A Joseph
Duhamel
Q
UEL est ce souvenir qui, tout à coup, me revient et m’opprime ?...
Voici la cavée où jadis je fus témoin et acteur d’un drame... Oui, là,
c’est bien l’endroit précis où, lorsque j’étais écolier, je tuai un
crapaud...
Je revis cette scène, non plus avec la dureté de l’enfant, mais avec la
sensibilité, la faculté de compassion qu’ont développées en moi la
réflexion et les souffrances...
Si dissemblable suis-je devenu de ce que j’étais alors !... J’ai peine
à me rendre compte... Tout cela n’est-il point arrivé à un autre ?...
D’un pas machinal, l’enfant se dirige vers l’école... Il fait tout à
coup un geste d’effroi et recule ! Il a failli marcher sur un crapaud
qui rampe avec lenteur, traversant le chemin ; pustuleux, jaunâtre,
remuant lentement ses pattes, qui semblent gonflées de venin,
l’amphibien s’évertue, sentant un danger... Un instinct cruel saisit
l’enfant : il faut tuer cette bête... Vite un caillou.
Inconsciente barbarie ! Inutile de s’indigner ; il vaut mieux
comprendre : l’enfant est l’exacte représentation de l’antique humanité
en bas âge qui combattait les animaux...
Le petit bourreau vise attentivement, lance sa pierre et pousse une
exclamation de triomphe :
« Touché en plein, le crapaud ! Il a son compte. »
En effet, le voici à demi écrasé, saignant, ne remuant plus...
Enchanté, victorieux, l’insouciant gamin prend le galop, craignant
d’arriver en retard à l’école.
... C’est maintenant l’heure de midi, et le bambin revient à la maison.
Curieux, il veut revoir sa victime... Quelle surprise ! Le crapaud
n’est pas mort tout à fait : en ce moment même, le voici qui, malgré
son affreuse blessure, se hisse péniblement vers son trou : ses membres
mutilés, sanguinolents, tirent, s’efforcent, avancent, au prix de
quelles tortures ! – en hâte, très en hâte, car il a reconnu son
bourreau...
Celui-ci réfléchit : faut-il achever la bête ? Et soudain voici qu’une
stupeur opprime le petit homme ; il n’ose plus ! En sa conscience, une
lumière, trouble encore, mystérieuse, s’est levée, aurore de cette
Pitié que est la loi du Monde... Il pense : « C’est mal ce qui j’ai
fait là ! Pourquoi être méchant avec les bêtes qui ne vous disent rien
? »
Et en s’éloignant, plusieurs fois, il se retourne, vaguement inquiet,
regardant le reptile misérable...
... Quand l’écolier repasse une heure après, il voit que son crapaud
est à l’abri sous une racine d’arbre : immobile, semblant mort... Et le
petit considère son oeuvre !...
Tout à coup, l’immonde bête ouvre ses yeux, ses beaux yeux d’or et
fixement regarde son meurtrier.
Que lui dit-il, en ce mystère des communications fluidiques ?
Pourquoi m’as-tu assassiné ? Je ne te faisais point de mal : j’étais
abject et tu étais puissant... Me devant ta protection, d’où vient que
tu m’as donné la mort ? J’étais la vie, comme toi... Faible, infirme,
paria de l’animalité, j’étais pour cela l’enfant préféré du Créateur.
Sa main s’appesantira sur toi !...
Et le solitaire, le fakir du règne animal, referma ses yeux...
Plusieurs jours, le paysan demeura très préoccupé, bourrelé de remords
à la pensée de cette triste bête qui souffrait par lui, revoyant même
en rêve ces yeux mourants pleins de reproche et de douleur...
Il interrogea l’instituteur, qui lui dit : « Le crapaud détruit les
insectes, la vermine : c’est un utile auxiliaire du cultivateur, l’ami
du jardinier. »
« Un ami ! » pense l’écolier ; mais alors c’est un crime que j’ai
commis... « Je suis un petit garçon sans coeur... » Il se trouble, en un
vrai chagrin, et des sanglots lui montent à la gorge...
Eh bien, ne peut-il réparer sa faute ?... Alors cette âme attendrie,
touchée de la grâce, s’ingénie, cherche... Le bambin ramasse des
mouches, des cloportes, des chenilles, des limaces ; et il les apporte
à son pauvre ami blessé... Avec une sorte de frisson qui est un reste
d’horreur et un commencement d’amour, il met lui-même la nourriture
près, tout près du malade... De plus, il s’est muni de camphre (le seul
remède à lui connu), et, devenu médecin, il soigne la plaie du patient.
Maintenant le paysan a si grande frayeur que son crapaud ne meure qu’il
va tous les jours à l’église demander une grâce à ce Dieu « qui peut
tout, » comme dit M. le curé...
« Petit Jean, la bête mourra, parce que tu l’as trop meurtrie, parce
que tu l’as brisée ; mais, pour ton repentir sincère, pour cette
compassion qui naît en ton coeur pantelant, le Créateur te pardonne...
et comme récompense, un soir dans l’église, pour la première fois, il
te fut révélé que la Bonté est l’âme du monde... »
Et quand le lamentable estropié fut mort, l’enfant, désespéré, pleura
;... il inhuma sa victime..., puis, dans la puérile naïveté de sa
dévotion, il mit, sur le tertre, une croix avec cette inscription : «
Petits oiseaux, priez pour lui... »
... Voilà quarante ans de cela ! Et ce soir, précisément, la campagne,
éclairée par la lune retentit de cris argentins qui sont la voix des
crapauds... La cristallinité de ces sons m’attendrit, me poigne, plonge
mon esprit en une secrète extase : je vois l’ironique caprice du
Très-Haut qui permet que des êtres repoussants disent, en une exquise
sonorité, l’idéalité de leurs âmes. Ces touches d’harmonica qui
s’appellent et de toutes parts se répondent, ce langage inconnu des
hommes, ce concert si indigent, si débile en un timbre si pur, sous la
coupole constellée, évoquent devant moi je ne sais quelles cloches
sonnant l’Angélus... ou encore annonçant dans une cathédrale l’office –
l’office de la Miséricorde et du Pardon.