A Mme M. T.
L
ES employés du bureau étaient partis. Seul, Jérôme
Pital travaillait encore, achevant des correspondances que son patron,
M. Manuel, lui avait bien recommandées, avant de remonter dans ses
appartements.
Pital avait en effet la confiance spéciale du chef – et il la méritait
bien, étant très intelligent, très travailleur et d’excellente conduite.
La grande maison de commission « Manuel et Cie, » du Havre, n’avait pas
d’employé plus ponctuel, plus fidèle, plus précieux à tous égards.
Arrivé le premier, le dernier parti, toujours prêt aux travaux
supplémentaires, jouissant d’une mémoire extraordinaire qui faisait de
lui un répertoire toujours et à chaque instant consulté, Jérôme était
devenu la cheville ouvrière de la maison. Aussi ses appointements
furent-ils doublés, triplés, sans qu’il eût jamais demandé pareille
faveur.
Avec ces belles qualités, n’avait-il pas un grand avenir commercial ?
n’arriverait-il pas aux hautes situations ? Hélas ! il lui manquait
l’audace, la confiance en soi, qui forcent souvent la destinée. Humble
par condition, il l’était surtout par nature, ne désirant point les
honneurs, la fortune... Il n’aspirait pas aux sommets, content de sa
médiocrité. Se défiant de lui au-delà de toute vraisemblance, il était
né pour être sous-ordre, pour obéir : toute hardiesse le troublait ;
toute initiative le trouvait inerte, irrésolu...
Alors, pourquoi cette énergie au travail ? Pourquoi tant d’acharnement,
un zèle aussi extraordinaire ? Pourquoi cet absolu désintéressement qui
excitait la surprise et l’admiration de M. Manuel ? Si l’existence de
Jérôme n’a pas un but, un ressort, d’où vient qu’elle se manifeste avec
pareille intensité ? En ce modeste ouvrier, en ce petit tâcheron
soumis, quelle flamme brûle, quel idéal palpite, quelle passion ?...
Il est huit heures et demie : le courrier est prêt, Jérôme rassemble
les vingt lettres qui le composent et se lève... En route pour la levée
de neuf heures dix minutes.
A ce moment, il porte la main à son front comme si un coup venait d’y
être porté... Quels sont ces accords de piano qui retentissent à une
fenêtre, de l’autre côté de la cour ?
... Il y a aujourd’hui chez M. Manuel dîner de famille et réception
intime : c’est l’heure de la musique : et, ce qu’entend le jeune
commis, c’est une valse qu’il connaît bien, la valse préférée de Mlle
Arlette Manuel.
Et voilà, bien simplement, en quoi consiste le secret du pauvre garçon
: il aime la fille de son patron : il l’aime à en mourir, parce que
sans espoir...
Et comment ne l’adorerait-il pas ? Tout le monde au Havre connaît et
admire cette jeune blonde aux yeux si bleus, aux cheveux si abondants,
à la taille élégante et souple.
Qui ne serait pas séduit par l’air d’exquise bonté dont son charmant
visage est illuminé ? Spécimen accompli de la vierge moderne,
sait-elle, en son ingénue naïveté, qu’elle est la floraison d’une
Humanité qui se raffine depuis les premiers âges ?...
Ah ! voilà ce dont ne s’occupe guère la gracieuse Arlette... Heureuse
de se savoir jolie, elle est prévenante, souriante et affable aux
autres, contente de voir autour d’elle les visages radieux. Épanouie en
sa vingtième année, elle jouit pleinement des extases de la vie.
Arlette connaît l’employé de son père, pour le rencontrer une fois
l’an, en janvier, à la table de famille... M. Manuel, en effet, par une
tradition qu’il tient de son père, a l’habitude de réunir son personnel
en un dîner intime, au jour de l’an, afin de fêter ensemble les
progrès, les succès, le bonheur de la maison. Alors, au dessert, il
adresse à ses collaborateurs une allocution ; il leur dit ces mots
affectueux et profonds qui scellent les hommes ; il leur parle avec le
coeur ; et les commis, en trinquant, en serrant la main du patron, lui
affirment leur émotion, leur dévouement, leur fraternel attachement.
Le plus ému, assurément, c’est Jérôme ; et au dernier dîner, Arlette a
vu dans les yeux du commis de vraies larmes... ce qui l’a touchée
au-delà de toute expression. S’approchant de lui, très gentiment, très
simplement, elle lui tend la main et dit : « Vous aimez bien mon père,
merci. » Et, sentant la main du jeune homme trembler, elle reste un
instant, muette, les yeux fixes...
Il y a un an déjà ; nous sommes en janvier ; dans quelques jours aura
lieu le banquet traditionnel et le pauvre Jérôme compte les heures qui
le séparent de ce bienheureux moment.
