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J. Revel : La Loi (1898)
REVEL, Paul Toutain pseud. Jean (1848-1925) : La Loi (1898) . 
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm lx : Norm 984) des Nouvelles normandes publiées par  Joseph Duhamel à Londres en 1901 chez J.M. Dent & Co.
 
La Loi
par
Jean Revel

~*~

A Bernard Minssen
                             

LES yeux mi-clos, un pli dur au front, la bouche hermétiquement close, le menton appuyé sur une canne, Ravet (M. Ravet, de Grand-Couronne) écoutait le clerc de notaire qui lisait un acte :

“... Et les comparants reconnaissent, par ces présentes, avoir reçu, en espèces et billets acceptés comme numéraire, comptés et délivrés à la vue des notaires :

“De M. Ravet, auquel ils en accordent quittance, savoir :

“1° La somme de six mille francs, principal de son prix d’acquisition ;

“2 Celle de soixante-neuf francs seize centimes pour intérêts de cette somme depuis Saint-Michel dernier jusqu’à ce jour.

“Total...”

“Pardon !” interrompit Ravet. “Je ne dois pas d’intérêts...”

Interloqué, le clerc consulta son dossier et répondit :

“C’est moi, monsieur, qui vous demande pardon : vous devez parfaitement les intérêts. Vous avez acheté votre immeuble des héritiers Guichard, le 8 mai 1894 ; vous en avez jouissance à Saint-Michel suivant ; vous payez aujourd’hui 20 décembre ; donc vous devez les intérêts du prix, depuis Saint-Michel, c’est-à-dire pendant quatre-vingt-trois jours...”

Ravet parut réfléchir profondément, hésita, puis s’exprima ainsi :

“J’ai consulté un avocat, le meilleur de la ville... Il m’a dit que je ne devais pas d’intérêts.”

“Mais,” objecta le clerc, “il ne s’agit pas d’avocat : le cahier de charges est formel ; voulez-vous que je vous relise la clause ? Là, tenez : ”

“L’acquéreur devra les intérêts depuis l’entrée...”

“Oh ! inutile de continuer... je suis parfaitement renseigné ; la loi est là ; je ne dois pas d’intérêts.”

C’était péremptoire !... Le clerc restait interdit, bouche bée. Les recevants, les héritiers Guichard, se consultèrent du regard... rapprochèrent leurs chaises, échangèrent quelques mots à voix basse... Quel drôle d’incident ! Mais oui, Ravet devait les intérêts... bien sûr qu’il les devait... puisqu’il jouissait du bien, ainsi !

Celui-ci, très calme, attendait... et, comme les héritiers n’élevaient pas la voix, il parla :

“Je m’en rapporte,” dit-il, “à ces messieurs et dames.”

Ceux-ci eurent un sursaut à cette interpellation absolument inattendue. Et, tout à coup, ce fut une explosion. Qu’est-ce que c’était qu’une histoire pareille ?... Avait-on jamais vu ? Quel toupet ! quel aplomb !... Est-ce qu’il prenait les Guichard pour une couvée d’imbéciles ?

Devant cet orage, Ravet se tut, parut se résigner et attendit.

Très perplexe, le jeune clerc alla quérir le “principal” de l’étude. Celui-ci, la stupéfaction peinte sur son visage, entra et, s’adressant à Ravet :

“C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?” dit-il. “Vous avez du bon sens, de l’honnêteté... Voyons, regardez vous-même notre minute : c’est écrit.”

“Je ne dis pas non,” acquiesça Ravet, “mais la loi est plus forte que tous les écrits des notaires.”

Désarçonné, le principal disparut pour aller chercher son patron, qui, mis au courant de l’affaire, vint tout de suite.

“Je ne comprends pas votre obstination,” dit à Ravet Me Gonin avec une nuance de sévérité. “Vous allez vous faire assigner, vous payerez les frais ; et ce sera bien fait.”

“Oh ! oh !” répliqua Ravet, “c’est à voir ; on ne perd pas un procès quand on a raison ; il y a des juges, n’est-ce pas ?”

Le notaire se demandait s’il était en face d’un mystificateur.

“Ah çà ! mais, où avez-vous été chercher des idées pareilles ?”

“Bien sûr que c’est pas moi qui ai inventé les articles du Code.”

“Le Code, à présent !... Le Code n’a rien à voir là dedans.”

“Comment !” s’écria Ravet, indigné, “vous refusez de vous en rapporter au Code ? Ah bien, pour un notaire, elle est forte, celle-là...”

Me Gonin fut abasourdi, perdit contenance, sentit une colère qui lui montait au visage. Tout bas, il dit à son maître clerc :

“Monsieur Férot, j’aime mieux me retirer. La patience m’échappe... Est-il fou ? Se moque-t-il de nous ? Avisez... faites au mieux ; c’est extravagant.”

Et il sortit, haussant les épaules. Ravet triomphait ; il dit aux clercs :

“Votre patron reconnaît qu’il est à court de bonnes raisons, puisqu’il s’en va.”

