallait voir alors comme à son signal accourait le petit laquais
chargé du soin des commissions et comme il décampait pour aller
remettre le billet à son adresse, tandis que son maître, en attendant
la réponse, reposait dignement la sonnette haletante sur le plateau de
laque rouge où elle est encore à présent !
Car, elle est là, mais à quoi servirait de l’agiter maintenant ? Elle
est sans usage, la pauvrette ! A quoi bon provoquer son tintement
risible et grêle ? Que serait-il de son drelin démodé ? Il est bien peu
de chose à côté du vibrant appel de nos timbres électriques qui
transmettent nos ordres à travers les murailles, du haut en bas de la
maison, et qui éclatent où il faut, brusques, tyranniques, et
péremptoires à faire sursauter un sourd. Elle, la frêle clochette
d’autrefois, il fallait pour qu’on l’entendît, le silence des vieilles
demeures et la paix des quartiers tranquilles ; il fallait le petit
laquais tricotant sur la banquette du vestibule, et prêt à s’empresser
au moindre grelot.
Tout cela elle le sait bien, d’ailleurs. Elle sait que le monde a
changé et qu’elle n’a plus rien à faire dans le nôtre. Accroupie en sa
robe jaune et ronde, sous laquelle elle couve timidement son battant
inutile, elle se résigne et semble dormir. On dirait qu’elle attend
que, par jeu, on vienne encore la réveiller. Elle guette la main du
hasard, car je suis sûr qu’elle regrette le temps passé, son temps de
bonne servante docile. Elle aimerait à quitter, fût-ce une minute, sa
posture de fainéante, à entendre de nouveau, de l’oeuf de métal qu’elle
tient suspendu sous sa jupe arrondie, éclore la volée de son menu bruit
domestique. Et pourquoi donc, après tout, n’obéirais-je pas à sa muette
injonction ? Il y a des moments où nous comprenons l’esprit des choses,
où nous consentons volontiers à leurs humbles désirs. Pauvre clochette,
comme sa voix doit être faible et vieillotte ! Comme sa chanson doit
être aigrelette et lointaine ! J’en ris d’avance.
J’ai ri. Ce n’est pas d’elle qu’il faudrait rire, mais de moi. Est-ce
que je ne devrais pas laisser en repos, sur son plateau de laque rouge,
cette ridicule personne au babillage tintinnabulant ? Au lieu de
baguenauder ainsi, ne devrais-je pas bien plutôt tremper ma plume à
l’encrier, en homme raisonnable qui sait le prix du temps et qui a une
tâche à terminer, d’autant plus que je me sens, ce soir, l’esprit
bizarre et inquiet. Et quoi de mieux que le travail pour dissiper ces
anxiétés indéfinissables qui, à certaines heures, nous tourmentent…
Essayons. Mais, malgré moi, ma main se tend. J’hésite une seconde.
Soudain, vivement, comme quelqu’un qui a pris son parti, j’avance mon
bras. Je la tiens. Je crois que mes doigts tremblent un peu. Le battant
balancé a heurté la paroi sonore. Ding !!!
Un seul coup a tinté, bref. J’écoute. Au lieu de s’affaiblir et de
s’éteindre, il vibre finement, longuement, obstinément. Il rôde dans
l’air comme une abeille de son sortie de la minuscule ruche de cuivre
jaune. Il rôde. Soudain, il m’entre dans l’oreille et pénètre dans ma
tête. Là, au lieu de se poser, il tournoie, il vire, il bourdonne. Il
grandit, s’enfle, s’augmente. Il résonne singulièrement ; il s’amplifie
avec douceur, avec force. Il est allé éveiller quelque chose qui
dormait au fond de ma mémoire. Il y ranime des échos engourdis. Entre
eux, ils s’appellent, se répondent, se mêlent, s’unissent en une
harmonie grave et lointaine. Ils m’emplissent, débordent,
m’environnent. Toute la chambre est comble de leur rumeur. Et je la
reconnais, cette rumeur qu’a suscitée en moi le branle de la petite
clochette, et voici que, les yeux fermés, le coeur ému, je m’abandonne à
son sonore enchantement.
Et je vous reconnais, cloches délicieuses et diverses, cloches de
Venise, cloches de bronze, d’or et de cristal que j’ai tant de fois
entendues ; vous qui, du haut des campaniles, retentissez chaque jour
dans l’air marin et dont les voix descendent sur les « campi » déserts,
chantent au tournant des « calli » étroites, se répercutent à l’angle
de « rii », ô vous, cloches vénitiennes, cloches de San Marco et de la
Salute, cloches des Frari et de San Giovanni e Paolo, cloches des
Gesuati et de San Sebastiano, et vous, cloches de San Giorgio Maggiore
et de la Giudecca, cloches des îles de la lagune, vous qu’a ramenées
jusqu’à moi votre soeurette minuscule, car c’est elle qui est allée vous
chercher là-bas et qui vous a conduites ici pour que nous retournions
ensemble vers la Ville divine que vous couronnez de votre guirlande
sonore, vers cette Venise que voici encore une fois apparue à ma
pensée, debout en sa grâce souveraine, en son manteau de lumière que
nouent les mille rubans de ses canaux, et chaussée des patins noir et
or de ses gondoles recourbées !
Et pourtant, je m’étais bien promis de fuir son obsédant pouvoir, mais,
hélas, comment se garantir d’un si captieux sortilège ! Le charme en
est si fort et si subtil que, lorsqu’on l’a ressenti, il vous possède à
jamais. Cependant, n’ai-je pas tenté de m’en affranchir ? J’ai dressé
devant ton image, Venise, d’autres images plus grandioses et plus
éclatantes que la tienne ! J’ai même demandé aux terres barbares leurs
visions brutales et mornes pour aveugler mes yeux et les rendre
insensibles à tes attraits délicats. J’ai passé l’Océan pour t’oublier.
J’ai erré dans les énormes cités du nouveau monde, pleines d’éclairs et
de fumées, comme si la laideur était capable de nous distraire de la
beauté ! Non. Aussi ai-je cherché d’autres beautés afin de les opposer
à la tienne. Rome m’a offert ses ruines éloquentes et massives ;
Florence, ses merveilles élégantes et fortes ; Naples, ses langueurs
ardentes et molles. Aux pentes des monts de Sicile, j’ai vu des temples
augustes allonger, au soleil couchant, les ombres triangulaires de
leurs frontons. La Grèce m’a montré ses marbres illustres. J’ai gravi
l’Acropole et monté les marches des Propylées. Je sais le nombre de
coupoles que Stamboul arrondit sur le ciel entre les fûts de ses
minarets et les pointes de ses cyprès. J’ai foulé le sol d’Asie. Au
milieu d’une mosquée de faïence verte où se balancent des lampes
suspendues, coule, dans un bassin toujours plein, l’onde d’une fontaine
intarissable… J’ai entrevu l’Orient. Dans les bazars sombres j’ai
croisé les chameaux des caravanes. Devant moi, on a déroulé avec
lenteur de longs tapis et fait luire brusquement des armes courbes. Des
femmes voilées achetaient de l’essence de roses en des fioles étroites,
et dont le verre même est parfumé. Du haut d’une terrasse, j’ai vu la
plus belle des aurores se lever sur Damas. L’eau murmurait parmi les
palmes… Au loin, le désert syrien étendait ses premiers sables. J’ai
abordé à Chypre…
Dans la vieille pierre de sa forteresse franque, j’ai retrouvé, Venise,
ton Lion ailé ! Il encastre, au-dessus de la porte, son symbole
orgueilleux. A Rhodes, à Candie, son image sculptée aux murailles est
toujours là. Il veille encore au seuil des villes adriatiques. Que de
fois, en chemin, ton nom glorieux a hanté ma pensée. A Sainte-Sophie,
parmi les marbres et les mosaïques, j’ai songé à ton Saint-Marc
étincelant et doré. Sur l’Atmeïdan, où fut l’Hippodrome de Byzance,
j’ai cru entendre hennir les chevaux de bronze qui ornent le portail de
ta Basilique. Les caïques de la Corne d’Or m’ont rappelé les gondoles
de la Lagune… Aussi, est-ce l’esprit plein de ta présence que je suis
revenu vers toi. La passe franchie, et dépassées les digues qui te
défendent de la haute mer, du navire qui nous portait, je t’ai aperçue,
un matin. Etait-ce bien toi ? Il me semblait, à mesure que nous
approchions, que c’était mon souvenir qui te construisait à mes yeux.
Tout ce que je souhaitais de toi se réalisait instantanément par un
prodige qui me paraissait naturel. Bientôt, tu fus là, tout entière,
mais si merveilleuse et si fragile, sous un ciel transparent comme le
cristal, que j’eus peur que tu ne fusses que l’image de mon illusion,
évoquée là par la force de mon désir, et dont la féerie, détruite au
moindre choc, ne laisserait plus d’elle, au-dessus du miroir fendu de
la lagune, que la vapeur vaine d’un nuage irisé.
Et te voici devant moi, de nouveau, ce soir ! Comme tu es silencieuse,
maintenant ! Tes cloches qui, tout à l’heure, m’étourdissaient de leur
rumeur se sont tues. Quel calme ! A peine le vol d’un pigeon qui passe,
le zigzag d’un moustique qui vibre, un clapotis d’eau sous une rame.
Mon pied foule la dalle. Je marche au hasard, et pourtant je sais très
bien où je vais. Je refais une des promenades faites si souvent. Ah !
voilà le palais Aldramin, le canal luisant s’esquive sous un pont
courbe que je traverse. Je m’accoude, un instant, au parapet. Plus
loin, il y a un « campo » solitaire. Il est entouré de vieilles façades
jaunes et décrépites. L’une d’elles a été riche jadis. On y voit encore
incrustés des disques de serpentin. J’aime ce puits à la margelle usée,
et ce mur rouge que festonne une glycine, et au-dessus duquel pointe un
cyprès. On respire une odeur de feuilles et de roses. Le nez en l’air,
j’ai failli tomber en glissant sur une pelure de citron. Je ralentis le
pas pour examiner ce balcon bombé où sèchent des linges à une ficelle
et d’où pend une cage sans oiseau. Et cette curieuse porte avec ses
marches rongées, ses colonnettes torses et son blason effrité ! Voici
une église. On y pénètre par un cloître où, dans un parterre humide,
fleurissent des sauges. La nef est sombre. Au mur, des fresques
indistinctes. Les clefs du sacristain tintent… Dans une chapelle, un
tombeau de Doge. Au-dessus de sa pompeuse épitaphe latine, il est à
genoux, les mains jointes, et coiffé du « corno » ducal. Je sors. Je
longe d’autres canaux, je suis d’autres ruelles, je traverse d’autres
ponts. Voici une autre église. Elle est fermée. Dans le ciel clair
monte un campanile qui penche… J’ai visité un grand palais. On m’a fait
parcourir de vastes salles aux plafonds peints et dorés. Des lustres de
Murano, compliqués et délicats, pendent à des tresses de verre. Dans un
cadre d’or s’étale l’ample robe rouge d’un sénateur à grosse perruque
poudrée. Le pavimento de mosaïque fléchit par endroits. Les pilotis
doivent être bien vermoulus ! A la porte d’eau, les « pali » sont
plantés de travers. Leurs couleurs sont déteintes… Mais je crois que je
me suis égaré. Vraiment, quel pauvre quartier ! des masures galeuses
reflètent leurs cheminées en hottes dans un « rio » verdâtre et vaseux.
De longues algues filamenteuses s’enchevêtrent à des détritus
flottants. Une barque chargée de bois dérange une écorce de melon qui
surnage. Sur la pente boueuse d’un « squero » sont échouées de vieilles
gondoles. La coque en l’air, on les répare. Le marteau résonne dans une
odeur de goudron et de marée. Tiens, me voilà revenu au Grand Canal !
Quel est donc le nom de ce palais ? Il est de cette architecture
ampoulée et baroque qu’affectionnait le Longhena. Il n’y a pas de
gondole au « traghetto ». J’ai soif. Je vais aller m’asseoir au café
Florian. Je prendrai un punch à l’alkermès. Il fait beau. Ce gros
pigeon zinzolin a une gorge de femme… Maintenant, un tour chez
Carlozzi. Ce serait bien du malheur si je ne trouvais pas dans boutique
quelque bibelot amusant. C’est là que j’ai acheté cette baüta de satin
noir, ce tricorne et ce masque de carton blanc. J’y ai trouvé aussi mes
petites tasses ornées de personnages bergamasques, ma corbeille de
fruits en faïence blanche de Bassano et mon encrier de laque rouge.
Ouf ! je suis las. J’ai marché longtemps de long en large dans ma
chambre. Si je m’allongeais sur mon divan ? Ses coussins de cuir me
font songer à ceux des gondoles. Que d’heures j’ai passées étendue à
leur dossier rembourré ! Devant moi, je voyais se balancer le fer
dentelé de la proue. Derrière moi, le gondolier pesait sur sa rame.
Nous allions doucement. Parfois, il poussait un cri doux, rauque et
guttural. Parfois, il baissait la tête pour éviter l’arche basse d’un
pont où riait un mascaron de marbre. Tout à coup, nous sortions du
labyrinthe des petits canaux. La lagune s’étendait, unie, plate,
lumineuse. De grosses barques y erraient, ventrues. Leurs voiles rouges
ou ocre, peintes de dessins bizarres, ressemblaient à des ailes de
papillon, à des feuilles mortes, aux façades de certains palais. Des
mouettes tournaient autour de nous. Çà et là, la rame touchait le fond
mou du chenal rétréci. Nous abordions aux îles, à Murano, où l’on
souffle le verre, à Burano, où l’on fait la dentelle, à Torcello ou à
Mazzorbo, à San Lazaro, où des moines d’Orient, à longues barbes,
voient fleurir les roses de Damas à l’ombre d’un cèdre du Liban. Le
soir tombait, et je m’endormais au retour…
Je crois que je viens de dormir pour de bon, d’un sommeil bizarre, d’où
je me réveille tout étourdi et l’oreille tintante. Ah ! oui, c’est le
souvenir de cette petite clochette de l’encrier ! Mais non ! On sonne à
ma porte. Qui diable peut venir me déranger à cette heure, car il est
tard ? Tu peux sonner, mon bonhomme, ce n’est pas moi qui t’ouvrirai.
Est-ce drôle, il me semble entendre un pas dans le vestibule ! Ah !
c’est trop fort, si j’allais voir ! On touche au bouton de la serrure.
Qui est là ? Ah ! par exemple, est-ce que j’ai la berlue ? Un nègre !
Oui, un nègre. Il s’avance sur le seuil et rit, de ses dents blanches
dans son visage noir. Son front crépu est entouré d’un turban bigarré
avec une aigrette. Autour de ses reins s’enroule un pagne d’étoffe
rouge et jaune. Il a des bracelets aux bras et des cercles aux
chevilles et un anneau dans le nez. Il tient à la main un fanal doré au
haut d’une hampe torse.
Que peut bien me vouloir ce messager, et de la part de qui vient-il ?
J’ai vu ses pareils dans plus d’un vestibule de palais vénitiens.
Celui-là est de la bonne époque. Le Brustolone aimait à en tailler de
semblables dans l’ébène lisse et dure. Il me présente une lettre. On
dirait qu’il attend la réponse ; mais non, il se dirige vers l’armoire.
Il tourne la clef. Qu’est-ce que tu fais, maraud ? Holà ! Il a détaché
du clou ma baüta, mon tricorne et mon masque de carnaval. Il me fait
signe d’endosser la défroque qu’il me tend. Il me pose le tricorne sur
la tête. Par gestes, il m’invite à le suivre. Pourquoi pas, après tout
? Je me lève. Mes jambes vacillent un peu. Il me précède en
m’éclairant. Heureusement qu’il a son fanal, car le gaz, dans
l’escalier, est éteint. Bah ! j’empoigne solidement la rampe, mais que
va dire le portier ? Il a tiré le cordon et ne nous a pas aperçus. La
grande porte se referme derrière nous. Je fais quelques pas sur le
trottoir. La nuit est sombre. Au ciel, les étoiles brillent.
Sapristi ! voilà qui est de plus en plus étrange. Au ras du trottoir,
l’eau miroite et clapote, il y a une gondole arrêtée. Mon nègre m’y
fait monter. Il pose son fanal et prend la rame. La gondole vire
doucement. Devant elle, il n’y a plus qu’une étendue d’eau obscure. Je
me retourne, ma maison n’est plus là. Autour de nous, c’est la lagune.
Paris a disparu. Plus rien. Un silence extraordinaire. Le gondolier
rame vigoureusement. Nous allons vite. Parfois, il s’essuie le front.
Le temps passe. Nous avançons toujours. Enfin, quelque chose de vague
se dessine sur le ciel nocturne. Une rive plate apparaît. Je distingue
le campanile d’une église. Nous approchons. Tout à coup, la gondole
s’arrête. Le nègre saute à terre. Je l’imite. Mes pieds s’enfoncent
dans un sol spongieux qui se raffermit peu à peu.
Nous sommes arrivés devant l’église. Un rais de lumière glisse par les
joints de la porte fermée. Le nègre, d’un coup d’épaule, pousse le
vantail. L’intérieur de l’édifice est vaste et mal éclairé. Il est
plein de monde. La nef est comble, mais aucune tête ne se retourne à
mon entrée. L’assistance est singulièrement recueillie. A la suite de
mon guide, je me glisse à travers la foule. Personne ne fait attention
à moi. Elle est bizarre, cette foule ! Il y a là des hommes, des
femmes, des enfants. Tous portent le costume vénitien. Je me faufile.
Ceux des premiers rangs sont vêtus comme aux dernières années de la
Sérénissime République. Ensuite je reconnais les modes successives des
diverses époques de Venise, du XVIIIe siècle à la Renaissance. A mesure
que j’avance, il me semble que je remonte dans le passé. Voici les
gentilshommes et les gentilles dames des tableaux de Carpaccio tels
qu’on peut les admirer à l’Accademia, dans la légende de Santa Orsola.