Le reste de l’année était morne ; il ne rencontrait Mlle Manuel que
rarement, sous l’allée, croisant parfois la voiture, dans ses courses,
échangeant un salut ; et tous ces menus souvenirs lui constituaient du
bonheur chez lui, dans la solitude de sa petite chambre.
... Il écoutait donc, ce soir-là, une musique... La valse favorite est
finie et ce sont maintenant d’autres morceaux... Il ignore, le pauvre,
ce langage des êtres supérieurs, des êtres de luxe, de ceux et celles
qui composent le monde au-dessus de lui. Il ne le connaît pas, ne le
comprend pas, mais douloureusement il l’éprouve...
Ces notes charmantes et frissonnantes sont issues de ses doigts, à
elle, forment le prolongement de son être ; c’est son âme adorée qui
les envoie... Elles retentissent en lui, meurtrissent délicieusement ce
coeur ingénu. Elles disent : « Nous sommes le bonheur, l’émotion rare,
l’idéale vie ; nous ne te sommes point destinées, à toi, pauvre hère ;
nous te rencontrons, être de hasard, et nous allons plus loin, à
d’autres... Toi, tu n’auras pas le bonheur : ton lot à toi, laid et mal
venu, c’est l’abandon, le froid éternel. »
« Laid et mal venu »... Oui, hélas ! il n’est pas beau, le pauvre
Jérôme : malingre, à demi bossu, les jambes cagneuses, le teint couvert
de taches de rousseur, il a de plus dans le regard un strabisme
divergent qui le rend à la fois ridicule et odieux. Et cependant la
nature, comme par pitié, a doué cet être difforme d’une chevelure noire
aux boucles admirables et de mains aristocratiques.
La création présente de ces contrastes : l’exquis est parfois uni à
l’informe ; de subtiles formes s’accouplent aux faiblesses congénitales
: n’est-ce pas le cep de vigne, débile, rampant et tordu qui produit le
vin, ce fluide généreux où pétillent puissamment les sèves de l’Univers
?...
Ce n’est pas seulement dans les paraboles que le divin s’incarne
quelquefois dans l’abjection terrestre...
Il en était ainsi de Jérôme, cet avorton en qui brûlaient des
tendresses, en qui palpitait une intelligence supérieure.
Et son histoire, c’était l’histoire éternelle de Quasimodo et
d’Esmeralda : toujours l’être fruste, bafoué, qui voudrait se dévouer,
qui voudrait mourir pour la femme idéale, en une oblation très pure.
...................................................................................................................................................................
Il est arrivé, enfin, le jour du dîner annuel. Sept heures sonnant,
Jérôme fait son entrée, très gauche dans ses habits neufs, portant
l’habit de gala avec une gravité ridicule et douloureuse ; très troublé
aussi, le coeur battant, il vient saluer les dames et le patron. Alors,
M. Manuel l’attire à lui, disant : « Je suis heureux de vous voir,
Jérôme,
mon fidèle. »
Comme il est pâle d’émotion et de joie, le pauvre garçon ! Comme sa
gorge est serrée ! Comme ses lèvres tremblent, dans ce soin de salon
où, modeste, craintif, il s’est retiré... et il pense aux mots qui
viennent de lui être dits : «
Fidèle....
oh oui !...
fidèle. »
Alors, à la face de sa conscience, il se formule des devoirs
d’abnégation, de sacrifice et d’intelligente humilité.
A table, il est placé loin d’elle... mais il peut la voir, s’enivrer de
ce doux visage, furtivement, à la dérobée comme s’il faisait une chose
qui est défendue, il contemple ces torsades blondes où se joue la
lumière, ce front si noble, ce profil d’Athénienne, l’élégante retombée
du cou et des épaules.
Manger et boire, oh ! il n’y songe guère : il vit dans un rêve qui
l’absorbe. De tout son coeur frissonnant, de toute son âme extasiée, il
recueille pieusement les rares paroles qu’elle prononce et qu’un écho
subtil lui apporte... Alors, c’est avec l’adorée un entretien sans
répons, sans trouble, ni timidité, d’une hardiesse si douce... un
entretien sur le secret qui le ravit et qui l’opprime.
Après le dîner, à l’heure du cigare, il garde ce mutisme que tous
attribuent à l’insuffisance, à son ignorance des usages du monde. Il
s’est assis en face d’un grand pastel qui est le portrait de Mlle
Arlette... et ses yeux ont peine à se détacher de la charmeresse image.
Il attend maintenant avec impatience le moment du départ général : car
il sait que, suivant l’usage, il pourra toucher la main chérie, en
guise d’adieu ; il se rappelle cette légère pression du dîner
précédent, qui lui a donné du bonheur pour toute l’année...
