RHAÏS, Rosine Boumendil pseud. Elissa (1876-1940)
: Petits Pachas en exil
(1927).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.IX.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-77) du numéro 77 (novembre 1927) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris . PETITS PACHAS EN EXIL Grande nouvelle inédite par ELISSA RHAÏS ~ * ~ I
Devant un palais solitaire, à quarante kilomètres de Taroudant, à quelques journées de marche du Sénégal, parmi des feuillages luxuriants, des orangers émaillés de fleurs, des bananiers alourdis de régimes sous la chaleur immuable, une puissante voiture automobile venait de stopper. Le chauffeur, vêtu à l’européenne, hormis le fez incliné sur le front, les pieds nus dans des babouches de cuir jaune, sauta de son siège et ouvrit la portière avec déférence. Une tête de guerrier apparut, farouche en même temps que gracieuse, le turban de voile fin roulé autour du crâne. De taille moyenne, hardiment campé dans une djellaba de drap-satin, le voyageur portait, suspendus à des cordelières, contre les flancs, d’une part le livre de prière, de l’autre le poignard à gaine d’or, à manche serti d’émeraude et de diamant noir. Bien qu’il eût passé la quarantaine, il avait un visage imberbe, très brun, des yeux vifs qui paraissaient sourire toujours. C’était le pacha de Taroudant. Au ronflement du moteur dans le silence de la plaine des faces bronzées étaient venues se coller aux lucarnes. Les quatre eunuques du palais s’étonnèrent : - Quel vent l’amène ? Que vient faire ici notre pacha, après dix années d’absence. Les masques formidables se retirèrent des moucharabiehs ; les eunuques couraient au-devant de leur Sidi, qui avait frappé lui-même, de sa main potelée aux doigts courts, ornée de fossettes comme celle d’un enfant, contre la porte à clous de cuivre, massive et géante, pareille à la porte d’une forteresse. Les servantes cependant s’inquiétaient dans les cours : - Que fait Lalla ? Où est-elle ? - Elle dort… - Vite, faites couler les eaux, chauffez le bain, répandez les parfums ! Sidi s’est souvenu de sa femme. - Après dix ans… - Oui, oui, dix ans ! répètent les négresses. - On a raison de dire : le printemps arrive un jour, les pierres fleurissent, les arbres éclatent, et le mort dit : « Qu’il serait doux, mon retour à la maison ! » - Allons, hâtez-vous, trêve de plaisanteries ! clama la doyenne des domestiques, courez éveiller Lalla ! - Quel réveil ! Quel heureux matin ! Mais savez-vous qu’il y a trois jours une des concubines de la Maison de la Poudre a enfanté deux garçons ? Je l’ai su par la négresse qui nous a apporté des confiseries et des beignets de la fête. Lalla a pleuré. C’est sans doute pour la consoler que Sidi vient aujourd’hui la voir… - Je ne le pense pas. Lalla a trente-cinq ans… Autant coucher avec sa nourrice ! Ses fils cadets ont douze et treize ans ! Déjà des hommes, des guerriers, qui épaulent un fusil aussi bien que leur père. Et comme ils lui ressemblent ! - Vite, ordonna encore la gouvernante, prévenez-les, qu’ils se lavent les mains et le visage pour venir saluer Sid El Bacha ! Ils sont toujours sales, couchés sur la terre ou dans le creux des vieilles murailles, comme des lézards, ou à confectionner avec de la boue glaise des fourneaux et des marmites pour les petites filles de leurs servantes… C’est honteux ! - Et que veux-tu qu’on leur fasse ? - Évidemment, on ne peut rien leur faire, ce sont eux qui commandent, ils sont nos sidis… - Eh bien, pourquoi perds-tu tes paroles ? Toutes ces réflexions s’échangèrent pendant que les unes couraient sous les galeries, que d’autres semaient leurs babouches à chaque degré de l’escalier pour atteindre le haut de la tour où Lalla reposait à cette heure matinale. C’était à qui arriverait la première, à qui recevrait le cadeau royal pour avoir annoncé l’heureuse nouvelle ! Et la kyrielle des négrillonnes qui seules avaient le droit d’approcher Lalla galopaient, disparaissaient dans les circonvolutions de l’escalier énorme, laissant après elles, au bas de la cage de mosaïque, l’écho du cliquetis de leurs bracelets de pied et la forte odeur de leurs seins allongés comme les figues noires qui mûrissent sous le soleil des tropiques… Lalla était assise maintenant, sur une pile de coussins brodés d’or, au milieu de la salle ombreuse au plafond de cèdre sculpté, aux murs revêtus de faïence, où régnait par cette journée torride une impression d’exquise fraîcheur. Le bout de ses pieds rosés dépassait le bord de son caftan de brocart. Elle tenait les yeux baissés, ses mains blanches croisées sur les genoux, comme une mariée. Son visage était fardé de carmin, de koheul et de paillettes d’or ; les cils de ses longues paupières brillaient comme de la soie ; un diadème surmontait son front épilé, reluisant. Lalla, avec un petit frisson intérieur, songeai au miracle. Cette nuit, elle avait rêvé qu’un guerrier l’emportait sur son cheval noir à travers des espaces inconnus ! « Que veut dire ce retour vers moi ? » Depuis longtemps, le pacha, dans les bras d’autres femmes, plus jeunes et plus belles, disait-on, l’avait oubliée. De l’instant où il jugea que ses fils aînés étaient devenus des hommes, qu’il devait les prendre avec lui, à Taroudant, dans la Maison de la Poudre, pour les initier à leur carrière, il n’avait plus franchi le seuil du Palais de l’Œil-du-Garde, il n’avait plus revu sa femme, sa première femme, sa femme « écrite » par Dieu, mrato elheurra, autant par décence, par dignité que par lassitude peut-être, selon la coutume des chérifs moghrebins. « Que signifie cette surprise ? Qui me vaut cet honneur ? Mon amour aurait-il été si profond qu’il ait creusé dans son cœur un sillon durable ? Y a-t-il place dans le cœur d’un pacha pour un sentiment plus égal et plus fidèle que le désir ses sens ? » Une ombre se dressa dans le corridor, derrière le rideau qu’un bras avait soulevé. Lalla rougit violemment. - Le salut soit sur toi, Soleil ! A cette voix chère, le souffle s’arrêta dans sa gorge oppressée. Le pacha ôta une à une ses babouches de cuir jaune et il s’avança vers sa femme pour lui effleurer le bout des doigts. - … Tant que ton nom et ta face seront sur terre, Sid El Bacha ! répondit Soleil, aussi émue que le premier soir de ses noces. Il s’assit auprès d’elle, en admirant le visage délicat que dix années de solitude et d’abstinence avaient affiné de leur langueur. Cette émotion qui avait fait se dresser les cheveux de sa femme à son approche, il venait de la ressentir dans sa poitrine. Il sourit, heureux de retrouver la mère de ses premiers fils encore belle épouse. - Quelles sont tes nouvelles, Sid El Bacha ? - Bonnes, grâce à Allah ! Je rentre d’un long voyage, à la suite du Sultan, auquel nous avons été conviés par la France. Nous sommes arrivés au cœur du pays français, jusqu’à Paris. - Qu’est-ce que Paris ? - Une grande, une immense médina, une ville où tout ce que peut prononcer une langue humaine se trouve ! Et beaucoup, beaucoup de monde et de lumières ! Il y a même une mosquée telle que n’en posséda aucun pays musulman… - Une mosquée ? interrogea Soleil. - Oui, une mosquée, qui laisse le visiteur stupéfait, avec ses jardins, ses galeries de marbre, ses fontaines de Fez… Que te dirai-je ? J’ai cru un moment, Dieu me pardonne ! que Moulay-Idriss avait changé de patrie, après s’être refait un visage neuf ! - Et pour qui cette mosquée ? Les Français vont-ils y prier ? - Non, ma chère, elle est pour nos Arabes, qui se trouvent là-bas nombreux comme le sable de la mer. C’est surprenant, ce que cette ville attire ! Songe que notre Sultan, ce qui ne s’était jamais fait, a abandonné son trône, bouleversé son palais, mis le Maroc sur sa face, et il est allé ! - C’est la première fois en effet… - Mes yeux se sont ouverts, éclairés de tout ce qu’ils ont vu ; ma tête s’est remplie de choses, elle est dix fois plus lourde que je ne l’avais emportée. Je ne connaissais rien, rien… Ah ! ce qui se passe de l’autre côté de la mer ! - Déjà le parfum est arrivé jusqu’à nous, fit remarquer Soleil. Étions-nous éclairés, il y a deux ans, en plein désert, par un moteur électrique ? Il nous fallait cinq jours, sur la mule la plus intrépide, pour nous rendre seulement jusqu’à Agadir. Et en quelques coups de pédale, sur sa machine, une femme nous monte une gandourah sans le moindre défaut… Enfin, Sidi, heureux retour ? - Heureuse traversée ! Voyage avec bénédiction d’Allah ! déclara Sid El Hadj ***. Il se fit un silence. Soleil soupira. Le pacha crut entendre dans ce soupir lent, profond, se plaindre l’amour. Il ne se trompait point. Car lorsqu’il se leva pour s’approcher davantage de Soleil et lui offrir ses caresses ardentes, il vit deux larmes, des larmes de regret apparaître au bord de ses yeux superbes – tandis qu’un second rideau, plus épais, plus lourd que le premier, descendait lentement du haut plafond pour les entourer d’ombre et les protéger… Une main invisible fit balancer le rideau, puis le rideau remonta lentement vers le plafond de cèdre sculpté, où il se fixa. Entre les coussins d’or épars, sur les matelas mamelonnés, ils étaient assis tous deux, l’un contre l’autre. Lalla avait les petits boutons d’argent de sa robe austère mal ajustés, le diadème détaché du front ; lui ne portait plus le masque du guerrier ; il avait lancé sur le tapis son poignard à manche de diamant et d’émeraude, il s’était débarrassé des burnous bruns pour ne garder que l’éblouissante djellaba de fine laine blanche. Ils se regardaient à la dérobée ; elle baissait les yeux, détournait la tête, souriait, tendrement émue, les seins encore frémissants des caresses impérieuses du mâle qui venait de la réveiller à l’amour après dix années d’abandon ; lui l’examinait de ses yeux vifs et rieurs, en conquérant, satisfait d’avoir goûté avec sa vraie femme autant de volupté dans cette dernière étreinte que les étreintes d’autrefois, dont le souvenir était demeuré accroché à son cœur comme un pieux coquillage recueilli sur le tombeau d’un marabout maritime. Deux négresses, deux Soudanaises aux formes sculpturales, impudentes de nudité, chargées de bijoux, s’avancèrent, soutenant, sur leur crâne dur, de leur bras arrondis comme les anses d’une amphore, des plateaux d’argent recouverts d’étoffe précieuse aux longues franges, qui coulaient en une cascade de soie verte sur leur visage et sur leur torse nu. Le repas fut servi sur une table basse, à la portée des Sidis. Deux négrillonnes, miniatures des grandes, enlevèrent d’un mouvement leste le broc de vermeil encore fumant d’eau musquée et la serviette spongieuse de la toilette intime. - Bismi Allah ! dit le pacha. Il goûta la sauce à l’aide d’un petit bout de pain aux anis qu’il trempa au bord du plat, et de ses doigts potelés il arracha adroitement une langue de blanc de volaille qu’il offrit avec tendresse à sa compagne. - Que vaut la vie après un matin pareil, murmura celle-ci, unie à celui que l’on aime, les négresses tremblantes à vos gestes, les mets les plus doux entre vous ? - En effet, convint le pacha, celui qui a vécu ce jour a connu le paradis et son royaume ; il peut quitter les portes de la ville sans se retourner ! Une pause suivit. - Et Hamidou, comment va-t-il ? A-t-il beaucoup grandi ou est-il resté court de taille, comme nous le prévoyions ? demanda le pacha, la bouche pleine. - Tu le verras tantôt, sidi. Tu jugeras toi-même. Moi, je ne puis discerner. Le temps ne nous a jamais séparés. Je le vois toujours le même, il tremble dans mon cœur comme à la première minute où je l’ai senti remuer dans mes flancs… Le pacha comprit la leçon ; il fronça les sourcils. Il eût voulu poser tant d’autres questions ; mais elle le découragea par ses réponses mesurées, où perçaient de délicats reproches. Elle baissa et leva, à plusieurs reprises, ses longues paupières sur le visage du mâle beau, gracieux, altier, infidèle de par la coutume inéluctable, et ses narines vibraient au souvenir de l’étreinte si longuement attendue, qui serait peut-être la dernière… Le pacha plongea de nouveau ses doigts dans la pestila que les deux Soudanaises venaient de servir, et ses regards inquisiteurs visaient le meilleur morceau, le plus doré, le plus croustillant, pour l’offrir à Soleil. Il feignit, ainsi, de ne point remarquer le mouvement de volupté nerveuse, ni le dépit hautain qu’exprimaient les narines entr’ouvertes, ni la douleur qui faisait ruisseler le front de la femme chérie et abandonnée… Il pensa : « Elle est toujours la plus fine de toutes. Le Koran le dit avec raison : « Ta première femme est celle qu’Allah écrivit dans ta destinée. Les autres ne sont que des roses dont tu effeuilles les pétales et que bientôt tu oublieras… » - Hemdou Allah, béni doit Dieu de ce qu’il ne restera rien de nous sur la terre, que nos bienfaits ! déclara tout haut le pacha, pour consoler Soleil. Derrière une tenture, sous la galerie surchauffée de soleil, une pantomime se jouait. Sid El Bachir et Sid Hamidou, les aînés des fils du pacha qui vivaient dans cette demeure, étaient là, penchés, les yeux dans les yeux, les paumes de leurs mains sur les genoux, attendant, avant de pénétrer chez leur père, de s’habituer un peu au son de sa voix. Ils n’étaient venus que sur l’insistante prière de leur négresse Kaboussa ; autrement, ils n’auraient guère souhaité se présenter devant Sid El Bacha, que l’on disait terrible, impitoyable, quand le cœur ou la main avait fauté. Vêtus chacun d’une gandourah rigide et trop ample, leurs pieds nus sur les dalles de marbre, ils agitaient avec inquiétude leur crâne tondu à zéro, du sommet duquel pendait une mèche de cheveux épargnée pour la kaâba de Mahomet. Sid El Bachir avait treize ans, de magnifiques yeux bleus où se reflétaient les lointains rêveurs du Souss ; svelte, le sourire doux, la parole nonchalante, il gardait un esprit aigu et avisé. Hamidou était plus petit de taille, trapu et nerveux ; l’éclat de ses yeux vifs rappelait celui des prunelles de Sid El Bacha ; sa langue facile roulait la poésie et l’humour en phrases alertes comme une cascade ; Hamidou était volontiers discuteur, se préparait aux affaires de justice, prenait pour sienne la cause de tout un chacun et ne rougissait point, à douze ans, de défendre son opinion devant une barbe blanche. Tous deux montraient un visage maculé, tanné par le soleil. C’est qu’ils aimaient à s’en aller nu-tête, par les grandes pistes qui menaient aux terres de leur père, afin de joindre les pâtres au milieu des troupeaux survolés de pique-bœufs, les moissonneurs rentrant les avoines dans les gourbis, et, deux fois l’an, pour la double récolte, les chleuhs qui montaient la garde autour des orangeries criblées de fruits à l’incomparable saveur, et les guides qui arrimaient, dans les bardas des chameaux en partance, les couffins pleins à claquer, commandés par les villes voisines d’Agadir, de Mogador ou de Marrakech. Bons marcheurs, fermes croyants, quand l’heure de la prière les surprenait en route, ils posaient leur canne, étalaient leur burnous sur un pan de terre nette, et, la face tournée vers l’Orient, les yeux clos, dans la solitude des terres nues et du ciel en flammes, ils élevaient leurs âmes vers Dieu en un concert sobre et régulier. Tandis que là, penchés sur les dalles brûlantes d’une galerie, tendant l’oreille, s’efforçant de recueillir quelques notes de la voix de leur père, dans le silence de midi que brisait parfois un jet d’eau en retombant dans la vasque de la cour, ils n’étaient plus que deux petits enfants qui tremblaient devant leur maître, appréhendaient quelque punition impossible… El Bachir poussa Hamidou du coude au point de lui faire perdre l’équilibre : - Allez, entre, toi… Tu es le plus jeune, à qui on pardonne vite les impolitesses… Hamidou se redressa, renfla ses biceps et répondit : - On connaît les hommes à ça… et à leurs phrases ! ajouta-t-il en montrant le bout de sa langue. L’âge n’a rien à voir ! - Allez, entre ! Assez faire du miel ! Sommes-nous dans la plaidoirie maintenant ? - Lan ! dit Hamidou, un doigt en l’air, je n’entrerai pas le premier, je ne m’approcherai pas de cet homme que l’on dit mon père ! Moi, j’ai honte. Tu es l’aîné, fais-moi de l’ombre et je te suivrai. - Pourquoi veux-tu que je te fasse de l’ombre ? Suis-je un arbre ? - Non, presque. Un