“Mais, espèce d’entêté !” cria Férot, “le patron s’en va parce qu’il est à bout, que vous le mettez en rage... que vous lui faites pitié, à la fin... Vous ne comprenez donc rien ! C’est écrit, là... on vous dit que c’est écrit !”

“Eh bien, le Code, est-ce qu’il n’est pas écrit, lui aussi ?... D’abord, je vous prie d’être poli, vous ; on peut s’expliquer sans être malhonnête, je suppose... Quand on discute, on ne dispute pas. Discutons.”

“C’est vrai,” dit le clerc un peu confus, “excusez-moi ; mais comment ne pas se mettre en fureur ? C’est inouï ! qu’est-ce que vous espérez, avec tous ces raisonnements ridicules ? Vous avez accepté la clause, il faut l’exécuter.”

“J’ai pu me tromper : erreur n’est pas compte.”

“Voyons, monsieur Ravet, ne nous faites pas perdre notre temps ; la somme est bien peu importante.”

“Pas importante ! 69 fr. 16... Vous en parlez bien à votre aise ; je ne suis pas millionnaire ; j’ai acquis une petite situation bien gentille, à force d’économies, en défendant mes intérêts... Aujourd’hui c’est ce que je fais ; j’ai pas plus que ces messieurs et dames le moyen de perdre 69 fr. 16. Chacun connaît midi à sa montre ; je ne peux pas abandonner ce qui est à moi ; je ne veux pas devenir un dissipateur ; j’ai eu du mal, j’ai réussi ; ‘Aide-toi, le ciel t’aidera.’”

Et il leva les yeux en l’air comme pour prendre le bon Dieu à témoin de tout ce qu’il disait.

A ce moment, Me Gonin fit une nouvelle entrée dans l’étude : il était accompagné d’un homme grisonnant, à belle tête longue et fine à qui il achevait de dire :

“... Tenez, vous, un observateur, un curieux, entrez, c’est un cas... Puisque le hasard vous fait arriver à point, regardez ; cela en vaut la peine... vous n’avez jamais vu cette ‘espèce’ dans votre carrière, je parie.”

Et, s’adressant à Ravet :

“Ah, voyons... je vous présente M. le président de notre Chambre des notaires ; il est impartial, lui ; voulez-vous en rapporter à ce qu’il décidera ?”

“Je ne suis pas fâché, répondit Ravet, “d’avoir affaire à un homme aussi haut placé ; vous, maître Gonin, sans vous offenser, vous êtes le notaire de la famille Guichard et vous défendez l’intérêt de vos clients, c’est naturel ; je ne vous en veux pas ; mais je suis bien sûr que ce monsieur, votre président, ne me donnera pas tort quand j’ai raison.”

On expliqua les faits à M. le président, qui parut égayé, trouvant l’incident drôle, d’une originalité inconnue jusqu’alors.

Très intéressé, il regardait cette figure de paysan qui aurait paru insignifiante et obtuse si elle n’avait pas été éclairée par deux yeux très mobiles, un peu étirés à la chinoise. “Un type,” pensa le notaire...

Et, prenant la parole :

“Il me semble,” dit-il, “que si M. Ravet a consulté un avocat...”

“Oui, monsieur, le premier de la ville.”

“... Le premier, c’est entendu... Lui avez-vous bien expliqué les faits ? Ne serait-il pas bon de l’amener ici, pour lui communiquer la minute ?”

“Mais ça va coûter gros pour son déplacement ; si vous voulez payer, je ne demande pas mieux, moi.”

“A la bonne heure !” dit le président, “voilà une proposition qui ne manque pas de fantaisie ! Elle est même amusante. Rien à faire, mon cher confrère... Voulez-vous que je vous donne mon avis ?... Ce bonhomme-là, c’est un malin qui fait la bête, comme le berger dans la farce de Maître Patelin... Et savez-vous ce que je vous conseille ? Pour le déniaiser subitement, une bonne leçon sur papier timbré ; ce sera souverain ; au revoir, confrère.”

“C’est trop violent !” s’exclama Ravet ; “en voilà encore un qui me donne tort, ils sont tous ligués contre moi...”

Et il poursuivit, avec une nuance d’amertume : “J’aurais dû m’en douter ; ce président appelle le notaire d’ici ‘mon cher confrère,’ il ne peut pas se tourner contre lui ; tout le monde est d’accord pour m’embrouiller, mais je ne me laisserai pas faire...”

Cela devenait énorme ! Tout le monde était effaré autour de Ravet, qui, lui, demeurait impassible. Comment faire entendre raison à cet homme vraiment extraordinaire ? Les raisonnements s’accumulaient, se diversifiaient.

“Voyons, monsieur Ravet, si c’était vous le vendeur, est-ce que vous accepteriez de donner jouissance de votre immeuble sans qu’on vous payât les intérêts ?”

