A MLLE A.
L. B.
“M. le Maire est-il chez lui ?”
Victorine, la bonne, qui, dans le vestibule, faisait des rangements,
leva la tête, reconnut le visiteur, et dit :
“Oui, Monsieur le Curé... dans la salle à manger... donnez-vous la
peine...”
Le nouvel arrivant – un petit ecclésiastique à la mine éveillée, aux yeux
vifs sous un lorgnon d’or – entra, et, à pas pressés, vint entre-bailler
la porte que lui avait désignée Victorine.
Un coup d’oeil glissé dans l’intérieur... et, tout aussitôt, l’abbé se
rejetait en arrière, refermait le vantail avec précaution et se
retirait doucement, sur la pointe des pieds, disant à la bonne, tout
bas :
“M. le Maire dort... il ne faut pas le déranger...”
Une seconde après, il avait disparu...
Victorine pensa : “En voilà un qui n’ennuie pas son monde !... Il est
comme du vif-argent, ce petit curé-là...”
Quand M. le Maire Richaud eut terminé sa sieste, et que Mlle Victorine
lui apprit la visite en même temps que le départ du curé, il parut
satisfait. En son for intérieur, il approuva beaucoup la réserve de
l’abbé Pastour, et il conçut à l’endroit de son jeune desservant des
idées extrêmement favorables.
Richaud avait bien déjeuné, et ensuite excellemment digéré, grâce à un
sommeil paisible qu’aucun sursaut n’avait interrompu ; il ne lui en
fallait pas davantage pour trouver que l’univers était fort bien fait
et habité par des gens d’esprit.
Qu’était-ce que M. Richaud ?
Célibataire, bedonnant, ancien notaire à X..., Richaud quitta son étude
aussitôt après avoir reconnu qu’il s’endormait parfois au nez de ses
clients, lorsque ceux-ci s’attardaient en longues explications.
Et il s’en vint à Saint-Léonard, son pays natal, pour y achever
l’existence à la façon d’Epicure, qui fut un grand sage de
l’antiquité – M. Richaud l’affirmait, du moins.
Il venait chercher le repos : il rencontra des dignités nouvelles. Par
acclamation du village tout entier, il fut élu conseiller municipal, et
presque aussitôt maire. D’abord, il voulut refuser ; mais on lui
représenta que son père, lui aussi, avait occupé la Mairie, que c’était
héréditaire dans la famille, les Richaud étant quasiment les châtelains
du pays.
Flatté, il accepta.
Notre homme était joyeux vivant, alerte compère, ami de tous les
plaisirs, mais principalement de la table.
N’était-ce pas lui qui, un jour, en riant, avait prétendu que si l’on
était encore au temps des devises, il prendrait celle-ci : “Honni soit
qui mal se panse,” avec, comme armes parlantes, une fourchette croisant
une cuiller !
Et c’est pourquoi, à force de confier d’excellents repas à un
magnifique estomac, il était devenu joufflu, gras, adipeux, évoquant la
ressemblance de quelque moine replet, dodu à point... Le plus moqueur
de ses amis, le trouvant certain jour après déjeuner, qui dormait avec
tranquillité, béat, les mains jointes sur l’abdomen, avait crié :
“Tiens ! l’abbé Constantin” ; l’excellent Richaud en fut navré ; car
ces somnolences incoercibles après manger l’agaçaient, lui annonçant la
vieillesse.
Oh ! la fâcheuse décrépitude !... Voilà une vision qui était
souverainement importune à M. le Maire.
Il n’y voulait point penser. Coquet toujours, affectant certaine
recherche dans sa toilette, il ne se croyait pas “si gros que ça.”
Lorsque, promu à la première fonction municipale, il dut ceindre
l’écharpe, quelle ne fut pas sa surprise en constatant qu’on la lui
bouclait avec peine autour des reins !
“Etonnant !” murmura-t-il... “papa la mettait bien. Et Dieu sait s’il
avait des dimensions, papa !”
Victorine intervint.
“Pour sûr, l’étoffe a rétréci dans l’armoire,” affirma-t-elle.
Bien volontiers, Richaud acquiesça.
Et il continua derechef à se croire fluet, svelte, ingambe. Et,
parfois, veston bridant, chapeau incliné, il avait l’air de je ne sais
quel Daphnis à la recherche d’une Chloé de passage.
Il avait des idées notablement plus jeunes que son âge, M. le Maire. Le
corps avait soixante ans passés, mais le coeur n’en comptait que trente
et palpitait, énergique encore, sous la poussée d’un sang vermeil et
chaud – le sang de cette bonne race gauloise.
Des velléités, des fougues, des fringales le troublaient ; il était
hanté par je ne sais quel espoir de résurrection miraculeuse.
L’aventure du docteur Faust, restitué en sa fleur par un doux maléfice,
lui paraissait admirable en tous points... et il se surprenait parfois
à chanter, du haut de la tête, en fort ténor : “A moi la jeunesse !...
A moi la folie !”
Ces rêveries le tenaient surtout quand il voyait les jolies jeunes
filles, les tendrons éclos d’hier. Regardant, certain jour, la
charmante Louise de S*** qui, dans un bal blanc, dansait son premier
quadrille, M. Richaud murmura extasié : “Je la demanderais en mariage,
si j’avais seulement... trente-cinq ans de moins.”
Mais, n’insistons pas. Au surplus, la vérité nous oblige à dire que
c’étaient là petits écarts de paroles auxquelles la conduite privée
donnait un certain démenti–pour bien des raisons... La vie de M.
Richaud, en définitive, ne présentait aucune irrégularité grave.
Et son seul péché mignon était, nous l’avons dit, la bonne chère.
Libre penseur et voltairien, il avait mené la vie dure aux quatre curés
qui s’étaient succédé dans la commune de Saint-Léonard, qu’il
gouvernait. Saint-Léonard était mal noté à l’évêché, et les desservants
n’y vieillissaient point.
Le dernier venu, l’abbé Pastour, fut, tout d’abord, quelque peu
houspillé par le terrible Maire, et il dut “carguer les voiles”, comme
il disait, à la façon du navire devant les bourrasques.
Il était fin comme un renard, ce petit abbé-là ; il observa l’ennemi :
le civil en ceinture tricolore ; et, après réflexion, il se dit :
“L’Eglise a fléchi devant Attila, devant César, devant Barberousse,
devant Napoléon ; elle peut bien fléchir un peu devant M. Richaud ; pas
d’intransigeances ; pas de bouderies ; des concessions, tout est là :
‘Paris vaut bien une messe,’ a dit un roi qui avait de l’esprit ; eh
bien ! le bonheur de cette paroisse mérite bien un dîner par ci par là,
de gais propos, et quelque diplomatie...”
Quand, au 14 juillet 1887, les dévots et dévotes de Saint-Léonard
virent en haut de leur clocher un drapeau national, quand ils
s’entendirent déclarer au prône qu’il fallait respecter la R. F., quand
ils surent que M. le Curé avait été vu faisant visite à Mme la
Sous-Préfète, ils furent légèrement offusqués ! Mais tout cela
intéressa fort M. le Maire, et le Sous-Préfet lui ayant signalé son
curé comme un prête absolument moderne, éclairé, à idées larges,
favorable à l’action et aux projets du Gouvernement, Richaud combla son
desservant de prévenances, d’amabilités, et finalement l’invita à dîner.
A ce dîner, le petit abbé fut étincelant de verve, tint tête à son
amphytrion, le verre en main, rit aux larmes des histoires un peu
égrillardes que Richaud excellait à conter, riposta par quelques propos
assez verts, accepta volontiers de faire une partie de billard, sabla
du Moët en grillant des cigarettes, prit de la chartreuse, de
l’anisette et aussi du Winand Focking... bref, laissa Richaud
absolument enchanté. Et des relations vraiment cordiales s’établirent
entre les deux hommes.
M. le Curé avait pris cette attitude sans-gêne avec d’autant moins
d’embarras que c’était là le fond de son caractère ; la discipline du
séminaire, les austérités du diaconat et de la prêtrise n’avaient point
éteint en lui la gaieté, la nature vive et primesautière, la propension
aux allures délibérées. Et si, en général, il avait ces dehors humbles,
effacés, cette discrète componction que le sacerdoce impose à ses
adeptes, il reprenait facilement ses manières bon enfant, ses façons
joyeuses et insouciantes, aussitôt qu’il ne s’observait plus.
Pastour était entré dans les ordres assez tard, bien moins par vocation
qu’à cause des nécessités pécuniaires où l’avaient amené son
inexpérience des choses d’argent, sa prodigalité native, son
impossibilité d’être économe.
De sa vie mondaine, Pastour avait gardé un peu plus de souvenirs qu’il
n’eût fallu, ce qui amenait parfois de regrettables étourderies. Ainsi,
étant vicaire à la Primatiale, n’avait-il pas dit un jour à Mme ***, sa
paroissienne : “Vous rappelez-vous quand je vous faisais valser !...”
