A Bernard
Minssen
En déroute, l'armée, battue à La Londe et à Moulineaux, s'est répandue
en arrière, éparse, comme une marée tumultueuse.
Un nouveau général en chef est venu, le général Saussier, ancien
colonel de l'armée de Metz, évadé d'Allemagne, coeur gonflé de rage
patriotique, parlant peu, tout énergie.
Et, sous ce chef rigoureux, l'armée en débandade s'est vite rassemblée,
reprise, recommence à palpiter de colère ; les unités se recomposent,
restituées en leur dynamisme.
Notre compagnie a été cantonnée dans la commune de
Saint-Pierre-sur-Dives, où les habitants nous font fête. Ils n'ont pas
encore vu de soldats depuis la guerre, et cet uniforme français
souillé, maculé, plein de déchirures, ces jeunes figures exténuées les
ont émus. Voici que ce paysan, coeur de Gaulois, a été rempli, pour
nous, de pitié, d'enthousiasme attendri.
Dans ces moments-là, une flamme humide aux yeux, l'énergie des
pressions de main, un visage pâli, révèlent l'âme de la patrie,
douloureuse et terrible.
Donc, le paysan contemple le soldat, et le nourrit.
Le gros cidre, le "calvados", les mets "coeurus" raniment les faces,
reconstituent les formes dissoutes. L'alcool a communiqué aux
organismes la vie violente, déséquilibrée, une plénitude artificielle :
le fluide corporel est lancé en grande marche.
Malheureusement, dans ces corps affaiblis, la griserie, la folie du
mouvement est vite venue.
Cette agressivité naturelle au Français, qui a été si longtemps
comprimée, dans le recul, dans les humiliantes défaites, veut éclater,
être manifestée. Et, dans les cours des fermes, s'allument les rixes,
toutes sortes de combats, sédation des nerfs.
Un gars de Foulbec a donné cours aux énergies qui l'étouffent, à ses
robustes fureurs ; c'est un affolement autour de lui, une rumeur haute
contre ce tapageur, en qui hurlent et s'épanouissent les violences de
la patrie foulée aux pieds, inerte et néanmoins vivante, furieusement
vivante ; les vociférations, les coups résonnent, il se bat, contre
tous, sans savoir.
Un capitaine accourt, arrogant et froid ; au lieu d'apaiser ce délirium
par quelque paternelle douceur, il le surexcite, et, voulant le briser
d'un effort impuissant, le transforme en folie.
Le soldat, indompté, dégaine, se précipite sur l'officier ! On emmène
au poste le révolté encore tout frémissant, mais dégrisé déjà, assouvi,
pressentant le terrible réveil, anxieux du châtiment.
Très peu de temps après, un mot circule parmi les groupes de soldats,
tous très nerveux : « Par ordre du général, la cour martiale va siéger
pour Monnot ».
Et, en effet, dans la salle de l'école primaire, requise pour la
circonstance, voici réunis, le commandant du 2e bataillon, un
lieutenant de la 5e, un caporal, un soldat ; avec notre sergent-major
comme secrétaire.
Les quelques demandes et réponses échangées sont banales, froides ;
constatations, défilés de témoins. A-t-il tiré le sabre ? - Oui ! -
Etait-ce de la main droite, ou de la main gauche ? - L'officier est-il
tombé ? - A-t-il été blessé ?
Monnot est là, entre deux gendarmes, écrasé, veule, les yeux grands
ouverts, regardant ses camarades les uns après les autres, fixement.
«Emmenez l'accusé», dit le président de la cour martiale.
Puis, s'adressant aux juges, il interpelle d'abord le simple soldat :
« Vous répondrez par oui ou par non, sans commentaires : Monnot est-il
coupable de voies de fait envers son supérieur ? »
Le soldat comprend que «oui» c'est la mort, il hésite.
«Oui, mon commandant», dit-il enfin.
Même question successivement à tous les juges : mêmes réponses,
rapides, glacées.
«Greffier», dit le commandant, «mettez 'oui', à l'unanimité».
Dans l'assistance, nous croyons cependant à l'indulgence : on rappelle
que Monnot est excellent soldat, qu'il monta le premier à l'assaut de
Château-Robert. «Il aura un an aux compagnies de discipline», affirme
un vieux briscard.