Et je ne suis encore qu’à mi-hauteur de la nef ! Le nègre m’a
abandonné. Un vieillard, coiffé d’un bonnet cornu en drap d’or, me fait
signe de continuer.
Tout au bout de la nef, se dresse une sorte de baldaquin soutenu par
des colonnes salomoniques et dont retombent les draperies de marbre.
Auprès de ces colonnes se presse un groupe compact. Qu’est-ce que ces
gens peuvent bien regarder ainsi ? Ils sont vêtus d’étoffes grossières
et portent sur l’épaule des nasses et des filets. Ils sentent la vase
et la marée. Ah ! je comprends ! Ce sont les fondateurs de la cité
marine, les premiers habitants de Dorsoduro et du Rialto, les premiers
pêcheurs de la lagune venète. Ils ont enfoncé les premiers pilotis dans
la vase molle, bâti les premières cabanes de roseaux. Je m’approche
d’eux et je tâche d’apercevoir par-dessus leurs têtes ce qu’ils
contemplent. Je joue des coudes pour me faire faire place. Ils se
dérangent en grognant. Enfin, me voici parvenu à une balustrade
par-dessus laquelle je me penche.
Sur une espèce d’autel bas est placé un berceau. Recourbé à ses deux
extrémités comme un croissant de lune, il a la forme d’une gondole.
Auprès de lui veillent un grand Cheval de bronze et un Lion ailé. Les
deux bêtes réchauffent, de leur souffle, un enfant. C’est une petite
princesse qui dort et qui est belle. Elle a des cheveux blonds qui
s’échappent d’un chaperon relevé. Son visage est à demi caché par un
petit masque transparent. Elle porte au cou un collier de grosses
perles rondes. Sa robe de brocart à ramages est recouverte de
dentelles. Elle tient dans sa main mignonne un hochet de verre irisé et
un miroir. A ses pieds, chaussés de mules de cristal, est posé un
pigeon… Et en la voyant si gracieuse et si délicate, je sens mon coeur
battre et mes yeux se remplir de larmes d’amour, et, sur la dalle,
tandis que le Cheval frappe joyeusement du sabot, tandis que le Lion
agite avec allégresse ses ailes, je m’agenouille devant Venise
naissante, dont un peuple d’ombres célèbre aujourd’hui, en une fête de
silence et de rêve, la nocturne Épiphanie !
LE COURTE VIE DE
BALTHAZAR ALDRAMIN
VÉNITIEN
A Mme LA
COMTESSE DE LA BEAUME-PLUVINEL
J’
AI assez connu, vivant, le seigneur
Balthazar Aldramin pour que,
mort, il vous parle par ma bouche. La sienne ne s’ouvrira plus jamais
ni pour rire ni pour chanter, ni pour boire le vin de Genzano ni pour
mordre les figues de Pienza, ni pour rien d’autre, car il repose sous
la dalle, en l’église San Stefano, les mains croisées à sa poitrine sur
le trou rouge de la blessure qui mit fin à sa courte vie, le troisième
jour de mars, en l’année 1779.
Il avait presque trente ans. Nous nous connaissions depuis notre
enfance, comme nos pères se connurent dès la leur. Nous les perdîmes
presque en même temps et à peu près au même âge. Nos palais étaient
voisins à se toucher et leurs reflets, confondus en l’eau d’un même
canal, y mêlaient leurs couleurs différentes. La façade des Aldramin,
toute blanche, s’ornait de deux rosaces de marbre rose, inégales, et
qui semblaient des fleurs pétrifiées ; celle des Vimani, la nôtre,
était rougeâtre. Des trois marches de la porte marine, deux étaient
polies et usées et la troisième glissante et humide, parce que le flot
la couvrait et la découvrait tour à tour.
Presque chaque jour, Aldramin les franchissait, soit au matin, soit à
midi, ou, le soir, à la lueur des flambeaux. Sa gondole oscillait quand
il la repoussait d’un pied pour mettre l’autre sur mon seuil.
J’entendais sa voix m’appeler au bas de l’escalier, car il parlait fort
et riait volontiers, et nous usions librement de nos jeunesses. C’est
lui qui, d’ordinaire, m’entraînait aux plaisirs. Il y apportait une
ardeur extrême et diverse, et il ne lui fallait rien moins que l’espace
du jour et le temps de la nuit qu’il unissait en une seule durée, pour
satisfaire au nombre de ceux dont il composait la substance de sa vie.
L’amour, entre tous, occupait la première place.
On aimait Aldramin et il m’aimait. On nous voyait le plus souvent
ensemble aux fêtes et aux promenades. Pour nous moins séparer encore,
nous choisissions des maîtresses amies qui ne nous éloignaient point
l’un de l’autre, et, en sortant de chez elles, nous allions dans les
îles de la lagune faire des repas de coquilles et de poisson. Nous ne
manquions à aucun des divertissements qu’offre la Ville voluptueuse. Il
y en a de toutes sortes. Que d’heures avons-nous passées aux parloirs
des couvents de nonnes, à regarder leurs guimpes entr’ouvertes et à
écouter leur babil, en goûtant des sucreries sèches et en buvant des
sorbets ! Que de nuits employées, assis aux tables de pharaon, à perdre
notre or ou à gagner les sequins d’autrui ! Que de fois, au temps de
carnaval, avons-nous parcouru la ville en folâtrant, et en gambadant !
Au sortir des mascarades, nos manteaux frôlaient les murs des rues
étroites. Les étoiles pâlissaient à l’aube du ciel et, quand nous
arrivions aux quais, l’air salin gonflait nos vêtements autour de nous
et nous sentions, sous nos masques peints, à nos visages échauffés, le
souffle de sa caresse matinale.
Ce fut ainsi que s’écoulèrent les années de notre adolescence. Les
filles de Venise les rendirent amoureuses et légères. Le mouvement des
gondoles berça notre loisir ; les chants et les rires l’égayèrent d’un
doux tumulte. L’écho lointain m’en bourdonne encore aux oreilles. Les
souvenirs de ces heureux jours me sont plus miroitants et plus nombreux
que les détours mêmes des canaux. Il me semble que j’aurais pu
continuer indéfiniment à vivre ainsi sans rien souhaiter d’autre. Je ne
désirais voir rien changer autour de moi, sinon le sourire des femmes,
pour que leurs bouches fussent toujours fraîches à la mienne.
Aldramin ne pensa point ainsi. Mon coeur se serra à regarder les
fenêtres fermées de son palais où les rosaces de marbre rose
continuaient de s’épanouir mollement à la blanche façade fleurie.
Aldramin était parti pour un long voyage : il avait voulu courir le
monde. Il resta absent pendant trois ans, et il revint à l’improviste,
comme il était parti. Un matin, j’entendis sa voix m’appeler du bas de
l’escalier, et, le soir, je me retrouvai assis devant lui à la table de
jeu. Notre existence d’autrefois recommença jusqu’au jour où un
événement inexplicable le coucha pour jamais sous la dalle, en l’église
San Stefano, les mains croisées sur le trou saignant de sa blessure… Et
voilà pourquoi, aujourd’hui, il a besoin d’emprunter ma bouche pour
être entendu de vous, et c’est moi, moi, Lorenzo Vimani, qui vais vous
répéter, non point ce que je sais, mais ce que j’ai imaginé de sa vie
afin de m’expliquer sa mort, ce qu’il m’a semblé que me disait, un
soir, dans un bois de pins rouges, mon ami Balthazar Aldramin, Vénitien.
*
* *
« J’étais un jour, ô Lorenzo, sur le quai des Schiavoni, avec ma
maîtresse, la signora Balbi, qui aime à rester au soleil parce qu’elle
est blonde et que ses cheveux y prennent des reflets d’un or qu’elle
supposait devoir me plaire : elle ne négligeait rien qui pût m’attacher
à sa beauté. Elle se servait donc, pour demeurer là le plus longtemps
possible, de la fantaisie de jeter du blé à des pigeons qui tournaient
autour d’elle. En d’autres temps, j’eusse pris plaisir à ce jeu. Les
grains s’épandaient de sa main comme une poussière dorée, mais j’étais
insensible à l’attrait de sa grâce et, au lieu d’admirer, comme il eût
convenu, cette belle dame, j’observais plutôt les humbles bêtes qu’elle
nourrissait familièrement. Il s’en trouvait bien là une douzaine. Ils
avaient la plume lisse et les pattes écailleuses, avec un bec de corail
et une gorge zinzoline. Ces pigeons étaient gras et repus, et pourtant
ils piquaient avidement le grain et se gonflaient de cette nourriture
servile. Elle attira vite de nouveaux hôtes. Ils vinrent s’abattre d’un
vol lourd et massif. A ce moment, je levai les yeux vers la lagune
étincelante. Une grande mouette argentée y passait avec des cris
rauques. Energique et prompte, elle coupait l’air de ses ailes aiguës,
et, à ce contraste, je me pris à réfléchir sur moi-même. Il me semblait
que la bête marine me donnait un exemple salutaire. Ici, aujourd’hui ;
là, demain ; toujours vive et mobile, tandis que les pigeons
continuaient, sur la dalle tiède, à se disputer l’aubaine. O Lorenzo,
je compris cette fable volante.
« Ce fut ce jour-là, ô Lorenzo, que je conçus le projet de voir le
monde et de chercher mon plaisir en sa changeante diversité. Je te
serrai dans mes bras, toi le plus cher et le premier de mes amis ; puis
je dis adieu à la signora Balbi et je passai chez les banquiers. Je
remis entre leurs mains serviables les sommes nécessaires à me fournir,
partout où je voudrais aller, de quoi jouer gros jeu et me vêtir à la
mode du pays et assez pour faire telle dépense qu’il me plairait.
« Je partis. Ma gondole me déposa en terre ferme. Je me sentais
extrêmement joyeux à la pensée de pouvoir aller droit devant moi sans
risquer de me retrouver à la même place, comme il arrive trop souvent
aux rues et canaux de Venise dont les détours finissent par nous
ramener à notre insu au lieu même d’où nous venons, de sorte qu’au bout
de leurs circuits il semble qu’on se rencontre en propre personne.
Dorénavant, il n’en serait plus ainsi et j’étais certain que la route
me conduirait à quelque nouveauté. Celle de mon carrosse m’amusait
déjà. Il était large et moelleux ; je m’y installai commodément.
J’éprouvais un grand sentiment de joie qui redoublait à chaque tour de
roue et à chaque arbre dépassé. Un petit chien qui s’acharnait à
poursuivre les chevaux et à les aboyer furieusement me fit rire aux
larmes, tant j’étais dans une disposition à me divertir de la moindre
chose.
« J’avais formé le projet de m’arrêter en chemin à la villa de mon
vieux parent Andrea Baldipiero, qui n’est guère à plus de cinq lieues
de Mestre, afin de prendre congé de lui. Cette villa est admirablement
bâtie et ses jardins sont magnifiques. Le sénateur en a soin lui-même
et y fait travailler continuellement. Il passe là le meilleur de son
temps. L’air y est salubre et le vieux Baldipiero lui doit beaucoup des
forces de sa robuste vieillesse : car il ne connaît aucune des
infirmités d’une longue vie, quoique la sienne ait dépassé ce qui est
pour beaucoup la mesure ordinaire de la leur. Ses jours furent remplis
d’actions illustres. Il a vu le monde. C’est un homme rude et délicat
qui a fort aimé les femmes et en a aimé de tout pays. Il est encore
beau à voir, quoiqu’il se montre peu et vive assez renfermé chez lui ou
dans la solitude parfumée de ses jardins.
« Il me reçut pourtant avec bienveillance, mais je lui trouvai quelque
inquiétude de visage. Il mordillait, tout en parlant, le bout de sa
longue perruque blanche et semblait avoir peine à tenir en place durant
que je lui apprenais mon départ et le but de mon voyage. Il m’approuva
et m’offrit quelques lettres qui pouvaient m’être utile. Il me quitta
donc pour aller les écrire et je vis disparaître au fond de la galerie
sa robe à fleurs, dont les pans glissaient doucement sur le marbre en
laissant derrière elle un parfum de musc et d’ambre.
« A ces parfums et à ce petit déplaisir qu’il n’avait pu cacher de ma
venue, je jugeai que j’étais sans doute tombé au milieu de quelque
galanterie que contrariait ma présence. Le sénateur passait, malgré son
âge, pour ne pas se priver d’un plaisir qui avait été longtemps son
principal divertissement et sa plus importante occupation. On disait
même que, pour le satisfaire, il ne reculait pas devant certaines
hardiesses qui le rendaient redoutable aux maris et aux parents. Il
n’épargnait rien pour atteindre ses fins, ni la force, ni la ruse, ni
aucun moyen direct ou détourné. On avait même parlé de surprises et
d’enlèvements, mais si habilement combinés et si heureusement exécutés
qu’il n’en courait qu’une rumeur incertaine, sans rien de précis, ni de
prouvé. Peut-être étais-je venu à la traverse de quelque entreprise de
ce genre : aussi me promettais-je de ne pas importuner longtemps mon
hôte et de repartir, aussitôt que j’aurais obtenu de lui les lettres
qu’il m’avait offertes et qu’il était à m’écrire. Il devait m’en
remettre pour Rome et pour Paris, les deux villes entre lesquelles
j’hésitais par où commencer mon voyage. Celui de France me tentait
principalement et j’inclinais à l’entreprendre tout d’abord.
« En ce projet, je me regardais à un miroir pendu au mur : je m’y
trouvais fort bonne mine. Mon habit de soie, mon gilet brodé, mes
souliers à boucles de brillants y faisaient le meilleur effet et propre
à contenter les plus difficiles. Mes yeux avaient un feu particulier.
Il me semblait qu’avec cette heureuse tournure je pouvais prétendre aux
fortunes les plus avantageuses, car les belles dames de France passent
pour ne point marchander leurs faveurs à qui prend soin de les mériter
par quelques-unes de ces délicatesses où elles sont particulièrement
sensibles. Aussi j’emportais avec moi force jaserons de Venise et du
point de dentelle, sans compter nombre de boîtes à miniatures bonnes à
être données en cadeau.
… « Tout en me promenant par les jardins, j’imaginais mille aventures
qui ne me pouvaient manquer. Les femmes en formaient la matière
naturelle. Je voyais se renouveler devant moi les enchantements de
l’amour, sans penser qu’il est le même partout et que les lieux et les
usages n’y apportent que de bien petites différences. Malgré cela, je
ne doutais point d’y découvrir des nouveautés merveilleuses et
inattendues. Il m’en venait des désirs soudains où il me semblait être
transporté déjà dans un pays de roman ! Et on m’eût beaucoup étonné à
me rappeler brusquement que j’étais à quelques lieues de Venise, dans
les jardins du sénateur Andrea Baldipiero, tant j’avais le sentiment
d’être sorti de ma vie ordinaire et de m’être éloigné de ses
circonstances habituelles, et de m’être mis, du coup, dans l’occasion
des choses les plus agréables et les plus surprenantes. Cette attente
de je ne sais quoi d’imprévu faisait prendre dans mon esprit aux objets
les plus simples des formes étranges. Chaque tournant des allées, où je
marchais sur un sable fin et uni, me paraissait devoir préparer quelque
perspective inopinée. La boule taillée des buis me semblait cacher
quelque secret au creux de son oeuf de verdure.
« Ce fut en ces idées que j’arrivai à une grotte de rocailles. Des
lambrusques en masquaient l’entrée. En tout autre moment, je n’eusse
pénétré là que pour y goûter la fraîcheur souterraine, car il faisait
chaud au dehors, quoique le jour eût de beaucoup dépassé son milieu ;
mais, cette fois, je ne me hasardai que le coeur battant, comme si les
détours de cet antre rustique me dussent conduire quelque part d’où
dépendrait, sinon mon bonheur, au moins une série d’aventures
incalculables.
« L’intérieur de la grotte offrait un séjour agréable. L’eau suintait
des rocailles humides et s’assemblait en deux bassins. On avait figuré
à la voûte plusieurs sortes d’oiseaux et de bêtes en bronze doré, qui
tenaient compagnie à la rêverie du promeneur solitaire. Une seconde
salle plus sombre faisait suite à cette première, et la troisième était
entièrement obscure. On n’y entendait que le bruit de l’eau tombant
goutte à goutte, comme pour marquer à cette clepsydre naturelle les
heures monotones du silence. Le terrain était si inégal que je manquai
m’y tordre la cheville en cherchant à me diriger dans les ténèbres. Je
m’engageai donc dans un étroit passage où il fallut bientôt marcher
courbé à demi. Les pointes des rocailles me heurtaient l’épaule et je
commençais à me fatiguer de cette difficulté, qui n’avait sans doute
été ménagée que comme un stratagème propre à augmenter, au sortir de
ces ombres, le plaisir qu’il y aurait à retrouver la clarté du jour et
à respirer la légèreté de l’air. Je ne me trompais pas. L’issue de la
grotte montrait une perspective admirable, formée par l’ensemble des
jardins à leur point le plus avantageux ainsi que par la façade
principale de la villa et l’ordonnance de sa colonnade. Le balustre du
toit se détachait sur un ciel pur. On respirait l’odeur amère des buis
et le parfum sucré des orangers.
« Tout en humant ce double baume, je remarquai par hasard que, de
toutes les fenêtres de la villa, une seule était soigneusement fermée.