Le propos ayant été rapporté à l’évêque, Pastour fut
admonesté–paternellement, d’ailleurs ; car Mgr Julien, prélat sceptique
et spirituel, avait un faible pour ce vicaire dont les saillies
l’amusaient considérablement, dont la gaieté lui faisait l’effet d’un
rayon de soleil dans les brumes canoniques.
Du reste, l’évêque rendait justice aux qualités de séduction et
d’entraînement que possédait Pastour. Il ne lui avait point échappé que
ce petit vicaire aux allures évaporées, était observateur, sagace, très
fûté, diplomate à l’occasion ; qu’il avait l’esprit particulièrement
aiguisé ; qu’il était homme de ressources et d’expédients ; enfin,
qu’il possédait cet inestimable “don de plaire,” qui prime tous les
autres et qui fait les grands victorieux de la vie.
L’évêque avait plusieurs fois éprouvé qu’on pouvait faire fond sur ce
prêtre ; que Pastour réunissait là où d’autres échouaient, et qu’il n’y
avait aucun inconvénient à lui confier des missions délicates, ainsi
que des postes difficiles.
Et c’est pourquoi, sachant que la cure de Saint-Léonard était redoutée
de tout son clergé, Mgr Julien y envoya le sémillant abbé.
Tout d’abord, Richaud et Pastour se regardèrent comme chien et chat ;
le gros maire fit le boule-dogue devant l’ecclésiastique onctueux et
félin ; mais la tactique de celui-ci fut si parfaitement souple que
Richaud fut conquis.
M. le Maire était-il tout à fait la dupe des câlines flatteries, des
façons enveloppantes de l’abbé ? Non ; il avait pour cela trop de race
et de finesse ; mais, très indulgent et très bon, il ne pouvait se
résigner à contrister un aussi “gentil garçon,” comme il disait, “qui
est si prévenant, qui se donne tant de mal pour faire plaisir.” M.
Richaud pénétrait à merveille les desseins et les petits calculs de son
curé ; mais il ne les troublait point ; il le regardait faire en bon
appréciateur de son habileté, lui sachant gré de n’être point une
bête...
“M. le Curé va revenir,” avait dit Victoire.
En effet, une heure après, l’abbé Pastour et M. Richaud causaient dans
le jardin.
“Monsieur le Maire,” disait le curé, “je vous assure que l’église est
dans un état pitoyable : ce matin, le vitrail de l’abside est tombé,
vous savez, celui qui représente sainte Prudentienne... et il y a un
courant d’air !”
Richaud se mit à rire bruyamment :
“Comment !” s’écria-t-il. “Comment ! sainte Prudentienne dans un
courant d’air ! Vous avez peur qu’elle ne s’enrhume ?...”
Pastour trouvait la plaisanterie assez indigente ; mais il crut habile
de rire avec M. Richaud, au risque de paraître irrévérencieux à l’égard
d’une mémoire justement vénérée dans le comput ecclésiastique.
Et il conclut :
“Elle ne s’enrhume pas, c’est vrai ; mais, moi, j’éternue.”
“A vos souhaits,” dit le maire.
“Mes souhaits, vous les connaissez : voyons, ne ferez-vous rien, afin
que la paroisse se souvienne de votre passage aux affaires publiques ?
Vous ne pouvez pas supporter que, dans votre commune, il y ait une
église pareille ! Il faut que l’on sache que Saint-Léonard possède un
maire riche, à idées larges, tolérant pour le culte de la majorité.”
“Ta, ta, ta... répartit Richaud, des compliments ! Mon Conseil
municipal a déjà fait réparer le presbytère. Quant à l’église, vous
avez la Fabrique ; voilà, c’est l’affaire de la Fabrique.”
“Les Fabriciens attendent votre impulsion ; l’exemple doit venir de
haut : c’est vous qui devez le donner. Elle est très antique, cette
église, très belle ; sa restauration vous ferait honneur : ce serait
une entreprise digne de votre sens artistique et un emploi si
intelligent de votre fortune !...”
Richaud, défiant, se moqua :
“Ah ! les curés ! comme vous êtes malins pour subtiliser l’argent des
autres. Vous êtes roublards... mais ça ne prend pas !”
“Quel intérêt personnel ai-je à tout cela ?” riposta M. le Curé. “Ce
que j’en dis, c’est pour vous ; moi, dans peu d’années, j’aurai mon
changement ; le vicaire général ne m’aime pas, et il sait que je me
plais avec vous. Mon départ est donc très proche ; mais, vous, vous
resterez ; votre nom surtout demeurera. Je voudrais qu’on pût dire plus
tard, de père en fils : ‘C’est M. Richaud qui a rebâti l’église.’”
“C’est ça qui m’est égal, par exemple !” repartit le maire.
“Mais non, ça ne vous est pas égal : ‘Se survivre,’ voilà un avantage
qui n’est pas au pouvoir de tout le monde ! Et vous, une nature
au-dessus du vulgaire, vous ne pouvez rester indifférent à la pensée de
vivre dans la postérité ; je ne croirai jamais que vous n’ayez aucun
souci de ce qui suivra votre existence périssable.”
“Vous prêchez, mon cher !” fit Richaud légèrement goguenard.
“Je prêche un converti, d’autant plus qu’il s’agit là de votre pays
natal, lequel vous est très cher, ne me l’avez-vous pas dit cent fois ?”
Et c’était vrai. Le curé savait bien qu’il touchait là une corde
sensible... M. Richaud affectionnait l’endroit où il était né, où il
avait joué enfant, où ses parents étaient morts, où lui-même se
promettait d’être enterré ; il se sentait une certaine chaleur d’âme
pour ce clocher sur lequel venaient se condenser tant de sensations,
des souvenirs si chers...
M. Richaud restait muet, semblant réfléchir, devenu un peu plus grave
que d’habitude. Le subtil curé eut l’intuition qu’il valait mieux ne
pas insister davantage ce jour-là... “Savoir se taire,” pensa-t-il,
“après avoir su parler, tout est là... Oui... la bonne parole lancée,
la suggestion semée... cela germera en une belle moisson d’initiative
et de projets... Avec un cerveau comme celui-là, inutile d’attendre
l’obéissance...
Fara da se, comme on dit à
Rome.”.
Pas maladroit, M. le Curé : c’était vu juste ! La preuve, c’est que le
Conseil général vient d’accorder à M. Richaud, sur sa demande, un
subside de mille francs pour la réfection de l’église. De plus, M. le
Maire fait jouer toutes ses influences pour obtenir du Ministère
quelques secours : Une délibération du Conseil municipal a expliqué :
“que les fondations de l’église sont romanes ; qu’il existe dans la nef
des archivoltes de la belle époque ; que la sacristie a des voussures,
des ogives flamboyantes... ; qu’il faut conserver sur le sol provincial
ces témoignages du génie de nos pères... etc., etc.” Ce morceau
d’éloquence administrative produisit un autre billet de mille francs
pour “l’oeuvre.”– M. le maire appelait déjà son entreprise “l’oeuvre.”
On organisa dans la paroisse des quêtes ; puis une souscription où M.
le Maire s’inscrivit lui-même pour mille francs, avec cette parenthèse
(premier versement).
Richaud sollicita ses amis présents, écrivit aux absents, battit le
rappel de toutes ses connaissances, demanda de l’argent, des dons, des
cadeaux, des lots pour une tombola qu’il avait organisée avec
l’autorisation supérieure. Il rêva même une cavalcade qui
représenterait le départ du sire de Saint-Léonard pour la neuvième
croisade, d’après Villehardouin ; mais il abandonna ce projet, reconnu
périlleux pour les finances.
Richaud et Pastour furent signalés dans tous les coins du département ;
menant ensemble cette campagne de visites, de demandes, de quêtes, on
les vit partout ; ce petit curé sec comme un I, marchant à côté du
maire gros et rond comme un O, devinrent légendaires ; un mauvais
plaisant dit : “Leur silhouette produit l’effet du nombre 10 qui
marcherait.”
Dans toute la contrée on ne parla bientôt plus que de “l’oeuvre de
Saint-Léonard.” La presse s’en émut. La
Semaine religieuse
complimenta fort ce maire “qui,” affirmait-elle, “était au-dessus des
préjugés, qui donnait l’exemple de toutes les vertus.”
“Ça, c’est tout de même un peu exagéré !” dit en riant Richaud.
Naturellement, les journaux libres-penseurs s’indignèrent, publièrent
des entrefilets. Une petite feuille attaqua violemment “ce
fonctionnaire civil qui pactise avec les pires ennemis de nos
institutions.”
“Vous capituleriez ?” insinua l’abbé.
“Jamais de la vie !” s’écria Richaud, qui commençait à s’animer, qui se
piquait au jeu.