arbrisseau. Moi, je n’en suis qu’une tige… - Quel sucre, quel sucre fondu, quand tu t’y mets ! Hamidou néanmoins écarta la portière pour risquer un œil, à l’instant même où Sid El Bacha relevait le visage de dessus son plat, ayant terminé de déjeuner. L’enfant recula, ramassa sa gandourah et s’enfuit. - O ma mère ! J’ai vu mon père ! L’aîné ramassa également sa gandourah pour le suivre. - Qu’Allah te fasse rougir ! lui clama-t-il. Ils franchirent les galeries ardentes, où le soleil aveuglait, et se dirigèrent vers un orifice, dans un coin, à la forme cintrée, noir comme la porte d’un four. Cet orifice s’ouvrait sur un couloir souterrain conduisant à la mosquée de famille. C’est par là que jadis leur grand-père avait échappé aux insurgés et s’en était allé alerter l’armée française. Ils se préparaient à s’engouffrer dans le trou quand un commandement énergique les arrêta. Le cri guerrier avait retenti : - Tenez-vous là ! C’était leur père qui, les ayant aperçus dans l’entre-bâillement du rideau, s’était élancé à leur poursuite. La tête basse, les mains collées aux hanches, crispant leur gandourah retroussée, Bachir et Hamidou s’étaient immobilisés tout à coup, comme deux statues dont le soleil frappait les crânes ras, les nuques de bronze. - Qu’avez-vous à vous sauver ainsi ? Faites volte-face et approchez. Bachir et Hamidou se retournèrent d’un même mouvement et ils marchèrent à la suite de leur père, militairement, le front haut. Le pacha laissa retomber après eux la portière du salon, et les trois hommes se contemplèrent. Lalla Soleil avait disparu. Les deux frères baisèrent tour à tour, respectueusement, la tête, l’épaule, la main de leur père, en lui demandant pardon de ce baiser. - Asseyez-vous. Ils obéirent. - Qu’avez-vous appris pendant votre jeune âge ? Ils répondirent ensemble, avec fermeté : - A lire et à écrire le Koran, à écouter les histoires des Mille Nuits et Une Nuit, à dormir de bonne heure sur les nattes près de nos vieilles nourrices et à nous lever avant le soleil… et à… Ils rougirent, hésitèrent en se regardant. - Et à ? reprit le pacha. - Et à confectionner avec de la boue glaise des petits fourneaux et des marmites pour les enfants de nos domestiques… - Et un peu plus tard ? - A monter à cheval, à manier le fusil, à livrer bataille jusqu’à ce que la raison triomphe sur nos voisins qui ignorent la parole sainte, à monter à bicyclette pour parcourir les quartiers à la découverte des malfaiteurs ou des visages étrangers à la tribu. - De qui avez-vous peur ? - D’Allah, l’Immuable. - A qui obéissez-vous ? Les enfants baissèrent la tête. - A qui obéissez-vous ? répéta le pacha avec plus d’autorité. Même silence. - Qui suis-je ici ? - Notre père. - Et qui est ce père ? - Le Grand Pacha. Nous sommes les Petits. Qu’Allah nous fasse grandir sous Sa crainte ! - Qui vous obéit ici ? - Tout le monde. - Et vous, à qui devez-vous obéir ? - A la volonté d’Allah. - Et à la mienne. - Si Allah nous l’ordonne. - Allah vous ordonne d’obéir à votre père. - Tant qu’il est présent. Mais, dès qu’il est absent, nous prenons l’initiative. - A dit le Koran ! précisa Hamidou en élevant un doigt à la hauteur de son petit nez rose. Pendant qu’ils parlaient, une portière au fond de la pièce trembla… Le pacha poursuivit : - Que vous a appris votre mère ? Les enfants portèrent les deux mains à leur crâne. - Que son nom soit béni ! Elle nous a appris à craindre Dieu et à aimer la nature. - Si elle vous donne un ordre, obéissez-vous ? - Sur nos mains ! Sur notre tête ! Serions-nous malades, nous nous traînerions comme des animaux où elle nous enverrait. Si avec du venin toi-même nous abreuvais, l’odeur de notre mère nous ferait renaître. - A dit le Koran ! ajouta le petit frère. Le pacha baissa les yeux. « Ce ne sont plus des enfants, se dit-il, ce sont des hommes, libres, le front dur et le cœur chaud. Soleil en a fait des penseurs et des vaillants. Ils adorent leur mère comme j’ai adoré la mienne. Combien est faible, hélas, la part d’affection réservée au père ! » Il se rappela que les bambins marchaient à quatre pattes sous les galeries de la cour quand il avait quitté le harem ; aujourd’hui, ils portaient l’habit d’homme, ils avaient la langue souple et frondeuse, le cerveau nourri du Koran… Sid El Hadj ramassa son poignard oublié sur le tapis et le dégaina. Un cri étouffé, parti du fond de la pièce, fit retourner la tête aux trois hommes. Le pacha pâlit légèrement. - Quel peu de confiance nous inspirons à nos femmes ! balbutia-t-il. Il fit miroiter la lame étincelante et s’adressa à ses fils : - Avez-vous peur de cela ? - Le lâche, le malfaiteur… Ne fais point le mal, ô ma main, tu ne craindras rien, ô mon cœur ! répondirent tranquillement les enfants. - Vois ta mère ! ordonna le pacha à l’aîné. El Bachir courut à la portière, derrière laquelle il trouva la malheureuse femme figée, atterrée. - Mère, viens entendre Sid El Bacha. - Que me veut-il ? - J’ignore. - De quoi veut-il parler ? - Et comment le saurais-je ? Lalla Soleil jeta sur ses épaules une écharpe aux franges d’or qui lui tombaient jusqu’aux chevilles, afin d’avoir une tenue plus décente devant son mari, aux regards de ses enfants. S’étant fardé les joues pour en dissimuler la pâleur, elle écarta la portière et s’avança, hautaine : - Que veut Sid El Bacha ? interrogea-t-elle. Je suis prête à obéir. Mais souviens-toi que je suis mère et ne porte à ce cœur qui t’appartient aucune atteinte ! Souviens-toi que j’ai été ta femme… Les enfants, d’un même geste, saisirent leur poignard, masqué sous la gandourah par respect pour leur père, prêt toutefois à bondir, à risquer leur vie s’ils devaient défendre leur mère. Le pacha sourit, satisfait ! - Assieds-toi, Soleil. Calme ton cœur. La mère prit place au milieu de ses deux fils, sur un matelas, pour écouter la sentence. Le pacha s’assit en face d’eux et leur dit : - J’avais toujours pensé venir à cette époque pour prendre Bachir et Hamidou et les emmener vivre avec moi dans la Maison de la Poudre. Car à Taroudant j’ai besoin d’hommes de confiance. Et qui peut, mieux que mes fils, me servir ? - Il n’est personne mieux que tes fils, approuva Soleil. - Yéh ! Meziane ! renchérirent les deux frères en redressant le front, grandis d’orgueil. - Il aurait fallu qu’ils terminassent leur éducation le plus rapidement possible parmi les hommes de la poudre et de la justice, afin qu’ils pussent plus tard gouverner une tribu, comme c’est la coutume depuis des siècles dans nos familles. - Tu parles comme le plus sage des hommes, dirent les deux frères. - Tu sais, reprit le pacha en s’adressant à Soleil, que tes deux grands fils aînés, Sid Omar et Sid Abdel-Kader… A ces noms chéris, les yeux de la pauvre mère se remplirent de larmes. Elle balbutia : - Je suis comme la femme qui met au monde et qui enterre à mesure. Voici deux Ramadans que leur face lumineuse n’a point paru à mes regards ! - Laisse, femme… Ce sont des hommes, des guerriers. Tu entends parler de leurs exploits, là est ta récompense ! Ils sont très heureux, sous la protection d’Allah. Je voulais donc te dire que Sid Omar est mon kheznadji. Il a la clef de la chambre de l’or. Il est aussi mon administrateur. Il juge, à mes lieu et place, des affaires importantes. A son sujet, je suis parfaitement tranquille. Sid Abdel-Kader, lui, est le chef de la tribu des Beni-Amour, la plus barbare entre toutes, la plus terrible, la plus réfractaire à la conquête française. Que de soulèvements n’a-t-il pas étouffés depuis qu’il règne là-bas ! En avez-vous eu connaissance ? - Yéh ! Ta parole est la plus grande. - Comme Abdel-Kader est plus terrible qu’eux, qu’il fait sauter la tête d’un Beni-Amour comme on coupe une tranche de pain, hop ! hop !... il a acquis, par son courage et par sa fougue, le prestige d’un pacha. On obéit au dressement de son petit doigt, on tremble à son nom comme à l’approche d’une armée française. Aussi bien lui ai-je limité sa route. Il ne peut franchir les portes de Taroudant. Là, son cheval fait demi-tour. J’ai peur de lui. C’est un lion dans sa forêt. - Ta parole est la plus juste. - Ce devait donc être maintenant le tour d’El Bachir et de Hamidou, les aînés des autres frères. Pourtant, au cours de ce voyage en France, à la suite de notre souverain, j’ai eu l’occasion de revoir tous les pachas mes amis, et je me suis surtout longuement entretenu avec Sid El Glaoui, le pacha de Marrakech. Sid El Glaoui est de nous tous le plus proche de la civilisation. Il a un esprit fin, cultivé, soucieux de l’avenir, il aime les belles choses où qu’elles naissent, et il est aidé par sa fortune énorme, qui lui forme au-dessus de la tête comme un dôme de marabout. Il a beaucoup voyagé, beaucoup vu et beaucoup appris. Il me dit : « Nous allons être obligés de nous instruire dans la langue française. Nous approchons les Français, nous sommes appelés à vivre avec eux. Il nous faudra, tôt ou tard, nous initier à leurs habitudes d’ordre, d’économie et de discipline ; nous devons connaître les perfectionnements de leur industrie et tous les fruits de science que porte l’arbre de la civilisation. Le plus tôt sera le mieux, si nous voulons garder notre place dans la vie de demain. » Je lui objectai : « Il ne nous reste guère de temps pour apprendre, mon frère ! Déjà des fils d’argent à notre menton nous avertissent que bientôt… » Il me répondit, avec son sourire malicieux : « Et ne sais-tu pas que l’Arabe, à mesure qu’il vieillit, rajeunit ? » – « Comment cela ? » – « Et nos fils, les oublies-tu donc ? Mes aînés sont ici, installés à Paris, depuis deux ans. Ils portent le costume français, ils fréquentent les grands lycées, ils vivent entièrement de la vie française. Ils vont dans le monde et prennent même des leçons de danse. » – « Grâce ! lui dis-je, voici mon oreille, je te l’abandonne ! Tu as eu le courage de faire de tes fils des roumis ? » – « Parfaitement, il le faut. Plus tard, ils ne seront pas surpris par les temps nouveaux. Je te conseille d’envoyer, toi aussi, tes fils faire quelque apprentissage à Paris. Ils n’en seront que davantage, quand ils retourneront au bled, respectés de leurs tribus. Au regard des roumis, ils auront acquis les moyens de se faire mieux connaître et estimer. Ils sauront recevoir une personnalité française ou étrangère, ils éviteront bien des guerres qui naissent le plus souvent, tu le sais bien, de malentendus… » Puis Sid El Glaoui se pencha sur mon épaule et m’avoua, le plus bas possible : « Veux-tu que je dise ? Eh bien… notre caïdat va sombrer ! Dieu me pardonne ; mais j’ai peur que nous ne soyons les derniers pachas. Nos fils n’auront qu’à bien se tenir… » « Allah ! songeait Soleil, Sid El Bacha n’est revenu que pour achever de me briser le cœur ! Qu’a-t-il besoin de m’exiler mes petits chéris ? Il trouve que Taroudant n’est pas assez éloigné de mon âme, pour les envoyer de l’autre côté des mers ! Qu’ont-ils besoin d’apprendre à porter le costume des profanes et à vivre de leur vie ! Qu’Allah nous protège ! » Elle leva des regards suppliants vers son sidi, qui feignit de ne point s’en rendre compte ; elle dit d’une voix mourante : - Nos pays nous suffisaient, ô mon ami ! Ils ont fait plusieurs générations heureuses. Ils abritent des saints qui prient pour nous. - Oh ! mamma, s’écrièrent les enfants, que ravissait intérieurement la perspective d’un voyage, il ne nous faudra pas longtemps pour apprendre à porter leur costume ! S’il s’agissait, pour un étranger, d’apprendre à porter le costume des bachaouates, à rejeter un burnous, à rouler un turban en plis réguliers comme les vagues d’une mer calme, oui, ce serait une affaire ! Mais le costume européen ? Un pantalon collant qui tombe jusque sur le bou-gherrouss (1), un paletot comme en porte Ahmed le chauffeur, une casquette dans le genre de celle qu’a Miguel le colon… et le salut ! - Pas du tout ! intervint le pacha. Le costume européen n’est pas ce que vous l’avez vu. Il est très beau quand il est porté par ceux qui le peuvent et qui savent. Croyez-vous que Miguel le colon et Ahmed le chauffeur sachent s’habiller ? Allez donc dire au chamès juif qui garde les viandes kacher de laisser son chasse-mouche et de venir s’habiller en caïd… Les enfants se frappèrent les cuisses. - Oh ! ma mère, ma mère ! nous voyons Chloumo, avec son crâne long et sa maigre échine, sous des burnous en drap-satin… Il ressemblerait à une sauterelle déguisée ! - Vous voyez bien ! Toutefois, Hamidou avait une autre explication à demander : - Pardon, Sid El Bacha, le miel se coupe dans ta bouche… - Parle. - Tu disais tout à l’heure que, pour faire comme les hommes français, il fallait apprendre à danser ? - Yéh ! - Alors… on devient des femmes ? Où sont les mâles guerriers aux pensées koraniques ? - Rien n’empêche. Les Français donnent à chaque démon son dû, tout comme le faisait le roi Salomon. Les deux enfants se regardèrent et éclatèrent de rire. - Alors, à une certaine heure du jour, nous nous changerons en danseuses… Ha ! ha ! ha ! c’est tout ce qui nous manquait : de prendre des foulards et nous mettre à danser ! - Non, mes fils, les Français ne dansent pas avec des foulards, comme nos bayadères. Ils choisissent une femme parmi l’assemblée, ils l’enlacent et se mettent à tourner, comme les Aïssaouas, comme les nègres du Soudan, et ils tournent, tournent, tournent, et pendant ce temps la musique frappe le tambour, jusqu’à ce que leur tête tourne : alors la musique s’arrête, et eux aussi. C’est phénoménal. Je les ai vus à une soirée qu’on a donnée en l’honneur du Sultan, dans la maison de Napoléon. De Napoléon !... Connaissez-vous ce grand homme, ses prouesses ? - Comment ! Y a-t-il un Marocain qui ignore Napoléon ? Qu’Allah repose son âme au paradis des Musulmans ! Aucune nation n’a possédé un Napoléon, que la France ! - Sachez que le Sultan s’est réchauffé les os quand on lui a montré le lit de l’empereur. On lui a permis de s’étendre dessus, et il a prié : « Allah ! donne-moi une parcelle de son génie, sa gloire d’une heure, et souffle sur le reste de mes années ! » - Alors, s’exaltèrent les enfants, nous aussi nous allons aller à Paris, Sid El Bacha ? Quand cela ? - Cette semaine. Les enfants se frottèrent les mains, radieux. Et puis, presque aussitôt, ils s’immobilisèrent ; une inquiétude envahit leur âme. - Mais ne crois-tu pas, Sid El Bacha, que nous aurons le regret de notre pays ? - Vous ne partez pas pour toujours. Et vous reviendrez des hommes pleins de savoir. - On nous a dit, Sid El Bacha, qu’il n’y avait pas de soleil… Et les enfants regardèrent les vitraux multicolores de la salle, tout embrasés des rayons de l’astre maternel. Ils parurent tristes. Ils ne purent imaginer un pays où le soleil ne brillait pas toujours, d’une gloire sans tache. - Alors… il doit faire nuit, nuit noire… Ce n’est pas un pays béni : point de marabouts, point de soleil… - Non, dit le pacha, il ne fait pas nuit. Le soleil est seulement moins vif qu’ici… Et s’il n’y a pas de marabouts, vous trouverez une cité, une cité arabe magnifique que Si Kaddour ben Ghabrit a fait élever pour le voyageur. Là vous ne manquerez de rien, mes enfants, ni de la prière que vous ferez dans la salle la plus somptueuse du monde, ni de notre nourriture que vous dégusterez dans le ravissant Café de Si Brahim, ni de notre culture arabe que vous pourrez poursuivre à côté de la culture française. Car j’ai vu, dans cet Institut Musulman qui est une des parties de la cité, se joindre à l’élite de la France, les penseurs, les conférenciers, les personnages politiques de tous les points de l’Islam… - Aïouah meziane ! Que dit mamma ? Le pacha fixa la mère de ses prunelles de feu. Soleil comprit qu’elle devait dire oui. Elle baissa la tête et murmura : - Qu’Allah vous protège ! Les enfants se levèrent pour prendre congé d’elle, tandis que le pacha s’esquivait. Les yeux pleins de larmes, la gorge étreinte, Soleil recommanda à ses fils l’union et la prudence. - Vous marcherez la main dans la main. - Ouakhkha ! (2) - Vous ne livrerez jamais votre pensée. Qu’elle vous soit chère autant que moi dans votre cœur ! - Ouakhkha ! - Vous m’écrirez quelquefois. - Ouakhkha ! - Vous me raconterez ce que disent les Français dans leurs écoles. - Ouakhkha ! - Vous m’enverrez vos images. - Ouakhkha ! Oua-a-akhkha !