Mais qu’y a-t-il ? Est-ce intentionnellement, est-ce oubli, est-ce
malentendu, mauvaise manoeuvre en cet instant où tous à la fois se
retirent ? Mlle Arlette ne lui a pas tendu la main... et lui, hésitant,
toujours prêt au retrait de lui-même, il n’a pas osé s’avancer... Il
attendait, comme l’autre fois... il n’a pas saisi l’instant pour
toucher les doigts...
Le voici dans la rue, seul, avec cette déception qui lui cause un grand
chagrin... il se fait d’amers reproches : pourquoi est-il si gauche, si
sauvage ? Pourquoi n’a-t-il pas fait comme les autres qui, eux, ont été
favorisés de la précieuse étreinte après avoir présenté leurs hommages
et leurs remerciements... Lui seul est resté en arrière, comme
interdit... Pourquoi ? Pourquoi ?
Et tout à coup une idée multiplie sa douleur, la rend plus cuisante : «
Mon Dieu... si elle allait croire à de l’indifférence ! Si elle allait
supposer que Jérôme n’est rien qu’un employé modèle, froid pour tout ce
qui ne concerne pas le bureau !... »
Et, le soir, dans sa chambre, avant de se coucher, il reste longtemps,
longtemps, le front dans ses mains, avec cette poignante idée fixe...
C’est bien exprès que Mlle Manuel avait négligé de serrer la main de
Jérôme. Avec cette fine intuition qu’ont les femmes sur les choses de
l’amour, elle a depuis longtemps deviné.... Or, cette jeune fille, très
simple et très droite, n’a jamais été tentée par le démon de la
coquetterie : alors elle trouve qu’encourager des sentiments qu’elle ne
peut partager serait déloyal et qu’il serait d’ailleurs indigne d’elle
de s’en jouer.
Mais il n’a pas fini son calvaire, le pauvre Pital. Comment ses
camarades ont-ils pénétré le mystère de sa vie ? Ils savent... et ils
se moquent cruellement... Alors, pleuvent les quolibets sur
l’outrecuidant commis...
Des mots insolents, agressifs frôlent son oreille. « Va-t-il devenir
patron, le bossu, le louchon ?... Quel aplomb !... Eh bien ! en lui
redressant l’oeil gauche, il sera un mari présentable... Sait-il ce qui
l’attend ?... Ce sera Vulcain épousant Vénus... Je parie pour lui :
c’est mon candidat... On va le mettre à la porte, bien sûr, pour lui
apprendre à compromettre la demoiselle de la maison... »
On ressassait derrière lui cet imbécile calembour : « Ho... pital. »
On lui adresse des lettres anonymes de félicitations sur son prochain
mariage.
Alors des scrupules lui vinrent : ce secret qu’il avait si jalousement,
si pieusement gardé, était découvert, bafoué, profané ! Comment cela
avait-il pu se faire ? N’était-ce pas sa faute ? N’avait-il pas été
imprudent ?...
Et il tremblait que tout ceci ne revînt aux oreilles de M. Manuel ; il
se sentait pris contre lui-même de réprobation à la pensée qu’une
atteinte, si minime fût-elle, pût venir par sa faute offenser celle
qu’il osait à peine effleurer de ses pensées. Eh quoi, aurait-il fait
tort, aurait-il fait mal à cette adorable enfant pour qui, avec tant de
sincérité, il aurait voulu mourir !...
Alors commencèrent pour lui de longs jours de désolation, de remords,
de maladive irritation.
Pour échapper à cette obsession, proche du délire, il se plongea dans
un travail acharné, farouche.
Aux instants d’accalmie, il implorait Dieu ; il suppliait le destin de
lui fournir quelque occasion de racheter, d’expier sa folie par un acte
d’absolu dévouement, de sacrifice.
Cette occasion lui fut apportée bientôt.
La maison Manuel avait une agence à Rio-de-Janeiro. Or, en même temps
que se produisaient là-bas des troubles sociaux, des perturbations
économiques, avec d’énormes fluctuations dans le cours des marchandises
et dans le change, il advint que le chef de l’agence fut subitement
emporté par le « vomito negro ».
C’était pour la maison de France une situation grave, un instant de
crise vitale. M. Manuel annonça que, sa présence étant nécessaire
là-bas, il allait partir. On juge l’émoi, de la frayeur où furent
plongées Mme et Mlle Manuel ; leurs prières furent impuissantes à
fléchir la résolution de leur mari et père. « L’heure est décisive,
répondit-il, le danger presse : je devrais être là-bas, moi ou un autre
moi-même. »
« Un autre moi-même, » ces quatre mots, Arlette les a déjà entendus
dans la bouche de son père, prononcés à propos de... (elle ose à peine
se prononcer à elle-même ce nom ; il lui semble qu’un désir à ce sujet
serait, de sa part, criminel)...