“Mais,” dit un jour le maire au curé, “il me semble que votre évêque,
Mgr de Cambremer, nous doit sa souscription ; si nous allions le voir ?”
“Excellente idée,” dit M. Pastour, “excellente...”
Monseigneur donna audience aux deux fonctionnaires, les reçut
parfaitement, félicita M. le Maire de son heureuse initiative, l’assura
qu’il lui en serait certainement tenu compte “là-haut,” et, par forme
de conclusion, proclama que si les pouvoirs civil et religieux étaient
unis partout comme à Saint-Léonard, la France serait la première nation
du monde.
Richaud et Pastour furent priés à dîner au palais épiscopal.
M. le Maire, voulant être homme de bonne compagnie, pesa ses mots,
mesura ses silences, parla de l’apaisement des esprits, rendit hommage
aux vertus du clergé français, raconta qu’il avait été enfant de choeur,
rappela sa première communion, “ce jour heureux entre tous,” comme il
disait ; bref, fit l’édification du prélat.
“Monseigneur !” conclut gaiement Pastour, “M. le Maire parle comme un
curé, ne trouvez-vous pas ? Il sera évêque avant moi, vous verrez...”
En reconduisant ses hôtes, Monseigneur annonça qu’il prélèverait sur sa
mense épiscopale deux cent cinquante francs en faveur de “l’oeuvre.”
Richaud dit à l’abbé, quand il se retrouva seul avec lui : “Mon cher,
votre évêque, il ne se ruine pas ; mais il est charmant.”
Et, de son côté, Monseigneur, rentré dans son oratoire, à la pensée que
cette entreprise diocésaine paraissait devoir être menée à bien par un
maire rural, vieux voltairien, murmurait :
“La grâce a touché cet homme : les voies de la Providence sont
insondables !...
La souscription s’était arrêtée aux environs de 4,800 francs et le
devis des architectes atteignait 22,000 francs. M. le Maire et M. le
Curé semblaient perplexes, quand, un matin, le facteur apporta un pli
chargé.
Ce pli, à l’adresse de M. le Maire, contenait 500 francs avec une carte
: “Comtesse Fourquemin de Trousseaumont du Grand-Val.”
“Tiens !” s’écria M. Richaud, “comment avions-nous oublié cette
excellente dame ?”
La nouvelle donatrice habitait un pays voisin, en son manoir du
Grand-Val. Sa piété, son grand nom et aussi ses larges aumônes
l’avaient mise, depuis longtemps, très en faveur près de l’évêché.
C’est là qu’elle avait connu l’oeuvre de Saint-Léonard et l’échec qui
semblait l’attendre.
Mme Fourquemin était bonne âme, convaincue qu’elle améliorait sa vie
future par des oeuvres pies, très friande d’ailleurs des éloges
raffinés, des égards, des approbations admiratives que lui prodiguait
le clergé de la Primatiale.
Le grand-vicaire, homme très délié d’intelligence, très expert à manier
les humains par leurs défauts, obtenait d’elle tout ce qu’il voulait
quand il lui disait en s’inclinant cérémonieusement, avec une gravité
respectueuse : “Madame la Comtesse.”
D’autant plus entichée de son titre qu’elle s’avouait, en son for
intérieur, n’y avoir qu’un droit assez nébuleux, Mme Fourquemin faisait
grand étalage de ses alliances, de ses parentés, de sa généalogie, de
l’antiquité de sa race. Y avait-il en tout cela quelque imagination ?
D’Hozier seul eût été assez documenté pour pénétrer ces mystères du
blason.
Pure légitimiste, elle avait porté le deuil de la Maison de France,
tenait les d’Orléans comme d’assez petite noblesse et professait que le
vrai souverain de la France c’était, par droit de naissance, le roi du
Portugal...
Veuve depuis dix ans, elle avait toujours refusé de se remarier :
eût-elle trouvé dans l’armorial français un nom plus ronflant que le
sien–et surtout plus long ?
Avec cela, précieuse, petite-maîtresse, se donnant des airs de lys
immaculé.
Il fallait l’entendre dire, avec une moue de dédain :
“Je n’aime point Paris : vous comprenez... tous ces coudoiements...
dans la foule vulgaire... Je reste dans mes terres... Autrefois,
j’aimais assez la mer ; dans mon enfance, j’y allais parfois me
baigner, mais le matin seulement, afin d’avoir une eau qui n’eût pas
encore servi !...”
... Lorsque Richaud et Pastour vinrent la remercier pour sa généreuse
offrande, ils se trouvèrent en présence d’une personne assez replète,
d’aspect imposant, portant beau, coiffée à la Marie-Antoinette, qui les
reçut avec des façons de l’ancienne cour, énuméra ses prétentions
héraldiques, proclama que soutenir la religion constituait un privilège
de l’aristocratie ; que c’était là, du reste, une tradition dans sa
famille ; qu’un de ses aïeux avait collaboré à Saint-Etienne de Caen,
qu’un autre avait légué sa fortune pour restaurer “l’abbaye de
Saint-Wandrille,” qu’une du Grand-Val était morte supérieure aux
Bénédictines, etc...
Très finement, Pastour fit observer que c’était pour lui un bonheur
inespéré que de rencontrer la représentante d’une famille aussi noble
et aussi généreuse. Il expliqua que, si Madame la Comtesse voulait bien
protéger l’oeuvre, tout irait à bien :
“Nous avons épuisé nos moyens d’action,” conclut-il ; “nous sommes gens
de peu, tandis que vous, Madame la Comtesse, avec vos puissantes
relations... tout vous est possible... quel beau rôle pour vous !...
les bénédictions du Ciel la reconnaissance des fidèles...”
Et c’est ainsi qu’à la grande satisfaction de Richaud (que tant de
démarches, tentatives, correspondances et suppliques avaient légèrement
fourbu), Mme de Trousseaumont du Grand-Val consentit à prendre la
direction du mouvement.
Et la comtesse fit si bien, se démena avec tant d’ardeur, tant de zèle,
que, six semaines après, les 22,000 francs étaient trouvés.
Ce jour-là, l’abbé Pastour dit la messe à l’intention des familles
Fourquemin–de Trousseaumont–du Grand-Val–et autres...
Les travaux commencèrent, et grâce à l’activité de Richaud et du curé,
furent menés bon train.
Pendant ce temps, la comtesse, très emballée, très fiévreuse, courait
les brocanteurs, les marchands d’antiquités, et achetait des
bas-reliefs, des cadres, quelques fûts, des colonnes, des stalles, deux
retables, un chemin de la croix, une statue de sainte Barbe.
Elle écrivait à M. le Maire :
“J’ai acheté deux pierres tombales pour le choeur ; ce n’est pas cher,
eu égard à leur antiquité : l’une est de 1482 ; l’autre est encore plus
ancienne ; seulement, il faudra rayer l’épitaphe de celle-ci, car ce
n’est pas un nom de sainte–bien loin de là...”
M. le Curé réclamait un confessionnal et des fonts baptismaux.
“Oui,”
appuyait Richaud, “qui faisait de l’esprit, il nous faut des
fonds
baptismaux ; c’est d’autant plus nécessaire que la natalité
paraît s’élever (l’annonce de nos grands projets a comme galvanisé
notre population). Et d’ailleurs, on ne saurait trop fêter la natalité
des petits Français.”
Les travaux occasionnèrent dans l’église tout un déménagement, presque
une démolition intérieure.
Maçons, charpentiers, peintres, décorateurs, mirent tout sens dessus
dessous. Il fallut notamment descendre de leurs socles toutes les
statues, et cela ne se fit point sans quelques avaries déplorables.
Sainte Monique avait un bras de moins ; le nez de saint Crépin se
trouvait endommagé ; les autres, saint Hubert et saint Côme, étaient
dépeints, éraflés, éborgnés, invalides.
Impossible de les faire figurer dans l’église restaurée ; d’ailleurs,
des statues neuves allaient venir. Que faire des anciennes ? Cela
préoccupait beaucoup M. Richaud qui, dans ses visites aux travaux,
s’arrêtait souvent en face du quatuor lamentable.
Il se demandait :
“Mon Dieu ! où vais-je fourrer tous ces gens-là ?”
Le curé lui donna une idée.
“Dites donc, mon maire, savez-vous ? Il faut les repasser à mon
collègue de Foulbec : son église à des niches vides : ça ira très bien.”
Et c’est ce qui fut fait. Les quatre bons saints s’en allèrent dans une
charrette. Ils étaient navrants, les quatre bons saints !... et leurs
yeux semblaient reprocher à Richaud la déchéance, l’exil où il les
condamnait.
M. Richaud était-il superstitieux ? Non : il eut tout de même un
regret, quelque chose comme du chagrin, en voyant enlever ces
personnages qu’il avait tant regardés, tant admirés, quand il était
enfant de choeur... Ils lui rappelaient un doux passé, les premiers
frissons de sa foi, ses naïves espérances, tant de jeunes émotions !...