II
Par un soir d’octobre, jaune et glacé, les petits pachas arrivèrent à Paris. Un Juif les accompagnait, l’homme de confiance de leur père. De taille haute et mince, portant élégamment l’habit français, l’esprit souple et retors, l’œil exercé au dépouillement des physionomies, la parole brève, Salomon Benrimoj s’occupait avec aisance de toutes les affaires du pacha, de ses secrets politiques, de l’administration de ses biens, de ses achats de bijoux, voire de ses relations amoureuses. Le pacha lui livrait sa conscience et son âme. Il lui confiait son harem lorsqu’il devait s’absenter seul : un Juif n’est pas un homme, on l’achète comme un esclave, bien qu’il soit plus. C’est que le père de Salomon, Isaac Benrimoj, était le plus ancien bijoutier connu. Il tenait boutique dans la rue de l’Or, à Taroudant. Deux fois l’an, après les moissons, le vieillard se rendait à la Maison de la Poudre pour compter la fortune du seigneur. Muni d’une clef géante et d’un luminaire, il ouvrait la porte de la longue chambre noire à un tournant de l’escalier de la tour : une avalanche de louis et de billets de banque s’effondrait à ses pieds. Isaac s’agenouillait avec précaution et, sous le regard de deux sentinelles, tout un jour il comptait consciencieusement les billets, les classait, les ficelait par paquets, tandis que les louis, il les enfouissait dans des outres en peau de chèvre dont il liait fortement la bouche à l’aide de lanières de cuir et qu’il alignait à mesure comme un bataillon de petits soldats. Et quand, sa besogne finie, la porte refermée, toujours suivi des deux sentinelles, il rapportait au pacha la clef de bith el mal, Isaac recevait une poignée d’or plus ou moins lourde selon le chiffre de fortune qu’il avait annoncé. Isaac céda son fils au seigneur, dès qu’il sut déchiffrer une page de français ; et le seigneur se l’attacha comme l’ombre. Salomon mit à son service un dévouement complet, une activité trépidante, un flair souvent heureux, sa connaissance des coutumes françaises et, – qualité appréciée entre toutes ! – sa discrétion inébranlable. Pendant le voyage officiel à Paris, il se rendit chez les enfants de Sid El Glaoui, inspecta leur installation, se renseigna sur les plus menus détails et, en un tournemain, organisa l’habitation et l’emploi du temps à venir des enfants de son maître. … Frileusement emmitouflés dans leurs burnous blancs tachés par les éclaboussures que soulevaient leurs babouches jaunes et trop larges, les petits pachas écarquillaient les yeux sur la foule houleuse, immense, que différents trains déversaient sur les quais de la gare. - Oh ! ma mère, balbutiaient-ils en se frappant la tête de leurs poings, c’est un oued, c’est l’océan… Ils sursautaient aux coups de sifflet qui rayaient l’air enfumé, aux appels sonores, au halètement des locomotives en manœuvre, au fracas que faisaient, sur la pierre, les petites voitures électriques transportant les bagages. - Allah ! protège-nous, nos têtes éclatent ! Sais-tu, Benrimoj, dit Hamidou, je sens ma raison s’envoler, le monde s’assombrit à mes yeux ! Emmène-nous, emmène-nous nous coucher au plus vite ! - Attendez, attendez au moins que nous franchissions les portes, et ensuite nous penserons à dormir… Pendant qu’ils se frayaient passage vers la sortie, des gamins les ayant remarqués se prirent à crier : - Abdel-Krim ! Voilà Abdel-Krim ! Abdel-Krim et son frère ! L’un d’eux alla les tirer par un pan des burnous. - Oh ! ma mère, s’exaspérèrent les petits pachas, ces gens vont nous torturer… Nous, nous, pas Abdel-Krim ! Nous pachas, pachas… De nouveaux curieux mis en alerte s’empressèrent, leur firent une escorte de plus en plus compacte. Benrimoj, qui dépassait la foule de toute la tête, héla un taxi, où il engouffra les petits, transis de froid et d’appréhension ; il jeta au chauffeur l’adresse : 8, boulevard Delessert, pendant que quelques badauds les sifflaient et qu’un porteur calait sur le devant de la voiture une outre énorme en peau de chameau, pleine de jujubes, de glands, d’oranges, de citrons doux, de bananes, de pains sans levain confectionnés par les mains fines de leur mère, et une malle plate, recouverte de cuir, aux anses de laquelle pendaient des amulettes, des coquilles ramassées sur le sable d’Agadir, protectrices du voyageur… C’est dans un appartement élégant et confortable que les petits pachas furent installés. Dès qu’ils pénétrèrent dans l’antichambre, vivement éclairée, Bachir et Hamidou sentirent un intime bien-être les envelopper. Ils aimèrent la décoration des murs, crème et rose, les plantes vertes, les statuettes, le tapis écarlate et soyeux. La chaleur du chauffage central, mystérieuse et douce, leur détendit les nerfs. Un valet avait ouvert la porte et les guidait, en tenue noire, plastron glacé, le visage complètement rasé, beau de jeunesse, riche de santé. Une femme de chambre et la gouvernante s’avancèrent pour recevoir leurs petits maîtres. Bachir et Hamidou saluèrent à peine, en rougissant, et coururent, poussés par la curiosité, dans toutes les chambres, pour connaître leur demeure. Le salon retint leur attention, avec ses hautes fenêtres découpées sur le boulevard, son plafond orné de rosaces et de moulures, ses meubles délicats à baguettes dorées. Ils secouèrent les fauteuils, contemplèrent longuement le lustre de cristal à pendeloques, frottèrent de la semelle de leurs babouches le tapis gris-royal, aux fleurs nuancées. - Meziane ! Meziane ! Hamidou alla soulever un coin de la carpette ; il voulait voir la couleur des mosaïques françaises. Mais il s’écria : - Oh ! mon frère, le parterre… c’est du bois ! - Phénomène… Ils s’étonnèrent, dans leur chambre à coucher, de la hauteur et de l’étroitesse des lits. - Celui qui roule de là pendant la nuit aura mangé son pain ! La salle de bain les amusa. Ils caressèrent de leurs mains brunes le poli émaillé de la baignoire, ouvrirent les robinets d’eau et de gaz. Une violente odeur leur fit boucher le nez. Benrimoj, qui était occupé à donner des ordres aux domestiques, accourut : - Ha !... à peine arrivés, vous commencez à commettre des imprudences ! Restez tranquilles, ayez un peu de honte dans un pays étranger… La gouvernante s’empressa à son tour. C’était très dangereux de toucher au gaz : on pouvait mourir ! - Aïouah, où s’asseoit-on ? demandèrent-ils à Benrimoj, il n’y a pas un matelas dans toutes ces pièces ! - Il n’y a pas de matelas. Êtes-vous venus ici pour retrouver le Souss ? Voici le salon et tout ce qu’il vous faut pour vous reposer. Ils allèrent donc se hisser aux sièges que le Juif leur désignait de son long doigt. Au bout d’un instant : - J’ai le vertige, dit Hamidou sur sa chaise. - Et moi, il me semble être dans une barda de chameau, dit Bachir en se cramponnant au bras de son fauteuil. Koullou adjeb ! Tout est phénomène ! Bientôt Benrimoj prit congé d’eux ; il leur conseilla l’obéissance, la mesure, la prudence, de ne point livrer leur pensée à personne. - Pourquoi ? Sommes-nous au pays des loups ? - Non, au pays de la galanterie. Vous pourriez blesser des susceptibilités… A table, dans la coquette salle à manger, assis l’un en face de l’autre, un tambour de soie bleue diffusant la lumière sur l’argenterie, les cristaux neufs, la nappe de dentelle jaune, Bachir et Hamidou contiennent leur fou rire en regardant par côté le valet sanglé dans son uniforme, droit, attentif aux moindres gestes des petits maîtres. - Et celui-là, que fait-il ici, debout sur nos têtes ? - Il compte nos bouchées. - Sur Allah, il me gêne… Tout s’arrête dans mon gosier. Je le lui dis ?... - Lan ! Benrimoj et notre… (Bachir n’eut pas l’impudeur de prononcer le mot : mère, devant un homme) nous ont bien recommandé de garder pour nous ce que nous penserions ! Ils refusèrent de finir leur potage. - C’est l’eau de pluie, dit Hamidou. - Hé ! soupira Bachir, où est le blé dur grillé qui cuisait lentement dans le lait et le beurre, au chant de Kaboussa !... - Il est dans les cornes de nos montagnes ! Ils repoussèrent le rôti, en faisant comprendre, par des balbutiements et des gestes, qu’il était mal cuit. - C’est ainsi qu’il faut apprendre à le manger, tâcha d’expliquer la gouvernante. Bœuf saignant, mouton bêlant ! - Appelle, appelle Négrita, dit Hamidou à son frère, qu’elle nous serve la pestila, cette pâte légère croustillante, fourrée de pigeons et de hachis d’agneau ! Vois-tu, maintenant il me semble que j’en mangerais une entière ! - Moi, je mangerais un couscous arrosé de sauce aux raisins secs, souffla Bachir. Quand ils eurent goûté à la tarte aux cerises et au flanc vanillé, ils n’y tinrent plus : - Qu’on nous apporte notre outre ! Le valet revint, les bras chargés de la peau de chameau ventrue, à l’intérieur de laquelle étaient tassés tous les fruits d’Orient. Bachir et Hamidou plongèrent une main tour à tour et retirèrent des poignées de glands et de jujubes, qu’ils dévorèrent avec une satisfaction joyeuse. - Vous mangez cela, le soir… C’est lourd, cela fait du mal ! osa le domestique, qui baragouinait quelques mots d’arabe pour avoir fait son temps de service en Algérie, dans les zouaves. - Lan ! Ça ne fait pas du mal, ça fait du bien ! riposta Hamidou. Quand on mange des glands, on devient fort comme le chêne, et, quand on mange des jujubes, on devient rouge comme ça… Et Hamidou caressa la peau du fruit, lisse et acajou. Le repas à peine terminé, on les interrompit dans leur causerie. Vite, c’était l’heure de s’aller coucher. Ils devaient être fatigués. Il ne fallait point abuser des forces. La femme de chambre les borda dans leurs lits de laque, bien chauds, qui sentaient la toile neuve. - Là… Dormez, et ne bougeons plus ! Elle mit une ampoule en veilleuse et se retira. Dès qu’ils n’entendirent plus le bruit de ses pas dans le couloir, Bachir et Hamidou envoyèrent draps et couvertures par-dessus bord. - La religion de son père ! Elle nous a emmaillotés comme des enfants d’un jour ! Au matin, quand la femme de chambre pénétra, sur la pointe des pieds, elle poussa un cri d’effroi. Les lits étaient vides. Puis elle découvrit, roulés dans leurs burnous, les petits pachas qui dormaient à poings fermés, étendus sur le parquet dur. Benrimoj vint les voir. - Ach sbahtou ? Dans quelles dispositions vous êtes-vous levés ? - Notre âme est triste, Benrimoj ; nous nous ennuyons… - Avez-vous écrit à votre mère ? - Pas encore. - Qu’attendez-vous ? - Le goût… Le Juif mit un doigt sur sa tempe et réfléchit au moyen de secouer leur indolence, de les arracher dès le premier jour à l’ennui. Benrimoj avait fait, à son précédent voyage, lors des négociations pour installer Bachir et Hamidou à Paris, la connaissance de l’honorable famille Clusel, les propriétaires de l’immeuble même, qui occupaient un appartement à l’étage au-dessous. La famille se composait de M. Clusel, rentier aimable aux allures distinguées, de sa femme, d’une vieille fille, sœur de Mme Clusel, et d’une superbe fillette de onze ans, qui se nommait Madeleine. Benrimoj avait remarqué la douceur de Mlle Madeleine, l’élégance de ses gestes, la pureté de son langage, son esprit vif et ouvert. En dehors des visites chez ses parents, il l’avait rencontrée plusieurs fois dans l’escalier, qui revenait du cours, ses admirables tresses blondes dans le dos, un carton à dessin sous le bras. Elle le saluait avec un charmant sourire ; Benrimoj, curieux comme sa race, l’arrêtait : « Bonjour, mademoiselle Madeleine… Faites-moi voir vos dessins… » Mlle Madeleine, après quelque hésitation, un peu honteuse de montrer l’étude inachevée, lui étalait des ébauches de petits chefs-d’œuvre. Il avait ainsi, plusieurs fois, fait la causette au bas de la rampe avec elle, voulant se pénétrer des principes d’éducation que les Français ont à l’égard d’enfants de cet âge ; il l’accompagnait, la questionnant encore, jusque sur le palier de leur porte ; là, elle lui tendait sa petite main aristocratique, qu’il gardait longtemps dans les siennes, cependant qu’elle lui demandait, les paupières baissées, rouge de l’indiscrétion : « Et quand les petits pachas vont-ils arriver ? » Benrimoj pensa qu’une relation pareille était indispensable à Bachir et à Hamidou dans leur vie nouvelle. Mlle Madeleine leur faciliterait les premières études ; avec ses connaissances de petite savante et sa saine gaieté, elle chasserait la lassitude de leur esprit rebelle, le découragement de leur cœur nostalgique ; dans la simple fréquentation d’une jeune fille française d’élite et tout en s’amusant peut-être, ils apprendraient la langue et les belles manières mieux qu’ils ne devaient le faire sous la conduite d’une institutrice brillamment diplômée. Le Juif pensa aussi que les parents, d’après ce qu’il soupçonnait de leur caractère, seraient flattés de l’honneur offert à leur fillette : être l’éducatrice de petits princes marocains, aider au rapprochement tant souhaité, contribuer, en se faisant aimer d’eux, – ce dont Benrimoj était sûr, – à faire aimer la France. - Mes enfants, dit Benrimoj, soyez patients : je vais revenir sans tarder… « C’est aujourd’hui jeudi, pensait-il en descendant l’étage qui les séparait de la famille Clusel, Mlle Madeleine doit être sûrement ici ! » Il sonna, avec son sans-gêne habituel. Ce fut la figure brune, massive et sympathique de Mlle Sophie qui se montra. - Tiens, bonjour, monsieur ! C’est M. Benimoj. annonça-t-elle, tandis qu’elle courait à petits pas vers le salon et remontait la pointe de son tablier de toile bleue. Entrez, entrez donc, monsieur Benimoj. Asseyez-vous. Mme Clusel va venir. Et Mlle Sophie, qui ne s’était jamais mariée parce qu’elle s’était sacrifiée à sa jeune sœur, à cause aussi peut-être de sa physionomie masculine et d’une grande dévotion, Mlle Sophie, alerte, ferme et diligente, qui répondait aux taquineries de ses amis : « Me marier ? Je n’ai pas le temps ! », Mlle Sophie, à qui manquait une dent de devant et qui prononçait : Benimoj au lieu de Benrimoj, referma la porte du salon en s’aidant d’un bout de son tablier pour ne pas ternir la poignée de cuivre reluisante. Mme Clusel parut bientôt. Quelle douce et noble figure ! Comme sa sœur, elle était de taille moyenne et svelte, mais avec un visage tout différent, un visage en nuances et en délicatesse, éclairé d’yeux marron très doux et d’une chevelure vieil or, trop lourde, semblait-il, pour une tête aussi fine, de sorte que le chignon s’inclinait un peu du côté gauche. Cette Française digne, bien née, pieuse et jolie, avait conquis là-bas, sur la terre béarnaise, autant par sa beauté que par sa valeur morale, le gentilhomme campagnard, imbu des qualités de sa race. Plus âgé qu’elle d’une quinzaine d’années, – il avait aujourd’hui cinquante-cinq ans, – M. Clusel était un bel homme, à la haute stature, demeuré jovial, aimant la campagne, la bonne chère, la causerie et les livres. Une coquette érudition et une vaste mémoire l’aidaient dans ses propos, auxquels il se complaisait un peu lui-même