“Oh ! c’est bien différent... D’abord, votre immeuble, je l’ai acheté beaucoup trop cher. Enfin, est-ce que je vous réclame quelque chose, moi ? Non ; ce qui est dit est dit ; chacun le sien, la maison est à moi ; les six mille francs sont à vous ; les voilà ; si vous voulez, nous en verrons plus long ; les juges examineront tout ça.”

Le maître clerc continuait d’évangéliser Ravet qui l’écoutait en souriant, sans être touché par les ingénieuses déductions qu’on lui présentait.

“Oui,” répondait-il parfois, “c’est votre idée, mais c’est pas la mienne.”

“Voyons”, dit le clerc, “terminons-en ; il s’agit de 69 fr. 16 ; coupons la paille en deux ; les héritiers, je l’espère, ne me dédiront pas.”

M. Ravet se fâcha et devint tempêtueux ; comment ! on osait lui proposer un marché pareil, un marché de dupe ! Payer 34 fr. 58 qu’on ne doit pas ! Pourquoi ça ?... Il n’avait rien du tout à payer, pas un centime. C’était clair comme l’eau de roche... L’immeuble avait besoin de réparations ; est-ce que M. Ravet demandait aux vendeurs d’en payer la moitié ? Non, il était trop juste, trop loyal pour cela... etc.”

Et il conclut :

“Personne ne peut me blâmer de m’en rapporter à la loi, qui est pour tous les Français, grands et petits.”

Comment faire avec un entêté de ce calibre ? Le maître clerc prit les héritiers à part et leur dit :

“Vous savez, c’est idiot tout ce qu’il dit, ce cabochard-là ; seulement, voilà... allez-vous plaider pour soixante-neuf francs ?”

“Mais enfin,” dirent ceux-ci, “c’est renversant ! Un vieux richard comme lui, ça n’a pas de nom ; eh bien, vaut mieux plaider.”

“Oui, mais vous dépenserez cinq cents francs.”

Ravet entendit...

“A la bonne heure !” s’écria-t-il sentencieusement, “pour un bon conseil, en v’là un bon conseil ! Vous connaissez le proverbe, messieurs et dames : Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès.”

Et ses petits yeux clignotèrent malicieusement.

Les recevants demeuraient consternés, inertes, accablés. Tout à coup, l’un d’eux, plus nerveux que les autres, se leva, et, interpellant Ravet, il lui cria :

“Vieux filou ! vieux grigou ! vieux rossard ! vieille potence !”

Ravet parut vexé, plongé dans un ébahissement incommensurable. Sa bouche fit un O. Il sembla faire des efforts pour parler et ne pouvoir. A la fin, il murmura :

“Ah bien, si je m’attendais à des gros mots ! je n’aurais pas dû acheter votre immeuble : personne ne vous l’aurait payé un prix pareil. Enfin, dans la vie on est toujours mal récompensé. Je ne puis pas me sacrifier davantage.”

On voulut tenter un dernier effort et l’un des héritiers essaya de raisonner Ravet.

Mais celui-ci, sentant ses adversaires fléchir, perdre pied, devenait irréductible. Avec une certaine sévérité douce et une nuance de paternelle autorité, il dit à son interlocuteur :

“Mais, mon cher ami, ni vous ni moi ne connaissons les affaires, la jurisprudence et autres inventions. Il faut nous en rapporter aux gens de loi ; eh bien, moi, j’ai consulté, je vous dis... C’est écrit, c’est prévu dans le Code, tout ce qui nous arrive. Nous n’avons pas besoin de faire tant de combinaisons. J’ai dit six mille francs ; prenez-les et v’là tout ; j’irai pas vous les reprendre, c’est bien sûr.”

Ayant conscience du désarroi, de l’ahurissement général, Ravet se décida alors à frapper un grand coup. Il dit avec une certaine emphase solennelle :

“Mesdames et messieurs, si, contre toute justice, vous vous obstinez à ne pas recevoir votre argent, vous irez le chercher à la Caisse des consignations... si vous pouvez jamais le ravoir ! Moi, je m’en vais : vous ne direz pas que je n’y ai pas mis du mien : j’ai ma conscience pour moi.”

Et il fit un pas vers la porte...

Sur un regard du clerc, les héritiers se consultèrent alors... et, vaincus, résignés, dirent :

“Nous acquiesçons ; où faut-il signer ? Qu’il garde ses intérêts...”

Triomphant, Ravet enveloppa tous les assistants d’un regard indulgent, supérieur, ancestral.

“A la bonne heure !” prononça-t-il, “ne vaut-il pas mieux se quitter bons amis ?”

Il compta ses louis... Quand l’acte fut signé, paraphé, il ajouta :

“J’avais la loi pour moi : c’était sûr.”

Et il termina par cette admonestation réservée au principal clerc de notaire :

“Seulement, dans tout ça, ce qui m’a surpris, c’est que vous, mon jeune ami, vous ayez fait tant de difficultés pour appliquer la loi...”


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