Des souvenirs attendrissaient son coeur... Et il se rappela les beaux
vers du poète :
Objets inanimés,
Avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme
Et la force d’aimer ?
Il y avait en lui comme le palpitant réveil des vieux sentiments de
piété et d’idéal amour... Une aurore de divine lumière s’était levée
sur son âme... C’était la jeunesse radieuse et fervente... c’était
l’ineffable enfance... Mais cette aube éphémère allait tout-à-l’heure
être noyée en un crépuscule glacé.
Elle avait sonné, cette minute fatidique de la séparation, toujours
imprégnée de diffuse douleur... les petites poupées miséreuses parurent
nimbées par le reflet mystique de l’illusion, par le souvenir des
belles choses évanouies qu’elles évoquaient...
Parties, disparues, les figurines enluminées !... Quels invisibles
liens les attachaient donc à M. Richaud ?... Il se sentit tout-à-coup
très triste, comme s’il venait de perdre une parcelle de lui-même, la
meilleure, celle qui portait ses premiers rêves, son innocence, la
pureté et l’ingénuité de son être.
Opprimé d’une mélancolie inexpressible, il murmura :
“Mes pauvres vieux, ô vous, les amis des jours lointains... adieu...
adieu...”
Et je crois qu’une larme mouilla sa paupière–M. Richaud pleurait assez
facilement...
...“Venez immédiatement Paris, avec abbé,” telle est la dépêche que la
comtesse envoya un matin à M. Richaud. Le maire et le curé prirent
l’express : dès qu’elle les vit, Mme Fourquemin s’écria :
“Nous avons oublié le principal : il nous faut des reliques...”
“Comment ? des reliques...”
“Eh oui donc ! des restes du saint... de saint Léonard.”
“Où en trouver ?” interrogea Pastour.
“A Maëstricht,” dit Mme Fourquemin... “il y en a... j’en suis sûre...
on peut vous en céder, je suppose, en y mettant le prix : je paierai :
vous ne paraissez pas vous douter, mon cher curé, de l’importance de ce
fait. Savez-vous bien que ces reliques attirent chaque année un
pèlerinage très fructueux pour Notre-Dame de Maëstricht ? Eh bien !
voyez-vous un pèlerinage dans votre paroisse ? dites... le voyez-vous ?
ce serait superbe !... quels offertoires !... quelles aumônes dans les
troncs ! que d’
ex-voto ! ”
Une heure après, Richaud et Pastour étaient dans le rapide, et, le
lendemain matin débarquaient à Maëstricht.
Mais, là, ils se heurtèrent à un refus poli. Les autorités
écclésiastiques de l’endroit flairèrent une concurrence à leur
pèlerinage, qui était pour eux source d’or inépuisable.
M. l’Archiprêtre de la Cathédrale fut intraitable, le prit de haut,
parut indigné : “On ne vend pas les reliques d’un saint...” dit-il d’un
air pénétré... “un pareil sacrilège ! Jamais !... vous m’entendez... à
aucun prix...”
Le maire et le curé revinrent à Paris, assez déconfits, penauds.
“Madame”, dirent-ils à la comtesse, “résignons-nous ; inaugurons sans
les reliques.”
“Jamais de la vie ! ce serait raté. Mais, attendez ; à Rome, il doit y
en avoir, des reliques... les martyrs... les catacombes...”
“Je crois bien !” dit Pastour : “il y a un dépôt – un dépôt de
reliques... vous voyez cela !”
“Eh ! bien,” poursuivit la comtesse, “écrivons à Rome, au préfet des
rites.”
La demande fut faite par l’intermédiaire de monseigneur, de la
nonciature, et de notre ambassade près le Saint-Siège.
La réponse fut un désastre : elle émanait du cardinal vicaire, parlant
au nom de la Congrégation des reliques :
“Le corps de saint Léonard est perdu depuis plus de trois cents ans.”
Mais une autre lettre vint, signée par le secrétaire du “préfet de la
sacristie.” Elle disait :
“Le corps du bienheureux est perdu, c’est vrai ; mais nous possédons
certains indices... des vestiges qui peuvent amener à reconnaître
l’authenticité, etc... mais il y aurait des recherches, des
vérifications, par conséquent des frais... ce seraient les ‘grandes
reliques,’ il faudrait 2000 francs.”
Alors des dépêches s’échangèrent :
“Trop cher.” – Richaud.
“Pourrions vous céder fragment péroné saint Eustache, 700
francs.”– Sacristain camérier.
“Impossible : nous fêtons saint Léonard et pas saint Eustache.”– Richaud.
Une autre dépêche proposa saint Magloire, qui fut également repoussé.
Mais les négociants en reliques ne cessaient point leur correspondance
: saint Pépin fut offert à un prix avantageux ; sainte Adèle était
“pour rien,” si l’on peut s’exprimer ainsi.
Mais, à la fin, Richaud se lassa et ne répondit plus aux lettres.
Il devenait sceptique. Du reste, on lui avait dit qu’à Rome, sacriste
de Saint-Pierre, bureaux du vicariat ou de la custode, tiennent un
négoce de reliques fort suivi. Même il savait que les sceaux, lettres
et cachets d’authenticité n’empêchent pas quelques os de mouton de se
glisser à la place de fragments soi-disant vénérables... Alors, il se
méfiait...
La question devenait insoluble ; c’était désolant. M. le Maire et M. le
Curé revenaient à leur idée : pas de reliques ! Mais la comtesse
s’entêtait, demandant des fragments de saint Léonard à toutes les
sacristies, à tous les couvents.
Or, voici que, certain jour, elle reçut la visite d’un monsieur
parfaitement mis, aux façons patelines, qui se dit antiquaire, ancien
élève de l’Ecole des Chartes, membre libre de la Société pour la
reconstitution des documents de l’histoire de France.
“Madame,” dit ce personnage, “j’apprends que vous cherchez des reliques
de saint...”
“Saint Léonard,” acheva la comtesse.
“Comme ça se trouve ! je possède précisément une phalangette de saint
Léon... saint Léon, pape célèbre par sa rencontre avec Attila.”
“Oui,” dit Mme Fourquemin, un peu hésitante, “mais j’aurais voulu saint
Léonard.”
“Ah ! mais, au fait,” déclara l’antiquaire, “attendez ; le certificat
d’authenticité peut bien avoir mis Léon pour Léonard, par
abréviation,-je serais même assez porté à le croire... Du reste à cause
de ce léger doute, je veux vous faire bénéficier d’une occasion et vous
céder en même temps un pariétal de saint Martin.”
“Saint Martin...” observa la comtesse : “il y en a bien, des saint
Martin.”
“Oui ; mais le mien, c’est le grand, l’évêque de Tours, et, entre nous,
c’est un autre personnage que votre saint Léonard, ermite bien oublié
maintenant. Et puis, un pariétal, un segment du crâne, siège de
l’intelligence, vous comprenez, c’est bien plus noble, cela représente
une autre valeur qu’un tibia ou un humérus.”
“Evidemment,” appuya la comtesse.
“A cette occasion,” poursuivit l’antiquaire, “j’ai un frontal, aussi ;
mais le saint est moins connu... saint Hubert.”
“Mais,” dit la comtesse, “saint Hubert m’irait assez ; nous avons
justement son nom parmi les patrons de l’église.”
“Alors, c’est au mieux...”
Mme Fourquemin semblait réfléchir sur un point difficile. Enfin, elle
demanda :
“Et... ont-elles fait des miracles, au moins, vos reliques ?”
“L’antiquaire eut un battement des paupières–avec certain regard de
côté vers son interlocutrice... ne sachant trop jusqu’à quel point il
pouvait tabler sur la crédulité de celle-ci, – et, rapidement, il dit :
“Parfaitement, et..., des mieux constatés... Voyons, les trois objets,
je vous laisse le tout à mille francs.”
On conclut l’opération pour sept cent vingt-cinq francs, et la comtesse
donna des instructions pour que phalangette, pariétal et frontal
fussent mis dans des châsses avec les certificats d’origine.
L’antiquaire expliqua, du reste, que ces reliques faisaient partie de
celles que Louise de France avait perdues au moment de la Révolution.
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L’inauguration de l’église fut enfin fixée au 9 juin ; on avait parlé
d’attendre jusqu’au 6 novembre, fête du bon saint, ou bien jusqu’au 8,
mémorial des “Saintes Reliques ;” mais Richaud, la comtesse et le curé,
étaient aussi impatients l’un que l’autre. D’ailleurs, la saison d’été
semblait, pour le succès de l’oeuvre, plus propice que le pluvieux
automne. Il fut donc décidé que l’on procéderait tout de suite à la
cérémonie. Mgr Julien avait expressément promis de venir lui-même
consacrer la nouvelle maison du Seigneur, faisant ainsi concorder cette
solennité avec une tournée de confirmation.