Monnot est rentré entre ses gendarmes, paraissant plus petit, géant
sans forme, aux gestes mous. Tous les soldats présents ont le cou
tendu. Quelque chose de sinistre, une parole terrible s'approche, va
éclater.
« Monnot », dit le président, s'adressant au misérable, d'une voix dure
où vibre néanmoins l'émotion, voici l'arrêt : «
Au nom de la patrie
envahie, vous avez été reconnu par la cour martiale coupable de voies
de fait envers votre supérieur, et vous êtes condamné à mort... »
Il m'a semblé que ces quelques mots simples avaient lui, dans l'air,
avec un éclat funèbre, comme l'antique «Mané-Thécel-Pharès».
« Au nom de la patrie envahie ! » Ces mots ont eu, dans la bouche du
juge-soldat, une gravité solennelle, qui nous fait tous pâlir.
Monnot tressaille, est secoué d'un mouvement nerveux incoercible.
« Mon commandant, fusillé !... pour si peu de chose... Ayez pitié..., la
mort ! »
« Emmenez le condamné », dit le président, avec un geste dominateur, mais
la voix brisée.
Monnot est sorti, titubant, comme assommé.
Une stupeur sur tous ces visages, juges et assistants !
Et le délabrement de la salle, ces bancs d'école, ces souvenirs
d'insouciance et de gaieté enfantine, ajoutent à l'horreur du drame qui
venait de se dénouer si vite.
Le cadre banal et pacifique donne au verdict toute sa valeur de cruauté.
Comment ! dans cette conversation qui paraissait ordinaire,
affectueuse, il s'agissait de supplicier un être ! C'est horrible,
étant si simple, étant trop clair...
C'est maintenant l'aube du 12 février 1871 - jour même de la signature
de l'armistice, précurseur des réconciliations, et voici que l'on
apprête l'holocauste du coupable.
Tout le régiment, réveillé la nuit, va, sans armes, par les chemins
encore glacés, vers le champ de l'éxécution : ces milliers d'hommes
font un long piétinement de troupeau..., pas un mot ; tous ont la gorge
serrée du drame qui s'approche, la tuerie légale, l'Inexorable...
« Halte, front ! » commandent les officiers ; rapidement, un grand
quadrilatère se forme, les hommes sur trois côtés, le quatrième formé
par le mur du cimetière de la commune de Saint-Pierre-sur-Dives. Dans
les rangs se dissimule le peloton d'exécution, quatre sergents, quatre
caporaux, quatre soldats, arme au pied.
Les hommes, alignés, serrés les uns contre les autres, prennent une
rigidité morne, attendant,... et bientôt c'est à peine si l'on
distingue les lignes d'humains du mur inanimé, si grande est
l'immobilité...
Par la même route, un petit chemin rural, défoncé, s'avance là-bas,
entre les haies, un banneau de ferme : dedans, sur une planche, sont
assis Monnot et le vicaire de la paroisse ; autour, huit gendarmes,
sabre au clair, les chevaux cabrés, soufflant.
«Mon enfant», dit le prêtre, «réconciliez-vous avec Dieu : sa
miséricorde est infinie ; il aime ses enfants ; il répandra ses
consolations sur votre âme».
L'ecclésiastique parle plus haut qu'il ne faudrait, tout pâle,
déséquilibré par l'émotion.
« Oh ! maman », murmure le soldat misérable, «maman».
Ce doux nom, dans la bouche du condamné, conscrit de vingt-deux ans,
hier un gamin, cet appel d'enfant, si pitoyable, émeuvent le prêtre,
dont les yeux se mouillent.
« Oh ! monsieur le curé », continue le patient, « est-ce que vraiment je
vais mourir ? Dénouez mes cordes, voulez-vous ? Je saute par-dessus la
roue, je suis fort, je cours vite, ils ne me rattraperont pas ».
Le prêtre montre les gendarmes et reste muet.
Le petit cortège longe maintenant le cimetière. Monnot voit quatre
soldats au milieu des tombes, qui piochent la terre, les regarde : il
regarde... sans comprendre !
Le prêtre fait un geste épouvanté, qu'il réprime aussitôt. D'après
l'endroit où travaillent les gens de corvée, il a vu que c'est la
fosse- la fosse où l'on va, tout à l'heure, enfouir ce jeune corps,
chaud et superbe, qui palpite à côté de lui, qui se presse contre lui.