Mais il y a de fluidiques communications entre les coeurs d’élite,
par-dessus les prosaïques terreurs, par-dessus les bas soucis de
l’existence.
Jérôme a connu les alarmantes nouvelles, a deviné les angoisses de la
famille. O joie ! voici surgissant devant lui une conjoncture digne de
son âme si valeureuse.
Le soir même, resté seul avec le patron, il sollicite ce poste de péril
et d’honneur.
« Je suis jeune et robuste », dit-il, « et je n’ai pas peur ; vous êtes
plus utile encore ici qu’à Rio ; avez-vous confiance en moi ? »
« Oh ! pleinement, » dit M. Manuel... « Mais... vous avez... une
mère... »
« Et vous, » riposta vivement Pital, « n’avez-vous pas une femme et une
fille ? Du reste, ma mère serait honteuse de moi si elle me voyait
timoré. Au surplus, soyez rassuré ; la fièvre jaune ne tue que les
imprudents et les peureux ; je veillerai sur moi-même, et j’ai la foi. »
... Le lendemain, il est prêt à partir. Auparavant, il a été dire adieu
à sa mère, pauvre paysanne de Montivilliers qui, veuve et trop vieille
maintenant pour travailler, vit avec l’argent que lui gagne son fils.
Jérôme lui a paru joyeux de « partir en voyage pour ce beau pays » ;
elle partage sa joie, la bonne et digne femme, car le jeune homme s’est
bien gardé de dire à quels risques il court.
Et la frénésie douloureuse de l’adieu est mise par elle sur le compte
de l’impatience.
Avant son départ (... oh ! cette fois, il a osé...) Jérôme a sollicité
l’honneur de prendre congé de ces dames.
Et alors, oui, une petite main s’est tendue, frémissante et douce...
une petite main a parlé dans la sienne, et, très distinctement, a dit :
« Merci ! »
Car elle a tout compris, la gentille Arlette... et elle se sent bien
heureuse d’être tant aimée...
En cet instant, elle ne trouve pas si ridicule le commis de son père ;
vraiment, il n’est plus laid, transfiguré par la résolution prise, par
la fierté de l’acte qu’il va accomplir ; il a de l’assurance ; il
apparaît grandi par je ne sais quelle mâle énergie.
Jérôme peut partir maintenant ; il a de la joie au coeur et, dans les
veines, un viatique, un réconfort par quoi seront vaincus tous les
dangers.
Les maléfices de la terre ne terrassent que les faibles. La flamme de
vie, quand elle brûle bien, dévore toute virulence.
Et c’est ainsi que, demeuré pendant près d’un an à Rio, dans ce climat
souvent meurtrier à l’Européen, Pital a pu rester indemne du terrible «
vomito negro » qui y règne pourtant à l’état endémique.
... Il a fait de la bonne besogne, le petit employé. Voici tout remis
en ordre ; voici le péril conjuré ; maintenant l’agence est de nouveau
confiée à un représentant sédentaire mieux acclimaté.
A bord du steamer qui le ramène en France, combien de fois n’a-t-il pas
lu et relu ces lettres élogieuses du patron, qui attestant la grandeur
du service rendu, qui parlent de reconnaissance, de dette contractée
!...
Oh ! M. Manuel apprécie bien un tel collaborateur ; il connaît ses
devoirs de convenance, car le voici sur la jetée, attendant le
débarquement, voulant être le premier à recevoir son « fidèle. »
Effectivement, l’accueil ne saurait être plus chaleureux : les deux
hommes s’embrassent avec effusion.
M. Manuel n’est pas ingrat non plus ; il annonce toute de suite à Pital
qu’il triple ses appointements annuels et qu’en plus, il lui remet une
gratification de cinquante mille francs...
Jérôme, très ému, remercie ; mais au fond une légère peine crispe son
coeur, ce n’était pas pour de l’argent qu’il avait fait cela... la «
gratification » rabaissait son dévouement, puisqu’elle prétendait le
payer, le rembourser, être son équivalent.
Aspirait-il à quelque autre récompense plus douce, plus haute ? Non,
pas même ; humble il a toujours été, humble il restera ; très modeste,
il est toujours porté à n’estimer pas très haut ses oeuvres, ses
services, ses bonnes actions.
... Et, s’il a rêvé... il n’a jamais ambitionné.... Il s’est sacrifié,
non point par calcul personnel, mais dans un sentiment de sublime amour
; s’il a risqué tout, ce n’est pas pour obtenir la femme aimée, c’est
pour la contenter.
Quant à lui, difforme et laid, il pense bien, il sait bien qu’il lui
est défendu d’aspirer à une telle possession ; il ne songe à rien de
pareil... Il a trop le sentiment de son infériorité physique.
Sa première visite a été naturellement pour sa mère. Est-elle assez
contente, la paysanne, d’abord de retrouver son fils et ensuite de le
voir devenu riche ! car ces beaux appointements, cette somme de
cinquante mille francs, c’est une fortune, à ses yeux.