Mais la comtesse était possédée par la folie des grandeurs : un seul
évêque, cela ne lui suffisait pas ! Elle pria Monseigneur d’inviter
quelques prélats voisins. Ne pourrait-on avoir un archevêque, et
même... une Eminence en chapeau rouge, en
cappa magna ?
Très désireux de faire plaisir à une personne aussi pieuse et aussi
profondément dévouée aux intérêts de l’Eglise, Monseigneur fit ses
invitations.
Le cardinal-archevêque de Caen, dont il était suffragant, s’excusa, lui
envoyant souhaits paternels, félicitations, promesses de prières.
L’évêque d’Argentan répondit :
“Monseigneur,
“Au milieu des jours d’épreuve, il est des jours consolateurs : j’ai
été pénétré de joie à l’annonce de cette solennité tout à la gloire de
votre ministère épiscopal ; je rends grâces au Seigneur qui a permis
que son Nom fût glorifié en vous et par vous ; des fêtes comme celle
qui se prépare rehausseront le prestige de notre belle religion qui
triomphera enfin de ses ennemis ; j’en trouve le présage dans l’ardeur
de ce maire, incroyant jusqu’ici, demain fervent fidèle et néophyte.
Puisque vous voulez bien m’inviter, je serai là près de vous, priant
avec vous pour la conversion des pécheurs, suppliant comme vous le
Très-Haut, moi le plus humble d’entre ses serviteurs....
“Votre affectionné frère en J.-C.
“┼ ELOY.”
“P.S.- J’espère que ce petit déplacement sera favorable à mon estomac
toujours en assez triste état. La Providence me donnera peut-être la
guérison. J’en ai grand besoin, ne comptant plus sur les médecins
terrestres.”
L’évêque de Granville (ancien aumônier de la flotte–qui avait des
lettres), acceptait également, avec sa bonne humeur habituelle :
“Dilectissime,
“Avec grand plaisir, cher ami, mais à une condition : vous ne me
demandez ni sermon, ni instruction, ni même allocution. Rien que la
joie de vous revoir, avec la satisfaction d’oublier un peu toutes mes
préoccupations, tant diocésaines que départementales,-une partie de
campagne rien d’autre, n’est-ce pas ?...
“Pendant ces quelques jours sans souci, j’oublierai la fastidieuse
consigne :
Episcopus sum, pour ne me souvenir que des mots si
charmants par lesquels Cicéron terminait ses lettres :
“
Vale et me ama.
“┼ MAURISSET.”
Aux trois soutanes violettes ainsi annoncées, la comtesse prétendit
joindre une robe de moine. C’était d’autant plus nécessaire que
Mgr Maurisset refusait de prêcher, décidément. Touché par une
très riche aumône, le prieur de la Flèche promit d’envoyer le Père
Téby, de l’ordre de saint Dominique.
Richaud, qui aimait la symétrie, aurait désiré un quatuor d’évêques,
et, devant l’impossibilité d’avoir aucun autre prélat, ni
métropolitain, ni suffragant, ni abbé mitré, il avait proposé un évêque
in partibus. On n’en avait pas sous la main. La comtesse parlait déjà
d’inviter un chanoine de Latran ou quelque référendaire à la signature
papale... on paierait le déplacement. Voilà tout...
Or, voici l’embarras qui advint :
La comtesse arriva un matin chez M. Richaud, paraissant exaltée d’une
joie extraordinaire.
“Nous l’avons, votre quatrième évêque !” s’écria-t-elle.
“Vous êtes magicienne, chère Madame.”
“Seulement, voilà... Il ne l’est qu’à moitié.”
“
In partibus infidelium ?” interroge Richaud.
“Non : c’est le curé de Saint-Florent... il a le droit, par faveur
papale et moyennant la création de je ne sais quelle prébende, de
porter les insignes épiscopaux, mais seulement pendant quatre jours par
an ; et il a promis de faire concorder ces quatre jours avec notre
fête. Etes-vous content ?”
“... Vous savez : il est protonotaire apostolique, et il a le droit de
porter des glands verts à son chapeau !”
Richaud et Mme Fourquemin se réjouissaient fort de cette aubaine,
quand M. le Curé apparut, brandissant un télégramme.
“Il accepte !...”
“Qui donc ?...”
“Monseigneur Bertigny, évêque
in partibus de Gabès : ce sera le
quatrième demandé.”
“Mais, nous avons déjà un quatrième !” s’écria la comtesse.
“Oui,” dit Richaud, “ça va nous en faire trop.”
M. le Curé paraissait embarrassé, atterré...
“C’est que... c’est que...” balbutia-t-il, “j’avais encore invité dom
Firmin, le révérendissime père, abbé mitré du mont Saint-Michel... il
va venir aussi, très probablement, dom Firmin.”
M. le Maire parut fâché.
“Ah !” s’écria-t-il, “vous êtes extraordinaire, l’abbé, avec vos
invitations irréfléchies ! Où voulez-vous caser tant de monde ?
Faudra-t-il loger tous ces prélats chez l’habitant, comme des
militaires ?...”
Mais ce ne fut qu’une alerte. Dom Firmin écrivit quelques jours après
qu’il était obligé de partir pour Rome. Et le digne religieux eût été
quelque peu scandalisé s’il avait entendu le soupir de soulagement avec
lequel M. le Curé lut sa lettre d’excuses.
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C’est demain le grand jour ! M. Richaud est dans toute la fièvre des
préparatifs ; on le voit préoccupé, inquiet, nerveux...
Mlle Victorine, sa bonne, le regarde, paraît très étonnée et
murmure :
“Aurait-on jamais cru que Monsieur se mettrait dans des états pareils
pour les messieurs prêtres ? les calotins, comme il disait...”
Elevant la voix, elle demanda :
“Alors, Monsieur, il arrive ce soir mon... votre seigneur.”
“Comment ! Qu’est-ce que tu dis ?... Mais, mon seigneur, c’est le tien
aussi, imbécile.”
“Ne vous fâchez pas, Monsieur.”
“Ah ! j’ai peur que tu ne t’embrouilles, que tu ne dises des niaiseries
en parlant à tous ces personnages... Voyons... Sais-tu comment on dit,
en s’adressant à un évêque ?”
Victorine réfléchit, paraissant chercher dans sa mémoire... Elle
répondit enfin...
“On dit : Son Eminence.”
“Mais non !” cria Richaud.
Victorine se reprit :
“Sa Sainteté !... Sa Béatitude !...”
“Non, non, non ! on dit : ‘Sa Grandeur,’ là... Sa Grandeur... Et au
dominicain ?”
“Ah ! ça, j’sais bien : on dit : ‘Mon Père’...”
“Très bien,” dit Richaud, calmé : “fais attention, hein ?”
Et il ajouta, en sortant :
“A tous du reste, il faudra causer ‘à la troisième personne.’”
Ces mots et la façon nerveuse dont ils furent prononcés troublèrent la
pauvre servante, qui, se rémémorant peu à propos sa grammaire, murmura :
“La troisième personne ?... C’est ï... celle... qui parle... ?”
Il y eut un peu de désordre quand les prélats arrivèrent, avec leurs
chapelles : on installa NN. SS. de Cambremer et de Granville chez M. le
Maire, NN. SS. d’Argentan et de Gabès chez la comtesse, M. le Curé de
Saint-Florent et le Père dominicain au presbytère... Le menu fretin des
chanoines, doyens et archiprêtres furent logés chez les conseillers
municipaux.
Mais pareil concours de dignitaires en un seul village attira beaucoup
d’ecclésiastiques : curés, vicaires, abbés, diacres, séminaristes,
frères des écoles chrétiennes, franciscains, jésuites, carmes, toutes
les formes de la soutane apparurent en un pullulement noir et gris :
les presbytères voisins de Saint-Léonard furent transformés en
hôtelleries.
Le grand-vicaire abbé Austin, l’ennemi de Pastour, arriva parmi les
derniers ; et le malin curé de Saint-Léonard se fit un plaisir de lui
annoncer qu’il devrait aller chercher un gîte à deux lieues de là...
Le grand-vicaire fit la grimace, argua que son service auprès de
Monseigneur s’opposait à ce qu’il se tînt éloigné et déclara qu’il
resterait au besoin sur une chaise dans la salle à manger.
“M. le Grand-Vicaire,” dit Pastour, “je ne le souffrirai pas...
veuillez prendre ma chambre.”
L’abbé Austin se récria, s’en défendit.
Pour rien au monde, il ne voulait être l’obligé de ce Pastour détesté ;
cherchant dans la maison, il découvrit un appartement assez dénudé où
étaient des claies d’osier, des fruits, des conserves, des arrosoirs.
