A Bernard
Minssen
L
ES yeux mi-clos, un pli dur au front, la bouche
hermétiquement close, le menton appuyé sur une canne, Ravet (M. Ravet,
de Grand-Couronne) écoutait le clerc de notaire qui lisait un acte :
“... Et les comparants reconnaissent, par ces présentes, avoir reçu, en
espèces et billets acceptés comme numéraire, comptés et délivrés à la
vue des notaires :
“De M. Ravet, auquel ils en accordent quittance, savoir :
“1° La somme de six mille francs, principal de son prix d’acquisition ;
“2 Celle de soixante-neuf francs seize centimes pour intérêts de cette
somme depuis Saint-Michel dernier jusqu’à ce jour.
“Total...”
“Pardon !” interrompit Ravet. “Je ne dois pas d’intérêts...”
Interloqué, le clerc consulta son dossier et répondit :
“C’est moi, monsieur, qui vous demande pardon : vous devez parfaitement
les intérêts. Vous avez acheté votre immeuble des héritiers Guichard,
le 8 mai 1894 ; vous en avez jouissance à Saint-Michel suivant ; vous
payez aujourd’hui 20 décembre ; donc vous devez les intérêts du prix,
depuis Saint-Michel, c’est-à-dire pendant quatre-vingt-trois jours...”
Ravet parut réfléchir profondément, hésita, puis s’exprima ainsi :
“J’ai consulté un avocat, le meilleur de la ville... Il m’a dit que je
ne devais pas d’intérêts.”
“Mais,” objecta le clerc, “il ne s’agit pas d’avocat : le cahier de
charges est formel ; voulez-vous que je vous relise la clause ? Là,
tenez : ”
“L’acquéreur devra les intérêts depuis l’entrée...”
“Oh ! inutile de continuer... je suis parfaitement renseigné ; la loi
est là ; je ne dois pas d’intérêts.”
C’était péremptoire !... Le clerc restait interdit, bouche bée. Les
recevants, les héritiers Guichard, se consultèrent du regard...
rapprochèrent leurs chaises, échangèrent quelques mots à voix basse...
Quel drôle d’incident ! Mais oui, Ravet devait les intérêts... bien sûr
qu’il les devait... puisqu’il jouissait du bien, ainsi !
Celui-ci, très calme, attendait... et, comme les héritiers n’élevaient
pas la voix, il parla :
“Je m’en rapporte,” dit-il, “à ces messieurs et dames.”
Ceux-ci eurent un sursaut à cette interpellation absolument inattendue.
Et, tout à coup, ce fut une explosion. Qu’est-ce que c’était qu’une
histoire pareille ?... Avait-on jamais vu ? Quel toupet ! quel aplomb
!... Est-ce qu’il prenait les Guichard pour une couvée d’imbéciles ?
Devant cet orage, Ravet se tut, parut se résigner et attendit.
Très perplexe, le jeune clerc alla quérir le “principal” de l’étude.
Celui-ci, la stupéfaction peinte sur son visage, entra et, s’adressant
à Ravet :
“C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?” dit-il. “Vous avez du bon
sens, de l’honnêteté... Voyons, regardez vous-même notre minute : c’est
écrit.”
“Je ne dis pas non,” acquiesça Ravet, “mais la loi est plus forte que
tous les écrits des notaires.”
Désarçonné, le principal disparut pour aller chercher son patron, qui,
mis au courant de l’affaire, vint tout de suite.
“Je ne comprends pas votre obstination,” dit à Ravet Me Gonin avec une
nuance de sévérité. “Vous allez vous faire assigner, vous payerez les
frais ; et ce sera bien fait.”
“Oh ! oh !” répliqua Ravet, “c’est à voir ; on ne perd pas un procès
quand on a raison ; il y a des juges, n’est-ce pas ?”
Le notaire se demandait s’il était en face d’un mystificateur.
“Ah çà ! mais, où avez-vous été chercher des idées pareilles ?”
“Bien sûr que c’est pas moi qui ai inventé les articles du Code.”
“Le Code, à présent !... Le Code n’a rien à voir là dedans.”
“Comment !” s’écria Ravet, indigné, “vous refusez de vous en rapporter
au Code ? Ah bien, pour un notaire, elle est forte, celle-là...”
Me Gonin fut abasourdi, perdit contenance, sentit une colère qui lui
montait au visage. Tout bas, il dit à son maître clerc :
“Monsieur Férot, j’aime mieux me retirer. La patience m’échappe...
Est-il fou ? Se moque-t-il de nous ? Avisez... faites au mieux ; c’est
extravagant.”
Et il sortit, haussant les épaules. Ravet triomphait ; il dit aux
clercs :
“Votre patron reconnaît qu’il est à court de bonnes raisons, puisqu’il
s’en va.”
“Mais, espèce d’entêté !” cria Férot, “le patron s’en va parce qu’il
est à bout, que vous le mettez en rage... que vous lui faites pitié, à
la fin... Vous ne comprenez donc rien ! C’est écrit, là... on vous dit
que c’est écrit !”