Cette singularité unique attira mon attention et je considérai les
épais volets rabattus. Sur tout le reste de la façade le soleil
déclinant faisait étinceler les vitres. Pourquoi donc cette fermeture
hermétique ? J’en étais là de mes rêveries quand une main se posa sur
mon épaule. C’était celle du sénateur Baldipiero. De l’autre, il me
tendait des lettres qu’il avait écrites pour moi. Je le remerciai et
lui témoignai l’intention de me remettre en route sur-le-champ. Il
restait assez de jour pour que j’allasse coucher à Noletta. A mon grand
étonnement, il ne voulut point y consentir et me retint pour la nuit.
Je finis par accepter et nous continuâmes à nous promener par les
jardins. Il m’en montra diverses parties que je n’avais pas encore
vues. Le sénateur laissait traîner sur le sable les pans de sa longue
robe à fleurs ; il s’appuyait pour marcher sur une haute canne d’épine
noire.
« Certes, Andrea Baldipiero n’avait pas besoin du soutien de cette
canne. Il était encore robuste et vigoureux, quoique un poil blanc
perçât de ses pointes dures la peau de ses joues rasées. Nous nous
arrêtâmes devant une statue qui ornait la verdure d’un bosquet ; il en
vanta la nudité en termes qui manifestaient son goût pour les belles
formes, et j’admirais sa façon de désigner celles de la nymphe bocagère
du bout de sa canne, dont la pomme d’or brillait entre les doigts de sa
main forte et velue.
« L’heure du dîner arriva. Il fut long et délicat, et servi par des
domestiques nègres dans une vaste salle ronde, toute en miroirs, où ils
allaient et venaient en silence autour de nous. Les glaces les
multipliaient bizarrement jusqu’à étourdir les yeux de leur nombre
factice. Leurs cheveux crépus gonflaient leurs turbans de soie jaune où
tremblaient des aigrettes mobiles. Des cercles d’or leur pendaient aux
oreilles. Leurs mains noires nous versaient de ce vin de Genzano que
j’aime fort. A mesure que nous buvions, je sentais s’accroître mon
contentement, tandis que le visage du sénateur s’assombrissait par
degrés. Il me regardait manger et boire sans toucher à son verre ni à
son assiette. Mon appétit méritait d’être imité. Le voyage
l’augmentait. Ne faut-il point se donner des forces pour être capable
de faire figurer aux occasions qui se peuvent rencontrer et qui sont de
toutes sortes, si l’on en juge au récit de ceux qui ont vu le monde ?
Jamais donc je ne m’étais senti plus dispos. Le vin me faisait monter à
la face une saine et plantureuse rougeur que le sénateur semblait
contempler avec envie, quoiqu’il me parût qu’il n’eût rien à envier
sous le rapport de la parfaite conservation du corps et de l’esprit.
« Pourtant, à le mieux observer aux lumières, je crus m’apercevoir que
son visage portait des traces visibles de fatigue. Était-ce notre
longue promenade à travers les jardins ou quelque autre cause
différente ? Le vieux Baldipiero valait-il mieux par l’apparence qu’en
réalité ? Il était d’un âge où les forces se limitent à entretenir la
vie, et y peuvent suffire encore longtemps, à condition que l’on exige
d’elles rien de plus que ce qui leur convient. Or, le sénateur passait
pour se résoudre assez mal à n’être plus jeune, et on le disait porté à
le redevenir à l’occasion, plus qu’il ne l’aurait dû et pas autant
peut-être qu’il le souhaitait.
« Peu à peu et tout en causant, il en vint de lui-même à se plaindre
ouvertement de ce que je soupçonnais déjà. Il me vanta mon bonheur et y
opposa la misère de vieillir. Il en exprimait une singulière amertume.
Je l’écoutais, d’ailleurs, assez distraitement, car cela me paraissait
un accident naturel auquel nous sommes tous sujets et dont l’avenir,
plus ou moins proche, nous doit engager à jouir du présent le mieux que
nous pouvons. Aussi, pendant qu’il parlait, je continuais à boire du
vin de Genzano et à goûter quelques fruits. Les nègres en passaient
d’exquis en des corbeilles d’argent tressé, et je pris prétexte de leur
saveur pour louer mon hôte de son hospitalité. Il s’excusa fort
galamment que ma brusque arrivée l’eût empêché de m’offrir d’autres
divertissements que celui de ses jardins et de sa table, et de n’avoir
à y ajouter qu’un tête-à-tête avec un vieillard morose, sans aucun
accessoire de convives et sans même un accompagnement de musiciens. Je
lui répondis que je ne me sentais le besoin ni des uns ni des autres et
qu’avec lui la solitude m’était fort agréable, si je n’avais point à me
reprocher d’avoir troublé la sienne, et que je supportais parfaitement
une circonstance qui me valait la faveur de son entretien. Il me laissa
finir, puis, hochant la tête, il reprit que ma politesse le flattait
infiniment et qu’il voulait bien croire que je disais vrai pour
l’instant, mais que tout à l’heure, je ne penserais sans doute plus de
même quand il me faudrait mettre au lit tout seul entre deux draps, ce
qui n’est guère le fait d’un jeune homme, et d’un jeune homme qui aime
les femmes.
« Au mot femme, je pensai subitement, et sans savoir pourquoi, à cette
fenêtre fermée dont la vue m’avait occupé tout à l’heure. Je regardai
le sénateur. Nous étions seuls maintenant dans la salle des miroirs.
Les serviteurs nègres avaient disparu sans bruit. Il me semblait que le
lustre se balançait légèrement, et son oscillation étincelante répétait
dans les glaces ses lumières multipliées. J’avais bu beaucoup de vin de
Genzano et, tout en épluchant une de ces figues de Pienza, juteuses et
rouges, que j’aimais tant, j’écoutais la voix du sénateur. On l’eût
dite venue de très loin et appartenir, non plus à lui, mais à chacun
des Baldipiero que j’apercevais autour de moi, dans les nombreuses
glaces environnantes. J’éprouvais un étonnement dont je me rendais mal
compte et qui venait sans doute de l’étrange proposition qu’on me
faisait. Voilà-t-il pas que j’apprenais, tout à coup, que je n’avais
qu’à me lever pour qu’on me conduisît à cette chambre aux volets fermés
qui m’avait occupé précédemment ? Là, je trouverais, sur un lit, une
femme endormie. Je m’engageais, sur l’honneur, à ne pas chercher à
savoir qui elle était et d’où elle venait. On m’avertissait que je
rencontrerais sans doute quelque résistance, mais on pensait que
j’étais homme à passer outre. On avait raison : un désir brusque et
furieux m’enivrait. J’étais debout. Tous les Baldipiero épars dans les
glaces se levèrent en même temps que moi, mais il n’y en eut qu’un qui
me prit par la main et sortit avec moi de la salle des miroirs.
« Au dehors, tout était sombre dans la villa déserte. Le sénateur me
guidait. Nous gravîmes les marches d’un escalier. La longue robe de mon
hôte traînait sur les degrés de marbre avec un bruit doux et amorti.
Mes talons y résonnaient. Après maints détours, nous nous arrêtâmes.
J’entendis un tintement de clés. L’une d’elles fouilla une serrure ; le
gond huilé d’une porte glissa doucement et je fus poussé en avant par
les épaules.
« Je me trouvais seul dans les ténèbres, au milieu d’un profond
silence. J’écoutai. Il me sembla percevoir un souffle bas et régulier.
L’obscurité était chaude et parfumée. Je me rapprochai de la dormeuse
invisible. J’étais tout près d’elle. J’étendis la main : je touchai une
peau nue et douce qui tressaillit à mon contact ; mon autre main
s’abaissa au hasard et je sentis les traits d’un visage et une bouche
tiède, entr’ouverte.
« Ce fut une nuit singulière et incertaine ; un combat muet et
terrible. Son corps glissait et se dérobait à mon étreinte avec une
force et une souplesse admirables, et sans autre bruit que nos souffles
confondus. La lutte fut longue, puis les forces de l’inconnue
mollirent, ses reins s’assouplirent, ses bras se lassèrent en même
temps que ses cuisses desserrées. Une sueur moite mouilla son ventre ;
ses cheveux humides collèrent à ma joue. Je vainquis. Pendant des
heures, je restai lié à ce corps. Je le touchais et je le respirais
sans en rien voir, ma face jointe à ce visage obscur. Une envie
furieuse me tourmentait de savoir comment il était fait, et un regret
furieux à penser que je ne le saurais jamais, de par un serment stupide
dont se vengeait mon ténébreux désir sur une chair indifférente et
délicieuse.
« Je ne sais quel temps exact se passa à ces caresses et à ces pensées
; enfin je me retrouvai à la porte. Je la poussai de l’épaule ; elle
résista, comme si quelqu’un au dehors s’y appuyait de tout son poids.
Derrière, j’entendis un bruit d’étoffes et de pas légers qui
s’esquivaient. Je poussai de nouveau. La porte s’ouvrit. Je fis
quelques pas au dehors. Le petit jour blanchissait au bout du corridor.
Je fus sur le point de rentrer dans la chambre pour contenter ma
curiosité. Mon serment me revint à l’esprit ; je me mis à courir,
j’atteignis l’escalier. Le vestibule était désert. Je sortis sous la
colonnade. L’air embaumait de l’odeur matinale des orangers. Mon
carrosse tout attelé m’attendait dans la cour. J’y montai, et, comme il
se mettait en marche, je m’endormis profondément.
« Le divertissement du voyage me tira peu à peu de la rêverie où me
ramenait le souvenir de cette étrange aventure. Je n’en savais trop que
penser et elle me paraissait inexplicable. Qui était cette femme
inconnue et silencieuse ? Que signifiait la bizarre conduite du
sénateur Baldipiero ? Avais-je servi à son ressentiment, à sa vengeance
? Avait-il voulu, tout simplement, m’offrir un plaisir et le redoubler
par le mystère dont il l’entourait ? On le disait, après tout, quelque
peu extravagant et j’étais porté à le croire tel. Je me perdais en
conjectures.
« J’arrivai à Milan. Mon séjour s’y prolongea. J’y jouai et je vis la
meilleure société. Plusieurs femmes me distinguèrent, l’une entre
autres pour laquelle je restai là plus d’un mois, à cause des agréables
occasions qu’elle me donnait de la voir, tant au théâtre qu’à la
promenade ou chez elle. Elle m’y recevait, la nuit, aux lumières, et ne
me cachait rien de son visage et de son corps. Cela fit tort au
souvenir de mon inconnue, si bien que je l’avais à peu près oubliée
quand je pris la route de France.
« A Paris, les agréments de cette belle ville me parurent passer en
nombre et en délicatesse tout ce qu’on peut imaginer de mieux. Mon
temps s’employait en parties de toutes sortes. Ce n’étaient que
concerts, bals et comédies ; les lettres du sénateur Baldipiero me
furent extrêmement utiles et me procurèrent la connaissance de
plusieurs personnes considérables. L’étourdissement où je vivais
m’empêchait de regretter Venise et mes amis. Du reste, ils semblaient
m’avoir oublié, et toi comme eux, Lorenzo. Il s’écoula ainsi presque
une année.
« J’avais alors pour maîtresse une demoiselle Peronval. Elle était
petite et vive et dansait à ravir. Je la suivis à Londres, où elle
allait pour son métier et où elle m’emmena pour son plaisir ; mais elle
s’avisa de faire trop ouvertement celui de milord Brookball pour que le
mien s’en accommodât. Nous nous séparâmes. A mon retour, je trouvai
chez moi un gros paquet venu d’Italie. Il contenait une longue lettre
du sénateur Baldipiero. Il m’y parlait de diverses choses et m’y
rappelait le vin de Genzano et les figues de Pienza, et m’y apprenait
la façon dont s’était terminée cette aventure où il s’excusait de
m’avoir mêlé, quoique d’une façon qui n’avait pu m’être qu’agréable.
J’en avais dû prendre de lui une singulière opinion, car il est peu
commun de céder ainsi sa place et de s’en retirer pour autrui :
*Hélas ! mon cher neveu, m’écrivait le sénateur, vous saurez un jour
par vous-même les torts de l’âge. J’avais trop préjugé du mien en
faisant enlever en secret et avec des peines infinies, de l’endroit où
elle vivait, cette belle fille dont vous n’avez point vu le visage.
Elle était déjà chez moi depuis plus de deux semaines et pas une fois
je ne m’étais trouvé en état de l’aborder comme il eût fallu. De là
l’humeur où vous me trouvâtes. Votre vue ne fit que l’irriter. Comme
j’enviai votre jeunesse ! Ce fut alors que me vint l’idée de mon projet
nocturne. Quand nous nous assîmes à table dans la salle des miroirs,
j’étais bien résolu à vous ouvrir la chambre secrète où reposait ma
belle captive. Je voulais lui montrer par là que j’étais au moins le
maître de ses destinées. J’espérais aussi que le désir de son corps
s’en irait de moi plus facilement à la pensée d’un rival heureux.
Plusieurs fois, les savoir possédées par un autre m’avait détaché des
femmes aimées. C’est souvent un grand remède à l’amour que de sentir sa
maîtresse infidèle et j’attendais du subterfuge que je tentais un
soulagement salutaire, qu’il vous coûterait peu de me procurer.
C’est pourquoi je vous poussai par les épaules en cette chambre
obscure, mais je ne sais quelle curiosité me fit tenir l’oreille à la
porte… J’écoutai votre lutte, ses étreintes et ses soupirs, ses
silences ; puis le combat reprenait et j’entendais la sourde rumeur et
le bruit invisible. O surprise ! une jalousie abominable tourmentait ma
vieille chair réveillée de sa torpeur. Je fus vingt fois sur le point
d’entrer et si, lorsque vous avez poussé la porte, j’ai fui par les
corridors, c’est que je n’aurais pas supporté votre vue sans être tenté
de vous tuer, ce que j’aurais regretté à cause du bienfait que je vous
dois. La jalousie a des effets surprenants : la mienne me rendit mes
forces d’autrefois et j’en usai dès le soir même.
Ma prisonnière sembla bientôt accepter si bien sa condition que je
cessai de la tenir enfermée. La salle des miroirs répéta en ses glaces
innombrables sa grâce et sa beauté. Les jardins résonnèrent de son pas
léger. Ce furent des jours charmants, et ma vieillesse vous les doit.
Nous descendions parfois dans la grotte de rocailles où sa voix était
plus fraîche et plus mélodieuse que l’eau qui tombe des fissures de la
pierre dans les bassins sonores. J’étais heureux. Ma maîtresse semblait
m’avoir pardonné son enlèvement et les soins que j’avais pris de
m’assurer sa beauté. Sa vie nouvelle semblait lui plaire. Elle acquit
sur mon esprit un pouvoir si entier que je finis par lui tout avouer.
Elle sut votre nom et qui vous êtes. Elle vous hait comme elle me hait.
Chaque soir, elle me verse une coupe de vin de Genzano. Comme elle est
belle à voir, levant de ses mains fines la panse de la sombre bouteille
! Le vin coule dans la coupe : c’est une verrerie d’autrefois, légère,
glauque et fraîche aux lèvres. Je la porte aux miennes avec délices. Je
sais que le vin que j’y bois est soigneusement mêlé de poison. C’est
elle qui en prépare la poudre impalpable. J’en éprouve les effets : mon
sang se refroidit peu à peu dans mes veines ; mais ma vie ne vaut pas
d’être défendue, pour si peu qu’on en hâte ainsi le terme. Pourquoi
refuser à une femme le plaisir de se venger ? Chaque soir, je bois la
coupe néfaste avec un sourire. Mais vous, mon cher neveu, vous êtes
jeune et méritez d’être averti. Après moi, votre tour est marqué ; j’ai
lu votre péril dans les yeux de cette étrange fille. Gardez-vous. J’ai
voulu vous prévenir du danger que vous courez et compenser le tort que
je vous ai fait. Il n’est point si fâcheux peut-être que vous pensez.
Cette menace invisible suspendue sur votre tête vous aidera à jouir de
toutes choses avec plus de force et d’ardeur. La jeunesse se fie trop
au lendemain. Remerciez-moi donc d’avoir donné à ses plaisirs
l’aiguillon qui leur manquait. Adieu. Le froid gagne mes mains. Ce
soir, peut-être, le vieux Baldipiero aura bu pour la dernière fois.*
« Le sénateur avait raison : à partir de ce jour, un sentiment nouveau
naquit en moi. Je me sentais en un état d’esprit que je n’imaginais
point auparavant. Quelqu’un en voulait donc à ma vie et s’occupait, au
moins en pensée, à en arrêter le cours. La nature seule n’était plus
chargée de fixer l’heure de ma mort ; quelqu’un avait fait son affaire
particulière d’en avancer l’instant. Pour quelqu’un maintenant elle ne
serait pas un événement ordinaire, mais une faveur désirée et obtenue
d’une façon que je ne savais pas et dont une circonstance fortuite
pouvait brusquement me présenter la rencontre. De plus, je n’avais
aucun moyen de détourner cette menace invisible, ni d’en prévenir
l’effet. Le fait même de vivre me rendait vulnérable.
« Quel changement ! Jusqu’alors, si l’on peut dire, j’avais
vécu
du consentement de tous. Il y avait eu autour de moi un accord pour m’y
seconder. Tous ceux qui m’entouraient s’y prêtaient agréablement ; que
de gens, connus ou inconnus, qui travaillaient directement ou
indirectement à me procurer ce bien étonnant de la vie ! Le boulanger
qui pétrissait mon pain et le tailleur qui cousait mon vêtement
n’avaient point d’autre désir et d’autre but. Pour moi, on récoltait,
on vendangeait. Nommerai-je les artisans innombrables d’une seule
existence ? L’homme est au centre d’un cercle d’efforts. Pour passer du
principal au superflu, le coiffeur comme le maître à danser
n’étaient-ils pas attentifs à aider, dans son plaisir et sa parure,
cette même vie que d’autres assuraient en ses nécessités ? J’étais pour
ainsi dire l’oeuvre commune de tous. Quelque mal me survenait-il par
hasard, le médecin et l’apothicaire se montraient là, juste à point,
pour en régler la durée ou en arrêter la conséquence. Nous plaisantons
aisément de ces honnêtes gens, et nous oublions les soins qu’ils ont
pris pour se faire capables de nous rendre service. Ce n’est point un
labeur facile que de connaître le corps de l’homme et de demander à la
nature de quoi réparer à mesure ce qu’elle détruit peu à peu.