Avec deux couvertures et un matelas, le grand-vicaire s’installa tant
bien que mal.
“Voilà mon campement,” dit-il : “je suis habitué à la dure : un prêtre
est un soldat.”
A la pensée d’avoir hébergé le grand-vicaire dans un fruitier, l’abbé
Pastour riait comme une petite folle.
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Le programme de la cérémonie comportait d’abord une procession pour
aller chercher à la gare les reliques, qui, préalablement, avaient été
mises dans un wagon transformé en reposoir.
Le déploiement fut superbe : chacune des châsses était portée par
quatre prêtres qu’escortaient des pompiers reluisants : la fanfare
municipale de Saint-Wast prêtait son concours et joua un pas redoublé.
L’armurier de Falaise avait amené son canon qui tirait tous les quarts
d’heure, faisant un tapage considérable. Comme un des saints répondait
au vocable de Hubert, M. de Villadary, grand chasseur voisin,
lieutenant de louveterie, avait demandé à faire partie de l’escorte. Il
était là avec ses piqueux, ses trompes de chasse, son équipage, ses
chiens, des messieurs en habit rouge portant le bouton de sa chasse –
et cet appareil de vénerie, ces cavaliers, donnaient à la procession un
cachet particulier, une apparence de défilé moyen-âge.
Les dames de la confrérie Sainte-Barbe, les enfants de Marie, les
vierges, les frères de charité suivaient, avec des bannières. Le petit
séminaire de Bagnolles avait envoyé une délégation.
Superbes, les évêques, en leur démarche majestueuse de procession.
Seul, le curé de Saint-Florent... Il était trop petit, le pauvre ! A
l’église, cela passait encore : dressé sur un tabouret de sa stalle, il
avait une silhouette assez décorative, avec sa mitre, exprès commandée
énorme. Mais ici, en plein air, la mitre écrasait le corps trop court
dont elle semblait la moitié supérieure.
Villadary, qui était goguenard, murmura :
“Drôle, celui-là ; on dirait qu’il a la tête au milieu du corps !”
On comptait trois kilomètres de la gare à l’église ; et voici que le
temps, assez douteux jusque-là, devint menaçant.
Mgr de Granville, voyant ces signes de pluie prochaine, parut vexé et
dit à Richaud qui marchait à côté de lui.
“Croyez-vous que c’est de la chance ! j’ai ma mitre neuve et la plus
belle de mes chapes : tout cela va être dans un bel état, tout à
l’heure ! je vais en avoir pour 450 francs...”
Prenez mon parapluie... fit obligeamment M. le Maire.
“Non, ce ne serait pas convenable,” répondit le prélat ; “il faut se
résigner...
ad majorem Dei gloriam.”
“Au petit bonheur,” traduisit le Maire.
Mais, qu’est-ce ?... Voici que le temps s’éclaircit tout-à-coup ; un
rayon de soleil perce la brume et fait scintiller la cristallerie à
facettes qui orne les châsses sacrées... Cela parut un prodige.
“C’est le premier miracle qu’accomplissent nos reliques,” dit la
comtesse, radieuse.
“Le fait est,” affirma Sa Grandeur, “que c’était un fort grain, comme
on dit à Granville et sur la flotte : je m’y connais ; c’est surprenant
qu’il se soit dissipé si vite... Surprenant.”
“Le doigt de Dieu !” conclut Monseigneur Eloy, d’une voix grave,
pénétrée...
L’office fut tonitruant ; des chantres étaient venus de dix paroisses
voisines, et ces paysans à voix énorme faisaient assaut de sonorité...
Il y avait bien par ci par là certains flottements, quelques
divergences de ton et de mesure, faute de répétitions préalables ; mais
dans les ensembles, c’était très bien ; certains unissons furent
immenses et parurent faire sur l’auditoire un effet considérable !
Les séminaristes de Bagnolles chantèrent le “Christus vincit” ; tous
les versets de ce psaume étrange étaient précédés d’un compliment en
latin psalmodié à l’adresse des évêques présents, l’un après l’autre. A
chaque strophe, le choeur s’arrêtait devant un des prélats, et NN. SS.
inclinaient doucement la tête en signe de remerciement.
Le dominicain eut aussi son verset laudatif... Mais le moine,
aristocrate du clergé, parut ne pas s’apercevoir de cette liturgie...
il n’entendait pas le “christus imperat” à lui destiné.
M. le Curé de Saint-Florent s’attendait bien à recevoir aussi une part
de la petite litanie. Mais (soit inadvertance, soit ordre secret du
grand-vicaire qui fulminait intérieurement contre le pseudo-évêque),
les chanteurs passèrent devant lui, sans s’arrêter.
Le voyant très mortifié, Pastour, qui était bonne âme, donna un ordre à
deux enfants de choeur thuriféraires ; peu après, ceux-ci se
présentaient devant M. de Saint-Florent, puis, la main gauche sur le
coeur, ils l’encensaient... Et jamais le parfum sacré ne parut si doux à
des narines humaines.
Tout fut à souhait... Une seule critique néanmoins. Au moment de
l’élévation, la fanfare municipale joua encore son pas redoublé ! Sur
une observation de M. Pastour, le chef de musique fit cette réponse
péremptoire : “Nous avons bien aussi une marche, mais nous ne la savons
pas suffisamment...”
M. le Maire siégeait au banc d’oeuvre, entouré du Conseil municipal. Il
paraissait au ravissement, M. le Maire ! Et ses regards se portaient
souvent avec une complaisance marquée vers le vitrail de l’abside–celui
de sainte Prudentienne, où l’on voyait certain Père de l’Eglise
agenouillé sur un prie-dieu, offrant des palmes à saint Léonard. Et ce
Père de l’Eglise, c’était M. Richaud admirablement portraicturé !...
Mme Fourquemin s’était beaucoup préoccupée de cet office qu’elle
voulait pompeux, solennel, mémorable. Elle avait habillé un des
chantres ordinaires en suisse, avec hallebarde et plumet. L’huissier de
sacristie en robe noire, chaînette, claque et bâton de bailli, était
représenté par un des frères de charité, vêtu ainsi pour la
circonstance. Et les deux appariteurs parcouraient la nef et les
bas-côtés, d’après les indications, les signaux de la Comtesse.
Comme elle était agitée, l’excellente dame ! Elle s’occupait du pain
bénit, des bannières, des quêteuses, du voile de la sainte Vierge,
allait discrètement arranger un pot de fleurs sur l’autel latéral,
redressait un tableau du chemin de croix, faisait “chut !” aux gens qui
marchaient trop fort, gourmandait les enfants de choeur, faisait
manoeuvrer les suisses et le bedeau.
Considérant que toute cette organisation était un peu son oeuvre, elle
oubliait de se tenir en place, ainsi qu’il convient d’habitude, eu
égard à la majesté de ces liturgies où la femme n’est point admise.
L’abbé Pastour, du coin de l’oeil, surveillait ses allées et venues ; et
il se disait moitié souriant, moitié inquiet :
“Elle va monter en chaire, tout à l’heure, bien sûr... Décidément, elle
devient un peu encombrante, la mère Fourquemin !”
A vêpres, le dominicain fit un sermon.
Jamais les gens de Saint-Léonard et environs n’avaient entendu parole
aussi puissante, à ce point pathétique ; et une sympathie ardente
montait d’eux jusqu’à lui. Conscient de l’effet produit par son
discours sur cet auditoire de rustres naïfs et robustes, l’orateur se
livra... il sentait le souffle inspirateur, le dieu... il se révélait à
lui-même tribun, pythonisse.
La foule haranguée par lui le galvanisait ; il était la voix de ces
bouches ouvertes ; il s’extasiait à tous ces visages rigides sous la
tension émotionnelle ; il reçut la caresse de tous ces yeux
magnétiques, le souffle chaud de ces poitrines... il perçut la rumeur
qui grondait sous tous ces fronts, la houle qui charriait en ces veines
gonflées la haine et l’amour... il entendait ces coeurs battants... et
c’était, pour tout son être éployé, une douce communion !...
Dans cette église modeste, à l’adresse de ces campagnards fixes en leur
recueillement, il trouva des accents bibliques qu’il n’eût jamais
imaginés ni prononcés à la Madeleine, à Sainte-Clotilde, dans les
cathédrales de l’aristocratie ; avec sa couronne de cheveux, les
méplats puissants de sa figure, sa pâleur, l’ampleur de ses gestes, il
apparaissait superbe, drapé dans sa robe noire et blanche.
L’enthousiasme n’était pas encore apaisé quand le Père sortit de
l’église ; les paysans l’entourèrent en un vaste élan dominateur.
Obéissant à la suggestion qui de toutes parts l’opprimait, il dut
parler encore. Et, en plein air, monté sur un tronc d’arbre, il
prêchait...