Et Arlette ?
Hélas ! l’ancienne exaltation disparue, voici Jérôme repris de son
inguérissable timidité, de sa défiance contre lui-même ; il n’ose pas
aller faire une visite qui serait bien accueillie, pourtant.... il lui
semble que M. Manuel devrait lui faire quelque invite, l’encourager ;
mais celui-ci observe déjà une certaine réserve... il a reconnu la
belle conduite de son employé ; mais il estime avoir été large : on est
quittes, n’est-ce pas ?...
Il a été d’autant plus circonspect que, pendant l’absence de son fondé
de pouvoir, des mots lui ont été dits, à sa grande stupéfaction : «
Votre associé de là-bas... ce jeune homme de si grande valeur... votre
futur gendre... mes compliments, comme vous avez raison !... »
Ces mots l’ont alarmé, un peu fâché, mis sur ses gardes...
Et c’est pour cela qu’il a tenu à faire un cadeau quelque peu exagéré ;
mais, en conscience, puisqu’il ne veut donner qu’une récompense en
argent, il ne saurait la fixer trop forte... ne pouvant être paternel
il a voulu être généreux ; en tout cas, il n’est plus l’obligé.
La première fois que Jérôme revit la jeune fille, ce fut par hasard, un
soir...
Il la croisa, sous l’allée, au moment où elle montait en voiture pour
aller au bal, à un bal paré à un “bal en papier” dont elle rêvait
depuis peu.
Les chevaux piaffaient, voulaient partir... Pital n’eut que le temps de
s’aplatir contre le mur de la voûte, regardant...
Oh ! l’apparition de cette petite reine, de cette fée, blanche et rose
sous les fanfreluches et les dentelles !...
Alrette le vit, immobile, très pâle ; cette vision lui fut douce
infiniment, et ses beaux yeux bleus eurent une lueur attendrie. Mais
elle passa, allant vers les bras qui l’attendaient, là-bas, sous les
lustres, pour l’étreindre dans le tournoiement de la danse...
Arlette est montée précipitamment... une des roses qui garnissaient sa
robe arrachée par la portière roule à terre ; le jeune homme la ramasse
et l’emporte.
Voici que, au cours de cette étincelante soirée, parmi les gens
fortunés, spirituels, galants, Arlette est distraite... elle songe au
pauvre employé, si gauche et si laid... déshérité de tout, puisque son
tout à lui, c’est
elle.
... Or, à la suite de ce bal costumé, Mlle Manuel a été demandée en
mariage par un jeune baron de Saulzec ; le parti plaît beaucoup aux
parents, dont le rêve a toujours été de voir leur chère enfant entrer
dans l’aristocratie. Arlette a été mise au courant de cette flatteuse
recherche.
Mais alors, elle songe à Jérôme... et le moment lui paraît venu de
mettre une bonne fois de la lumière dans cette situation quelque peu
troublée.
Et ce brave petit coeur fait son examen de conscience.
Il est vraiment bien laid, le pauvre garçon, avec ce strabisme...
Vraiment, pourra-t-elle l’aimer ? Certes, elle a été touchée de ce
départ qui fut inspiré à Jérôme par certaine jeune fille... à moins
qu’elle ne se soit abusée, qu’elle n’ait eu trop d’imagination.
C’est qu’en effet, il y a une circonstance singulière ; pourquoi,
depuis son retour, n’est-il pas venu la saluer ?
Elle n’est guère susceptible ; cependant, il y a dans cette abstention
quelque chose qui l’a, sinon froissée, au moins étonnée ;
l’amour-propre, piqué, a gâté un peu l’amour naissant. Elle avait
admiré Jérôme en son dévouement victorieux ; elle ne le comprend plus
bien, en sa volonté débile ; elle a senti, et avec joie, qu’elle était
par lui méritée : pourquoi ne veut-il pas la gagner et la garder,
maintenant ? Pour sincère et noble qu’elle soit, la femme a toujours au
fond d’elle-même le désir d’être un
prix
– et une
prise.
Maintenant, peut-être y a-t-il là non pas indifférence ou peur, mais
simplement manque de savoir-vivre ?... Il n’a guère l’usage du monde,
le pauvre ; ne sera-t-elle pas ridicule à son bras ?
Pour une jeune fille adulée, toujours élégante et raffinée dans ses
toilettes, c’est là une idée importune...
Elle se regarde dans la glace, se trouve jolie... et imaginant cette
charmante silhouette à côté de...
... “Non,” dit-elle, “ce serait dommage...”