et qu’il truffait volontiers de citations littéraires. Il rappelait également non sans plaisir que ses aïeux s’étaient nommés de Clusel, mais qu’ils avaient, par élan humanitaire, fait abandon, avec tous leurs privilèges, de la noble particule dans la nuit du 4 août. Il était économe sans être avare et affirmait en principe que la fortune léguée par les parents devait être transmise pour le moins intacte aux descendants, que l’on avait bien mérité de sa conscience en l’augmentant à son tour par le travail et par l’économie. Il avait rencontré en Marie-Thérèse, fille de fermiers laborieux et catholiques, en Marie-Thérèse, attachée aux traditions et jolie sans le savoir, l’épouse qui répondait à son idéal. Depuis que la petite famille avait quitté la campagne et s’était installée à Paris pour l’éducation de Madeleine, on n’avait point donné un mouchoir à laver ni une paire de bas à repriser dehors. Jamais une domestique n’avait dérangé leurs habitudes provinciales. Les deux femmes assumaient de gaieté de cœur tout le travail de la maison, depuis la lessive soigneusement rangée dans les armoires de chêne et la succulente cuisine du terroir jusqu’aux ouvrages de couture les plus délicats. Les veillées étaient pour eux quatre le régal après le labeur du jour. Pendant que Marie-Thérèse et sa sœur, près d’une lampe du salon, combinaient une dentelle originale ou brodaient sur de la soie de couleur, Madeleine, assise à l’harmonium, faisait rêver M. Clusel, plongé confortablement dans son fauteuil, fumant sa bonne pipe, écoutant, l’œil mouillé, quelque doux air d’église qui lui rappelait le jour de la première communion de sa fille ou une romance du pays natal que Madeleine avait apprise pour lui. Car il avait adoré sa terre, et seul l’amour de Madeleine avait pu le décider à venir passer à la ville quelques années de son existence. Mais, dans son cabinet de travail, parmi ses comptes d’exploitation et les livres, ou dans la quiétude de ce salon, entre sa femme sage, l’infatigable Sophie et sa Madeleine bien-aimée, il était encore le plus heureux des hommes. Lorsque Benrimoj eut exprimé à Mme Clusel le but de sa visite, celle-ci, en rougissant un peu, lui répondit : - Je suis très flattée, pour ma part, que vous ayez pensé à Madeleine pour aider à instruire ces petits seigneurs. Je vais demander, si vous le voulez bien, à M. Clusel et à ma sœur aînée leur assentiment. Excusez-moi. Une petite minute, monsieur… Benrimoj pensa : « Que cette union est belle ! Jamais je n’ai rencontré une famille aussi parfaite. Surtout dans les milieux d’Européens qui sont venus coloniser au Maroc… Ils se prétendent libres. Le garçon, à douze ans, se croit un homme et n’a plus de conseil à demander. La jeune fille, « élevée à l’américaine », sort et rentre sans rendre de comptes à ses parents. Je crois que je ne connaissais point les vrais Français. Sont-ils rares, ou d’un abord difficile ? Ils ont, je vois, la même conception de la famille que nous. La Bible le dit : « Celui qui t’a passé d’une nuit t’a passé d’une malice. Le jeune consultera le vieillard, la fille son père, l’épouse son chef ! » Je ne m’étonne plus maintenant que cette petite fille soit si aimable et si distinguée… Je suis content, content d’avoir découvert une vraie famille française pour la donner en exemple aux enfants de mon maître. Plus tard, quand ils retourneront au bled, ils pourront tout oublier, mais pas la vision de ces gens mesurés, unis, pieux, et peut-être aussi, m’a-t-on affirmé, la belle langue française… » Benrimoj n’attendit pas longtemps. Mme Clusel reparut, suivie de M. Clusel, veston de travail, pantoufles en tapisserie, le front couronné d’une calotte de velours. Il tendait grandes ouvertes ses deux mains au visiteur. Les deux hommes s’assirent en même temps. - Eh bien ! comment vont ces petits seigneurs ? Comment trouvent-ils notre pays ? demanda M. Clusel tout en approchant de sa chaise un fauteuil pour sa femme. - Oh ! ils ne disent rien encore. Ils sont un peu étourdis. Cette ville les change tellement… - Oui, mais enfin ont-ils une intelligence assez ouverte pour pouvoir comprendre un jour notre civilisation ? - Oh ! certes, certes ! Ils sont, dans leur domaine, aussi savants que des hommes et aussi courageux. Mais, au pays français, ils ne sont encore que des enfants. - Oui, je le conçois… Alors, on les envoie ici pour leur refaire une éducation ? - Entièrement. - Que veut-on leur apprendre d’abord ? - La langue, les mœurs des belles familles. - Ah ! voilà qui sera un peu difficile, mon cher Benrimoj ! Les belles familles, les belles mœurs… Le caractère de vingt peuples a trop déteint sur notre nouvelle génération, depuis la grande guerre. Les vrais, les purs Français sont devenus rares… - C’est pourquoi je m’adresse à vous, s’empressa Benrimoj, et je viens vous demander de m’aider dans ma tâche. Le pacha a mis en moi toute sa confiance, que je voudrais mériter. J’ai immédiatement pensé à Mlle Madeleine. Si vous le permettiez, monsieur Clusel, elle viendrait quelquefois, à ses heures de loisir, causer, jouer avec eux, leur enseigner les manières françaises. Je suis sûr qu’elle seule saura apprivoiser ces petits sauvages. C’est en s’amusant avec une enfant de leur âge que, pour ma part, je trouve admirable, qu’ils voudront essayer de se faire comprendre et de comprendre à leur tour, et cet effort ne les rebutera pas. Et j’espère, pour eux et pour nous, que la langue et les manières françaises les enchanteront et qu’ils garderont dans leur cœur, plus tard, quand ils seront des hommes, un amour profond et une fidèle reconnaissance pour la France ! - Je l’espère aussi, dit M. Clusel. Car ces petits pachas eux-mêmes représentent pour nous un pays merveilleux. Le Maroc ! L’Algérie ! Je me rappelle que M. Jonnart, qui fut gouverneur là-bas, nous disait naguère, dans une de ses magnifiques conférences : « L’Afrique du Nord est une maîtresse jalouse qui retient tous ses amants. » J’ai toujours eu le désir de connaître ces contrées. Il paraît que la civilisation française y a fait de grands pas… - Des pas de géant, surtout au Maroc ! déclara le Juif en se croisant les bras, les narines dilatées d’une sorte d’orgueil. Savez-vous ce que la France a dépensé de courage, d’initiative, d’argent ? Le Maroc est à la veille de rendre ce qu’on attendait de lui. Ce pays a un avenir immense. La terre est vierge, la race est forte, les intelligences venues là-bas sont nombreuses, actives, et d’un modernisme avancé. Dans quelques années, vous verrez le Maroc drainer à lui tous les touristes qui vont au Caire, vous verrez son agriculture permettre à la France de ne plus rien acheter à l’étranger, de se nourrir sur son propre fonds… - Voilà un point qui m’intéresse particulièrement ! s’enthousiasma le vieux cultivateur béarnais. Vous avez donc déjà de très belles plantations ? - Sachez, monsieur, que, dans le Souss, nous faisons deux moissons de céréales par an, deux récoltes d’oranges, d’olives et de bananes, trois ou quatre de légumes. Nous possédons un système d’irrigation par séguias que seuls les anciens avaient pu faire, car il représente un travail dont vous n’avez pas idée… - Parbleu !... Et c’est bien le cas de rappeler le mot de Prévost-Paradol : « Deux d’eau et deux de soleil font huit de produit. » M. Clusel sourit, secoua les épaules, tout réjoui de l’à-propos de sa citation. - Oui, reprit Benrimoj avec des gestes onctueux, et voyez-vous, c’est en gagnant l’estime des chefs que vous aurez toute la sympathie de leurs sujets. Là réside le secret, le mérite de la politique du maréchal Lyautey, continuée avec beaucoup d’habileté par M. Steeg. L’Arabe ne se rend pas compte exactement de ce que c’est que la France, qu’un peuple, qu’une nation… Me comprenez-vous ? - Vous voulez dire qu’il n’a pas la conception de l’État. - C’est bien cela. Il reconnaît des hommes, quelques hommes, et c’est à ces hommes de s’allier leur confiance. Alors l’Arabe leur est dévoué corps et âme. Si vous saviez la puissance qu’exerce le pacha de Marrakech par exemple, dont les enfants d’ailleurs sont déjà installés à Paris, vous seriez effrayés… - Je vois, je vois, dit M. Clusel en hochant la tête, et c’est très bien à eux de nous envoyer leurs enfants. Je vois quelle est la pensée des chefs. Ils doivent donc bien aimer la France pour se séparer de leurs fils, eux qui vivaient jusqu’à ce jour dans la tradition ! - Oui, les pachas aiment la France. Elle a augmenté leur prospérité, elle leur a donné la sécurité. Et par sympathie même, ils inclinent vers elle plutôt que vers d’autres puissances qui les sollicitent continuellement, leur font des avances, entretiennent auprès d’eux une propagande qui pourrait devenir dangereuse, si la France n’y veillait… - Eh bien, voici, je crois, la meilleure preuve que nous l’emportons sur tous nos concurrents, puisque c’est à nous, dans nos bras, que les pachas envoient leurs enfants, pour qu’ils apprennent notre langue et qu’ils s’initient à notre vie. Croyez, monsieur Benrimoj, que nous sommes très heureux, très flattés que vous nous associiez à cette belle œuvre. Je vous donne ma parole d’honneur de vieux Français, de patriote, que nous ferons tout notre possible, ma famille et moi, pour rendre à ces petits seigneurs leur exil agréable et qu’ils emportent de la France le meilleur souvenir ! Mlle Sophie rentra. Elle avait lissé ses bandeaux de cheveux poivre et sel, changé son tablier de toile contre un joli tablier de taffetas noir ; elle soutenait, de ses mains, avec précaution, quatre petits verres sur un plateau d’argent : deux contenant du porto pour les hommes, les deux autres de la crème de menthe pour les dames, le tout déjà servi avec mesure. - Allons, buvons à la santé des petits pachas ! dit M. Clusel en levant son verre. Dieu fasse qu’ils prennent de notre civilisation tout le meilleur et que nous sachions profiter à notre tour des trésors de leur cœur et de leur esprit ! - Comme ils disent dans la chanson, acheva Benrimoj : « Nous avons pris de vous, ô Français, un brin de politesse, et nous vous avons donné une tige de jasmin… » Et buvons à la prospérité de la France ! - Merci ! répondirent les deux femmes, charmées, les yeux humides de reconnaissance. Mlle Sophie se sauva, après avoir goûté à son verre de menthe ; elle alla rejoindre Madeleine qui attendait dans le cabinet de toilette, sa somptueuse chevelure sur les épaules, que les mains adroites de tante Sophie achevassent de la coiffer. Benrimoj remonta, tenant par la main la superbe petite voisine. Il la présenta aux enfants de son seigneur. - Mlle Madeleine, la fille de votre propriétaire, leur dit-il. Elle fit à Bachir et à Hamidou l’impression d’une petite princesse, avec ses mollets blancs sous la robe de velours vermeil, son front haut, qu’encadraient deux lourdes tresses d’or, sa gorge fraîche et lisse éclairée d’une collerette de mousseline à plis, et, par-dessus tout, un air de simplicité et de distinction. Mlle Madeleine les regardait de ses beaux yeux myosotis, un peu surpris par l’accoutrement de ces deux Arabillons, dont les prunelles brillaient comme des boules de feu dans un visage bronzé. - C’est ça les petits pachas ? demanda-t-elle à Benrimoj en se rapprochant de lui. Ils sont presque noirs… Et quel habillement !... Et pourquoi ce pompon de cheveux au milieu de la tête ? Ce qu’ils ont l’air drôle ! - Parce qu’ils viennent du désert, expliqua Benrimoj sans perdre son assurance. Il n’y a point de coiffeur français là-bas, ni de tailleur à la mode… Bientôt, bientôt, leurs cheveux pousseront, on supprimera le pompon, le hâle de leur visage fera place à un beau teint mat, et vous les verrez habillés comme des messieurs du monde… Touchez-lui la main, dit-il aux petits pachas qui étaient restés assis, pelotonnés chacun dans un coin du divan, admirant avec extase la belle allure de la petite Française. Ils sortirent craintivement une main de dessous leurs burnous. - Pourquoi faut-il lui toucher la main ? - C’est le salut, ici… - Meziane ! Et ils la tendirent de façon très gauche à la fillette, qui, elle, leur abandonna avec bonne grâce ses deux mains fines et rosées, tandis qu’elle leur souriait de ses menues dents étincelantes. - Voilà, déclara Benrimoj, elle viendra jouer avec vous à ses heures de loisir. - Jouer avec nous, ainsi, dévoilée ? Elle ne nous cachera jamais sa face ? - Non. Jamais. - Meziane ! - Je vous présenterai à ses parents. Vous avez leur permission de l’emmener dans votre voiture pour votre promenade quotidienne. Dès que vous serez habillés à l’européenne, Mlle Madeleine vous accompagnera, avec l’institutrice, au théâtre, au cinéma, chez son professeur de piano qui sera le vôtre. Elle vous fera visiter les musées de Paris et celui de Versailles, où vous verrez le lit de Napoléon… Les yeux des petits pachas se dilatèrent de plaisir. - Elle vous expliquera tous les beaux tableaux. Car Mlle Madeleine est déjà un excellent peintre… - Aïaouah Meziane ! Madeleine écoutait la musique de cette langue, un peu gutturale, un peu barbare pour ses jeunes oreilles… Mais elle ouvrait des horizons, des panoramas à son rêve qu’elle avait à peine soupçonnés à travers ses lectures ou les causeries de son père, que maintenant elle désirait connaître. - Je compte sur vous, mademoiselle, pour civiliser ces petits sauvages… Et je suis certain du triomphe ! Madeleine répondit : - Soyez sûr, monsieur, que je ferai tout mon possible pour leur faire aimer mon pays, pour les initier à ce que je sais. « C’est magnifique ! pensa l’étranger. A son âge cette aisance, cette jolie éducation !... » Et Benrimoj salua, pieds joints, et se retira. Les enfants, restés seuls, se contemplèrent, Madeleine souriant, les petits pachas figés d’étonnement et d’admiration. Hamidou se leva le premier et courut à l’outre ; il tira une grosse poignée de glands, de jujubes, de citrons doux, pêle-mêle, qu’il tendit à la petit Française : - Khoud ! Meziane bezzef ! fit-il avec un regard engageant. Madeleine secoua la tête. - Non… Je ne mange rien en dehors des repas sans la permission de mes parents. Et puis, je crois que je n’aimerais pas ça… « Que dit-elle ? » se demanda Hamidou. Il comprit pour le moins, à son hochement de tête, qu’elle avait dit non… Il réintégra, confus, sa poignée de fruits dans l’outre poudreuse, cependant que Bachir demeurait rêveur devant les yeux myosotis, les tresses blondes et les mollets nus de leur petite compagne… Le soir de cette première entrevue, où s’était préparée sa destinée, Madeleine, dans sa chambre close, ses tresses dénouées, une chemise de surah l’abritant jusques aux pieds nus, découvrant la gorge qui seulement pointait et la ligne harmonieuse des épaules, Madeleine était agenouillée sur son prie-Dieu. Sa poitrine se gonflait, palpitait sous les murmures ; la lumière, tamisée par un abat-jour rose, faisait scintiller les facettes de la croix d’or suspendue à son cou blanc. Une