Voici la victime en vue du régiment : instant solennel ! les tambours
battent aux champs - saluant la mort, comme on salue une souveraine !
Les yeux hagards du pauvre garçon, pareils à ceux d'un fauve pris,
parcourent rapidement le front des troupes. Il n'a pas vu d'armes.
« Monsieur le curé », dit-il tout bas, les dents claquant, « ils n'ont pas
de fusils ! On ne va pas me tuer ? »
Et le prêtre, dans un grand mouvement de pitié et d'amour, demandant
pardon à Dieu du mensonge qu'il va commettre, pour le repos de cette
âme troublée - qui va rentrer dans le Créateur :
« Mon enfant », dit-il, « c'est une épreuve, une leçon : soyez docile et
courageux, n'ayez pas peur... »
Et il attire, sur sa poitrine, cet être vivant, ce frère condamné,
cadavre dans cinq minutes. Monnot lui rend son étreinte, follement.
L'apôtre des pitiés humaines est attendri ; il sent se gonfler son
coeur : il demeure un instant, convulsivement serré, pris dans les bras
vigoureux de ce fils de rencontre, expiateur pitoyable au milieu de la
grande haine des nations.
Et il pense à son Christ, sacrifié, lui aussi, aux fureurs humaines ;
il pense à ces immolations où justes et coupables périssent tous,
victimes de l'iniquité générale.
Alors il baise tendrement ce pauvre, l'égaré qui va mourir, tué par ses
propres amis, en l'honneur de la guerre, monstruosité scélérate de
l'esprit, crime des maîtres.
C'est le moment... Le brigadier de gendarmerie aide Monnot à descendre,
lui bande les yeux, et l'adosse au mur, avec soin.
Et le jeune homme glisse au brigadier ces mots poignants, tout bas :
« C'est une épreuve, le curé l'a dit ».
Là-bas, en face, les rangs se sont ouverts, et, rapidement, s'avance le
peloton d'exécution. Assourdie par la neige, leur marche n'a pas été
entendue.
L'adjudant qui va commander le feu, dit à ses hommes, tout bas : « Mon
sabre levé ajustez ; tirez quand je le baisserai, et visez bien, pour
ne pas le faire souffrir : six à la tête, six au coeur ».
Les voici à dix pas du condamné...
Celui-ci, étonné du silence, de l'attente, angoissé, lève tout à coup
la tête, très en arrière, et parvient dessous le bandeau, un rayon de
ses yeux peut filtrer en avant. Le malheureux a vu les fusils qui le
visent !
« Grâce, grâce ! » crie-t-il, secoué d'une horreur subite.
Mais le sabre levé de l'adjudant s'abaisse, violemment.
Un multiple éclair jaillit et la détonation s'en va rouler sur les
coteaux, comme un tonnerre.
Foudroyé, percé de douze balles, le corps tombe en avant, un peu sur le
côté gauche.
Par ordre, un sergent a rechargé son fusil, s'approche et tire, dans
l'oreille droite, le coup de grâce, qui disloque le crâne.
On jette, sur le cadavre, une couverture, et tout autour, se rangent
les soldats du peloton d'exécution au port d'armes, tous très pâlis, la
pupille dilatée.
Puis, devant ce groupe des bourreaux involontaires et du fusillé,
défilent tous les hommes du régiment, deux à deux, encore sous la
stupeur de l'événement tragique.
Et quand ils sont seuls, les exécuteurs restent encore un instant, au
port d'armes, comme hébétés. Enfin, les voici qui mettent le corps du
camarade, affreusement sanglant, maculé de neige et de boue dans une
couverture. Ils prennent aux quatre coins le linceul étrange et s'en
vont, au pas rythmé, portant cette civière - plus misère, plus
lamentable qu'un corbillard d'hospice.
Au bord de la fosse, ils ont déposé leur fardeau, ils le roulent, le
poussent... « Plouf ! » Le cadavre tombe avec un bruit sourd, comme un
grand paquet mou : loque de chair, flasque, vidée de ses énergies,
vidée de son âme, cette chose fait l'effet d'un ballon crevé.
Et ils enfouissent le supplicié, ils l'enterrent - comme un animal. Au
retour, on cause un peu.
« Y a pas à dire », proclame un sergent, «c'est comme ça qu'on forme les
armées».
« Oui », dit le voisin, «mais nous avons l'air de grelotter : allons
boire la goutte... »