“Eh bien, le Code, est-ce qu’il n’est pas écrit, lui aussi ?...
D’abord, je vous prie d’être poli, vous ; on peut s’expliquer sans être
malhonnête, je suppose... Quand on discute, on ne dispute pas.
Discutons.”
“C’est vrai,” dit le clerc un peu confus, “excusez-moi ; mais comment
ne pas se mettre en fureur ? C’est inouï ! qu’est-ce que vous espérez,
avec tous ces raisonnements ridicules ? Vous avez accepté la clause, il
faut l’exécuter.”
“J’ai pu me tromper : erreur n’est pas compte.”
“Voyons, monsieur Ravet, ne nous faites pas perdre notre temps ; la
somme est bien peu importante.”
“Pas importante ! 69 fr. 16... Vous en parlez bien à votre aise ; je ne
suis pas millionnaire ; j’ai acquis une petite situation bien gentille,
à force d’économies, en défendant mes intérêts... Aujourd’hui c’est ce
que je fais ; j’ai pas plus que ces messieurs et dames le moyen de
perdre 69 fr. 16. Chacun connaît midi à sa montre ; je ne peux pas
abandonner ce qui est à moi ; je ne veux pas devenir un dissipateur ;
j’ai eu du mal, j’ai réussi ; ‘Aide-toi, le ciel t’aidera.’”
Et il leva les yeux en l’air comme pour prendre le bon Dieu à témoin de
tout ce qu’il disait.
A ce moment, Me Gonin fit une nouvelle entrée dans l’étude : il était
accompagné d’un homme grisonnant, à belle tête longue et fine à qui il
achevait de dire :
“... Tenez, vous, un observateur, un curieux, entrez, c’est un cas...
Puisque le hasard vous fait arriver à point, regardez ; cela en vaut la
peine... vous n’avez jamais vu cette ‘espèce’ dans votre carrière, je
parie.”
Et, s’adressant à Ravet :
“Ah, voyons... je vous présente M. le président de notre Chambre des
notaires ; il est impartial, lui ; voulez-vous en rapporter à ce qu’il
décidera ?”
“Je ne suis pas fâché, répondit Ravet, “d’avoir affaire à un homme
aussi haut placé ; vous, maître Gonin, sans vous offenser, vous êtes le
notaire de la famille Guichard et vous défendez l’intérêt de vos
clients, c’est naturel ; je ne vous en veux pas ; mais je suis bien sûr
que ce monsieur, votre président, ne me donnera pas tort quand j’ai
raison.”
On expliqua les faits à M. le président, qui parut égayé, trouvant
l’incident drôle, d’une originalité inconnue jusqu’alors.
Très intéressé, il regardait cette figure de paysan qui aurait paru
insignifiante et obtuse si elle n’avait pas été éclairée par deux yeux
très mobiles, un peu étirés à la chinoise. “Un type,” pensa le
notaire...
Et, prenant la parole :
“Il me semble,” dit-il, “que si M. Ravet a consulté un avocat...”
“Oui, monsieur, le premier de la ville.”
“... Le premier, c’est entendu... Lui avez-vous bien expliqué les faits
? Ne serait-il pas bon de l’amener ici, pour lui communiquer la minute
?”
“Mais ça va coûter gros pour son déplacement ; si vous voulez payer, je
ne demande pas mieux, moi.”
“A la bonne heure !” dit le président, “voilà une proposition qui ne
manque pas de fantaisie ! Elle est même amusante. Rien à faire, mon
cher confrère... Voulez-vous que je vous donne mon avis ?... Ce
bonhomme-là, c’est un malin qui fait la bête, comme le berger dans la
farce de Maître Patelin... Et savez-vous ce que je vous conseille ?
Pour le déniaiser subitement, une bonne leçon sur papier timbré ; ce
sera souverain ; au revoir, confrère.”
“C’est trop violent !” s’exclama Ravet ; “en voilà encore un qui me
donne tort, ils sont tous ligués contre moi...”
Et il poursuivit, avec une nuance d’amertume : “J’aurais dû m’en douter
; ce président appelle le notaire d’ici ‘mon cher confrère,’ il ne peut
pas se tourner contre lui ; tout le monde est d’accord pour
m’embrouiller, mais je ne me laisserai pas faire...”
Cela devenait énorme ! Tout le monde était effaré autour de Ravet, qui,
lui, demeurait impassible. Comment faire entendre raison à cet homme
vraiment extraordinaire ? Les raisonnements s’accumulaient, se
diversifiaient.
“Voyons, monsieur Ravet, si c’était vous le vendeur, est-ce que vous
accepteriez de donner jouissance de votre immeuble sans qu’on vous
payât les intérêts ?”