béatitude de songe enveloppait la petite madone. Puis Madeleine se leva et s’avança vers son lit. Elle pénétra entre la mousseline des rideaux que retenaient des nœuds de satin. Elle s’étendit, ferma les paupières. Elle revoyait mieux, maintenant, les splendides yeux phosphorescents de Bachir et de Hamidou, elle écoutait la musique barbare des douces voix ; la Rolls-Royce lui réapparaissait qui les avait traînés tous trois par les allées du bois de Boulogne… Elle s’endormit. Elle rêva du faste d’un palais arabe où elle était devenue reine… Noël. Dans la nuit bleue papillotait la neige. La fête bruissait au long de Paris. Des files d’autos sillonnaient les avenues ; devant les cabarets, des bandes joyeuses, sorties des théâtres, se rencontraient dans les chansons et les éclats de rire. Une limousine à la coupe royale dévalait sur le boulevard Delessert, vint s’arrêter devant le numéro huit. Bachir et Hamidou en descendirent, vêtus du smoking et de la cape, cravate blanche, gants beurre, le pli du pantalon tombant droit sur des souliers vernis. Ce nouveau costume, ils le portaient avec aisance et avec charme ; leurs tailles souples, nerveuses, s’y prenaient impeccablement. Bachir et Hamidou avaient dîné dans un palace des Champs-Élysées, où leur professeur de danse les avait « lancés » à une première réunion. Ils s’étaient amusés comme des fous, et maintenant ils rentraient, à l’heure où la plupart des Parisiens sortent, la gouvernante ayant estimé de son devoir de modérer les veillées, de doser leur adaptation à la vie européenne ; au surplus, minuit, ce soir-là, marquait une fête religieuse qui n’était pas la leur. Ahmed, le chauffeur, les avait conduits, Ahmed, que le pacha avait envoyé auprès d’eux, parce qu’il était un serviteur à toute épreuve, plus qu’un serviteur : un confident qui avait conduit son maître partout et qui pouvait tout savoir. Minuit allait sonner. Bachir et Hamidou se dirigeaient vers l’ascenseur, quand ils aperçurent dans l’escalier la famille Clusel. Madeleine descendait la première, sous un manteau de fourrure blanche, un missel à tranche d’or dans la main, ses tresses blondes aux épaules. - Oh ! s’écrièrent ensemble les petits pachas. Et Bachir, plus encore que son frère, resta médusé, ébloui devant l’adorable apparition. - Où allez-vous ? questionna Hamidou, sans penser un instant qu’il pût commettre une indiscrétion. - Nous allons à la messe, répondit Mme Clusel avec douceur. - Eh bien, si vous le voulez, notre voiture est là… offrit Bachir. - Merci, merci. - Ahmed vous conduira et vous ramènera. Dites-lui seulement le nom de la mosquée : il connaît déjà tout Paris. - Merci, merci, les enfants. Cela va nous rendre un rude service ! déclara M. Clusel, tandis qu’il remontait frileusement le col de son pardessus. Madeleine avait rougi de plaisir ; elle salua ses amis, leur tendit sa main fine, qui étrennait ce soir une émeraude montée sur platine, cadeau que Benrimoj lui avait remis avant son départ, pour la récompenser d’avoir consenti à instruire les petits pachas. Mme Clusel était confuse de leur obligeance et de leur affabilité. Tante Sophie fit remarquer que d’aller à pied eût été plus pieux ! … Bachir et Hamidou s’étaient jetés sur le divan du salon, un peu las de cette première soirée. Ils se regardaient en souriant. - Phénomène ! Phénomène !... Ah ! ce que nous nous sommes amusés ! As-tu vu comme nos cavalières étaient jolies ? dit Hamidou. - Oui, convint l’aîné, les yeux rêveurs, mais pas si jolies que Madeleine… - Laisse-les-moi ! Telles qu’elles sont, jour et nuit je ne m’en lasserais pas ! Comme dit M. Clusel : « Brunes ou blondes… Grandes ou petites… » Je ne me souviens plus. Il paraît que c’est dans Molière. « Et l’objet que l’on aime a toujours de beaux yeux… » Ah ! je t’assure qu’il les trouve, ses citations, et qu’il les sert à propos ! On dit que les Arabes ne parlent qu’avec des proverbes ; lui ne parle qu’avec ses livres… - C’est un brave homme, affirma Bachir. Et quelle charmante famille que la sienne ! Elle est entrée comme une goutte de miel dans mon cœur. - Oui. Et as-tu vu ce que nos cavalières étaient en admiration devant les burnous de Ben Ghabrit, plus que devant le président de la République ! Et à nous, elles nous enlaçaient la taille comme à des frères ou à des amis qu’elles avaient connus toute leur vie ! Que penses-tu de cela ? - Je ne sais… - As-tu remarqué le coup de coude que le fils d’El Glaoui m’a donné ?... - Non… - Parce que je m’étais penché pour sentir la rose que ma cavalière avait, piquée à son corsage… Il me dit : « Tiens-toi ! » Et comment ? Pour sentir une rose, il faut se tenir. Et quand je prends ma cavalière par la taille, que je la presse sur mon cœur, mes mains dans les siennes, mes yeux dans ses yeux, ma bouche près de sa bouche, tout cela m’est permis… Phénomène ! Ah ! mon frère, mon frère, dit Hamidou en se frictionnant la tête, je perds la raison dans cette ville ! - Qu’Allah nous protège ! - Crois-tu qu’elles nous aiment ? - Je ne sais. En tout cas, elles ne sont pas farouches, elles sont gaies… Pourtant, je crois qu’elles aiment mieux la danse que nous… - Tu crois ? fit Hamidou boudeur. - Je crois. Je dirai qu’à un moment la tête m’a tourné comme une meule à semoule. Je me suis assis. Eh bien ! ma cavalière est allée prendre un autre cavalier et elle a continué sa danse avec lui, comme si elle ne m’avait jamais connu ! - Phénomène… Et elles disaient qu’elles allaient encore danser comme cela jusqu’à sept heures du matin… - Il paraît. Cela t’amuse, la danse ? - Ce qui m’amuse, ce sont les jolies tailles que je frôle de ma main ! Mais tourner, tourner dans le vide, à quoi cela sert-il ? Puis les deux frères allèrent se coucher. Ils revoyaient dans une apothéose le dancing et ses lustres, et les jeunes filles, demi-nues sous leurs robes de bal, qui avaient fait naître en eux le premier frisson d’amour…
III
Cinq ans après. Les petits pachas étaient devenus des hommes. Aidés par Madeleine et son père, dirigés par un professeur-femme de l’école de Sèvres, ils s’étaient assimilé assez vite les premiers éléments de la langue française, ce qui leur permit bientôt de suivre les cours du lycée Janson-de-Sailly. Si leur esprit était frappé surtout par le brillant extérieur des mots et la redondance des périodes, si un brin d’emphase marquait leur discours, en revanche ils avaient fait leurs, de façon surprenante, les manières françaises, qu’ils paraient de toute la grâce d’une nature sensible. Il semblait qu’il n’y eût plus trace, en ces parfaits mondains, des petits sauvages emmitouflés dans leurs burnous, ahuris par la foule, un soir d’automne, sur les quais de la gare de Lyon, et dévorant les glands crus apportés dans l’outre poudreuse. Aujourd’hui ils appréciaient la finesse de la cuisine française, sa légèreté ; ils dégustaient un vin vieux et la soupe à l’oignon dans une brasserie où ils invitaient la famille Clusel, au sortir de la Comédie-Française. Car c’est à ce théâtre que M. Clusel les accompagnait de préférence. « Tout ce que joue notre première scène est vraiment racé, » leur déclarait le vieil érudit. Bachir et Hamidou s’enthousiasmaient sur des tirades de Phèdre ou de Polyeucte, ils les récitaient d’abondance à M. Clusel ; on faisait assaut de mémoire et de goût poétique avec l’aimable « grand-père », à ces bonnes soirées que l’on passait en famille, quand aucune obligation mondaine n’invitait au dehors les petits pachas. Bachir et Hamidou avaient su choisir, dans la meilleure confiserie du boulevard, les bonbons délicats pour offrir à leurs amis pendant les entr’actes. Madeleine, accoudée entre ses compagnons sur le bord de la loge, leur expliquait certains détails de la pièce qui avaient pu leur échapper, cependant qu’assis derrière eux, les parents, fiers de leur œuvre, se réjouissaient de cette transformation obtenue chez les deux jeunes gens dans un temps relativement court. - Oh ! ils ne pourront plus vivre loin de Paris, loin de nous ! disait Mme Clusel. Ils nous sont attachés de cœur. - Ils sont si francs ! ajoutait M. Clusel. Ils pensent tout haut… - Et comme ils aiment Madeleine ! L’aîné l’adore, chuchotait tante Sophie. Je crois que ça finira par un mariage ! - Nous ne disons pas cela, rectifiait M. Clusel avec un peu d’impatience. - Il n’importe. Je vous donne mon avis. Je ne les vois plus bien, l’aîné surtout, sans Madeleine… En effet, dans l’esprit de Bachir et Hamidou, Madeleine faisait partie même de la France ; de ce pays ils ne savaient rien voir sans la voir. Les monuments, les œuvres d’art, les théâtres, les grands magasins, les paysages qui les avaient peu à peu conquis, ils ne pouvaient se les rappeler, les concevoir sans Madeleine. Les printemps à Paris les enchantaient ; mais, parmi la verdure neuve, la lumière nuancée, les édifices, les statues émergés de brumes et les eaux jaillissantes, Madeleine leur apparaissait comme la fée de ces lieux. Les bords de Seine, les stations de montagne où ils allaient passer leurs vacances, les plages à la mode rehaussées d’un luxe éblouissant, la brillante société dans laquelle ils furent introduits par leur nom et par leur fortune ne leur faisaient jamais oublier Madeleine… Lorsque les deux frères étaient seuls, assis l’un en face de l’autre, ils causaient souvent de la femme française, de son éducation. C’était pour eux un sujet d’entretien qu’ils ne parvenaient pas à épuiser. Ils sentaient aujourd’hui l’élégance de la femme française, la séduction de son esprit ; ils admiraient son activité, la part qu’elle prenait à la vie sociale ; pourtant ils s’étonnaient encore que l’homme mît en elle tant de confiance. Il arriva qu’un personnage politique du ministère des Affaires Étrangères, les ayant invités dans sa loge à l’Opéra, fut empêché ; il s’excusa auprès d’eux par un mot charmant, leur fit savoir qu’il entendait ne pas les priver du plaisir de cette représentation, que sa femme les accompagnerait seule. Quand Hamidou vit cette dame lui demander son bras pour qu’il la conduisît à son fauteuil, qu’il fut assis à ses côtés, que le parfum de l’éventail de plumes caressa ses narines, qu’il regarda, si près de lui, la gorge riche, le visage pur où battaient les ailes des yeux, il ne peut étouffer le trouble qui faisait bouillonner son sang. - Ah ! non, dit-il ce soir-là à son frère quand ils furent rentrés, j’aurais beau épouser une Française, et cette Française serait une sainte que je ne l’abandonnerais jamais dans la compagnie d’un homme. Plus je vais, plus j’étudie les mœurs des autres peuples, plus j’approuve nos pères qui voilent leurs femmes. Moi, je serais mortellement jaloux de ces mêmes sensations que ma femme ferait naître dans le cœur d’un autre homme… - Certes, repartit Bachir, mais conçois-tu la vie ici sans la femme ? Elle aide son mari dans un monde plus compliqué. Toutes ces œuvres auxquelles elle s’intéresse : pour les petits enfants, pour les mères pauvres, pour les hommes sans travail, c’est très beau. Quant à nous-mêmes, crois-tu, si la société des femmes nous avait été interdite, qu’un garçon aurait eu autant de patience à nous instruire que Madeleine, autant de doigté et de délicatesse pour nous apprendre sa langue et nous découvrir son pays ? Car, crois-moi, sans elle nous n’aurions sûrement rien compris à beaucoup de choses ! - Je le crois, convint Hamidou. - C’est que, vois-tu, la femme chez nous est un luxe. Est-elle instruite ? Peut-elle instruire ? Connaît-elle les choses extérieures, la politique, les dépenses, l’économie ? Sa préoccupation, c’est sa beauté, ses parfums, ses bains, ses amulettes, ses marabouts et ses sorciers. Je vois que cela ne suffit pas toujours. La femme chez nous rêve et compte sur sa chance. Si sa chance est belle, la vie lui sera douce comme le miel ; si elle est contraire, la malheureuse ira moudre le blé, ramasser le bois, laver dans les ruisseaux et traire le bien (3) de son mari. Tandis que la femme française lutte pour arranger sa chance. Elle veut s’instruire. Il lui faut des éléments de toute sorte, des points de comparaison. Il lui faut son indépendance et sa liberté. - La donnerais-tu, toi, à ta femme, sa liberté ? Bachir baissa les yeux, réfléchit un instant et répondit : - Je ne sais pas. J’hésite. Mais je crois que, si ma femme ressemblait à Madeleine, je la laisserais vivre sans voile… - Tu m’étonnes, Bachir… toi qui fouettais même nos petites négresses parce qu’elles parlaient en montrant leur visage au Juif, le boucher ambulant ! La vision du bled, de cette viande bleue qu’on promenait dans les rues par quarante degrés de chaleur, incommodait Bachir. Tous les ans, lorsqu’ils retournaient passer là-bas quelques jours, c’était chaque fois pour les deux frères une réadaptation pénible. Ils trouvaient le matelas trop bas, les mets lourds, servis trop abondamment et hors de circonstance ; la vie sans règle ne leur plaisait plus. Les domestiques, dans la somptueuse Maison de la Poudre, approchaient les maîtres, leur parlaient avec une cordialité toute naturelle. Il y en avait qui étaient habillés de brocart, parés de bijoux, et d’autres qui couraient loqueteux sous les galeries magnifiques. Dans le salon, à côté des lits royaux, des tapis de valeur, des coussins admirablement brodés par les femmes de Fez ou de Marrakech, s’étalaient des objets de bazar achetés à Paris au cours du voyage officiel ; un balai électrique, dont on avait usé huit jours, était suspendu en exhibition près d’une pendule du temps d’Haroun-Er-Rachid, et le pacha ne trouvait rien à redire à cela. Pendant que les pianos, les cithares et les violons jouaient leurs mélodies amoureuses, que les jets d’eau s’élançaient parmi les arbres en fleurs, que les négresses traversaient les cours, apportant d’innombrables plateaux de confiseries, dans les couloirs au sol de terre battue, on tenait des conciliabules débraillés, on demandait vingt francs à Youssef, le caissier, qui avait l’air d’un va-nu-pieds et qui ne voulait pas démordre, qui après mainte explication allait tirer d’un trou son sac malpropre dont il ne finissait point de dénouer les cordons ; et leur frère, le caïd Omar, beau comme un dieu brun, tout habillé de blanc, rendait la justice devant la porte, assis sur une caisse qui avait contenu des dattes ; sans aucun souci de décorum, il pianotait, de ses mains soignées, sur les genoux poudreux du misérable accroupi devant lui, et il écoutait sa plainte vaguement, le regard distrait par la foule qui grouillait, gesticulait le long des murs… En vain ils eussent attendu la réunion de famille. Leur père, accaparé par ses femmes et ses concubines, accaparé par des hôtes qui ne s’en allaient plus et se renouvelaient sans cesse, ou bien parti pour les tournées dans les tribus où l’emmenait, à une allure vertigineuse, par les pistes et les rocailles, une voiture de quarante chevaux que conduisait un chauffeur crasseux, leur père, dont les sentiments étaient