Quand, exténué enfin, le dominicain s’arrêta, il comprit les
évangélisations miraculeuses, le prophétisme, le sermon sur la
montagne. Il s’expliqua la magie de l’impression réflexe, le subit
éclat d’un cerveau actionné en grande marche par la ferveur contagieuse
des sincères, par la fougue inaltérée des “pauvres d’esprit,” par
l’électricité vivante qui rayonne d’une multitude crédule et
passionnée. Il connut la source mystique où les grands agitateurs
religieux, les Savonarole et les Pierre l’Ermite, puisèrent leur génie.
Et il se disait : “Le prêtre parlant à la plèbe violente et mobile, à
la plèbe, élément simple de notre astre, à la plèbe qui manifeste les
marées de la vie comme l’océan manifeste les marées de la mer... quel
beau rôle ! Ce n’est plus le prédicateur apprêté, le rhéteur en scène
qui s’adresse aux spectateurs trop raffinés, aux coeurs usés, aux êtres
de civilisation ; il fait oeuvre vaine, celui-ci, car il parle à ‘ceux
qui ont des oreilles et qui n’entendent point’ ; il est la voix
‘clamans in deserto,’ criant parmi les passereaux frivoles, et ne
parvenant point à faire vibrer les cervelles d’oiseau... Aux carrefours
et dans les chemins, c’est là qu’on trouve le sauvageon d’humanité,
l’être de nature, le bel être farouche dont la substance est vierge
d’émotions, dont l’innervation demeure sensible aux déflagrations de
l’esprit, dont l’énergie se déchaîne fougueuse ainsi qu’aux époques
originelles. Les princes du verbe, les rois de la pensée n’ont-ils pas
eu toujours une prédilection pour ce paysan tranquille et grave ?
N’ont-ils pas recherché ce simpliste, cet humain doux à la fois et
tragique dans lequel fermentent et bouillonnent facilement les sèves de
la vie sous le levain d’une parole
ardente.”...................................................................................................
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Après la cérémonie religieuse, ce fut une fête gargantuesque offerte
par M. le Maire aux dignitaires de l’Eglise, aux autorités, aux dames
en toilettes claires... – C’étaient les noces de Cana chez un maire de
campagne...
Mets succulents, vins généreux, gaieté gauloise, rien ne manquait. Et
le festin, véritable bombance, fut digne de l’amphytrion.
MM. les ecclésiastiques apprécièrent beaucoup les plats raffinés, les
surprises culinaires qu’on leur présentait : les langues se déliaient,
s’affranchissaient des habituelles contraintes.
“Fameux pâté !” disait Mgr Julien... “fameux.”
“Et ce Romanée !” ajoutait Mgr de Gabès ; “j’en ai bu du pareil
en Tunisie”.
“Impossible !” objectait l’ancien aumônier de la flotte...
“impossible ! Celui-ci est fait avec des sèves de France ! Honneur à
notre excellent ami, M. le Maire de Saint-Léonard, qui nous héberge
royalement. ”
M. Richaud débitait des aphorismes médicaux à l’évêque d’Argentan :
“Goûtez ce cliquot, Monseigneur ; c’est souverain contre les mouvements
de bile dont vous souffrez. Aussi, quelle idée avez-vous de faire
maigre chère, de jeûner, de vous adonner aux mortifications ! Le bon
Dieu crée les fruits, la viande et les vins pour qu’on y goûte, je
suppose ! L’estomac est fait pour la nourriture, et non point pour les
privations et l’abstinence : c’est vous-même qui vous êtes rendu malade
: à votre santé !”
Mgr de Granville, très rouge, très allumé, raconta, de sa belle
voix grasse, avec une verve soldatesque, des histoires qui firent rire
aux éclats.
“Le rire !” disait encore Richaud à son voisin, “voilà une chose
excellente pour la digestion...”
Le grand-vicaire, toujours d’aspect ascétique et plus que jamais
réservé, mangeait peu et ne buvait point. Il était accaparé par la
comtesse qui, minaudante, lui exposait ses prétentions aristocratiques.
“Ma grand’tante,” disait celle-ci, “écartelait avec la branche cadette
des Lussac-Montgommery...”
Elle exultait, la comtesse, en ce festin, parmi ces dignitaires de
l’Eglise (commensale naturelle de la Noblesse). Elle dit tout-à-coup à
son voisin :
“Vous, Messieurs du clergé, vous êtes les représentants de cet
admirable Moyen-Age héroïque et chevaleresque, de ces siècles d’épopée
où les preux et paladins mouraient pour la ‘dame de leur pensée.’”
Elle parlait très haut, s’animait... Tandis que l’abbé Austin,
interloqué, un peu ahuri, se plongeait dans le plus sacerdotal des
mutismes.
Au dessert, il y eut des toasts. Mgr Julien célébra le renouveau du
christianisme dans la patrie française.
Le médecin lui répondit ; et, levant son verre à NN. SS., il conclut :
“La religion est une des forces morales du pays.”
Le conseiller d’arrondissement, personnage politique assez radical,
parla aussi : il le prit d’abord de très haut, en homme sûr de
l’importance, de la solennité de son discours. Il débuta ainsi : “Je
viens à vous avec des paroles de paix, etc.” Mais il était orateur
médiocre... bien qu’il eût écrit d’avance son discours ; ayant voulu
paraître improviser, il perdit le fil de sa mémoire, s’embrouilla... il
lui parut honteux d’atteindre son papier ; la fin ne fut pas digne du
commencement, et la péroraison s’acheva au milieu de la discrète ironie
de Messieurs du clergé.
Quant à M. Richaud, il porta galamment la santé des dames.
Puis, vinrent les chansons, suivant la coutume normande.
La présence des prélats avait forcément mis une sourdine à l’habituelle
exubérance, avait interdit ces gaillardises en musique que l’on aime
tant au village.
On fit donc un choix approprié à la circonstance.
M. Richaud, à qui revenait l’honneur de débuter en cette lyrique
occasion, ne chanta naturellement point la cavatine de Faust, ni quoi
que ce soit de nature à offusquer les princes de l’Eglise. Il exécuta
une romance philosophico-sentimentale intitulée : “Le Christ a les
pieds nus,” qui, sur la demande générale, fut bissée.
A son tour, un des chantres de la paroisse, réputé pour sa belle voix,
se leva. Pastour s’écria :
“Ne nous dites pas un psaume, je vous en prie, ni un cantique ! Une
chansonnette : par exemple... ‘En revenant de noce, j’étais bien
fatigué, ohé !’ C’est gai, cela, au moins.”
Mgr de Cambremer intervint, et ne put s’empêcher de dire :
“L’abbé ! vous vous oubliez...”
“Mais,” ajouta Mgr de Granville, “je suis un peu de son avis, moi. Nous
ne sommes pont si éteignoirs qu’on le dit. Je me rappelle un certain :
‘Bal à l’Hôtel-de-Ville,’ qui m’a joliment amusé, dans le temps. Le
clergé peut l’entendre.”
Bon gré mal gré, tous les convives durent payer leur écot de gaieté par
un petit couplet–les laïques seulement, bien entendu ; MM. les
ecclésiastiques se contentaient d’écouter et semblaient du reste y
prendre grand plaisir.
Le banquet se termina par un choeur qu’exécutèrent les séminaristes :
c’était l’adaptation, sur paroles édifiantes, du célèbre “Ave Maria” de
Gounod. Et cette phrase d’oratorio, pleine de tendresse et de
mysticité, chantée à la fin d’un repas, termina dignement, pieusement,
d’une façon caractéristique, ce festival religieux, cette “Cène’
moderne.
Enfin, Mgr Julien récita les grâces, avec une onction particulière. La
joie de vivre, le fumet des rôts, la vertu pénétrante des vins et des
essences, étaient entrés dans cette âme ascétique, avaient rosé cette
chair marmoréenne, faisant vibrer la voix...
Très attendri, M. Richaud, lui aussi, remercia le Très-Haut ; il dit
ses grâces, mais en bon français, et sous cette forme : “L’existence a
du bon !”
“C’est mon avis,” opina Mgr de Granville... “Vous savez, la terre n’est
pas nécessairement une vallée de larmes. Les félicités de l’autre vie
ne peuvent faire tort aux plaisirs de celle-ci. Dieu ne veut point que
sa créature soit malheureuse.”
“
Amen !” articula Richaud.
“Vous voyez, mon cher maire,” dit Pastour, “qu’on peut s’entendre avec
le clergé. La religion n’est pas morose ni archaïque, vous l’ai-je
assez dit ? Le tout est de se connaître ; et les préjugés tombent.”
“Il n’y a rien de tel que de dîner ensemble, c’est vrai,” déclara M.
Richaud. “La table, mon cher curé, c’est de la saine politique... à
votre santé !”