« En un mot, je profitais d’une connivence universelle qui m’épargnait,
jusqu’à un certain point, les risques et la fatigue qu’il y aurait à
vivre s’il fallait veiller et fournir seul à sa propre vie. On
prévoyait et on comblait mes besoins, et on ne me laissait que le désir
qui est propre à entretenir en l’homme un mouvement salutaire. Mais,
tout à coup, une personne inconnue se refusait soudain à cette
complaisance générale ! Bien plus, elle prétendait agir à l’inverse.
Elle se déclarait mon ennemie. De tous ces bons vouloirs une volonté
voulait quoi ? ma mort. Elle la voulait en satisfaction à une offense
dont je n’avais été que l’aveugle instrument. Elle y réussirait sans
doute ; elle y réussirait peut-être demain. D’autant mieux que je ne
connaissais de cette femme ni son nom, ni son visage.
« Il y avait dans tout cela de quoi troubler ma sécurité. J’avoue que
je passai tout d’abord par ce sentiment, mais le passage fut assez
court et je ne tardai pas à éprouver un contentement singulier. Le
vieux sénateur Baldipiero avait dit vrai. Cette menace, suspendue sur
ma tête, assez lointaine pour ne pas être importune, me fut une aide à
mieux vivre le présent par l’incertitude de l’avenir. Le visage des
femmes prit à mes yeux un intérêt tout nouveau : j’y cherchais celui de
mon inconnue. Bien qu’il y eût peu de chances de la rencontrer ici, il
y avait dans toute cette histoire trop de hasard pour ne pas penser
qu’il continuerait à se mêler de mes affaires, et finirait bien par me
mettre en présence de mon ennemie. La nouvelle, qui me parvint peu
après, de la mort du vieux Baldipiero m’entretint quelque temps en ces
pensées. Le vieillard me léguait en mourant sa villa et les meubles
qu’elle contenait.
« Je ne me pressai pas d’aller prendre possession de ce beau bien.
J’étais alors amoureux d’une dame de qualité à qui je rendais des soins
assidus. Son amour me fit tout oublier, et le legs du sénateur, et la
durée de mon absence, et la menace dont j’étais averti. Qu’importe le
poison ou le poignard à celui que l’amour perce de ses pointes les plus
cruelles et tourmente de ses substances les plus vénéneuses ?
« Ce fut environ au bout d’une année, employée en partie à voyager pour
tâcher de me divertir de cette passion malheureuse, que je me sentis
soudain le désir de revoir mon pays et, en particulier, notre ville de
Venise. Je me trouvais alors à Amsterdam, qui lui ressemble par ses
canaux, mais ne la vaut ni par la couleur de son ciel, ni par le
sourire de ses femmes. Assis à une table de jeu, je gagnais et je
perdais tour à tour, quand, parmi les monnaies répandues sur le tapis,
je ramassai un sequin d’or. Je le pris et le tournai entre mes doigts.
Le lion ailé marquait son métal civique. A cet instant, je vis notre
Venise, ses eaux innombrables, son ciel, ses palais et ses campaniles,
les rosaces de marbre rose de la demeure des Aldramin, la façade
rougeâtre de la tienne, ô Lorenzo ! et ses trois marches marines : je
me retrouvai brusquement sur le quai des Schiavoni, comme le jour où je
décidai mon départ, au côté de la signora Balbi. La grande mouette
blanche volait dans l’air transparent de la lagune. La signora Balbi
jetait du grain aux pigeons. Ils étaient gras et bien nourris. Il me
semblait que j’en prenais un entre mes mains : il était tiède et blanc
et il portait à sa gorge poignardée une marque rouge comme du sang.
« Quelques semaines après, j’étais en route pour l’Italie. Mon voyage
se fit sans incident et je m’arrêtai, au passage, à la villa que
m’avait léguée le sénateur Baldipiero. Il faisait beau et les jardins
embaumaient. Je parcourus les appartements, précédé des serviteurs
nègres, qui en ouvraient devant moi toutes les portes ; mais, parmi
tous, je ne pus reconnaître celui où j’avais passé la voluptueuse nuit
dont le vieux sénateur m’avait annoncé par sa lettre les périlleuses
conséquences. Partout le soleil entrait par les vitres des fenêtres ;
partout régnait un même air d’ordre et de paix. Je me fis servir à
dîner dans la salle des miroirs. Je me demandais si toute cette
histoire n’avait pas été une illusion nocturne due au vin de Genzano.
La lettre même du sénateur n’était-elle pas, elle encore, une suite de
cette plaisanterie ? Il est vrai que le bonhomme était mort ; mais sa
mort était un événement trop naturel à son âge pour qu’il eût été
besoin de personne pour la hâter. D’ailleurs, je remis à plus tard de
tirer tout cela au clair.
« Ma première visite à Venise, ô Lorenzo, fut pour toi. Comme
autrefois, je sautai de ma gondole oscillante et je montai les trois
marches de ton seuil, usées par le mouvement des eaux. Comme autrefois,
je t’appelai du bas de l’escalier et tu répondis à mon appel. J’avoue
que j’éprouvai alors une jalousie inattendue. Tu n’étais pas seul. Il y
avait auprès de toi un jeune gentilhomme qui se leva à ma venue. Il
était gracieux et fort bien fait ; il tenait à la main un instrument de
musique qu’il jeta négligemment sur la table, d’un air distrait et
familier, en te regardant avec amitié. Je me sentis tout d’abord
quelque déplaisir de sa présence. N’était-il point ton ami et
n’usurpait-il pas sur moi une qualité à laquelle je me croyais un droit
exclusif ? Mais je surmontai cette première humeur. Je pensai à ma
longue absence et au tort que j’avais eu de rester si longtemps loin de
toi et, au lieu de lui garder rigueur, je remerciai ce jeune homme de
t’avoir consolé de mon infidélité vagabonde. Il reçut mes compliments
avec beaucoup de dignité et de politesse et tu joignis nos mains dans
les tiennes.
« Ce fut ainsi que je devins comme toi l’ami de Leonello. Je sus
ensuite le détail de votre rencontre. Leonello était de Palerme. Ses
parents l’avaient, disait-il, envoyé à Venise pour qu’il se formât aux
moeurs du siècle. Il y était depuis un an environ et semblait avoir
oublié son pays pour le nôtre. Sa beauté était toute sicilienne, ses
yeux vifs et parlants, son nez fin, sa bouche charmante sans un duvet,
sa taille souple, et sa démarche gracieuse. Je remarquai la petitesse
de ses mains. A le fréquenter, son caractère me plut également par sa
douceur et sa réserve. Il n’aimait pas les femmes et s’en gardait avec
soin ; je crois qu’il était pieux ; mais, sans les partager, il se
mêlait volontiers à nos plaisirs.
« Nous recommençâmes à goûter de plus belle ceux de la jeunesse. La
nôtre touchait à sa fin, pourtant, et la sienne en tout son éclat nous
donnait en vain l’exemple de la sagesse. Comme jadis, nous nous
attablâmes aux casinos des îles et aux tapis du pharaon. Le masque de
carton couvrit nos visages. Nous étions joyeux. Il est impossible de ne
le pas être à Venise, et toit et moi sommes Vénitiens. Leonello
souriait gravement à nos folies.
« Le carnaval de cette année de 1719 fut singulièrement brillant et
animé. Les divertissements abondèrent et nous arrangeâmes celui d’aller
passer une journée à ma villa. La chose convenue, je partis le premier
pour y prendre, à l’avance, certains soins. Vous deviez, toi, Leonello
et quelques amis, m’y rejoindre le lendemain, et, le surlendemain, une
nombreuse compagnie s’y devait réunir. La saison extrêmement douce se
prêtait à ce qu’on illuminât le jardin de lanternes. Le spectacle
promettait d’être agréable.
« Vous fûtes fidèles au rendez-vous. Je vous vis arriver à l’heure
dite, avec cinq de nos amis. Vous étiez en masques et formiez une belle
carrossée. Je vous promenai partout pour vous montrer les apprêts de la
fête. Il devait y avoir un bal aux girandoles dans la grotte de
rocailles, et un repas servi dans la salle des miroirs. Nous nous y
rendîmes pour en essayer l’éclairage. Je tenais le bras de Leonello. Il
riait en s’éventant de son masque de carton. J’ordonnai aux valets de
fermer les fenêtres et d’abaisser les rideaux afin de produire une
obscurité parfaite et qu’on pût juger de la clarté des lustres. Nous
étions dans l’ombre, car il faisait entièrement noir en ce moment. Je
criai à mes gens de se hâter d’allumer afin de ne nous point laisser
ainsi plus longtemps, quand je sentis quelque chose de froid et d’aigu
pénétrer ma poitrine et m’atteindre au centre de ma vie, et j’eus ma
bouche pleine de sang… »
*
* *
Lorsqu’aux lumières nous eûmes relevé Balthazar Aldramin, nous vîmes
qu’il portait un poignard enfoncé dans la poitrine. La pointe avait dû
atteindre au coeur, car Aldramin était mort. Nous étions tous les sept
autour de lui, stupides et stupéfaits. Il y avait là Ludovic Barbarigo,
Nicolo Voredan, Antonio Pirmiani, Julio Bottarol, Ottavio Vernuzzi,
Leonello et moi, tous amis d’Aldramin, tous qui eussions donné notre
vie pour préserver la sienne, car nous l’aimions et il nous aimait.
Jamais il n’y avait eu entre nous aucune rivalité, aucune querelle,
rien que des sentiments d’estime et d’amitié.
Donc, Balthazar Aldramin s’était tué ! Sa propre main avait enfoncé le
poignard meurtrier ! Mais pourquoi s’était-il ainsi donné la mort ?
N’était-il pas jeune, riche et heureux ? Quel chagrin nous avait-il
donc caché à tous ? Nous restions immobiles et sombres, nos visages
aussi blêmes que le carton farineux des masques que nous tenions encore
à la main. Certes, Aldramin s’était tué ; nous demeurions les yeux
fixés sur son cadavre mystérieux : le même soupçon monstrueux et
inévitable naissait simultanément en nos pensées. Quelqu’un d’entre
nous aurait-il, à la faveur des ténèbres, porté à Aldramin le coup
mortel ? Les âmes ont des secrets, et il y a tant de choses cachées !
Mais alors, qui donc avait agi ? Quel était l’auteur de cet obscur
forfait ? Celui-ci ou celui-là ? Qui ?
Un malaise silencieux nous étreignait et, n’osant nous regarder en
face, déjà nous espionnions nos regards dans les glaces qui reflétaient
et multipliaient nos visages autour du corps inanimé de Balthazar
Aldramin : ses cadavres, divers en plusieurs miroirs, semblaient
accuser chacun de nous.
Après qu’on eut enterré Aldramin dans l’église de San Stefano, où il
repose les deux mains croisées sur le trou rouge de sa blessure, cette
même angoisse continua de nous poursuivre : Barbarigo, Voredan,
Pirmiani ou Bottarol, nous ne nous rencontrions plus sans éprouver les
uns pour les autres une méfiance involontaire. A peine osions-nous nous
toucher la main.
Cette gêne misérable nous aigrit au point de mettre aux prises Bottarol
et Barbarigo. Ils se battirent sur un motif frivole, dont ils
couvrirent la raison véritable de leur querelle. Bottarol fut blessé à
mort, Barbarigo dut s’enfuir en terre ferme.
Je tombai dans une profonde tristesse ; je ne pouvais me consoler de la
perte d’Aldramin. Leonello cherchait à me distraire. Il jouait à
merveille de divers instruments de musique, et il en essaya l’effet sur
ma mélancolie. Je continuai à le voir chaque jour. Jamais mon esprit ne
put concevoir aucun soupçon à son égard. Sa douceur, sa franchise en
éloignaient la pensée, tellement que jamais je ne lui dis un mot de ce
qui me préoccupait si douloureusement. Une fois, je rencontrai Voredan.
Il me demanda des nouvelles de Leonello, qui depuis quelque temps
occupait un appartement dans mon palais : je le lui dis. « Prends garde
à l’obscurité ! » me cria-t-il avec un mauvais rire. L’injustice de ce
soupçon déchira mon coeur à l’endroit de mon amitié pour Leonello.
Voyant ma peine s’augmenter de jour en jour, Leonello me proposa de
voyager. Il prétendit avoir affaire à Rome et que des lettres de
Palerme lui commandaient de s’y rendre. Je feignis de croire à ce
prétexte, qui n’en était qu’un à me faire changer de place. Le séjour
de Venise me déplaisait. Les cloches de l’église San Stefano, qui était
proche de notre palais, me faisaient tressaillir : elles ravivaient en
moi le souvenir cruel d’Aldramin. J’acceptai de partir. Nos préparatifs
furent faits rapidement. Nous descendîmes les trois marches du seuil,
usées par l’eau transparente. Je me retournai plusieurs fois pour
regarder la façade blanche du palais Aldramin. La pluie avait avivé les
rosaces de marbre rose : elles semblaient deux blessures délicates et
cicatrisées.
Nous nous mîmes en route, Leonello et moi, dans un même carrosse. Nous
voulions aller coucher à Pienza, mais le soir nous surprit assez loin
encore de la ville, au milieu d’un bois de pins où il faisait déjà
sombre. Comme nous allions en sortir, nous entendîmes de grands cris.
Une bande de voleurs entouraient le carrosse. Les plus hardis agitaient
des torches au nez des chevaux cabrés, tandis que les autres nous
ajustaient au bout de leurs pistolets. Nos valets avaient décampé.
En vain nous cherchâmes à nous dégager. Nos épées furent inutiles. En
un tour de main je fus saisi et bâillonné ; un bandeau s’abattit sur
mes yeux. La dernière chose que je vis fut Leonello se débattant contre
les bandits. Puis deux hommes me prirent, l’un par la tête, l’autre par
les pieds, et je me trouvai porté assez loin. Une fois remis debout, on
me fit marcher en me poussant par les épaules. Le terrain, feutré
d’aiguilles, glissait sous mes pas. Quand on m’arrêta, je me sentis
dépouiller de mes vêtements, puis on me lia au tronc d’un pin. L’écorce
me râpa le dos ; ma peau colla aux résines.
J’entendais piétiner autour de moi. Bientôt le bruit d’une lutte
s’éleva. On faisait sans doute subir à Leonello le même traitement que
je venais de supporter, mais il ne s’y prêtait point aisément, à en
juger par la sourde rumeur qui m’arrivait aux oreilles. Je tremblai que
Leonello ne reçut, à se défendre, quelque mauvais coup. J’aurais voulu
lui crier qu’en ces bagarres le mieux est de se laisser faire, et qu’on
ne gagne rien à résister à l’inévitable ; mais le bâillon qui me
serrait la bouche me rendait muet. Enfin il y eut un silence. Je pensai
que les brigands étaient venus à bout de leur tâche, quand de grands
éclats de rire retentirent, mêlés d’exclamations bruyantes. Cela dura
un moment, puis se tut. Nos agresseurs avaient dû se retirer, contents
de leur besogne. Le vent seul bruissait doucement à la cime des arbres.
Des oiseaux de nuit y passaient d’un vol prompt et étouffé. De temps à
autre, une pomme de pin tombait sur le sol mou.
Nous étions donc au milieu d’un bois solitaire, liés, Leonello et moi,
chacun au tronc d’un pin. Notre situation n’était guère bonne, mais au
lieu de réfléchir sur ses inconvénients je tâchai de la rendre
meilleure. Le bandeau qui me couvrait les yeux s’était légèrement
desserré ; je parvins à le faire glisser peu à peu. Je regardai autour
de moi.
Une torche près de s’éteindre brûlait encore au ras du sol, où elle
avait été enfoncée. Elle éclairait les troncs rougeâtres : à l’un d’eux
une forme nue était attachée. C’était Leonello. Un souffle de vent
ranima la torche. C’était bien lui. Son corps blanc se détachait en
lumière sur le fond d’ombre ; mais était-ce une illusion nocturne ou
quelque prestige singulier ? Ce corps était le corps d’une femme ; et
pourtant c’était bien Leonello. Il avait le visage détourné et je n’en
voyais que la nuque et ses cheveux ras ; et pourtant, c’était bien
Leonello. Je l’aurais reconnu à sa main, et la sienne se crispait,
petite et fine, contre l’écorce.
Une femme ! Et je sentais sourdre et s’éveiller en moi une cruelle et
soupçonneuse surprise. Une femme !... Mais, alors, ce déguisement, ce
secret ? Une femme ! Leonello était une femme ! Le coup de poignard, la
blessure rouge, Aldramin…
La torche s’éteignit brusquement. Le bâillon me serrait la bouche, mais
les pensées s’agitaient en moi. Elles y naissaient confuses et
incertaines et s’éclaircissaient peu à peu. La vérité m’apparaissait et
il me semblait qu’Aldramin me contait ce que je vous ai répété.
Au matin, un bûcheron qui passait par là me délivra et coupa mes liens.
Je m’étais évanoui de fatigue et de douleur. Quand je revins à moi,
j’étais couché sur le sol. Je me souvenais. Mon regard alla à l’arbre
où j’avais vu liée celle que je croyais être Leonello. La place était
vide. Sans doute, l’inconnue avait pu parvenir à se dégager et à
s’enfuir. Je m’approchai du tronc. La corde, à un endroit, avait usé
l’écorce. Je la ramassai à terre, rompue. Le bûcheron la mit dans son
sac, pour s’en servir à nouer ses fagots, et nous marchâmes silencieux
jusqu’à sa hutte ; il me donna des habits grossiers sous lesquels je
regagnai Venise, où j’arrivai sans encombre. Les cloches de San Stefano
sonnaient dans l’air empourpré ; la vieille façade du palais Aldramin
mirait dans l’eau du canal ses disques de marbre sanguin.