diffus et l’esprit continuellement préoccupé, ils le voyaient à peine deux fois durant leur séjour au pays. Les frères aînés évitaient la rencontre des jeunes, que ce fût dans la maison, au bain ou sur les nattes d’un café. Point d’amis communs. Chacun menait sa vie à part, commandée par la coutume respectueuse. La mère se montrait très réservée, depuis qu’un duvet de moustache ombrait leur lèvre et qu’on parlait de les marier ; alors eux-mêmes éprouvaient une gêne, un certain malaise à l’aller voir souvent… Bachir et Hamidou erraient dans la ville. Ils retrouvaient les rues étroites, sans pavé, inondées de poussière ; sur les placettes, des vaches dormaient au soleil, parmi les excréments et des lacs d’urine ; une chaleur étouffante montant de la plaine aux ondoiements fauves ; derrière les portes des maisons basses, les petits moulins tournés par les femmes recluses ronronnaient leur chanson de monotonie et de misère. Mais ce qui demeurait vivace, intact en Bachir et en Hamidou, c’était l’homme de la poudre. Leur venue à Taroudant coïncidait avec le Mousseum, la fête sainte. Ce matin-là, deux mille cavaliers de toutes les tribus du Souss, vêtus de laine fine et de soie, sur des selles brodées d’argent, étaient alignés devant la maison de leur chef. Tout à coup, le pacha se montrait ; au dressement de sa main, la troupe se mettait en branle, précédée d’une escouade de spahis de l’armée française. Sur le Grand-Plateau, la foire s’animait déjà ; les marchands disposaient leurs étals d’épices, d’objets de toute sorte confectionnés par les femmes des tribus ; des tentes étaient dressées : la plus vaste, la plus joliment bariolée, pour le pacha ; sous les autres, ses sept fils accueillaient leurs amis. Après le déjeuner, pendant que la horde des sujets venaient déposer aux pieds de leur pacha les offrandes innombrables, pendant qu’orchestres et bayadères lui dédiaient leurs hymnes de louange et leurs danses sacrées, le pacha, par la portière de sa tente, voyait défiler la troupe équipée pour le combat. Bachir et Hamidou, de même que leurs frères, commandaient l’un et l’autre à un détachement de cavaliers. Et à peine parvenus sur le terrain, les adversaires s’élançaient pour des charges épiques. Les petits chevaux galopaient, volaient ; on entendait sonner les vieux fusils ; des nuages de poudre roulaient, s’épaississaient, rendaient bientôt l’atmosphère irrespirable. Les femmes, masquées derrière un buisson, excitaient les combattants par des youyou. Et l’haleine du désert déferlait en vagues de feu… La fantasia se prolongeait jusqu’au soir. N’était le signal donné par le pacha, les cavaliers auraient lutté encore, à fin de souffle. Bachir et Hamidou rentraient, l’œil allumé, ivres, triomphants, heureux d’avoir fait tomber sous la crosse de leur fusil quelques compagnons qui n’avaient pas eu l’adresse, l’élan, la fougue qu’un homme doit montrer quand il s’appelle un chleuh… Ah ! certes, on n’eût pas reconnu en eux, à ces moments, les mondains de Paris, en smoking et gilet blanc, accoudés sur le bord d’une loge de théâtre et caressant du regard la douce jeune fille française ! Au retour, le bien-être du home, les habitudes confortables, l’air froid de Paris apaisaient leur djinn guerrier. Ils retrouvaient leurs amis avec délice, jugeaient que Madeleine avait de nouveau embelli, s’était affinée pendant ces quelques jours de leur absence plus que leur esprit et leurs yeux n’avaient pu le remarquer au cours d’une année entière. Quelle fête leur réservait la sympathique famille ! Repas exquis, causerie profonde… On parlait livres, théâtre, inventions ; on analysait des âmes… Que de sensations nouvelles ! Et comme le petit cadeau rapporté du bled paraissait considérable à chacun, le touchait, lui prouvait d’amitié et de délicatesse ! A Mme Clusel, un tapis pour remplacer celui du salon, dont elle avait déploré les couleurs fanées ; à tante Sophie, un samovar d’argent, pour lui faciliter de faire son thé ; à M. Clusel, un narguileh au bouquin d’ambre, avec un flacon d’extrait de musc ; et à Madeleine, un bijou : c’est ce qu’aiment les jeunes filles… Mais, lorsqu’ils tiraient d’une vulgaire enveloppe de papier le bracelet d’or pesant ou la bague de platine à laquelle scintillait la plus pure émeraude ou le diamant le plus vif, Madeleine demeurait confuse devant cette abondance de richesses et cette simplicité, ce détachement avec lesquels on lui offrait un joyau d’une telle valeur, – alors que chez eux c’était l’économie, l’ordre : elle ne connaissait en fait de bijoux, aux doigts de sa mère, que l’anneau d’alliance, plat, démodé, et une très simple bague de fiançailles ; à son père, l’épingle de cravate qu’elle lui avait achetée elle-même, avec le contenu de sa tirelire, pour certain jour de l’an… Tout était mesuré, prévu ; il fallait recompter trois fois le budget de l’année avant d’offrir une réception ou d’acheter un manteau de fourrure ! Alors elle demandait, de plus en plus étourdie, attirée par cet Orient dont elle devenait l’esclave par la pensée : - Dites-moi, Bachir comment faites-vous pour découvrir de si jolies pierres ? - Oh ! répondait Bachir, insouciant, je n’ai qu’à ouvrir les boîtes que ma mère possède et choisir… Elle en a, elle en a, des boîtes, plein un coffre ! Quelques-unes des pierres datent du Prophète, elles sont d’une belle limpidité ; il y en a aussi des noires, on dit qu’elles ont un grand prix. Quand Aïcha la négresse va nous les tirer toutes pour nous distraire et nous garder plus longtemps à la maison, nous reculons d’abord un peu, dès qu’elle ouvre une boîte, tant leur éclat nous éblouit. Il y a aussi les perles fines, disposées par couches ; on dirait de la soie quand on enfonce les doigts dedans. Quand nous étions petits, on ne nous consolait qu’avec ce jeu… Madeleine soupirait : - Oh ! Bachir, que je voudrais voir tout cela ! - Un jour, Innch’Allah ! disait Bachir en lui pressant la main. Une visite à la Mosquée de Paris contribua à conquérir Madeleine à la vie orientale. Le ministre du Sultan du Maroc priait fréquemment à déjeuner, place du Puits-de-l’Ermite, les petits pachas, qui lui demandèrent un jour d’inviter également leurs amis. A la vue de cette architecture grandiose, de ces cours où éclatait la chaux blanche, où brillait la mosaïque, où chantaient les fontaines, Madeleine et ses parents eurent une impression de recueillement, de rêve, de prestigieux passé. Tandis que Son Excellence Si Kaddour ben Ghabrit, avec une exquise amabilité, donnait à M. Clusel des renseignements, fournissait des explications, Madeleine supputait la patience des artisans qui avaient taillé la faïence en menus morceaux, puis, tout au long des galeries, les avaient assemblés en une gamme de teintes, en une harmonie de dessin si fraîches ; que de temps, que d’amour il avait fallu pour buriner ces plafonds de cèdre, d’une minutie formidable, pour effilocher ces dentelles de plâtre qui surmontaient les encadrements de portes, ornaient les voussoirs, découpaient la lumière contre les vitraux ! - Voici l’appartement du muphti, avait dit Son Excellence. Tout parut délicieux à Madeleine et à sa famille : les murs tapissés de panneaux de velours, le plafond aux poutres saillantes décorées de fleurs naïves, la table basse autour de laquelle les convives se disposèrent à leur gré sur des poufs de cuir, le hachis d’agneau et de fines herbes qui fut servi comme entrée, roulé à des flèches de fer, le couscous, le poulet rôti qu’il fallut découper avec les doigts et jusqu’à l’orangeade qu’un domestique versait dans des gobelets de couleur… Le mystérieux bain maure éveilla en Madeleine des pensées légèrement impudiques. Une pénombre régnait, que dosaient les soupiraux troués dans les voûtes. Madeleine imagina les femmes orientales, nues, enveloppées de vapeur chaude, parées de bijoux, de perles, de diamants comme lui en avait donné Bachir ; les murailles suintaient, l’air embaumait le musc ; les servantes étendaient leurs maîtresses sur cette table des massages, leur raffermissaient les seins, tordaient la chevelure… Et toujours ce glougloutement des fontaines dont l’écho troublait la jeune fille jusque dans sa chair… - Eh bien, comment trouvez-vous notre bain, mademoiselle Madeleine ? - Oh ! c’est beau… c’est plein d’un mystère… qui vous attire à la fois et vous fait peur ! Bachir et Hamidou se mirent à rire… Par une faveur très spéciale, le ministre les conduisit à la salle de prière. C’était l’heure de l’Asser. Devant les portes sculptées à la tunisienne, le muezzin appelait les fidèles ; il clamait de sa voix sonore la toute-puissance du Créateur. Bachir et Hamidou allèrent décrocher d’un recoin d’ombre un vêtement blanc dont ils s’enveloppèrent ; ils déposèrent sur le tapis leur canne à pomme d’or, de même que jadis ils déposaient le bâton de route sur les pistes du Souss, dans la solitude des couchants. Et les élégants du boulevard Delessert mêlèrent un instant leur voix au chant liturgique de leurs compatriotes. Quand, parmi le clair-obscur de la nef, sous le lustre aux mille veilleuses, entre les colonnes de marbre jumelées, Madeleine vit cette réunion d’Arabes prosternés tout blancs, elle comprit, dans cette paix, dans cette humilité, dans ces profonds murmures, que l’appel à Dieu montait du cœur de tous les hommes, que les grands, les nobles sentiments existaient par toute la terre, que l’orgueil, les préjugés de race étaient de bien vaines choses… Le soir, Madeleine pria plus fervemment, agenouillée sur son prie-Dieu, dans sa longue chemise de surah candide. Elle pria pour Bachir et pour Hamidou, – pour Bachir, qui était son fiancé devant Dieu et les anges et qu’elle désirait bientôt son époux devant les hommes. C’était dans ce calme de la nuit que Madeleine pensait longuement à Bachir ; car le jour, elle le voyait, elle parcourait avec lui les jardins, les monuments, les expositions d’art ; elle était occupée de son côté par ses études, son dessin, son piano. Maintenant, plongée dans son lit moelleux, quand les bruits de la ville s’étaient fondus très loin en une vague rumeur, elle se remémorait mille choses : des attitudes, des frôlements, des regards… Elle se complaisait à remonter sa vie jusqu’à l’instant où lui étaient apparus les petits pachas. La franchise des deux frères, leur spontanéité, la fraîcheur d’âme que révélaient leurs yeux superbes avaient gagné Madeleine dès la première rencontre. Leur délicatesse dans le jeu, leur discrétion, leur goût d’obliger, la somptuosité de leurs offrandes l’avaient vite attachée et familiarisée, elle qui était demeurée en somme un peu craintive de l’inconnu, n’ayant point de frère, de sœur ou de petits amis avec qui elle eût pu s’ébattre, et gardant, de ce fait même peut-être, un caractère plus réfléchi que ne l’auraient eu des enfants de son âge. Et peu à peu elle s’était laissé charmer, conquérir par les grands yeux de Bachir, d’un bleu profond, par ses manières d’aristocrate, par les caresses de sa voix chantante lorsqu’il lui décrivait la vie de là-bas, les cieux toujours purs, leur palais magnifique, les négresses dormant dans les cours de marbre au son des jets d’eau, les orchestres par les nuits de lune, l’existence rêveuse des femmes voilées… Et puis, grandir sous le même toit, manger presque chaque jour à la même table, être penchés côte à côte sur le pupitre pour étudier la même langue, pour découvrir les mêmes sensations d’art et de beauté, tout cela concourut à faire éclore dans le cœur de la vierge la fleur de l’amitié. L’amitié rapidement s’épanouit, s’accrut jusqu’à la fièvre. Madeleine en arriva à souffrir lorsque les deux frères étaient invités ailleurs ; elle fut jalouse de ses élèves, qui commençaient à vivre leur vie d’hommes, qui rendaient des visites d’obligation mondaine ou politique, car aucune réception ne se donnait sans eux dans le cercle des Affaires Étrangères ou dans la colonie nord-africaine. Le soir que Bachir et Hamidou sortaient, – eux qui eussent préféré ne jamais quitter Madeleine et sa famille, parce qu’ils retrouvaient dans leur société la même affection, la même chaleur, la même sollicitude qu’à la Maison de l’Œil-du-Garde, – Madeleine jugeait la vie entre son père, sa mère et sa vieille tante un peu morose ; les airs du pays natal joués sur l’harmonium manquaient d’allure ; elle était mécontente d’elle-même. Elle essayait bien pourtant d’éloigner cet ennui, de secouer ses pensées tristes et de ne point faire de peine à son père surtout… Mais son cœur souffrait tant de cette absence ! Ses yeux, malgré elle, se portaient sans cesse sur le cadran de la pendule : elle savait l’heure à laquelle ils devaient rentrer… Elle reconnaissait, du bas du boulevard, le son de la trompe de leur auto, puis le claquement de la portière, leur pas dans l’escalier ; et déjà elle pressentait leur coup de sonnette. Ses yeux avaient repris leur pure couleur de myosotis, son front s’était déridé, un sourire étincelant avait effacé la bouderie de ses lèvres ; Madeleine s’élançait avec joie pour ouvrir la porte à ses chers amis. Bachir était devenu son seigneur et maître. Elle était fière de lui, de ses progrès aux études, de ses succès dans le monde, de son beau caractère de mâle sérieux et ferme. Elle était suspendue à ses lèvres lorsqu’il édictait une opinion. Ne lui avait-elle pas sacrifié sa cascade de cheveux d’or tout ondulés, adoration de tante Sophie, qui les avait vu grandir jusqu’à atteindre la cheville, les avait soignés, en avait coupé la pointe tous les mois pour chaque nouvelle lune, admiration de son père et de sa mère, et enfin petit vanité à elle ? Mais un soir, au retour de l’Opéra, Bachir avait dit : - Votre lourd chignon, Madeleine, donnait à votre ligne un air d’ancienneté auprès de tous ces cheveux courts et de ces nuques dégagées… Ce soir même, elle les avait promis en sacrifice à la Vierge. Et lorsqu’elle vit son père les recueillir en tremblant, les prendre dans ses bras, verser une larme sur eux comme sur un enfant mort, elle n’osa point les lui ravir pour les aller déposer aux pieds de la statue consolatrice…
IV