Mais, d’un autre côté, l’amour est si contagieux qu’elle se sent émue ;
à distance, l’enchantement agit sur elle et une ardeur enfièvre sa
pensée : “Oh ! celui-ci me chérira exclusivement ; je serai son unique
pensée, étant son unique bien ; M. de Saulzec, qu’est-ce qui l’attire
tout d’abord ? Mes cinq cent mille francs de dot ; ma personne n’est
qu’un appoint ; et, en cette époque de mercantilisme, il en sera de
même pour les autres beaux fils de famille... J’ai devant moi le
spectacle de toutes ces unions de calcul, si froides, si ravalantes
pour la femme, qui toujours sont un malheur pour elle...
“Je sais bien qu’il est plus doux de s’appeler ‘baronne de Saulzec’ que
‘madame Pital.’ Entendrai-je ce calembour inepte : Ho-pital ?...”
Et elle imagine des lettres de faire part : “M. et Mme Jérôme Pital ont
l’honneur de vous faire part de...”
Non, cela ne va pas, ce sera ridicule ; on se moquera d’elle ; les
chiffres et les armoiries de la famille de Saulzec lui passent alors
devant les yeux, tentateurs...
Elle poursuit ses méditations, l’innocent enfant : “Jérôme est pauvre,
mais si intelligent... père pourrait l’associer ; et puis, je tiens si
peu à l’argent, au luxe, aux voitures, avec ou sans valet de pied... je
suis si simple, si facilement contente de peu... Être aimée... tout est
là !...”
Une idée particulièrement la charmait : c’était de se montrer bonne et
secourable pour cet humble ; la femme bien née est toujours prise par
sa divine pitié.
Lorsque, loyalement, sans détour, elle fit part à ses parents de son
état d’esprit, ceux-ci furent quelque peu stupéfaits et
chagrins–d’autant plus que pour rien au monde, ils n’auraient contrarié
leur fille unique, leur idole.
Cependant le père crut devoir formuler quelques observations.
“Ta bonté d’âme t’illusionne, ma chérie,” dit-il. “Tu te fais une idée
fausse de Jérôme ; je commence par te dire que sa laideur n’est rien
pour moi : Ésope, Mirabeau et tant d’autres n’étaient pas des Adonis ;
et ce furent des personnages de premier ordre ; en définitive, l’homme
n’a nul besoin de la beauté, surtout si la femme déclare n’y pas tenir
autrement ; mais Jérôme n’est pas un homme de premier ordre : il n’a
pas la maîtrise, l’esprit de décision, les facultés d’initiative et de
responsabilité qui font les chefs de maison et qu’il faudrait chez mon
successeur ; sans être intrigant ni orgueilleux, il convient de se
faire valoir, à notre époque, pour tenir son rang parmi les événements
et les hommes : voilà ce que Jérôme ne saura ni ne pourra jamais faire.
Un instant galvanisé par certaine excitation dont je connais maintenant
la cause, il vient d’accomplir un beau fait de virilité intellectuelle,
qui m’a charmé autant que surpris ; mais, après cette extrême tension,
le voici plus irrésolu, plus déprimé, plus sous-ordre que jamais ; je
te prie de réfléchir, non pas à sa pauvreté–qui n’est rien,–non pas à
sa disgrâce physique–tu ne la vois plus, mais à son insuffisance au
point de vue du
self-government,
comme disent les Anglais. Il m’en coûte beaucoup, ma chère enfant,
crois-le bien, de m’exprimer ainsi sur son compte ; car, s’il était
autre, tu me sais suffisamment libéral pour ne pas douter que
j’élèverais à nous ce modeste–que j’aime, moi aussi, puisqu’il t’aime
et puisque ta jeune tendresse s’est émue pour lui...”
C’est le langage de la raison, tout cela ; et Arlette, Normande avisée,
de race circonspecte, l’entend à merveille... Pourquoi n’entend-elle
pas une autre voix frêle qui murmure : “L’amour a inspiré une fois, a
transformé une fois ; pourquoi n’inspirerai-il pas toujours, ne
transformerait-il pas à jamais ? L’amour est miraculeux ; c’est de lui
que vient toute énergie ; l’âme qu’il possède est assez forte pour
conquérir et garder la domination...”
Pauvre petite voix, intuition bientôt étouffée par les gros
raisonnements, éteinte bientôt dans la pusillanimité féminine.
Quel regret pourtant la tient ? Elle va à l’église, s’agenouille à
l’autel de la Vierge... et là, en une ardente prière, elle dit. “Faites
qu’il soit heureux sans moi... faites qu’il trouve une bonne petite
femme qui l’aime... lui si dévoué... si brave... faites qu’il n’ait pas
trop de chagrin et qu’il m’oublie ; je serais si malheureuse, s’il
éprouvait de la peine à cause de moi... O Marie, m’entendez-vous,
consolez-le, vous qui n’abandonnez jamais un affligé...”
... Un bruit se répand bientôt en ville : les prochaines fiançailles de
Mlle Manuel et de M. de Saulzec.