LE BUVEUR
I
L buvait silencieusement, farouchement,
solitairement. Jamais on
n’avait tant bu dans cette petite salle peinte du café Florian où les
Vénitiens ne consomment guère que des glaces et des sorbets ou
d’inoffensives boissons sucrées. Il buvait et je le regardais boire.
C’était un homme entre deux âges, assez élégamment vêtu. J’apercevais
son visage rasé, au nez droit, à la bouche sensuelle et lasse, aux yeux
fatigués. Je suivais les gestes de ses mains qui étaient belles. Un
léger tressaillement les agitait, quand, de l’un ou de l’autre des
flacons qui étaient placés devant lui sur la table, il versait dans son
verre leurs alcools différents. Car il buvait comme quelqu’un qui
cherche dans leur mélange à en finir le plus vite possible avec sa
raison. Et c’était, je vous assure, un curieux spectacle, en cette
salle de café déserte à cette heure, que cet homme se soûlant ainsi,
pour noyer dans une ivresse volontaire et calculée quelque souvenir
cruel ou pour y retrouver quelque joie perdue…
Le café Florian, à Venise, demeure ouvert toute la nuit, mais il était
tard et ses habitués les plus acharnés l’avaient quitté depuis
longtemps. Aucun pas ne retentissait plus sous les galeries des
Procuraties. A travers leurs arcades, on apercevait la place Saint-Marc
en sa beauté nocturne. Je n’avais qu’à la traverser pour gagner mon
logis, car, cette année-là, j’avais loué une chambre dans la calle dei
Fabbri, derrière les vieilles Procuraties, mais je ne pouvais me
résoudre à m’en aller sans avoir vu ce qui adviendrait de mon buveur.
Il continuait de vider verre sur verre. Le tremblement de ses mains
augmentait. Son visage était devenu effrayant. L’alcool faisait son
oeuvre. Il était évident que cet homme, quand il essayerait de se
lever,
roulerait sous la table, comme une masse.
Il n’y roula pas. Je le vis tout à coup se soulever de la banquette sur
laquelle il était assis, faire signe au garçon, lui tendre un billet de
banque, dont il refusa la monnaie, ramasser quelques feuilles de papier
éparses devant lui et, par un incroyable effort de volonté, se mettre
debout sur ses jambes et, sans tituber, comme s’il était mû par une
force automatique, se diriger vers la porte. J’avoue que je fus sur le
point d’applaudir cette sortie qui fut vraiment superbe et que
l’inconnu avait effectuée magistralement, mais j’étais curieux de
l’effet que produirait sur lui le grand air et, pour m’en rendre
compte, je m’approchai de la vitre. Le garçon m’avait imité… L’homme
était maintenant sur la place. Tout d’abord, il marcha droit, puis, peu
à peu, j’observai les zigzags inquiétants. Bientôt ce fut l’allure de
l’ivrogne qu’on ramasse sous les voitures. Mais il n’y en a pas à
Venise. Il est vrai qu’il n’y manque pas de canaux qui tendent aux pas
le piège de leur eau invisible…
Cependant mon buveur avait atteint tant bien que mal l’entrée de la
Merceria, où il avait disparu. Le garçon emportant les flacons vides et
il était temps de regagner mon logis. Comme je sortais du Florian, je
remarquai sur la dalle trois feuilles de papier. C’était sûrement
celles que l’inconnu avait emportées avec lui et qu’il avait laissées
tomber. Que pouvaient-elles bien contenir, car elles étaient couvertes
d’écriture ? Peut-être aurais-je dû les déchirer sans les lire, mais la
scène singulière à laquelle je venais d’assister m’intriguait. Une fois
rentré chez moi, ma curiosité fut la plus forte. L’écriture de ces
feuillets était facilement déchiffrable. Ils formaient une lettre dont
manquait une partie et cette lettre était adressée à une femme. La
voici :
« … Pourquoi m’as-tu amené ici ? Pourquoi as-tu voulu rompre les liens
qui nous rattachaient à la vie ? Pourquoi as-tu voulu pour notre amour
cette fatale, cette terrible solitude ? Pourquoi ne t’es-tu pas
contentée de notre bonheur et quelle dangereuse audace t’a poussée à
lui chercher une forme nouvelle ? N’étions-nous pas heureux d’être
heureux ? Ah ! Juliette, souviens-toi de nos jours là-bas !
souviens-toi du merveilleux hasard qui nous a mis en présence l’un de
l’autre et de l’extase que nous éprouvâmes, quand nous comprîmes que
nous nous aimions ! Ah ! comme nous unîmes alors nos espérances, nos
désirs et nos forces !... Nous nous sentions les maîtres de notre
destinée. Nous donnions chacun à ce qui n’était pas nous-mêmes
quelques-unes de nos heures, puis, cette concession faite aux
nécessités de la vie, avec quelle joie nous revenions à notre amour !
Il rayonnait de nous et nous portions l’auréole de notre bonheur.
Pourquoi l’as-tu brisé de tes mains insensées ! Pourquoi m’as-tu amené
ici, Juliette ?
« Tandis que tu dors dans ton lit, je suis dans ce café solitaire où je
me prépare à accomplir l’acte fatal. Je vais demander aux flacons qui
sont devant moi de me donner l’affreux courage dont j’ai besoin. Je
n’ai plus la force de vivre et il me faut celle de mourir. Cela,
cependant, doit être facile dans cette ville morte et taciturne. Elle
est terriblement silencieuse ce soir et le bruit d’un corps tombant
dans l’eau s’y répercutera à l’infini. L’entendras-tu en ton sommeil,
Juliette ? »
Il y avait à cet endroit, sur la feuille, une large tache poissée qui
en rendait les lignes illisibles, puis le manuscrit continuait ainsi :
« … C’est là que nous sommes venus, quand tu as commencé à détester
l’existence que nous menions. Elle empêchait, disais-tu, que nous
fussions véritablement tout l’un pour l’autre. Elle nous empêchait de
nous connaître et nous distrayait trop de nous-mêmes. Tu réclamais
autour de notre amour la solitude absolue. Tu la voulais et je t’ai
obéi. Nous avons quitté nos amis, nos plaisirs, nos travaux. Nous avons
loué ce palais isolé et nous nous y sommes enfermés face à face. Nous
n’eûmes plus d’autre occupation que de nous observer, de nous épier, en
nos actes les plus minimes, en nos plus secrètes pensées.
« Ah ! le terrible jeu et comme nous l’avons joué follement !
Souviens-toi, Juliette, de ses muettes et cruelles péripéties ; comme
rien en nous n’a résisté à notre investigation acharnée ! Nous n’avons
que trop vite appris à nous connaître ! Comme je te suis vite apparu en
ma médiocrité et ma misère d’homme ! Comme je t’ai vite vue en ta
frivolité et ton orgueil de femme ! De ta beauté même, j’ai appris les
défauts et ceux de ton coeur ne m’ont pas été cachés. A mesure que je
n’étais plus à tes yeux ce que j’avais été, tu devenais, aux miens, ce
que tu étais réellement. Il n’y avait plus entre nous cette brume
d’illusion que la vie interpose entre les vivants et où l’amour façonne
ses fantômes réciproques et divins.
« On ne peut vivre sans eux, Juliette, et je vais mourir, mais
auparavant j’ai voulu te revoir, une dernière fois, telle que je t’ai
aimée. Peut-être, dans cette heure suprême d’ivresse que les flacons
vont me donner, vas-tu m’apparaître telle que tu étais avant que je
t’eusse
connue. C’est cela que je vais demander aux puissances
évocatrices des alcools. Puissé-je emporter dans la mort cette image
bienfaisante de celle que tu fus, la Juliette de mon amour, de mon
désir et de mon bonheur ! Demain, sur mon visage glacé, tu sauras lire
si mon voeu a été accompli ou si l’eau nocturne n’a enseveli en son
linceul humide que mon échec désespéré. »
Quand j’eus fini ma lecture, j’allai à ma fenêtre et l’ouvris. La nuit
était pure et étoilée. L’eau du petit rio clapotait doucement. Aucun
bruit ne troublait le vaste silence de Venise endormie et je me
demandai si je venais de lire la tragique confession d’un amant ou
l’élucubration fumeuse d’un ivrogne. Qu’en pensez-vous ?
LE TESTAMENT DU
COMTE ARMINATI
A M. PAUL
ALFASSA
G
IOVANNI, le gondolier, qui se retirait en
desservant le café, se
retourna vivement à la voix d’Antoine Terlier. Les attitudes du
barcarol m’amusaient infiniment. Soit qu’il se tînt, la rame en main,
sur la poupe de la gondole, soit qu’à l’intérieur du palais il
accomplît quelque office domestique, Giovanni me semblait toujours un
personnage de la comédie italienne. Avec son long nez, ses yeux
mobiles, sa bouche bridée, avec sa ceinture à franges, ses souliers
blancs, il avait l’air de figurer dans une pantomime. Sa marche dansée,
ses gestes cérémonieux et comiques complétaient l’illusion. Giovanni
m’apparaissait comme le carnaval en personne. Son visage lui tenait
lieu de masque, et, de rôle, les moindres incidents de la vie. Sa
présence égayait la vieille demeure patricienne que mon ami Antoine
Terlier habitait dans un des quartiers les plus solitaires de Venise,
et qui, malgré les restaurations indispensables que Terlier avait dû
lui faire subir, n’en conservait pas moins, avec sa façade verdie mirée
dans l’eau d’un étroit « rio », avec ses vastes appartements quelque
peu délabrés, un aspect fort mélancolique et même assez inquiétant. Il
s’en exhalait une odeur de vétusté et de décrépitude, et les murs
semblaient pénétrés des relents de pourriture et de fièvre qui
montaient, à marée basse, de la vase puante du petit canal sur lequel
s’ouvrait la porte marine du Palazzo Arminati…
- Giovanni, la gondole pour quatre heures !
Giovanni salua et disparut dans une pirouette que n’eût pas désavouée
Arlequin ou Brighella, pendant qu’Antoine Terlier déposait dans le
cendrier le bout de sa cigarette, et, ouvrant le buvard placé sur la
table, en tirait plusieurs feuilles de papier.
- Voici donc, mon cher, le singulier document dont je vous parlais.
Vous jugerez de mon étonnement quand je le découvris ici, au fond d’une
armoire ! J’ai fait à son sujet certaines réflexions que je vous
communiquerai. Pour l’instant, je vais vous traduire, de mon mieux, le
grimoire. Vous excusez mes hésitations.
Et Antoine Terlier, rajustant son lorgnon, commença ainsi :
« Moi, Ettore-Juliano-Alvise, comte Arminati, saint d’esprit, mais
malade de corps au point que je sens venu le terme proche de ma trop
longue vie, j’écris ceci pour que ces feuillets soient considérés comme
ma confession sincère et tenus pour mon valable testament, que je date
d’aujourd’hui, le deuxième jour du mois de mars de l’an mil huit cent
quatre-vingt-dix-sept. Donc, et en premier lieu, je désire que ma
dépouille soit portée au cimetière de l’île San Michele, non avec la
pompe ordinaire, mais sans apparat et pauvrement, comme il convient à
un misérable pécheur. Je prie mes amis - si j’en conserve encore après
l’aveu que je vais faire - de ne pas m’accompagner en cette suprême
sortie, la première depuis de longues années où j’ai vécu strictement
enfermé dans mon palais. Je les remercie d’avoir avec bonté cherché à
adoucir la solitude de ma réclusion, et je leur demande pardon de
n’avoir pas eu le courage de les éloigner de moi. Ma main, qu’ils ont
serrée tant de fois, n’était pas digne de toucher les leurs !
« J’aurais aimé à les dédommager de la souillure secrète que je leur ai
infligée, mais je ne puis rien distraire de mes biens, que je lègue
intégralement à mon arrière-cousin Sebastiano Arminati, de Bergame. Ce
sera pour lui une faible compensation à la honte de porter un nom qui
nous est commun. Il fera procéder à la vente du palais que j’habite et
des meubles et objets d’art qui le garnissent. Je fais exception pour
le portrait de mon aïeul Pietro Arminati, procurateur de la Sérénissime
République, peint par Tiepolo, qui sera offert, pour son Académie, à la
Cité de Venise, si elle daigne accepter ce legs d’un fils indigne. Je
souhaite aussi que ma collection d’anciens costumes vénitiens soit
donnée au Musée civique, parmi lesquels je comprends expressément les
deux accoutrements complets d’homme et de femme, en habits de carnaval,
qui revêtent les deux mannequins placés dans ma chambre à coucher.
Quant au troisième, celui qui est debout dans l’alcôve au chevet de mon
lit et qui, pendant que j’écris, me regarde à travers les trous de son
masque, ah ! celui-là que n’eût-il jamais dressé devant mes yeux sa
molle stature de fantôme !
« Oui, qui que tu sois, toi qui t’approcheras de lui pour écarter les
plis de sa baüta de satin noir et qui t’aviseras de soulever son faux
visage de carton, prépare ton coeur à la surprise et à l’horreur ! Car
c’est une tête de mort, avec son crâne poli, ses orbites vides, ses
dents affreusement souriantes, que tu découvriras derrière, une tête de
mort dont le squelette tout entier, caché dans l’ampleur de l’étoffe,
sert d’armature au simulacre qui le dissimule. Et ce squelette,
sache-le bien, n’a pas été placé là par quelque jeu macabre. L’homme
dont la chair a recouvert jadis ces os desséchés, à qui a appartenu
cette carcasse, n’est pas pour moi un inconnu. Le vivant qui est devenu
cette ossature m’a appelé par mon nom. Il m’a dit des paroles d’amitié
; bien plus même, il m’a adressé des prières. Ces vertèbres, maintenant
rigides, se sont courbées devant moi ; ces sèches rotules se sont
traînées à mes genoux, mais je n’ai écouté ni paroles, ni
supplications. Je l’ai frappé là, entre les côtes ; la pointe de mon
poignard a touché son coeur palpitant. Cet homme, c’est moi qui l’ai tué
; moi, Ettore Arminati ; lui, Stefano Capparini !
« Car je l’ai tué, Stefano ! Stefano mon parent, mon ami, presque mon
frère ! et nul n’a songé que je pourrais être l’auteur de ce meurtre
impuni. Lorsque, Capparini ayant disparu depuis un certain temps, la
police commença à s’inquiéter de cette absence anormale, qui donc eût
supposé que je fusse pour quelque chose dans une disparition dont je
semblais, tout le premier, mortellement affligé ? Pensez donc,
Capparini, Arminati, deux inséparables ! Les recherches entreprises
dans toute l’Italie, le monde entier, demeuraient vaines. Qu’avait bien
pu devenir Capparini ? Noyé dans la lagune ? Suicidé dans quelque coin
? Les hypothèses allaient leur train. Moi seul, je savais la vérité et
comment Stefano, ayant cessé de vivre, avait cessé aussi d’être un
cadavre reconnaissable et était devenu ce blanc squelette dont, morceau
par morceau, fibre par fibre, j’avais patiemment dénudé les os !
« Ne comptez pas que je vous dise au prix de quelles ruses atroces et
de quelles atroces précautions j’ai accompli cette besogne de funèbre
Shylock, dans laquelle j’étais soutenu par la peur et par la haine. Car
je le haïssais, ce Capparini. Je le haïssais d’être aimé passionnément
de celle que j’aimais en secret, et c’était cela qui m’avait poussé au
crime. Oui, j’espérais follement que je parviendrais peut-être, un
jour, à prendre dans le coeur de cette femme la place qu’y avait occupée
un rival détesté. Elle sentirait obscurément que j’avais commis pour
elle une de ces actions monstrueuses qui forcent l’amour et qui
exercent, même inconnues, leur mystérieux sortilège. Et ce fut dans
cette pensée maudite que je préparai le guet-apens où j’attirai ma
victime pour l’assassiner lâchement, car Capparini ne sut rien de la
rivalité qui était la cause de sa mort. Il crut tomber sous le poignard
stupide et inconscient d’un fou, et son dernier regard fut un regard de
reproche et de pitié !
« Il ne me restait donc plus qu’à tâcher de profiter de mon forfait,
quand un jour, je fus mandé chez le magistrat chargé de l’enquête
relative à la disparition de Stefano Capparini. Je me rendis à la
convocation. On semblait ne vouloir de moi que certains renseignements
complémentaires concernant les habitudes de vie de Stefano ; mais l’air
singulier avec lequel ils me furent demandés, certaines intonations,
certaines réticences du juge me parurent suspects et me plongèrent dans
une angoisse inexprimable. Etait-on sur la piste du mystère ? Les
soupçons se portaient-ils sur moi ? Une peur affreuse me saisit. Que
l’on s’avisât de perquisitionner chez moi, et l’on y trouverait le
squelette dénonciateur. Il fallait m’en débarrasser coûte que coûte,
mais j’étais sans doute observé, surveillé. La moindre imprudence me
perdrait. Sûrement mes domestiques m’épiaient. Ce fut alors que je
songeai à ces mannequins revêtus de costumes de carnaval. Je les avais
fait dresser en souvenir d’une fête travestie où Capparini, sa
maîtresse et moi, nous nous étions amusés à paraître en authentiques
personnages des tableaux de Longhi. N’était-ce pas là, justement, la
cachette souhaitée ? Sous les plis de la baüta de satin noir, à l’abri
du masque de carton blanc le dangereux témoignage de mon crime serait
enfin en sûreté.