Dans le salon, près de leur lampe, Marie-Thérèse et tante Sophie mettent une dernière main à la robe de bal de Madeleine. C’est une robe en mousseline de soie, avec un fourreau de satin chair, – sa première robe de bal, – que Madeleine doit étrenner demain, à une brillante soirée au ministère, où l’accompagneront les petits pachas. Mme Clusel fixe une rose thé sur la couture de l’épaule droite, pendant que sa sœur découd les faufils. M. Clusel, du fond de sa bergère, contemple tristement l’harmonium fermé, le tabouret recouvert de la housse, et, au-dessus du piano, sous la vitre d’un cadre, deux belles tresses dorées qui se fanent… Chaque fois que son regard les rencontre, ces admirables cheveux, M. Clusel ressent un frisson ; il entend toujours le cri des ciseaux du coiffeur qui courent sur la nuque et déjà ont fauché les deux tresses, comme deux blonds épis de blé ! Il les avait recueillies, enfermées dans une longue boîte et rapportées à la maison, tel un enfant dans son cercueil. - Eh oui ! soupire M. Clusel, il a suffi d’un mot prononcé par M. Bachir pour que Madeleine sacrifiât, sans hésitation, sans remords, cette magnifique toison… Et Madeleine déserte les veillées en famille, elle les passe plus souvent avec Bachir et son frère. Il y a maintenant toujours un devoir, un dessin ou une lecture à terminer… Et le vieillard ferme les yeux pour sommeiller et attendre avec patience le retour de Madeleine ; il oublie de rallumer sa pipe… Les deux femmes, tout en travaillant, chuchotent, se communiquent des impressions fort animées : - Oh ! sûrement Madeleine aime Bachir et réciproquement… - C’est très naturel. Voilà des enfants qui se sont à peine quittés depuis cinq ans. Ils ont fini par s’attacher. Ils ont remué ensemble mille idées, échangé mille sentiments… - Je crois, dit tante Sophie sous un air mystérieux, que M. Bachir est bien près de demander Madeleine officiellement en mariage ! - Tu crois… - Oh ! cela saute aux yeux ! Te souviens-tu, il n’y a pas longtemps encore, il osait à peine… Maintenant il ne se gêne plus, à table, pour s’asseoir auprès d’elle sans qu’on l’y invite, pour la servir, pour lui découper sa part, pour lui préparer ses fruits, pour donner son appréciation sur telle robe ou tel chapeau que Madeleine met… Et ces splendides cadeaux qu’il lui rapporte de là-bas « de la part du pacha de Taroudant »… Tout cela, ce sont des indices ! - Qu’il me semblerait drôle que ma fille, une pure catholique, épousât un musulman ! - Et moi, cela me choquerait même. Mais, ajoute tante Sophie avec une câlinerie dans la voix, si, après la demande officielle, Madeleine pouvait lui imposer sa volonté… - Laquelle ? - Si elle pouvait, peu à peu, l’amener à se convertir ? Quel triomphe ! - Oh ! ça, c’est inutile ! dit M. Clusel en sortant tout à coup de son demi-somme. Moi, je n’espère pas la conversion au catholicisme d’un musulman de race ! Ça ne s’est jamais vu… - Et moi, je l’espère ! déclare tante Sophie d’un joli accent taquin, l’amour fait des miracles ! - Pour ma part, opine Mme Clusel, je n’en vois pas l’absolue nécessité. Que Madeleine demeure catholique, qu’il lui soit permis de suivre, de pratiquer sa religion, cela nous suffit. - Et les enfants ! rétorque tante Sophie en mettant un poing sur le côté, voilà qui me ferait de la peine de voir mes petits neveux ignorer notre Vierge Marie et notre Jésus ! - Pourtant, la fille du général P…, qui a épousé le prince d’Annam… - Oh ! un affreux petit bonhomme, à ce qu’il paraît ! - Plein de talent ! Un peintre remarquable ! articule M. Clusel. Et c’est un prince ! Et voyez-vous, il ne s’est point converti… - Mais, fait remarquer Mme Clusel, M. Benrimoj ne nous disait-il pas que le pacha de Rabat avait la moitié de sa famille catholique, qui habite Marseille et Strasbourg ? Le fils de ce seigneur a reçu une parfaite instruction française, il a fait des conférences en Belgique sur le prestige français dans le monde, il est docteur ès lettres. Et il paraît que l’entente règne, admirable, entre tous les membres de la famille ! Et ces petits pachas, sont-ils beaux, pleins de bon goût, raffinés ! Ont-ils fait des progrès pendant ces cinq ans ! On ne les reconnaît plus. Ce sont de vrais hommes du monde. Que de charme ! - Trop de charme, soupire M. Clusel en secouant la cendre froide de sa pipe dans le creux de sa main ridée, trop de charme… Ils nous ont ravi le cœur de Madeleine. Madeleine ne nous appartient plus. Elle ne voit, n’entend et ne vit que par les yeux, les oreilles et le cœur de M. Bachir… Marie-Thérèse pique son aiguille, tante Sophie repose l’ouvrage ; les deux femmes se regardent longuement… Et ce regard dit bien : « Jean a raison… » … Tandis qu’à l’étage au-dessus, Madeleine vient de fermer le livre, à regret : la « leçon » est finie… Madeleine et Bachir ont lu ensemble, assis côte à côte, une main dans une main, Paul et Virginie, leur premier roman d’amour. Hamidou, qui les écoutait, allongé sur le canapé, les deux bras repliés sous la tête, peu à peu s’est senti bercer par le charme de l’idylle au milieu des bananiers, devant l’océan, sous le soleil des tropiques ; il s’est endormi. Et maintenant il rêve d’Agadir… Il revoit les dunes dorées de sable fin ; un souffle chaud caresse son épiderme ; il court, pieds nus, la tête au soleil… Il entend la voix de la Riffaine qu’accompagne le roulis des vagues ; et il revit sa légende. La Riffaine était descendue de sa montagne ; lorsqu’elle vit la mer pour la première fois, elle fut éblouie ; et tout à coup sa poitrine se gonfla, le chant d’amour qui s’échappa de son âme à la gloire d’Agadir arrêta les oiseaux blancs qui survolaient les eaux bleues, on vit apparaître tous les becs des gros et des petits poissons à la surface des vagues qui s’étaient figées. Un peintre français l’aima, l’entoura de bien-être ; lorsqu’il la crut profondément attachée à lui, il proposa à Radia de l’emmener en France. Elle lui avait fait serment de l’accompagner où que le dirigeât le destin. L’heure du départ était proche. Debout près des bagages, voilée, Radia fixa son amant de ses yeux noirs pleins d’une nostalgique tristesse : « Va me chercher de l’encens, lui dit-elle, de l’encens d’une boutique qui fait face au levant, pour joindre, aux anses de la malle, avec les amulettes et les coquillages qui protègent le voyageur… » Il courut à la ville. A son retour, la malle était encore là, mais la Riffaine avait disparu : le rossignol peut-il vivre en cage ? … Bachir s’est levé pour raccompagner Madeleine. Au seuil de la porte, il lui presse plus tendrement la main, en lui souhaitant une bonne nuit et de beaux rêves… Et il lui murmure, pour la troisième fois : - Alors, c’est entendu, Madeleine… La première danse, demain soir, sera pour moi… et toutes les suivantes ? Car je souffrirais si je voyais un autre homme vous tenir dans ses bras… Elle rougit de ce brûlant aveu ; et pourtant heureuse, Madeleine, dans un sourire de reconnaissance, a promis. Et le destin s’était fixé pour Madeleine dans cette soirée où, appuyée au bras de Bachir, elle avait vu son ami grisé, soulevé, éperdu, lui déclarer : « Madeleine, je vous aime ! » Ce n’est qu’avec un regret douloureux que Bachir renonçait à l’étreinte, après avoir reconduit sa cavalière à sa place, auprès de ses parents. Vers les solliciteurs qui s’aventuraient dans le voisinage de Madeleine, il dirigeait des regards terribles à travers lesquels reparaissait l’Oriental jaloux, fougueux et autoritaire. - N’ayez aucune crainte, lui dit Madeleine en reprenant son bras pour une nouvelle danse, calmez-vous. Je vous ai bien promis que je ne danserai avec personne autre que vous… - Je ne comprends point ces jeunes gens français ! s’exaspérait Bachir. Ils voient que vous êtes à mon bras, ils sentent que je vous aime et ils osent encore venir vous demander, sous mes yeux ! Cela, je ne puis l’admettre ! Et il essuyait rageusement, avec un foulard aux riches broderies de Fez, son front rouge. Madeleine eut presque peur de cet amour, si éloigné de tout ce qu’elle avait pu concevoir ; elle sentit à cette minute que Bachir n’avait point compris sa race, qu’il l’aimait d’une façon absolument différente de celle de ses frères à elle, et que peut-être, en dépit des apparences, il était demeuré aussi étranger aux mœurs françaises que le premier jour de son arrivée du bled. Sur la fin de la soirée, des couples étaient venus à eux et les avaient félicités. Madeleine s’épanouissait, triomphante, cependant que Bachir s’étonnait, se demandait la raison de tant de compliments. - Avons-nous donc si bien dansé ? dit-il à celle que le monde reconnaissait pour sa fiancée. Je ne croyais pas. Mon esprit, mon cœur étaient tout au bonheur de vous serrer dans mes bras… … Et Madeleine devint rêveuse. Son front pensif s’immobilisait maintenant devant l’ouvrage qu’elle oubliait d’achever… Madeleine s’était donnée pour toujours. Au beau, au voluptueux, à l’enveloppant Oriental, elle avait livré son âme candide. Elle se sentait définitivement sienne et toute radieuse de cet abandon, parce qu’elle était sûre enfin que Bachir l’adorait. L’aveu murmuré plusieurs fois à son oreille au cours de ce bal avait scellé l’alliance pour un avenir proche… Le départ des deux frères pour le Maroc, quelques jours après, fut plus pénible que les précédents. Oh ! le triste adieu dans le salon en désordre de la famille Clusel, par une douce matinée de juin ! Mais la certitude d’un prompt retour faisait sourire Bachir, tandis qu’il disait à Madeleine, dont les yeux étaient brouillés de larmes : - Espérez, ma chère amie, que je revienne avec la réponse favorable de ma mère et le diadème de famille, très ancien, que mon père me remettra pour mes fiançailles ! Puis, plus bas : - Alors, notre bonheur ne sera un secret pour personne… Cet aveu renouvelé réconforta le cœur de la pure Madeleine. - Au revoir, Bachir, lui souhaita-t-elle en réprimant un sanglot, au revoir ! Pensez à moi, qui reste bien triste à vous attendre, abrégez le plus possible votre séjour là-bas, épanchez-vous longuement dans les lettres que mon père vous permet désormais de m’écrire ! Elle aussi voulut ajouter bien bas, et sa face s’empourpra jusqu’aux cheveux : - Je veux que vous me l’écriviez, Bachir, ce mot délicieux que vous m’avez dit à mon premier bal ! Bachir la regarda ; il lui prit sa belle main diaphane qu’il appuya contre ses lèvres : ce fut toute sa réponse. Et les deux frères embrassèrent leurs amis, muets de chagrin. En bas, la trompe de la Rolls vrombissait, alternait avec le klaxon beuglant ; la voix gutturale d’Ahmed le chauffeur appelait : - Allez, mes frères, allez ! Nous allons manquer le train… - Eh quoi, disaient Bachir et Hamidou à leurs amis qui les avaient accompagnés jusqu’au bas de l’escalier, croyez-vous que nous pourrons vivre jamais loin de la France, loin de Paris, loin de vous, chers amis, qui êtes aujourd’hui pour nous une seconde famille ? Et comme Bachir, le dernier, franchissait le seuil de la maison : - Nous emportons là, affirma-t-il (et il mit une main sur son cœur) d’immortels souvenirs…
V
Bachir et Hamidou avaient pris les coutumes françaises : aussi bien, avant toute chose, venaient-ils saluer leur mère à chaque retour au pays. Ayant revêtu la djellaba soyeuse, suspendu au côté le poignard d’or, mis des babouches de cuir jaune à leurs pieds nus, la tête rasée à nouveau en respectant la place pour la petite mèche prescrite par le saint livre, ils se présentaient au Palais de l’Œil-du-Garde. Lalla Soleil les recevait dans la longue salle ombreuse, où rien n’avait changé, pas un coussin, pas une table, ni un des bibelots précieux : aiguières, brûle-parfums, étagères de Tunis, tasses d’or serties de diamants dans lesquelles le père du pacha – Allah repose son âme ! – avait trempé ses lèvres… Elle était ravissante sous son costume de brocart, toujours jeune et jolie, les bras nus dans les manches très amples, ornés ainsi que ses doigts minces de bijoux dont les pierres s’assortissaient à la teinte du caftan. Après avoir surmonté un peu de gêne, les deux frères se jetaient dans ses bras dès que la négrillonne avait écarté la tenture en crêpe de soie rouge. Lalla Soleil les embrassait avec tendresse, comme lorsqu’ils étaient petits, les faisait asseoir auprès d’elle sur le plus beau matelas du milieu, l’aîné à sa droite, le cadet à sa gauche. Et Bachir et Hamidou approchaient leurs narines gourmandes et humaient longuement son parfum rare : - Oh ! mère, notre mère, balbutiaient-ils, que ton odeur nous est chère ! Elle nous ranime. Alors, pour contenir ce flot d’amour qui montait en elle, pour briser cette émotion de la première minute, pour éviter ces caresses qu’elle aurait voulu leur prodiguer en les pressant contre sa poitrine, comme lorsqu’ils étaient petits, Lalla Soleil leur posait des questions au hasard de sa pensée troublée : - Voyons, contez-moi votre voyage… Redites-moi comment les Français vos amis vivent là-bas… - Oh ! déclara Hamidou, toujours le plus prompt à parler, les Français sont loin-in-in de nous et nous sommes loin d’eux ! Les Français, mère, vivent en famille. Jamais le père ne se sépare de son unique femme et de ses enfants. Les frères et sœurs sont de la même mère. Ils se réunissent tous autour d’une seule table, dans une seule maison. Ils sortent ensemble, ils causent, ils s’amusent ensemble, et enfin ils meurent les uns pour les autres. - Echchah ! Echchah ! Allah ! Allah ! soupira Lalla Soleil. Bachir se taisait… - Et toi, tu ne me contes rien ? - Oh ! mère, j’avais tant langui de ta voix que je n’osais l’interrompre… - N’en crois rien, mère, brusqua Hamidou, il pense à la Française ! - Qu’Allah coupe ta langue de vieille entremetteuse ! - Qu’Allah coupe celle qui ne dit point la vérité ! Ta pensée a déjà franchi les mers, elle a dépassé Marseille, elle a couru le long du boulevard Delessert et elle est entrée par les fenêtres pour se pencher sur la préférée de ton cœur ! - Aie un peu de honte devant cette femme. N’est-elle pas notre mère ? - Je sais, dit Lalla Soleil en souriant, je la connais, cette Française : c’est Madeleine. - Comment le sais-tu ? Oh ! mère, s’étonna Bachir, qui te l’a dit ? - Votre première lettre d’abord… Et puis votre façon de me parler toujours d’elle à votre retour, de ses parents… Je les connais tous quatre, jusqu’à la vieille tante Sipha, à qui manque une dent de devant et qui prononce Benimoj au lieu de Benrimoj… Hamidou rit de bon cœur. - Oui, mère, avoua Bachir, toi qui as goûté à toutes les amertumes de la séparation, tu me plaindras… Mais la mère s’était levée pour aller chercher dans un coffre la liasse de lettres qu’elle gardait soigneusement, réunies à l’aide d’un galon d’or. - Voici la première. Voyez comme elle est froissée, tachée par mes pleurs. Je l’ai fait relire au moins vingt fois ! - Qu’Allah te bénisse, mère ! dit Hamidou en lui prenant une main et la portant à ses lèvres. - Et qui te les lisait ? demanda Bachir. - Le petit neveu de Benrimoj. - Ah ! Zacharie ?... Que venait-il faire jusqu’ici ? - Sa mère est revendeuse. Il l’accompagne, c’est lui qui porte le ballot sur la tête. Chaque fois qu’elle vient pour renouveler notre garde-robe, j’en profite pour le faire entrer avec elle, afin qu’il me relise de vos nouvelles… - Et il lit bien ? - Comme de l’eau. A vingt endroits sur le chemin, me dit sa mère, il dépose le ballot et il s’asseoit, les pieds dans la poussière, pour épeler les mots dans son livre. Il a appris tout seul, comme cela, à lire et à écrire l’arabe et le français. - Ils sont prodigieux, ces petits Juifs ! Ils veulent tout savoir et ils savent tout… Est-ce que Zacharie ressemblera à son oncle ? - Je crois. - Je vais me l’attacher, moi, Zacharie ! dit Hamidou. Il me sera aussi utile que Benrimoj l’est à Sid