La malignité des camarades apprend tout de suite cette nouvelle au
pauvre délaissé... Celui-ci devient tout à coup très pâle, comme s’il
allait mourir... Ne devait-il pas s’y attendre, pourtant ?... Mais,
comme elle est cruelle cette douleur qu’il faut taire à tous !
En détresse, il songe alors au giron toujours accueillant, au coeur
maternel et veut s’y réfugier.
Le voici près, tout près de la paysanne qui l’a créé, bercé, nourri de
son lait et de son âme ; la tête posée sur les genoux de la mère, il
sanglote et répète d’une voix faible : “Maman, maman !”
Éperdu, égaré, il dit son amour méprisé... ses timides tendresses...
son désespoir... la passion qui le consume... il n’a plus de fausse
humilité ; il n’a plus ces farouches pudeurs qui, ailleurs, paralysent
sa volonté : il avoue, il confie tout à celle qui peut tout comprendre.
Et alors, la campagnarde se sent soulevée d’un désir : puisque Jérôme
s’abandonne, ne doit-elle pas le secourir ? Oui, elle sauvera ce fils,
l’être issu d’elle. En sa maternelle piété, elle redit ces mots qu’elle
prononçait dans les prières : “le fruit béni de ses entrailles.” Elle
ira parler à la
demoiselle,
elle l’attendrira ; elle saura trouver les accents qui touchent le coeur
féminin et le subjuguent.
... Modeste et très décente, résolue en son humilité, la voici qui
sonne à la porte cochère du somptueux hôtel où habite la famille
Manuel...
Le concierge s’étonne un peu, voyant une inconnue ; il hésite à
l’introduire, car c’est le soir... Elle donne alors son nom et dit
qu’elle vient parler au sujet de son fils malade.
“M. Jérôme ! oh ! alors, c’est différent... entrez, entrez, madame...
M. Manuel est dans son cabinet.”
Mais elle demeure interdite, maintenant, dans ce vestibule princier,
devant l’escalier monumental, en face des hautes portières, au milieu
de tout cet or, de ces lustres étincelants de lumière.
Comment peut-il exister une maison si riche, un palais pareil ? La
paysanne se sent devenir timide comme devant le parvis d’un temple où
habiterait quelque divinité redoutable et inaccessible.
Elle éprouve un respect superstitieux, je ne sais quelle terreur...
Elle ose à peine poser ses pieds sur ces tapis éclatants et si
moelleux...
Et, tout à coup, elle voit la distance qui sépare son pauvre petit
Jérôme de cette famille opulente ; elle prend conscience de
l’impossible, du rêve fou, de l’irréalisable.
Craintive, écrasée, elle s’arrête, recule...
“Excusez-moi,” dit-elle au concierge ; “j’aurais peur... de déranger ;
ce serait peut-être indiscret...”
Et, confuse, muette, elle se retire, se sauve, comme un pauvre chien
battu et soumis.
...................................................................................................................................................................
Les employés du bureau attribuèrent l’absence prolongée de “Ho-pital”
au dépit, à une fureur concentrée ; l’un d’eux, mieux informé que les
autres, dit : “Il rage ou il fait la fête pour s’étourdir ; il boit
pour noyer son chagrin.”
A cette disparition, M. Manuel n’attacha pas beaucoup d’importance et
jugea bon de ne point trop paraître la remarquer ; il comprenait fort
bien que pareille déconvenue fût très sensible à son employé, si
vraiment il avait eu des projets bien arrêtés–ce dont il voulait encore
douter. Il s’étonnait seulement de ne pas recevoir un mot d’excuse...
“Enfin,” pensait-il, “ennui d’amour ! cela se guérit, à son âge ; et
puis, il devrait surmonter cette dépression, que diable ! Il n’est pas
permis d’en être malade ; décidément, il manque de ressort, de nerf, ce
garçon-là... mais au moins pourquoi n’a-t-il pas des facultés de
résignation ?”
Cependant, Arlette s’émeut, elle... une voix secrète lui dit que c’est
grave, et que le pauvre garçon est atteint aux sources de la vie ; elle
est très tourmentée, comprenant que ce drame du coeur lui crée une
responsabilité.
Mais, cependant, que faire ? Ce n’est pas à elle de prendre un parti ;
la réserve imposée à son sexe lui fait un devoir d’attendre. La
décision ne lui appartient pas, en cette occurrence ; elle hésite en un
vague désir... elle se lamente ; elle prie avec ferveur le bon Dieu
d’imposer un dénouement–un dénouement heureux.
Le bon Dieu l’a exaucée, en la punissant... le dénouement est venu,
avec un grand malheur.