« Une nuit, j’effectuai le travestissement funèbre. Maintenant, ce qui
restait de Stefano Capparini se dressait à mon chevet. Je dormis
rassuré, mais, dans mon sommeil, je rêvai qu’au matin, en me
réveillant, je voyais le masque du mannequin arraché et que la tête du
mort me regardait. Son sourire narquois semblait me railler de mes
précautions inutiles. La curiosité d’un valet indiscret suffirait à les
déjouer. Or, ce que j’avais imaginé en rêve pouvait se produire en
réalité. Aussitôt mon parti fut pris. A partir de ce moment, je ne
quittai plus ma chambre que le plus rarement possible.
« J’en interdis absolument l’entrée à qui que ce fût, sous divers
prétextes, et je ne sortis plus du palais. J’alléguai à cette réclusion
le mauvais état de ma santé, que mes amis attribuèrent au chagrin
profond que me causait la mort de plus en plus probable du pauvre
Stefano Capparini. Leur amitié s’ingénia à m’en consoler, mais mes
bizarreries ne laissaient pas de les inquiéter. Combien de fois
m’ont-ils vu, lorsque je causais avec eux dans la galerie, leur fausser
brusquement compagnie ! Le coeur battant, les mains glacées, je me
glissais dans ma chambre. Je soulevais le masque, et un soupir de
soulagement s’échappait de mes lèvres, quand j’apercevais le blanc
rictus dont m’accueillait mon geôlier !
« Car, désormais, j’étais son prisonnier et je lui appartenais. Il
avait confisqué ma vie et m’interdisait d’en user. Pas une fois je n’ai
osé enfreindre sa défense, contrecarrer sa muette volonté. J’étais
l’esclave docile de ce tyran impitoyable. Il m’a obligé à renoncer à
l’amour, à cet amour qui avait fait de moi un criminel, et les ans ont
passé sans que j’aie revu celle qui en avait été l’objet si
farouchement convoité. Et maintenant, voici que mon terme approche. Je
ne redoute pas la mort. Je pourrai enfin me reposer en paix, sans
craindre qu’une main étrangère soulève le masque de carton qui cache le
douloureux et coupable secret de mon existence. Si je l’avoue à cette
heure, au lieu d’en laisser après moi l’énigme inexplicable, c’est que
j’y sens une mystérieuse leçon. Tout homme a pour rival la moitié de
soi-même, et ce n’est jamais que soi que l’on tue en lui. En frappant
Stefano Capparini, c’est Ettore Arminati que j’ai frappé. Ainsi fut-il,
et comme je l’atteste par ces présentes, faites, je l’ai dit, à Venise,
le deux mars mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, signées de ma main et
scellées de mes armes. »
Antoine Terlier avait enlevé son lorgnon, et, me tendant le papier, il
ajouta :
- La signature y est bien, mais le sceau manque. Il fermait sans doute
l’enveloppe, mais j’ai trouvé le testament sans elle et tel que le
voici. Il était roulé et jeté dans le bas d’une armoire avec de
vieilles notes de droguiste et de menuisier. Maintenant, je dois vous
dire que Stefano Capparini n’est pas un mythe. Il a parfaitement bien
existé, et sa disparition mystérieuse est relatée dans les journaux du
temps. Quant au comte Arminati, beaucoup de gens l’ont connu, puisqu’il
n’est mort qu’en 1897. A sa mort, le palais fut mis en vente, ainsi
qu’il l’avait prescrit. Il resta assez longtemps sans acquéreur, car il
est beau, mais mal situé, en ce quartier abandonné de la Madonna del
Orto. Je l’ai acheté en 190(, et c’est en procédant aux réparations que
j’ai découvert le bizarre testament en question. J’ajoute que le comte
Arminati passait pour une espèce de toqué et pour un maniaque invétéré.
J’ajoute encore que le portrait de son aïeul par Tiepolo figure à
l’Académie et que vous pourrez voir au Musée civique sa collection de
costumes et ses deux mannequins en baüta noire et en masque blanc.
Quant au troisième, celui à la tête de mort, j’ignore ce qu’il est
devenu. L’a-t-on fait discrètement disparaître, à moins qu’il n’ait
jamais existé que dans l’imagination maladive de l’auteur de
l’élucubration saugrenue dont je vous ai donné lecture ? Sur ce point,
le comte Arminati, le cousin de Bergame, pourrait peut-être nous
renseigner, mais j’ai préféré garder pour moi ma singulière découverte.
Son mystère est très vénitien. J’aime assez à penser qu’il se passait,
hier encore peut-être, à Venise, une histoire tragique qui a plus l’air
d’un récit d’autrefois que d’un fait contemporain, et ce vieux palais
Arminati en prend pour moi une certaine étrangeté qui ne me déplaît
pas… Mais voici Giovanni qui vient nous avertir que la gondole nous
attend. Tenez, voulez-vous qu’elle nous conduise au cimetière San
Michele, voir la tombe du comte, après quoi nous irons faire un tour
sur la lagune, avant de revenir prendre des sorbets au café Florian ?
Ils sont excellents, comme à l’époque où, pour les déguster, les
Vénitiens, en baüta noire, soulevaient le carton blanc de leurs masques
de carnaval.
LE REGRET
A
LORS, monsieur Carlozzi, c’est bien
convenu. Vous m’enverrez l’objet,
par petite vitesse, à Paris, à l’adresse que je vous ai donnée…
Pendant que M. de Mauléon et le signore Carlozzi achevaient leur
conversation, la gondole, dans laquelle j’étais déjà allongé sur le
coussin de cuir noir, oscillait vivement entre les « pali », à la vague
produite par le passage d’un vaporetto du Grand Canal. L’eau, remuée
par l’hélice, clapotait. Une des marches de l’escalier, que le flot
avait recouverte, ruisselait de toutes ses petites algues mouillées. Au
haut de l’escalier, dans l’encadrement de la porte marine, j’apercevais
M. de Mauléon et l’antiquaire Carlozzi. De la gondole, ils avaient
l’air de danser. Derrière eux, deux statues mythologiques, une Flore et
une Pomone, imitaient leur cadence. Sur la poupe, le gondolier, avec sa
longue rame, semblait battre la mesure et maintenait adroitement la
barque accostée.
Le magasin du signore Carlozzi est un des mieux fournis de Venise en
curiosités de toutes sortes. Dans les vastes salles du palais que le
signore Carlozzi occupe à San Staè s’entassent les objets les plus
disparates. Certes, toutes les antiquités que vous propose l’honnête
Carlozzi ne sont peut-être pas absolument antiques et il faut apporter
quelques précautions au choix que l’on y fait ; mais, ces réserves
établies, il est certain que l’on rencontre chez Carlozzi d’agréables
occasions. J’y ai vu souvent de beaux morceaux d’étoffes anciennes, des
verreries qui présentaient de réelles présomptions d’authenticité. J’y
ai acheté quelques-uns de ces vases en faïence blanche de Bassano ou
d’Udine qui font de si jolis bouquets. Carlozzi tient aussi des
tableaux, des dessins et des gravures, ainsi que mille brimborions
amusants, tels que coffrets et plateaux de laque, de ces laques à
figures chinoises que les Vénitiens fabriquèrent aux XVIIIe siècle et
dont ils revêtirent des mobiliers entiers. Carlozzi a une spécialité de
ces meubles laqués, si joliment décoratifs en leur charmant mauvais
goût, en leur attrait baroque et exotique. C’est pourquoi, à chacun de
mes séjours à Venise, je ne manquerais pour rien au monde d’aller faire
un tour chez Carlozzi, dans l’espoir de découvrir quelques-unes de ces
chinoiseries vénitiennes, à la tentation desquelles je ne sais guère
résister.
J’étais donc venu, ce jour-là, chez Carlozzi, en vue de quelque
trouvaille. La saison des étrangers n’était pas encore commencée ;
aussi le magasin de l’antiquaire était-il à peu près désert. J’avais
déjà fureté çà et là, quand, au seuil d’une des salles, je m’étais
trouvé face à face avec M. de Mauléon. Je le connaissais pour l’avoir
quelquefois rencontré dans le monde et je l’avais croisé, l’autre soir,
sous les Procuraties. Nous nous étions salués sans nous parler, mais,
cette fois, le hasard nous mettait en présence de telle sorte que nous
ne pouvions nous dispenser d’échanger quelques paroles… M. de Mauléon,
d’ailleurs, m’était sympathique. C’est un homme d’une quarantaine
d’années, d’aspect distingué et de tournure élégante, avec quelque
chose en lui de nonchalant et de désabusé.
Après avoir causé pendant quelques instants, nous avions continué, de
conserve, notre visite à travers les galeries du bon Carlozzi. Je n’y
avais rien trouvé à ma convenance, lorsque, dans un recoin, je
remarquai un de ces meubles de laque que je recherche volontiers.
C’était une vitrine laquée de rouge et toute peinte d’extravagants et
de méticuleux Chinois d’or. Je m’étais tourné vers le signore Carlozzi
pour en savoir le prix, lorsque je m’étais senti saisir au bras par M.
de Mauléon. Cette familiarité subite m’avait étonné et j’avais regardé
M. de Mauléon avec une surprise qu’avait augmentée celle de le voir
soudain fort pâle. Sa voix tremblait en me demandant si cela me
contrarierait beaucoup de le laisser acquérir cette vitrine. Il y avait
dans sa requête un accent d’anxiété qui avait décidé de ma réponse. Je
ne songeais pas, au reste, nullement à acheter l’objet en question. Je
connaissais les prix de Carlozzi, et mes ressources du moment ne me
permettaient pas une pareille folie.
Je ne m’étais pas trompé sur ce dernier point, mais M. de Mauléon
n’avait fait aucune objection aux prétentions exagérées de
l’antiquaire. L’affaire conclue, il s’était approché de moi en me
disant : « Je vous dois, Monsieur, quelques explications sur
l’incorrection que je viens de commettre. Je vous les donnerai, si vous
voulez bien accepter une place dans ma gondole, qui nous conduira où
vous souhaiterez d’aller. »
M. de Mauléon venait de prendre place à côté de moi. Le gondolier
dégagea sa barque des « pali » et s’éloigna, en virant, de l’escalier
du haut duquel le signore Carlozzi nous adressait ses derniers saluts.
M. de Mauléon demeura un instant silencieux. Avait-il oublié sa
promesse de tout à l’heure ? Cherchait-il une entrée en matière ? Tout
à coup, il se décida :
- Je ne sais pas, Monsieur, si, ailleurs qu’à Venise, j’oserais vous
dire ce que je vais vous confier, mais il me semble qu’ici, dans cette
ville chimérique et insolite, on est quelque peu en dehors des
conventions. Je l’ai bien prouvé en agissant avec vous comme je l’ai
fait. Mais je suis sûr que vous me comprendrez et que vous m’excuserez…
Je fis un signe d’assentiment et d’attention. M. de Mauléon continua :
- Il y a un moment dans la vie, Monsieur, où certains événements de
notre passé nous apparaissent avec leurs conséquences véritables.
Longtemps nous avions cru y échapper ; un jour, nous nous apercevons
enfin de ce qu’ils ont créé d’irréparable. C’est ce sentiment qui m’a
ramené à Venise, où je n’étais pas revenu depuis quinze ans. C’est ici
que s’est produit un de ces événements auxquels je fais allusion et
dont cette visite chez Carlozzi vient de raviver l’amer souvenir.
« Il y a quinze ans, j’étais un jeune homme, et un jeune homme
jouissant de sa première liberté. Mon père m’avait élevé fort durement.
Sa mort venait de me mettre en possession de ma fortune. Désormais,
j’étais libre d’agir à ma guise, et ma première initiative fut
d’entreprendre un voyage en Italie. Je comptais visiter toute la
péninsule, et Venise était naturellement marquée sur mon itinéraire.
J’y étais, de plus, appelé par une vieille amie de ma famille, lady
Ebbington, qui y habitait, depuis de longues années, le palais
Alvenigo, devant lequel nous allons passer. »
M. de Mauléon regarda l’une après l’autre les deux rives du Grand
Canal, puis il reprit :
- Mon arrivée fut un enchantement. Songez donc : arriver à Venise, un
soir de printemps, et, au lieu de descendre dans un hôtel, être reçu
dans une de ces riches demeures vénitiennes comme le palais Alvenigo.
Lady Ebbington l’avait restauré et meublé de beaux vieux meubles.
C’était un logis admirable. Je me sentais tout à coup dans un lieu
privilégié. Tout me charmait. J’étais ivre de liberté, de lumière, de
pittoresque. Ajoutez à cela que la société la plus agréable était
réunie chez lady Ebbington. Le palais Alvenigo retentissait de frais
rires. La nièce de lady Ebbington, lady Herward, et ses trois filles y
apportaient une gaieté délicieuse.
« La seconde des trois filles de lady Herward était particulièrement
exquise ; elle avait dix-neuf ans et s’appelait Mary. Nous fûmes
bientôt les meilleurs amis du monde. Miss Mary était pleine, à la fois,
de vivacité et de langueur. Sa fine beauté brune était tantôt
langoureuse, tantôt passionnée. Elle était l’âme des fréquentes parties
de plaisir que nous organisions, car nous menions une véritable
existence de Décaméron. Ce n’étaient que promenades en gondole sur la
lagune et excursions en terre ferme, à moins que nous nous
contentassions, après une visite à quelqu’une des curiosités de la
ville, d’aller goûter dans le beau jardin que lady Ebbington possédait
dans l’île de la Giudecca. Ce fut un soir, en nous promenant au clair
de lune, dans la grande allée de cyprès du jardin, que je m’aperçus que
j’aimais miss Mary.
« Cette découverte redoubla ma joie à vivre, d’autant plus que je me
rendis compte que miss Mary partageait le sentiment que j’éprouvais
pour elle. Décidément, la destinée me comblait. Je n’avais qu’un mot à
dire pour que miss Mary consentît à lier sa vie à la mienne et à
l’embellir de sa délicieuse présence. Aucun obstacle ne s’opposait à
mon bonheur. Je n’avais qu’à étendre la main pour le saisir. Pourquoi
donc hésitai-je à prononcer les paroles définitives, et pourquoi
laissai-je passer les jours sans risquer un aveu que je savais devoir
être bien accueilli ? Peut-être y eut-il, dans tout cela, un peu de
cette fatuité dont les hommes ne sont jamais dépourvus ? Peut-être
éprouvais-je un secret plaisir à laisser miss Mary dans l’attente d’un
événement que c’était cependant à moi de provoquer ?
« J’étais pourtant résolu à ne point quitter Venise sans emporter la
certitude dont j’avais besoin, mais je remis à la veille de mon départ
le moment d’interroger miss Mary sur ses sentiments à mon égard. Ce
soir-là, après dîner, on fit de la musique au palais Alvenigo. Lady
Herward jouait le Mozart à la perfection. Ce fut pendant qu’elle
exécutait dans la galerie sa sonate préférée que j’emmenai miss Mary
dans un petit salon voisin, sous prétexte de lui faire voir une coupe
de vieux verre de Venise que lady Ebbington avait achetée dans
l’après-midi. Cette coupe était renfermée dans une vitrine de laque
rouge, peinte de Chinois d’or. Miss Mary et moi nous étions debout,
l’un devant l’autre. J’étais ému et elle était troublée. Je n’avais
qu’à prendre sa main et à la porter à mes lèvres. Elle aurait compris.
« Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Pourquoi la pensée me vint-elle
soudain qu’il valait mieux, une fois parti, écrire à miss Mary ? Encore
aujourd’hui je ne puis m’expliquer la raison de ce revirement inutile.
Fut-ce timidité inconsciente, fut-ce un effet de cette fatuité de jeune
homme dont je vous parlais ? Toujours est-il que je quittai Venise, le
lendemain matin, sans avoir revu miss Mary autrement qu’en présence de
lady Ebbington, de sa mère et de ses soeurs, au moment des adieux. Mais
à peine arrivé à Rome, j’écrivis à la jeune fille une lettre où je lui
avouais tout mon amour. Je ne reçus pas de réponse. A Naples, je tombai
malade et, de retour à Paris, j’appris les fiançailles de miss Mary
avec le comte Cantarini, qui avait été un des assidus de nos parties de
gondole et de nos goûters dans le jardin de la Giudecca. Plus tard, je
sus par lady Ebbington que ma lettre de Rome n’était jamais parvenue à
son adresse… »
M. de Mauléon se tut un instant, puis il reprit :
- Le temps a passé, Monsieur, depuis les faits que je vous raconte.
J’ai vécu et j’ai vieilli. J’ai aimé. Je n’ai pas le droit de me
plaindre de l’existence. Je peux même dire, à la rigueur, que j’ai été
heureux, et, cependant, il a manqué quelque chose à ma vie. Je n’ai pas
connu ce mystérieux bonheur que donne l’amour d’un être jeune, d’un
être pur ! Je n’ai pas retrouvé une autre miss Mary. Je n’ai jamais
porté à mes lèvres la belle coupe d’amour, transparente et fraîche,
pareille à la verrerie de la vitrine rouge, de cette vitrine que je
viens justement de vous demander de me laisser acheter chez Carlozzi,
et qui est celle même qui ornait jadis le petit salon du palais
Alvenigo. On a dû la vendre, avec le reste du mobilier et des
collections, il y a cinq ans, à la mort de lady Ebbington. Quant au
palais, je ne sais pas à qui il appartient à présent… »
Le cri rauque et mélancolique du gondolier interrompit M. de Mauléon.
La gondole quittait le Grand Canal, tournait l’angle d’un petit « rio »
et s’enfonçait dans son ombre longue…
AU CAFÉ QUADRI
A UGO OJETTI
V
OUS avez bien fait de venir à Venise au
printemps, si vous ne la
connaissiez qu’à l’automne, - me dit-il. - Elle est aussi belle, mais
différente ; moins somptueuse et moins grave, mais d’une grâce plus
fraîche et plus tendre ! La langueur de l’air y prend alors une sorte
de vivacité. En avril, ce n’est pas la beauté soutenue de septembre,
c’est quelque chose d’incertain et de chanceux. Du reste, Venise est
toujours Venise.