El Bacha. - Tu ne saurais trouver mieux, approuva Lalla Soleil, car il appartient à une vieille famille que nous connaissons. Quand il me voyait pleurer (et lui n'est pas plus haut qu’un gland !), il me disait : « Ne te fais pas de chagrin, Lalla ! Je voudrais être à leur place. Ils reviendront de Paris des hommes achevés ! » Hamidou s’était rapproché de son frère pour relire avec lui leur première lettre, datée d’il y avait cinq ans. Elle disait toutes les péripéties de leur voyage, le mal de mer et le tressaut interminable du wagon, leur serrement de cœur en arrivant à Paris, leur impression sur l’appartement chaud et les serviteurs guindés, sur le nouveau costume qu’on leur avait apporté et le chapeau qui ressemblait au petit couffin dans lequel, le printemps venu, ils allaient à la tribu ramasser les figues de Barbarie ; elle contait leur visite aux enfants d’El Glaoui, qu’ils avaient trouvés au milieu d’une assistance brillante et nombreuse et qui leur avaient fait de rudes reproches de garder encore le costume marocain, « ces quintaux de laine sur le dos », alors qu’eux étaient déjà des Parisiens chics et tout à fait lancés ; et la lettre se terminait ainsi : « Hier, Benrimoj nous a amené une petite fille française pour nous distraire. Nous ne savons rien nous dire. Nous ne faisons que la regarder, car elle est très jolie. Allah a souri en la mettant au monde… » - Oh ! s’écrièrent les deux frères, que nous étions ignorants, bêtes… Nous ne comprenions rien aux mœurs des françaises ! - Évidemment, renchérit la mère. Le proverbe est si juste : Qui ne te connaît t’a perdu… Et que veux-tu, mon fils ? ajouta-t-elle en voyant de nouveau les yeux de Bachir se perdre dans le vague. Union, union, il faut la séparation !... Mais Bachir poussa un soupir, un soupir profond, cuisant, qui émut Lalla Soleil. - Et que veux-tu faire, mon fils… ? Cet arbre avec son fruit que tu as eu l’imprudence de laisser grandir dans ton cœur, il faut l’abattre ! - Oh ! jamais… Je ne le puis ! dit Bachir en blêmissant. - Alors, laisse… Le temps se chargera de cela… - Avant que cet arbre ne commence à se dessécher, mère, moi je veux mourir ! - Quoi ? Tu voudrais épouser la Française ? - Yéh ! Yéh ! C’est ce qu’il veut faire ! s’empressa Hamidou. - Comment ? Tu oserais trahir ces malheureux parents qui vous ont ouvert leurs bras, nous ont remplacés à vos côtés dans une ville étrangère, vous ont conseillés et guidés ! - Oh ! je ne puis, mère, renoncer à elle… Pardonne-moi. Ta parole est la plus juste, mais j’aime trop cette Française ! Mon cœur est resté agrippé à elle. Comment veux-tu que j’oublie ce visage ? Et d’entre la fraîcheur de sa djellaba, il tira le portrait de Madeleine. Sous une robe de soie courte, debout au milieu de ses parents, elle tendait les mains vers une rose que Bachir lui offrait. C’était au cours d’un garden-party dans les jardins du ministère. On voyait, en fond, des allées droites, une échappée de pelouse, des arbustes taillés symétriquement. - Elle est belle, oui, dit la mère, mais as-tu songé, mon fils, combien cette enfant et sa famille seraient malheureux ?... Car épouser Madeleine serait la voler à ses parents, qui semblent l’entourer comme une plante frêle. Ils ne pourront plus jouir d’elle, ils ne pourront pas jouir de ses enfants. Que fera-t-elle ici, loin d’un père, d’une mère et d’une tante adorés, que peut-être elle ne reverra plus ? Et pendant que tu seras à tes occupations, pendant tes longues absences… ou pendant que tu hanteras d’autres harems, que fera Madeleine ? Pourra-t-elle demeurer étendue tout le jour sous nos galeries, pendant que son cœur grillera sur des braises ? Aimera-t-elle écouter les larmes du jet d’eau qui tombent, régulières, dans le silence, la chaleur et la monotonie ? Ou crois-tu changer nos mœurs, mon fils, et ne prendre qu’une seule femme ? Et cette femme, la faire sortir avec toi, comme font les tziganes ? Qu’Allah nous protège !... Bachir baissa la tête. - Il a dit mieux que cela, mère, s’exalta Hamidou, il veut la laisser aller le visage découvert et la confier au voisin pour qu’il l’accompagne au marabout ou au bain maure, lorsqu’il sera absent ! - Ah ! Bachir, que le malheur soit loin de nous ! Mesure avant de t’enfoncer ! Comment, te dis-je, comment vivra-t-elle ici, parmi nous, cette fille de gens si éloignée de notre âme, étrangère à nos mœurs, à nos traditions, à nos plaisirs et à nos douleurs ? Lalla Soleil souleva la tête de son enfant ; de ses doigts parfumés, elle lui essuya une larme. - Il vaut mieux, mon fils, que tu pleures, toi, qu’elle ! Ta peine s’effacera, tandis que son malheur serait irréparable… Et puis, ajouta Lalla Soleil en hochant le front, après dix années, quand tu auras habitué son cœur à ton généreux amour, ses yeux à ta présence, sa chair à tes caresses, et qu’un jour elle ne verra plus ton ombre sur le seuil de sa maison ?... Tu passeras en étranger devant sa porte. Du grillage de son moucharabieh, elle te verra détourner la tête. Oseras-tu repousser tes enfants dans le corridor, qui auront des moustaches aussi noires que les tiennes, pour entrer voit ta femme ?... Alors, que dira-t-elle à sa solitude ? Qui appellera-t-elle dans sa détresse ? Quelle religion implorera-t-elle ? Celle de ses pères, qu’elle aura trahie, ou celle des marabouts qui ne la connaîtront pas ? Et l’annonce des naissances que tu auras conçues loin de ses flancs, malgré le désir de sa bouche encore amoureuse, malgré la flamme de son cœur, quel effet penses-tu que cela produirait sur elle ? Veux-tu l’enterrer vivante ? Crois-moi, mon fils, nos mœurs sont chérifiennes, koraniques, pénibles. Nous qui avons vu nos mères pâlir sous la douleur à la vue de rivales nouvelles, nous mourons tous les jours dans l’ombre de nos palais… La mère s’était tue. Deux larmes qui voilaient ses yeux se détachèrent des longs cils noirs et lentement se mirent à couler sur ses joues blêmes. M’rita la négrillonne entra, l’air bouleversé : - Lalla, dit-elle en s’agenouillant devant sa maîtresse, la bouche contre son oreille, Sid El Bacha est là. Ton bain est prêt… Les deux frères, au mouvement des lèvres de la négrillonne, avaient compris. Ils se précipitèrent vers leurs babouches et disparurent. Lalla Soleil retira un de ses plus beaux bracelets et l’offrit à M’rita pour l’heureuse nouvelle. - Sidi, ajouta la petite servante qui frémissait toute d’allégresse, a ordonné qu’on se prépare. De grandes fêtes ici vont faire résonner bientôt notre demeure…
VI
Il fait une journée splendide. Une brise fraîche balance les arbustes lourds de fruits et de fleurs. Les oiseaux pépient au-dessus d’une réunion d’hommes allongés sur des nattes, sur des tapis ou des feuilles sèches, dans un enclos qui avoisine le Palais de l’Œil-du-Garde. Des nègres et des négrillonnes courent parmi les invités ; ils secouent, quand ils passent sous les orangers, les touffes de fleurs neigeuses pour en répandre le parfum sur cette foule grisée qu’un orchestre berce… Bachir et Hamidou sont assis en un lit de pétales de jasmins et de roses, dans des vêtements soyeux et immaculés. On parle, on rit, on s’amuse autour d’eux, car ils sont les princes de la fête. On boit des orangeades, du limon glacé et du thé à la menthe ; les serviteurs offrent sur des plateaux d’or des tranches de biscuit, des bonbons aux noisettes, – en attendant l’heure du départ pour le Grand Palais… Hamidou déborde d’allégresse. Il mêle ses plaisanteries à celles de ses amis. Dans les yeux de Bachir seulement passent quelquefois des ombres mélancoliques, que dissipe bientôt la mélodie amoureuse montant d’une multitude d’instruments à cordes, qui vibrent sous des doigts de femmes…
VII
C’était, sur Paris, un triste soir de septembre. Une buée opaque recouvrait les vitres du salon des Clusel. Madeleine, debout près de la fenêtre, dont les rideaux étaient relevés, contemplait au dehors le pavé reluisant sous une pluie fine, serrée, qui persistait depuis la veille. Ses cheveux d’or, frais taillés, illuminaient de leur masse ondulée et compacte le visage de madone, aux yeux un peu battus, aux lèvres pâlies. Ses bras nus étincelaient le long d’une robe de faille bleue ; bleu-ciel étaient les bas, qui affinaient la jambe sous la jupe courte ; bleu-outre-mer les escarpins, rehaussés de nœuds de satin et de bagues de perles. Un parfum-volt, ultra-moderne, émanait de sa belle personne. Et Madeleine se torturait l’âme, elle cherchait encore à deviner la raison du silence des chers amis qui, depuis deux mois, n’avaient point écrit. Maintenant, leur séjour au pays était terminé, et ils rentraient ainsi que d’habitude. Car une dépêche était parvenue de Taroudant, il y avait une semaine, une dépêche laconique, signé Benrimoj, annonçant le retour par le paquebot Haïti. On les attendait donc pour ce soir. Madeleine venait d’écrire sur la vitre, du bout de son doigt rose, le nom mille fois pensé, le nom aimé, adoré : Bachir… Le jeu l’amusa ; elle s’enhardit, elle écrivit en lettres gigantesques : Bachir arrivera ce soir ! A mesure que la buée fondait les caractères, Madeleine les retraçait… Sa mère et tante Sophie, très affairées, allaient et venaient, dressaient la table dans la salle à manger, dont le parquet brillait comme un miroir ; elles avaient tiré de l’armoire la nappe éblouissante aux broderies fines, celle que l’on n’utilisait que pour les grandes circonstances. Mme Clusel disposait les places, marquait celle de Madeleine auprès de Bachir par une touffe d’œillets de Nice qui s’élançaient d’un vase de cuivre marocain, – encore un souvenir des chers amis. Et Mlle Sophie diminuait chaque fois la lumière du lustre en se retirant… Aux lueurs de la cheminée qui flambait avec magnificence, M. Clusel était assis, lisant son journal du soir, les pieds dans ses pantoufles en tapisserie, la calotte de velours inclinée sur le front. De temps à autre il relevait ses lunettes et, par la porte de communication avec le salon, examinait Madeleine, suivait, anxieux, ses moindres mouvements. Comme il déchiffrait ce que son doigt rose avait tracé sur la vitre dépolie, il laissa échapper un soupir. « La joie lui donne de la fièvre, pauvre aimée ! songea-t-il. Elle ne tient plus en place. Je la plains… Enfin, plus que quelques heures et les petits étourdis seront dans nos bras ! Ils ne se seront point douté, je suppose, du chagrin que nous causa leur silence, de la morne tristesse et de la douleur de ma chère Madeleine. Hamidou me disait bien, un jour, qu’on n’avait point coutume, là-bas, de s’épancher en des lettres ; qu’on ne pensait guère à exprimer son souvenir et son affection sur du papier ; que des membres d’une même famille, qui s’adorent peut-être, ne s’écrivent jamais de leur existence… Je serai tout de même heureux de les revoir, ces chers enfants pleins de gaieté et de grâce ! Je suis heureux que Madeleine renaisse à la vie, ait de nouveau pris goût à sa toilette. Est-elle jolie ce soir, sous cette robe neuve ! Et elle a consenti, après bien longtemps, à rouvrir son harmonium et à me jouer mes airs préférés du pays, comme autrefois ! Oui, malgré la petite nuance de jalousie que suscite le partage, je les aime, ces chers enfants qui nous aiment, et mon impatience de les revoir est presque aussi grande que celle de Madeleine... M. Clusel avança un regard vers le salon, vit l’air de fête répandu partout et se réjouit. Tante Sophie paraissait la plus heureuse ; elle trottinait, avait retrouvé ses jambes de vingt ans… S’était-elle assez démenée depuis le matin ! Un coup de sonnette fit sursauter Madeleine et M. Clusel au fond de son fauteuil. Tante Sophie avait couru vers la porte. On l’entendit qui s’écriait : - Oh ! monsieur Benimoj ! Quel bonheur de vous revoir ! Comment allez-vous ? Et les petits pachas ? Déjà Madeleine et Mme Clusel, suivies de M. Clusel, s’élançaient au-devant du visiteur et lui tendaient les mains : - Alors, comment cela va-t-il ? Un bon voyage ? - Très bon, très bon, merci… répondit Benrimoj un peu haletant, le visage congestionné, mais très pressé ! J’ai tenu à vous saluer en passant ; je redescendrai vous voir à un autre moment… - Vous ne voulez pas vous débarrasser de votre vêtement de voyage ? dit tante Sophie en faisant le geste de lui prendre des bras son lourd pardessus imperméable. - Ma foi, tenez… Merci. Je me sauve. J’ai avec moi des antiquaires qui doivent acheter le mobilier des petits pachas. J’ai ordre de tout liquider. Car ils ne reviendront plus à Paris… Enfin, je vous conterai tout cela tout à l’heure. Voici une lettre de leur part. Excusez-moi, je vous en prie. Je me sauve. A tout à l’heure ! Quoi ? Avaient-ils bien entendu ?... « … Car ils ne reviendront plus à Paris… » Madeleine porta ses deux mains froides à son cœur, qui allait cesser de battre… M. Clusel, qui avait pris la lettre, se dirigea vers la salle à manger, s’approcha de la cheminée, rajusta ses lunettes… Il était livide. Il déchira l’enveloppe, tira une carte de bristol qui fleurait le musc et la laine et, aux trois femmes rangées devant lui, horriblement pâles, muettes d’anxiété, la respiration éteinte, il lut d’une voix faible : « Nos chers amis, « Nous nous sommes échappés une minute à la foule des invités qui nous entourent, rinçant dans l’oued le henné des accordailles, pour vous écrire un mot avant le départ de Benrimoj, qui doit se rendre à Paris. Il vous complétera de vive voix ce que nous n’aurons pu dire dans notre lettre. On nous prépare de grandes fêtes chez notre beau-père, S. M. le Sultan, qui nous a accordé deux de ses filles en mariage. Voici plus de deux mois que les négociations duraient ; nous étions pris, accaparés à tous les instants du jour. Visites, préparatifs, orchestres, choix des cadeaux… Et peu à peu nous nous sommes refaits à toutes nos coutumes, nous aimons de nouveau notre pays, qui est véritablement magnifique, nos cœurs se sont rattachés à cette vie d’Orient, qui est, croyons-nous, la plus belle au monde. M. Clusel, il nous en souvient, rappelait fréquemment la parole de M. Jonnart : « L’Afrique du Nord est une maîtresse jalouse qui retient tous ses amants ». Voyez-vous, elle a repris ses fils… « Le mariage est fixé à la première quinzaine du mois prochain. Il fait en ce moment un temps idéal, un soleil superbe, un air doux. On ne marche que parmi les fleurs d’orangers, on n’entend partout que le son des violons et des cithares, et des voix de chanteuses… Adieu. Pensez quelquefois à nous, aux petits oiseaux de passage ! » Madeleine chancela. M. Clusel n’eut que le temps de jeter la lettre, que les flammes de la cheminée happèrent, et il reçut sa fille dans ses bras, tandis que, les yeux pleins de larmes, il balbutiait : - Ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant ! ELISSA RHAÏS.
NOTES (1) Le père de la boue : les grosses chaussures. (2) Soit ! Entendu ! (3) Faire fructifier le bien de son mari, dont la majeure partie est constituée par des troupeaux. |