“Oh ! c’est bien différent... D’abord, votre immeuble, je l’ai acheté
beaucoup trop cher. Enfin, est-ce que je vous réclame quelque chose,
moi ? Non ; ce qui est dit est dit ; chacun le sien, la maison est à
moi ; les six mille francs sont à vous ; les voilà ; si vous voulez,
nous en verrons plus long ; les juges examineront tout ça.”
Le maître clerc continuait d’évangéliser Ravet qui l’écoutait en
souriant, sans être touché par les ingénieuses déductions qu’on lui
présentait.
“Oui,” répondait-il parfois, “c’est votre idée, mais c’est pas la
mienne.”
“Voyons”, dit le clerc, “terminons-en ; il s’agit de 69 fr. 16 ;
coupons la paille en deux ; les héritiers, je l’espère, ne me dédiront
pas.”
M. Ravet se fâcha et devint tempêtueux ; comment ! on osait lui
proposer un marché pareil, un marché de dupe ! Payer 34 fr. 58 qu’on ne
doit pas ! Pourquoi ça ?... Il n’avait rien du tout à payer, pas un
centime. C’était clair comme l’eau de roche... L’immeuble avait besoin
de réparations ; est-ce que M. Ravet demandait aux vendeurs d’en payer
la moitié ? Non, il était trop juste, trop loyal pour cela... etc.”
Et il conclut :
“Personne ne peut me blâmer de m’en rapporter à la loi, qui est pour
tous les Français, grands et petits.”
Comment faire avec un entêté de ce calibre ? Le maître clerc prit les
héritiers à part et leur dit :
“Vous savez, c’est idiot tout ce qu’il dit, ce cabochard-là ;
seulement, voilà... allez-vous plaider pour soixante-neuf francs ?”
“Mais enfin,” dirent ceux-ci, “c’est renversant ! Un vieux richard
comme lui, ça n’a pas de nom ; eh bien, vaut mieux plaider.”
“Oui, mais vous dépenserez cinq cents francs.”
Ravet entendit...
“A la bonne heure !” s’écria-t-il sentencieusement, “pour un bon
conseil, en v’là un bon conseil ! Vous connaissez le proverbe,
messieurs et dames : Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon
procès.”
Et ses petits yeux clignotèrent malicieusement.
Les recevants demeuraient consternés, inertes, accablés. Tout à coup,
l’un d’eux, plus nerveux que les autres, se leva, et, interpellant
Ravet, il lui cria :
“Vieux filou ! vieux grigou ! vieux rossard ! vieille potence !”
Ravet parut vexé, plongé dans un ébahissement incommensurable. Sa
bouche fit un O. Il sembla faire des efforts pour parler et ne pouvoir.
A la fin, il murmura :
“Ah bien, si je m’attendais à des gros mots ! je n’aurais pas dû
acheter votre immeuble : personne ne vous l’aurait payé un prix pareil.
Enfin, dans la vie on est toujours mal récompensé. Je ne puis pas me
sacrifier davantage.”
On voulut tenter un dernier effort et l’un des héritiers essaya de
raisonner Ravet.
Mais celui-ci, sentant ses adversaires fléchir, perdre pied, devenait
irréductible. Avec une certaine sévérité douce et une nuance de
paternelle autorité, il dit à son interlocuteur :
“Mais, mon cher ami, ni vous ni moi ne connaissons les affaires, la
jurisprudence et autres inventions. Il faut nous en rapporter aux gens
de loi ; eh bien, moi, j’ai consulté, je vous dis... C’est écrit, c’est
prévu dans le Code, tout ce qui nous arrive. Nous n’avons pas besoin de
faire tant de combinaisons. J’ai dit six mille francs ; prenez-les et
v’là tout ; j’irai pas vous les reprendre, c’est bien sûr.”
Ayant conscience du désarroi, de l’ahurissement général, Ravet se
décida alors à frapper un grand coup. Il dit avec une certaine emphase
solennelle :
“Mesdames et messieurs, si, contre toute justice, vous vous obstinez à
ne pas recevoir votre argent, vous irez le chercher à la Caisse des
consignations... si vous pouvez jamais le ravoir ! Moi, je m’en vais :
vous ne direz pas que je n’y ai pas mis du mien : j’ai ma conscience
pour moi.”
Et il fit un pas vers la porte...
Sur un regard du clerc, les héritiers se consultèrent alors... et,
vaincus, résignés, dirent :
“Nous acquiesçons ; où faut-il signer ? Qu’il garde ses intérêts...”
Triomphant, Ravet enveloppa tous les assistants d’un regard indulgent,
supérieur, ancestral.
“A la bonne heure !” prononça-t-il, “ne vaut-il pas mieux se quitter
bons amis ?”
Il compta ses louis... Quand l’acte fut signé, paraphé, il ajouta :
“J’avais la loi pour moi : c’était sûr.”
Et il termina par cette admonestation réservée au principal clerc de
notaire :
“Seulement, dans tout ça, ce qui m’a surpris, c’est que vous, mon jeune
ami, vous ayez fait tant de difficultés pour appliquer la loi...”