Jérôme vient de mourir... enlevé par une consomption rapide qui a
dérouté les médecins ; leur diagnostic s’est trouvé en défaut ; ils ont
de vagues paroles : “Ce doit être là une maladie contractée au Brésil,
quelque intoxication à marche insidieuse et lente, ou bien une
dépression subite de cet organisme qui a été surmené, là-bas, sans
acclimatement préalable.”
Quelle stupeur dans la famille Manuel quand cette tragique nouvelle est
apportée !
Arlette se sent soudain envahie par la terreur ; elle se voit cause
directe de ce désastre ; une lueur éclaire sa conscience, lui montre sa
faute, sa cruauté, l’irréparable cruauté...
Elle sanglote, le coeur naufragé, l’âme tout en désarroi : ne
reverra-t-elle pas au moins la douce victime, le martyr ? Ne
pourra-t-elle implorer un pardon ? Mais osera-t-elle affronter cette
figure accusatrice, ce regard plein de reproches et d’affliction ?...
...................................................................................................................................................................
Abîmée de douleur, les yeux secs à force d’avoir pleuré, la mère a fini
d’ensevelir son fils, et prépare le funèbre départ... quand on lui dit
que deux dames en deuil sont là, demandant à la voir : elle devine...
Et son premier mouvement, fait d’altière rancune, de farouche
ressentiment et d’amertume inconsolable, c’est de se refuser à toute
entrevue : le linceul est là qui va recouvrir le cher mort, qui va le
défendre contre toute curiosité. Personne ne verra l’enfant après le
suprême regard, après l’adieu donné par la mère. Lui défunt, que
prétendent ces orgueilleuses femmes qui ne l’ont pas voulu vivant, qui
l’ont dédaigné, repoussé ?...
Mais elle se reproche bientôt ce moment de haine, de vindicte ; l’heure
est à la souffrance, à la pitié, à l’oubli des injures. Et une
suggestion lui vient...
“S’il était là, encore, lui, si bon, si indulgent, il me blâmerait...
il l’a tant aimée... Et si son âme survit, la chère présence lui sera
précieuse, lui sera douce ; et puis... est-ce la faute de cette jeune
fille ?... N’est-ce pas plutôt la destinée, la fatalité ? D’ailleurs,
si des tourments sont venus d’elle, il en est aussi venu des félicités
: cette portion de sublimité par quoi l’homme se rapproche de Dieu,
c’est à elle qu’il la doit ; le sacrifice, c’est pour elle qu’il l’a
accompli...”
Humble par la naissance, grande par les sentiments, la paysanne
comprend ces choses.
Alors, elle se domine, et veut, elle aussi, sacrifier ses pensées de
haine ; elle fait hommage de ce renoncement à la mémoire adorée ; elle
accueille les visiteuses comme si tout le douloureux passé lui était
inconnu... elle trouve des paroles de bienvenue, balbutie même des
remerciements.
Une explosion de larmes secoue et convulse la jeune fille à la vue du
mort. Une ondée de sang lui reflue au coeur ; malgré sa frayeur, quelle
impulsion la rapproche malgré elle de la lugubre couche ?
Elle contemple ces traits rigides, cette face exsangue endormie dans la
paix du Seigneur. Jérôme n’est plus ridicule... clos les yeux, voici
disparue cette dissymétrie affreuse du regard... il n’y a plus que les
paupières bleuies, les longs cils, l’admirable chevelure noire qu’a
peignée une dernière fois la maman, les mains aristocratiques, indice
de noblesse... il n’y a plus que la pâleur auguste, la triple majesté
de la douleur, de l’amour et de la mort.
Mais, à côté du buis bénit, entre les deux flambeaux de deuil, quelle
est cette fleurette en papier ? Arlette la reconnaît ; c’est une de
celles qu’elle portait en allant au bal et qui tomba de la voiture ; le
pauvre garçon l’aura gardée précieusement, comme une relique. Il est
mort en la regardant ; il l’emportera dans la tombe...
La jeune fille apprécie de nouveau combien elle fut adorée. Arlette
s’agenouille alors, et pieusement ose toucher les doigts... elle les
porte à ses lèvres : c’est le premier baiser qu’elle donne à son ami,
le seul... un baiser d’imploration, de désespérance et de repentir.
Se relevant, elle entend ces mots murmurés par la paysanne :
“Vous pleurez... oh ! il vous pardonne... lui... mon enfant chéri...
mon petit Jérôme.”
Il a pardonné... mais que vous réserve l’avenir, gentille Arlette ? Le
destin vous sera-t-il clément, secourable ou hostile ? La vie ne vous
prépare-t-elle point des expiations ? Car vous avez méconnu l’amour
pur, cette fleur rare que la femme ne rencontre qu’une fois, pour ne la
reconnaître que lorsqu’elle est flétrie !...
Coeur chancelant, oui, l’amour te reniera – parce que tu as douté de sa
toute-puissance.