Il parlait d’une voix basse et sourde. Nous étions assis à une de ces
petites tables que le café Quadri installe en plein air et qui
encombrent, au dehors des galeries, un coin des larges dalles de la
place Saint-Marc. Je regardais, à travers la fumée de mon cigare,
l’angle du Palais ducal, car nous étions tournés vers la Piazzetta. Des
gens allaient et venaient. A nos pieds, des pigeons piquaient sur la
pierre des grains de blé. Un marchand offrait de table en table des
fruits glacés, enfilés à une mince baguette de bois. Un autre proposait
des cartes postales. J’en choisis une. Elle représentait le Campanile.
Mes yeux allèrent vers l’enclos de planches qui entourait l’endroit où
s’élevait auparavant la noble tour. Il reprit :
- Dire qu’il y a des gens pour prétendre que c’est mieux ainsi ! Tenez,
mon cher, il paraît même que nous sommes au meilleur point de vue pour
juger de l’amélioration ! J’ai entendu cela à la table d’à côté - des
Vénitiens - hier, car je viens ici tous les jours. J’y passe la
journée. C’est même étonnant que nous ne nous soyons pas encore
retrouvés là, depuis plus d’une semaine, dites-vous, que vous êtes à
Venise.
Je le considérais pendant qu’il parlait, toujours de la même voix
sourde et basse. J’aurais pu passer vingt fois devant lui sans le
reconnaître. Pourtant, sans être lié avec lui, je l’avais souvent
rencontré. Nous fréquentions le même monde, nous avions des amis
communs et nous étions en relations de politesse. Etait-ce bien le même
homme que je revoyais aujourd’hui ? Il n’avait jamais été beau, mais un
air de force et d’intelligence le rendait plaisant. Je me rappelais sa
parole nette, haute, assurée, et sa voix était maintenant assourdie et
comme accablée. Il paraissait épaissi, courbé ; ses cheveux
grisonnaient, son visage était vieilli. Sa tenue même, habituellement
élégante, montrait une négligence singulière. En reposant sur la table
la carte postale que je lui avais tendue, je remarquai ses ongles
noirs. S’aperçut-il de mon regard, mais il retira vivement sa main et
se remit à rire nerveusement.
- Il est vrai que j’ai dû changer depuis que nous ne nous sommes vus,
et peut-être plus que je ne pense. Que voulez-vous, mon cher, je ne
consulte guère mon miroir. Qu’importe à quelqu’un qui sera peut-être
demain au fond de la lagune ou couché sur son lit d’hôtel avec une
balle dans la tête ! Mais c’est vrai, vous ne savez pas. Du reste,
comment sauriez-vous ? Bah, je puis bien vous le dire ? Il me semble
qu’ici mieux qu’ailleurs on peut écouter un importun. Pour vous
distraire, vous regarderez le ciel, les marbres… Ah ! moi aussi, j’ai
bien aimé Venise et ses canaux, et ses rues, et cette place sublime et
délicieuse, et San Marco avec ses chevaux d’or et ce grand Campanile
rouge.
Ses yeux semblèrent chercher sur le ciel la tour absente, et il les
ferma un instant comme pour la retrouver debout au fond de son souvenir.
- Oui, mon cher, j’ai été comme vous, j’ai adoré cette ville charmante,
mélancolique, si riche et si humble et qui semble bâtie en couleurs
dans de la lumière. Pendant plusieurs années de suite, je suis venu y
passer ce mois de septembre, beau entre tous. J’avais des amis, mais
vous les avez connus : les Berlemont ; sa femme est morte d’un accident
de chasse. Elle était charmante. Ils possédaient alors le petit palais
Alfizzi, sur le Campo San Stefano. Vous voyez cela, avec des rosaces de
marbre rose et vert. Ce sont eux qui m’ont appris Venise. Ah ! les
septembre du palais Alfizzi ! Le souvenir m’en revenait souvent. Il y a
trois ans, j’étais à Paris, l’hiver ; je m’ennuyais. J’avais eu des
chagrins. Un soir, je me dis : Je vais aller là-bas ; je n’ai jamais vu
le printemps sur la lagune. Je vais l’y attendre. On était au mois de
mars. Je partis, et je descendis à l’hôtel. Les premiers jours furent
durs. Une de mes promenades favorites était le Campo San Stefano. J’y
passais souvent et je m’y arrêtais à son puits de marbre devant la
façade du palais Alfizzi. Berlemont, après la mort de sa femme, l’avait
vendu à un certain comte Perletti qui, cette année-là, le louait à une
dame américaine. J’appris cela par le peintre Marans que j’avais
rencontré à l’Académie, en train de copier un Guardi. Un jour que, sur
le Campo San Stefano, je regardais la fenêtre qui avait été celle de ma
chambre, la porte du palais Alfizzi s’ouvrit et un domestique vint à
moi. Il me salua et me remit une lettre. La locataire du palais
m’écrivait qu’elle savait par un ami que j’avais habité là autrefois et
que, si je désirais revoir l’intérieur de la maison, j’étais libre d’y
pénétrer. La lettre était signée Bessie et d’un nom de famille que je
vous tais.
« Je suivis le domestique qui m’avait apporté le billet. Dès l’entrée,
je reconnus que rien n’avait été changé au palais Alfizzi. Les deux
grandes lanternes de galères, en fer forgé, se dressaient toujours au
bas de l’escalier. Le domestique me précédait de pièce en pièce : elles
étaient vides. Ma visite terminée, je laissai sur ma carte un mot de
remerciement.
« Le lendemain matin, à l’Académie, Marans, tout en copiant son Guardi,
me raconta ce qu’il savait de l’étrangère. Elle vivait seule, voyait
peu de monde. Son mari possédait de vastes plantations de coton en
Louisiane. Elle séjournait en Europe depuis plusieurs années et s’y
disait fixée définitivement. Elle était jeune et très belle. Il
m’offrit de me mener chez elle. J’acceptai. Huit jours après, je ne
quittais plus le palais Alfizzi, j’y dînais régulièrement, j’y passais
mes soirées, je sortais avec elle à pied ou en gondole, je
l’accompagnais partout. J’en étais amoureux fou. »
Il reprit après un silence :
- Ce fut une vie étrange et passionnée. Le printemps s’était montré
tout à coup, un printemps intermittent et perfide, avec des soleils,
des averses, des nuées, des douceurs soudaines. Partout cette saison
est dangereuse, mais ici elle dilate le coeur. Etre amoureux à Venise,
en avril ! Nous parcourions la ville avec une sorte de frénésie
délicieuse. Bessie semblait se plaire à ces promenades. Où ne
sommes-nous pas allés ensemble, durant ces journées, tantôt presque
chaudes, tantôt brusquement refroidies ! Nos pas ont parcouru toutes
les « calli » ; notre gondole a sillonné tous les canaux. Quelquefois
il pleuvait. Nous laissions finir l’ondée à l’abri d’un des ponts de
marbre, ou bien, sous le felze, nous voyions la pluie ruisseler aux
vitres, en larmes longues et douces. J’ai passé des heures avec elle
dans cette petite maison mouvante et noire. J’aimais Bessie. Je le lui
avais dit.
« La première fois où je lui parlai de mon amour, elle ne parut ni
offensée ni surprise, et m’écouta attentivement. C’était dans l’étroit
jardin du palais Cappello, auprès d’une de ses statues ébréchées. Les
cloches d’une église voisine sonnaient dans le ciel clair. Elle
continuait à marcher sur le sable de l’allée. Dans mon trouble,
j’oubliai de donner le pourboire à la vieille femme qui nous avait
introduits, et ce fut Bessie qui sortit de son porte-monnaie la pièce
d’usage. En remontant en gondole, elle me regarda dans les yeux. Puis
elle me fit remarquer à une fenêtre un débris de sculpture.
« Ah ! cet aveu du jardin Cappello, l’ai-je assez renouvelé ! Elle
l’accueillait toujours de même, avec sérieux, mais en détournant la
conversation. Les jours s’écoulaient. J’étais dans un état d’énervement
extrême. Enfin, un soir, chez elle, je fus pressant. Elle m’écoutait,
assise dans un de ces grands fauteuils en bois doré, d’une rocaille
outrée et qui partout ailleurs seraient un peu ridicules, mais, ici,
qui font bien. Je parlais depuis longtemps. Quand je me tus, elle me
répondit avec une parfaite tranquillité que je ne lui déplaisais pas du
tout, qu’au contraire je lui plaisais beaucoup, mais qu’elle ne serait
jamais à moi ; que prendre un amant lui eût semblé fort naturel ;
qu’elle en avait eu plusieurs ; que du reste elle était libre, mais que
moi, non. Elle ne voulait pas. Elle regrettait, mais n’y pouvait rien,
et elle me donna rendez-vous, pour aller le lendemain, ensemble, à
Torcello.
« Croyez-vous que j’aie fui ? Non, n’est-ce pas ? Le lendemain j’étais
là, à l’heure dite. Ce fut une journée affreuse et je souffris
cruellement. Nous regardâmes longtemps les damnés de la vieille
mosaïque qui, dans l’or fondu, tordent leurs membres grêles et
difformes. Ah ! cette église humide et saline, au milieu de cette île
molle, avec son canal étroit traversé d’un pont ruiné et sa lagune
fiévreuse ! J’aurais voulu y respirer la mort. Mon supplice dura des
jours et des jours. La présence continuelle de cette femme le rendait
plus douloureux encore. Elle me parlait souvent de mon amour, comme
d’une chose qui lui fût non pas indifférente, mais qui ne la concernait
pas, à quoi elle ne pouvait rien. J’avais cessé de la supplier. Mon
tourment me rongeait sans qu’elle eût l’air de s’en apercevoir.
« En finir ! Oui. Mais, auparavant, je tenterais un dernier effort.
Vous allez me dire que j’en choisis singulièrement l’endroit, mais je
n’étais plus maître de mon coeur. Ce fut en nous promenant sur cette
place. Une fois encore, je lui peignis ma torture. Nous étions juste au
pied du Campanile. Soudain, je la vis se diriger vers la porte par où
l’on entrait dans la tour, en me disant : Montons là-haut, mon cher, le
grand air vous fera du bien. Je compris que mon agitation pouvait être
remarquée des passants et je la suivis la tête basse.
« Vous êtes sans doute monté au Campanile de San Marco lorsqu’il était
debout. Le portier recevait la monnaie. C’est, dit-on, ce bonhomme qui
a été la cause de l’accident. Sa cheminée fumait. Pour remplacer un
tuyau, on enleva des briques et ce fut ainsi que l’ange d’or tomba, les
ailes ouvertes. Nous commencions à gravir la pente en spirale qui mène
à la plate-forme. Bessie marchait devant. Je ne la suppliais plus, je
pleurais. J’étais résolu à enjamber la balustrade et à aller m’écraser
en bas, sur la dalle. Je souffrais trop. Peu à peu, elle m’avait
devancé. Je l’appelai. Je l’entendis rire. Elle était déjà en haut.
Quand j’y parvins à mon tour, l’air me souffla au visage. La
plate-forme était vide. Je ne voyais plus Bessie. La grosse cloche
suspendue aux poutres pendait immobile comme un énorme fruit de bronze.
Tout à coup, je sentis deux mains sur mes yeux humides. Je tournai
brusquement la tête. Ma bouche rencontra une bouche qui se posait sur
la mienne… »
Son visage morne s’illumina d’une expression d’extase. Mes yeux
suivirent les siens dans la direction du Campanile détruit dont ils
revoyaient, j’en suis sûr, en ce moment, la haute forme rouge ; puis il
les abaissa vers la dalle où un pigeon familier, repu de grains,
roucoulait avec douceur, en gonflant son cou ardoisé.
- Je vous dirai peu de chose - reprit-il, - des jours qui suivirent, ni
du temps que nous passâmes à Venise. Sommes-nous restés enfermés au
palais Alfizzi ou avons-nous continué nos promenades ? Je ne sais. Moi,
si sensible jusqu’alors à l’aspect des choses, si habitué à les mêler à
mes sentiments, j’y étais devenu tout à coup indifférent. Je ne sus
plus rien de Venise à partir de ce jour où, du haut du Campanile, la
main de Bessie dans la mienne, j’avais aperçu pour la dernière fois la
ville merveilleuse et disparue. Dès lors je ne vis que le seul visage
de ma maîtresse. Je ne cessais pas de le contempler. Chacune de ses
expressions se fixait dans ma mémoire et, aujourd’hui encore, quand je
pense à elle, ce n’est point seulement elle que je vois, mais tous ses
visages successifs, différents et nombreux, en une sorte d’enchaînement
cinématographique. J’ai dans les yeux des centaines, des milliers de
Bessie et qui pourtant n’en font qu’une, celle que j’aimais dans une
ineffable lumière de joie et d’amour ; car j’étais heureux, du bonheur
le plus complet, le plus absolu et, si j’ose dire, le plus singulier.
« On dit volontiers, n’est-ce pas, que le bonheur rend peureux. Eh
bien, moi, je ne pensais pas un instant que le mien pût être éphémère
et caduc ; je ne pouvais pas penser qu’il ne fût pas certain et
indéfini. J’étais convaincu de sa durée. Le passé et l’avenir avaient
disparu de mon esprit pour donner toute la place au présent. L’idée ne
me venait pas d’interroger ma maîtresse sur ses projets. Son passé me
semblait également je ne sais quoi de superflu et d’inutile. Il m’en
était resté seulement qu’elle était libre de sa personne. Sa séparation
d’avec son lointain mari d’Amérique, sans que la rupture fût légale,
n’en était pas moins définitive. Elle n’appartenait à rien d’autre qu’à
celui à qui elle s’était donnée.
« Ce soin de sa liberté se marquait en de certains détails de sa vie.
Elle habitait le palais Alfizzi tel qu’elle l’avait loué. Elle n’y
avait pas assemblé ces petits objets personnels qu’une femme aime à
répandre autour d’elle pour montrer qu’un lieu dépend de sa fantaisie
et de son goût. Elle avait peu de robes. Je m’aperçus de ce dernier
trait quand une dépêche me rappela brusquement à Paris. Cette nouvelle
ne me troubla guère. Je n’eus pas une minute la crainte que Bessie ne
m’accompagnât. Je ne me trompais point. Elle me déclara qu’elle serait
prête à partir le lendemain. A la gare, je la vis arriver, à l’heure
juste, avec deux grandes malles, solides, fortes, commodes. C’était
tout. Aucun autre bagage ne la suivait. Elle avait là dedans de quoi
être elle-même, élégante, raffinée. Elle portait, ce jour-là, un
chapeau délicieux. A Paris, je dus m’occuper de l’affaire qui m’y
ramenait. Bessie alla loger dans un hôtel de l’avenue d’Iéna et notre
vie de Venise recommença. Je ne sais si le bonheur se lit sur les
visages, mais le mien ne parut point plaire aux quelques personnes que
le hasard ou la nécessité me fit rencontrer. Sentirent-ils à quelle
distance je me trouvais d’eux, mais ils s’écartèrent de moi comme si
j’eusse cessé d’être l’un des leurs ! L’homme heureux est-il une sorte
de monstre ?
« Nous restâmes tard à Paris, et, après un court voyage à
Fontainebleau, nous y revînmes, au milieu de l’automne. L’hiver passa
ainsi et je continuai à vivre la même vie monotone et prodigieuse. Le
printemps reparut, l’été arriva. Mon bonheur avait pris quelque chose
d’éternel. Je ne songeais jamais à la mort, à la vie non plus, car ce
qu’on appelle ainsi me semblait un état différent de celui où je vivais
et sans rapport avec lui. Aussi je ne m’intéressais plus à rien. Je ne
lisais pas. Je n’ouvrais plus les journaux ou, si j’y jetais un coup
d’oeil, ce qu’ils rapportaient me paraissait se passer dans une autre
planète.....
« Ce fut donc un hasard singulier qu’un jour - je devais aller chercher
de bonne heure Bessie à l’hôtel pour la conduire au théâtre - m’étant
habillé avant dîner, je ramassai un numéro du
Figaro qui traînait
sur
un fauteuil. Je me souvenais très bien en avoir déchiré la bande, le
matin, et qu’en déchirant cette bande je pensais que je ne verrais pas
Bessie de la journée, à cause d’un rendez-vous à l’autre bout de Paris,
toujours la suite de cette affaire qui m’y avait rappelé de Venise,
l’été précédent. Durant toute l’après-midi, je n’avais songé qu’au
moyen d’en avoir fini assez tôt pour être chez Bessie à l’heure
convenue. J’avais réussi à rentrer assez tôt pour avoir un quart
d’heure à perdre avant de me mettre à table, et, assis dans le
fauteuil, je déployai le journal… Le Campanile de Saint-Marc était
tombé !
« Je ne saurais vous dire ce que j’éprouvai à cet instant. Certes,
j’aimais ce Campanile rouge au-dessus de la ville des Eaux, mais cette
catastrophe matérielle n’avait pas de quoi me troubler au point que je
me dressasse livide, tremblant et la sueur au front, avec une
impression d’angoisse si affreuse que je reculai d’un pas en me voyant
dans la glace. Je savais qu’un malheur épouvantable venait de m’arriver
et je poussai un cri : Bessie !
« Dans la rue, je me mis à courir. Quelques personnes se retournèrent.