Richaud jouissait du bonheur de ses hôtes ; il s’épanouissait à la vue
de leur contentement. Jamais il n’avait autant éprouvé combien il est
doux d’assurer la joie des autres. Et cet excellent homme se disait :
“Rendre service... faire des heureux... tout est là.”
Enfin, les convives se séparèrent avec force poignées de mains, sur de
bonnes paroles d’amitié, de regrets, de souhaits. Ce fut une
effusion...................................................................................................
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Vers le milieu de la nuit, Victorine, voyant de la fumée qui sortait
des fenêtres de Mgr Maurisset, crut à un incendie. Affolée, elle vint
frapper... Le prélat ouvrit lui-même la porte... et Victorine s’arrêta
stupéfaite : Monseigneur fumait la pipe !...
“Cela vous étonne !” dit Sa Grandeur : “ne vous offensez pas, mon
enfant, et que je ne sois point pour vous un sujet de scandale. Je
fume, c’est une habitude que j’ai contractée en mer. Au surplus, rien
de moins contraire aux canons de l’Eglise. Allez reposer, ma fille, et
merci de votre sollicitude...”
Interloquée, légèrement ahurie, Victorine se retira, bégayant :
“Bonne nuit... Votre... Mon... Son
Excellence”...........................................................................................
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NN. SS. ne repartirent pas le lendemain, parce qu’ils avaient été priés
à dîner au château du Grand-Val.
C’était pourtant un vendredi. Mais la comtesse se fit un point
d’honneur de servir un menu maigre, très varié, exceptionnellement
riche, où les entrées, les relevés, étaient figurés par des plats
maigres en des arrangements spéciaux et raffinés : pâtés de poisson,
aspics, macreuses truffées, sarcelles, gibier d’eau, coquillages,
primeurs... Ce fut superbe ! Les prélats se montrèrent enchantés...
Oncques n’avaient vu pareil luxe de table en un jour généralement
consacré à l’abstinence !...
... Puis, vinrent d’autres invitations chez les notables du pays ou des
environs. Les évêques acceptaient : ils étaient aux champs, les
évêques, en pleine allégresse ; et ils ne songeaient point à reprendre
le chemin de leurs sévères résidences où les attendaient contraintes et
soucis...
L’air était doux, le ciel clément, la lumière blonde, le pays très
aimable à voir. NN. SS. se promenaient ensemble, se donnant le bras,
deux à deux, et, en cette éblouissante saison, ils se pensaient revenus
au printemps de leur vie, aux belles années du séminaire : ô les
attendrissants souvenirs ! les lointains juvéniles... la magie du passé
! Ces vieillards à l’âme indulgente, au coeur vierge, ces cénobites de
la vie, soustraits à l’usure, aux passions, aux épreuves déprimantes,
n’avaient presque point changé depuis l’époque où ils étaient enfants
de choeur, en aube blanche.
Extasiés en face de la puissante nature, ils cueillaient des fleurs,
des mousses, faisaient plier les branches, suivaient au ciel le vol des
oiseaux...
Ils riaient, marchaient plus vite, s’amusaient aux anciens jeux,
innocemment, redevenus camarades... Mais, quand un passant les
croisait, les saluant avec vénération, tout aussitôt nos pontifes
redevenaient graves, hiératiques, envoyant une bénédiction, donnant à
baiser leur anneau pastoral.
Il fallut se disperser, enfin ! M. de Saint-Florent était parti le
premier, dès le troisième jour : son précaire épiscopat expirait le
lendemain ; or, pour rien au monde, il n’eût voulu avoir l’humiliation
d’apparaître devant la galerie en costume noir, lui qui avait porté le
camail violet !...
Une dépêche du prieur fut nécessaire pour rappeler le dominicain au
couvent.
Mgr Eloy resta le dernier ; se trouvant bien de l’ordinaire de M. le
Maire, il voulait achever cette cure ; contre toute attente, son
estomac faisait bonne contenance devant cette nourriture intensive.
Richaud l’encourageait beaucoup à rester.
“Je me laisse aller,” disait l’évêque : “je suis si bien ici ! Et puis,
entre nous, je n’ai pas grand’chose à faire chez moi.”
Il ne quitta la place que huit jours après. Les fonctions digestives
étaient décidément perturbées : Monseigneur se rappela, non sans
amertume, tout ce que les docteurs lui avaient dit relativement aux
soins particuliers qu’exigeaient son pancréas.
Revenu à Cambremer, l’évêque fut vertement gourmandé par son médecin,
lequel le remit de rechef au régime des potions, cachets, pilules et
petits plats pharmaceutiques.
Victorine ne fut pas très satisfaite : elle attendait des
gratifications. Or, le chapitre des pourboires fut un peu faible ; et
le dernier parti de NN. SS., le mieux soigné pourtant, se permit de lui
dire, en guise de remerciements : “Je ne vous oublierai pas dans mes
prières !”..........................................................
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La comtesse ne se reposait pas encore : la digne dame Fourquemin avait
son idée, une idée fixe : elle voulait un miracle, un miracle produit
par ses reliques, et ne cessait d’en causer, de le solliciter par ses
prières. Cet étrange arrêt de la pluie au jour de la procession lui
semblait bien, à elle, surnaturel tout-à-fait ; mais son retentissement
avait été médiocre... Et puis, au surplus, on l’avait discuté, nié,
tourné même en ridicule !
Si les reliques étaient vraies, si elles étaient saintes, leur vertu
miraculeuse et guérissante devait se révéler un jour ou l’autre ;
quelque prodige allait survenir pour attester l’authenticité des
précieux restes... Et, patiemment, Mme de Trousseaumont du Grand-Val
attendait, interpellant parfois le Seigneur, dans ses méditations de
toute son âme.
Or, le prodige tant désiré s’est enfin manifesté dans les circonstances
que voici :
Une très pieuse amie de la Comtesse possédait certaine femme de chambre
anglaise, protestante, un peu légère. On l’aimait cependant, cette
fille, pour la spontanéité de sa nature, sa franchise, son dévouement
(elle avait soigné un enfant du croup). Impossible de la renvoyer,
malgré ses crises de nervosité singulière et aussi quelques écarts de
conduite... On avait fait des cures médicales, des saisons d’eaux, pris
consultations sur consultations... même, on avait essayé des neuvaines
; rien n’y faisait ; toujours des guérisons momentanées, suivies de
rechutes. A la fin, la Comtesse eut l’idée de lui imposer ses reliques.
Le résultat fut admirable, et il est attesté par l’inscription suivante
gravée en lettres d’or sous les niches où sont posées les châsses :
“
J’ai prié saint Léonard : j’ai retrouvé la raison ; j’étais agitée :
il m’a calmée.– Milly Hammerless (juin 1888)”
L’excellente Mme Fourquemin fut alors seulement tout à fait rassurée ;
car, un instant, certaines allusions, quelques sarcasmes, des rires à
peine contenus l’avaient amenée à penser, que, peut-être bien elle
avait été la dupe d’un imposteur, d’un faux antiquaire... Mais,
maintenant, la preuve est faite, le miracle a parlé. La Comtesse peut
défier les moqueries, confondre les objections, et se rendre témoignage
qu’elle a fait oeuvre agréable au Seigneur.
La vérité nous oblige à dire que ce miracle demeure toujours un peu
contesté ; il existe encore de mauvais esprits, quelques sceptiques
railleurs qui demeurent réfractaires à la foi...
Quoi qu’il en soit de ces controverses, sarcasmes et discussions, Milly
Hammerless ne s’en est pas moins convertie au catholicisme ; et si ce
n’est pas là un événement surnaturel à proprement parler, cela
constitue un résultat fort appréciable...
Qu’est devenu l’abbé Pastour ? On l’a déplacé ; il a occupé diverses
paroisses, et, partout, l’alerte et remuant curé trouve à ‘employer son
besoin d’activité, son désir d’avoir sans cesse une entreprise en
train. Là où il passe, les presbytères se rebâtissent, les églises
renaissent de leurs ruines, on inaugure des sacristies et l’on baptise
des cloches.
Il songe à fonder en France “l’Œuvre des saints édifices.”
Quant à M. Richaud, à mesure qu’il vieillit, on remarque en sa conduite
de notables changements. Il suit maintenant les offices, heureux de
contempler, de parcourir cette belle église, – “votre oeuvre ! Monsieur
le Maire”... (comme disent ceux qui veulent le flatter). Il se complaît
à son banc d’oeuvre et regarde longuement, là-bas, au vitrail, un
personnage enluminé. “Oui, pense-t-il... oui, vraiment, il me
ressemble, ce personnage... il transmettra à la postérité les traits de
‘celui qui fut le restaurateur de Saint-Léonard.’”
Et, Victorine, constatant cette métamorphose, se rémémorant d’ailleurs
tous les événements auxquels elle s’est trouvée mêlée et qui lui
paraissent considérables, murmure quelquefois :
“C’est égal, les curés, ils sont rudement forts...”