Je sautai dans un fiacre qui passait vide. Comme je traversais le
vestibule de l’hôtel, le portier s’avança vers moi. Il avait à la main
sa casquette galonnée. Il me parlait. Je ne compris ce qu’il m’avait
dit que beaucoup plus tard, quand je me réveillai dans mon lit. Dans
l’après-midi de ce jour fatal, Mrs X… avait soldé sa note, fait charger
ses malles sur un fiacre et quitté l’hôtel de l’avenue d’Iéna, sans
dire où elle allait… Et voici pourquoi vous ne m’auriez pas reconnu si
je ne vous avais pas parlé ; pourquoi je viens ici, chaque jour, et
pourquoi, mon cher, j’ai les ongles sales… »
Il les regarda un instant en silence, puis il reprit d’une voix plus
sourde et plus basse :
- Dès que j’ai pu me traîner, je suis venu à Venise. J’ai choisi cette
table. Il faut bien que je m’assoie ; je ne peux pas me tenir debout
longtemps. La tête me tourne aisément. Alors je m’installe sur cette
chaise et je regarde. Peu à peu, il me semble voir le Campanile sortir
de cet enclos de planches ; il se reconstruit dans ma pensée et devant
mes yeux. Il grandit, il monte, robuste, hautain et pourpré. L’Ange
d’or ouvre de nouveau ses ailes au sommet. Alors, je retrouve la joie
éprouvée là, jadis ; je la revis, je m’en enivre ; puis la vieille tour
rouge oscille sous mes pieds. L’Ange d’or se précipite en bas, les
ailes fermées. Tout s’écroule et s’effondre sous moi, et je m’abîme en
mon malheur et mon désespoir. Alors je compare, je réfléchis, je
délibère. Vivre ou mourir ? et je pèse mon bonheur passé et ma torture
présente. Mourir, c’est finir ce tourment qui me ronge, mais c’est
aussi perdre le souvenir de ma joie. Vivre, c’est sentir mon coeur se
briser chaque fois que je respire, mais c’est aussi le sentir se
dilater au souffle qui l’a empli ! Ne me dites pas ce que vous feriez à
ma place, vous ne savez pas ce qu’est ma souffrance, vous ne savez pas
ce qu’a été mon bonheur…
Il se tut. Sa main s’était de nouveau posée sur la table. Je la pris
entre les miennes. Il sourit.
- Allons, il ne faut pas que vous restiez ici. Venise vous appelle, mon
cher. Vous avez le temps d’aller voir se coucher le soleil à San
Giorgio Maggiore. Adieu et merci.
Je me levai et m’éloignai.
Les jours qui suivirent, je fis plusieurs promenades aux environs de
Venise, sur la lagune ou en terre ferme. Je visitai à Castelfranco la
Villa Maser, construite par Palladio, et, à Strà, la Villa Nazionale,
construite pour les Pisani ; j’allai à Burano et à Chioggia. Du bateau
qui me ramenait de la Ville des Filets et de l’Ile des Dentelles, je
vis Venise sortir de l’eau. Elle était belle, mais le Campanile rouge
manquait à sa parure. J’y pensais en traversant la place Saint-Marc
pour aller chez Cook prendre mon billet de sleeping. Je partais le
lendemain. Il faisait beau. Le café Quadri étalait ses petites tables
sur les dalles tièdes. Mon ami n’était pas là. La table où je m’étais
assis avec lui était occupée par deux officiers et par un jeune homme
qui portait une singulière cravate verte, comme on en vend à la
Merceria ou sur le Rialto. Tous trois fumaient de longs Virginia. J’en
allumai un, et je rentrai à l’hôtel.
1903.
LE PORTRAIT DE LA COMTESSE ALVENIGO
A ABEL BONNARD
J
E
n’aime pas beaucoup les nouvelles connaissances ; aussi mon
premier
mouvement fut-il, en apercevant le comte de Valvic, à qui j’avais été
présenté, la veille, à un dîner, d’éviter sa rencontre, afin de n’avoir
pas à lui parler. Non qu’il me déplût, mais j’avais besoin de me
recueillir un moment pour mieux jouir de la très vive impression que
venaient de me causer les aquarelles et les dessins du peintre Hurtaut.
Il y avait justement, au fon de la salle où était exposée l’oeuvre si
curieuse du jeune artiste, un large canapé qui eût été très favorable
au repos et à la méditation, d’autant plus que, le jour baissant, la
petite salle était presque vide.
C’était, du reste, ce manque de
visiteurs, qui me rendait difficile d’éviter M. de Valvic. D’ailleurs,
il était trop tard. Il m’avait vu et s’avançait vers moi. Je le
regardais venir. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à
cheveux grisonnants, de tournure élégante et de physionomie agréable.
Son visage était avenant, mais un peu tourmenté. M. de Valvic devait
être un nerveux et un sensitif. Cela se devinait à ses mains trop
fines, trop longues, à ses yeux inquiets et tristes, mais cette
nervosité devait être maintenue en des limites raisonnables par la
bonne structure d’un corps vigoureux. Après les premiers propos
d’usage, M. de Valvic me dit :
- J’aime beaucoup ces aquarelles
de Hurtaut ; ses fleurs sont charmantes. Voyez ce bouquet de
pensées ;
l’arrangement, la couleur en sont délicieux.
Je regardai le
cadre que M. de Valvic me désignait du bout de sa canne. C’était en
effet un morceau d’un art délicat. Ce Valvic avait du goût. On pouvait
causer avec lui. J’acquiesçai à son jugement. Certes les fleurs de
Hurtaut me plaisaient, mais je préférais ses vues de Venise. Elles
m’avaient charmé. Il y avait des coins de canaux, des échappées de
lagune, des façades de vieux palais rendus avec beaucoup de vérité. Je
les avais contemplées longuement. Elles avaient réveillé en moi
l’attrait qu’exerce sur mon esprit la ville mystérieuse. Je les vantai
à M. de Valvic. Il m’écoutait en silence, maniant sa canne avec un peu
d’impatience. Tout à coup, il m’interrompit :
- Oui, oui, je
sais bien… Hurtaut a bien vu tout cela… mais, j’aime mieux vous
l’avouer, tout ce qui me rappelle Venise m’est insupportable…
Je
considérai M. de Valvic avec méfiance. Il était sans doute un de ces
snobs qui, parce que d’autres snobs se sont épris, sans y rien
comprendre, de la merveilleuse cité, s’interdisent d’en admettre la
beauté et surenchérissent, par un snobisme dénigrant, sur le snobisme
admiratif de leurs congénères ; et j’allais couper court à la
conversation ou la remettre sur le terrain des banalités mondaines,
quand M. de Valvic reprit :
- Oui, tout ce qui me rappelle
Venise m’est pénible… mais ne croyez pas que je n’aie aimé aussi ses
« calli » et ses « campi », ses
canaux, ses campaniles, ses palais, ses
jardins, sa lagune, ses bruits, son silence et jusqu’à son odeur. J’y
ai fait un long séjour à une époque où Venise n’était pas encore une
villégiature à la mode. J’y possède même un palais, un très beau vieux
palais que vous connaissez peut-être, le palais Alvenigo, oui, derrière
Saint-Alvise, sur la lagune morte, un palais qui m’a été légué par un
ami, l’ami dont je vais vous raconter l’histoire, si vous voulez bien
l’écouter…
M. de Valvic s’était assis sur le canapé de la salle,
maintenant complètement vide. Je l’imitai. Autour de nous, les fleurs
de Hurtaut semblaient se faner en leurs cadres, et les aquarelles
vénitiennes devenaient mystérieusement nocturnes.
Après un instant de silence, M. de Valvic continua ainsi :
-
L’ami dont j’ai à vous entretenir s’appelait Lucien Dambrun, et ce fut
à mon premier voyage à Venise que je fis sa connaissance. J’avais alors
vingt-cinq ans. Dambrun était un peu plus âgé que moi et notre liaison
devint vite assez intime pour que, une fois de retour à Paris, nous
continuassions à nous voir. A cette époque de ma vie, je vivais fort
solitaire. Je détestais le monde ; aussi, lorsque Lucien
Dambrun
m’exposa le projet qu’il avait formé, d’aller passer une année entière
dans cette Venise dont nous avions conservé si bon souvenir, et quand
il me proposa de l’y accompagner, acceptai-je avec empressement. Nous
partîmes donc ensemble et nous nous installâmes, le mieux que nous
pûmes, dans un appartement meublé que nous louâmes et dont les fenêtres
donnaient sur le Grand Canal, prêts à jouir longuement des délices de
l’existence vénitienne.
« Dans ce temps-là, je n’étais pas ce
que je suis aujourd’hui. Ce n’est que par une volonté méthodique et
constante que je suis arrivé à maîtriser mes nerfs. Dans ma
jeunesse,
j’étais fort impressionnable et c’étaient eux qui me dominaient.
J’étais sujet à des crises de sombre mélancolie, à des vivacités, et à
des abattements d’imagination singuliers, à toutes les excitations et à
toutes les dépressions des nerveux. Aussi, la société d’un garçon tel
que Lucien Dambrun n’avait-elle rien de propre à contre-balancer ces
tendances. C’était un esprit curieux et sensible, mais bizarre et un
peu déséquilibré. Amoureux du passé, il était également attiré par les
questions métaphysiques. Grand amateur de bibelots, il avait aussi un
goût très vif pour le surnaturel. Il mêlait l’érudition au mysticisme,
s’intéressait à un point d’histoire et s’enthousiasmait pour une
théorie philosophique. Il y avait en lui quelque chose d’instable et
d’agité. Aimant la vie et le plaisir, il raffolait de contes
fantastiques et d’histoires macabres.
« Au bout de quelques
mois, je m’aperçus que l’influence que Lucien Dambrun exerçait sur moi
était déplorable. Le séjour de Venise agissait de son côté. Vous savez
combien son silence, son mystère, sa configuration même, son climat,
toute la rêverie romantique qu’elle contient sont puissants sur une
âme, quelle fièvre et quel malaise elle y insinue sourdement, et vous
pensez combien j’étais mal disposé à résister à cette pernicieuse
contagion. Ma volonté se désagrégeait peu à peu. Si bien qu’il me
fallut faire appel à tout ce qui me restait d’énergie pour prendre un
parti nécessaire, celui de quitter Venise au plus vite et de fuir son
dangereux et délicieux sortilège.
« Lorsque je fis part à Lucien
Dambrun de ma résolution, il n’y objecta rien, mais quand je tentai de
lui persuader que l’existence que nous avions menée n’était pas bonne
pour lui non plus, il se fâcha presque et il me dit assez sèchement que
non seulement il n’était pas disposé à revenir avec moi à Paris, mais
qu’il avait l’intention de se fixer définitivement à Venise. Il avait
justement découvert un palais à vendre. Il allait l’acheter et s’y
établir.
« Nous nous séparâmes assez froidement. Cependant,
quelque temps après mon départ, je reçus une lettre de Dambrun. Il
avait décidément acquis le palais Alvenigo et il allait s’occuper à le
meubler. Les bric-à-brac de Venise abondaient encore, dans ce temps-là,
en occasions avantageuses. Il lui serait facile de le restituer en
l’état où il était à l’époque de la belle comtesse Bettina Alvenigo,
celle dont parle Casanova et sur laquelle il avait, me disait-il,
trouvé aux archives des documents intéressants.
« Pendant que je
tâchais de rétablir par une vie régulière et hygiénique mes nerfs
ébranlés, - et il me fallut plus de deux années pour cela, - je reçus
plusieurs fois des nouvelles de Dambrun. Les réparations du palais
Alvenigo avançaient. Dambrun y avait retrouvé, sous le badigeon qui les
cachait, d’anciennes décorations et il avait acheté chez les
brocanteurs beaucoup d’objets et de meubles qui avaient appartenu jadis
aux Alvenigo. Il me racontait certaines de ces trouvailles, qui étaient
vraiment curieuses. Ainsi, il avait acquis à Padoue tout un mobilier en
vernis-martin, qui avait été celui de la chambre de la belle comtesse
Bettina et qui portait ses armes et son chiffre. Il avait également
déniché un service de toilette de la même provenance. Aux Archives
également, il avait mis la main sur un rapport de police qui relatait
que la comtesse Alvenigo avait été enlevée par un seigneur autrichien
et qu’on n’avait jamais retrouvé sa trace. Le policier attribuait cette
disparition au Diable, car la comtesse sentait le fagot et s’occupait
fort de cabale…
« Mais ce n’était pas tout. Dambrun avait fini
par découvrir un portait de l’Alvenigo peint par Longhi. Il me le
décrivait avec complaisance. Elle était représentée en costume de
carnaval, avec la baüta de satin noir, une rose d’une main et l’autre
tenant le blanc masque de carton. Il promettait de m’en envoyer une
photographie. »
M. de Valvic s’était interrompu un instant, puis il reprit avec un
soupir :
-
Je ne devais jamais voir ce portrait, ni, hélas ! revoir mon
pauvre ami
Lucien Dambrun. Des circonstances, sur lesquelles il n’est pas utile
d’insister, me déterminèrent à partir pour un long voyage dans l’Inde.
Je me proposais de rester absent dix-huit mois. Pendant toute la durée
de mon absence, je ne reçus aucune nouvelle de Dambrun. Son silence ne
m’étonnait qu’à moitié et je n’en présageais rien de fâcheux. Mon ami
devait continuer le genre d’existence qu’il aimait et dont, si j’avais
dû, moi, m’affranchir, il pouvait, lui, ne pas songer à se priver
puisqu’il y trouvait son plaisir et qu’il ne paraissait pas en
souffrir. Il y a des êtres qui peuvent vivre dans la tension nerveuse
et qui y gardent une sorte d’équilibre dont je m’étais senti incapable.
Sans doute, Dambrun, pendant que je parcourais les villes de l’Inde,
était toujours à Venise, occupé des mêmes chimères et amoureux de
l’ombre de sa galante comtesse Alvenigo. Aussi, fut-ce avec une
surprise douloureuse qu’à mon retour de voyage je trouvai une lettre,
qui m’annonçait la mort de Dambrun. Cette lettre, écrite par son
notaire de Paris, me faisait également savoir que Dambrun, par
testament, m’instituait légataire du palais Alvenigo et d’un assez
volumineux journal rédigé de sa main, et que M. Leblin tenait à ma
disposition…
M. de Valvic s’était tu. Il semblait hésiter un instant à poursuivre
son récit. Enfin, il fit un effort, et continua :
-
Ce ne fut qu’en lisant ce journal que je compris ce qui avait causé la
mort de mon pauvre ami. Oui, Lucien Dambrun était mort de Venise, mort
de son sortilège, néfaste à un esprit comme le sien. C’était elle qui
lui avait imposé la subtile folie dont il avait, jour par jour,
consigné le progrès dans les pages troublantes que j’avais devant moi.
Car c’est fou qu’il est mort en ce palais Alvenigo, mon pauvre ami
Dambrun ! Son imagination maladive y avait introduit une ombre
dont la
présence, peu à peu, fut mortelle à sa raison.
« J’ai dit
présence, car ce fut bien par l’impression d’une présence, d’abord
invisible, que commença son mal. Cela débuta par le sentiment qu’il
n’était plus seul dans sa demeure. Quelqu’un y rôdait nuit et jour.
Mille indices imperceptibles se réunirent pour lui en une secrète
certitude. Tout y était pour ainsi dire en formation d’un fantôme. Peu
à peu les apparences s’en dessinèrent… Oh ! ce ne fut d’abord
qu’une
vapeur incertaine, une forme, encore sur les confins du rêve et de la
réalité, une ébauche transparente et impalpable. Oui, tout cela est
noté avec précision dans les cahiers de Dambrun !... »
M. de Valvic fit un geste de pitié.
-
Vous avez deviné, n’est-ce pas, ce qui s’ensuivit ? Le pauvre
Dambrun
était persuadé que ce fantôme était celui de la comtesse Alvenigo.
Ainsi s’expliquaient pour mon ami les découvertes successives des
meubles ayant appartenu à la Vénitienne, des objets portant son
chiffre. Par une obscure et mystérieuse volonté d’outre-tombe, elle
s’était, de même, fait précéder de son portrait. Avant de revenir
hanter son palais de sa présence surnaturelle, elle avait voulu, pour
ainsi dire, en reprendre possession par son image. Il était de nouveau
à elle. Elle s’y montrait de jour en jour plus réelle, presque vivante,
aux yeux hallucinés de Dambrun. Maintenant, son pas glissait sur les
dalles avec un frôlement léger ; à mesure que l’étrange
visiteuse se
matérialisait, c’était Dambrun qui devenait le fantôme, qui se
dissolvait, qui s’évaporait, qui s’évanouissait.
M. de Valvic s’était levé.
-
Oui, c’est étrange. Ainsi, tenez, par exemple, un fait entre plusieurs…
Dambrun s’était mis à se peser chaque jour et, chaque jour, son poids
diminuait. Toutes ces pesées sont inscrites sur son journal. Il avait
eu le premier indice de ce phénomène en montant en gondole et il en
était arrivé à ce que la barque oscillât à peine sous son pied. Et
cependant il ne se sentait pas malade. Il mourait d’une diminution
insensible de son être… A l’autopsie, car sa mort subite et sans causes
explicables parut suspecte, on reconnut que tous ses organes étaient
intacts… J’ai eu entre les mains le procès-verbal. J’ai vu les médecins
qui furent appelés, car je suis allé à Venise. J’ai interrogé les gens
du palais Alvenigo, les voisins, les gondoliers. Personne n’y avait
rien remarqué d’insolite. Seulement, j’ai cherché en vain dans le
palais le portait de la comtesse Alvenigo, ce portrait, peint par
Longhi, que Dambrun m’avait méticuleusement décrit. Avait-il jamais
existé ailleurs que dans l’imagination de mon pauvre ami, ou le Diable
l’a-t-il emporté, comme il avait fait, une première fois, dit-on, du
modèle ?
Chi
lo sa ?
Allons-nous-en. On ferme. Ce Hurtaut a bien du talent, mais vous savez,
maintenant, pourquoi je n’aime pas ses vues de Venise. »
1908.