Cette jolie légende de la
Vierge du Hamel vient d’être envoyée à la Société historique du Maine
par l’un de nos fidèles correspondants du front, un vaillant caporal du
génie, qui l’a recueillie et écrite « en prose de guerre » entre deux
attaques.
Nous n’hésitons pas à demander au
Nouvelliste de vouloir bien la publier.
Non seulement, elle évoque une tradition populaire intéressante à
conserver, et un touchant épisode que bien des femmes de France
aimeraient en ce moment à voir se renouveler, mais la poésie et la
naïveté même du sujet, par leur étrange contraste avec la situation
présente du narrateur, témoignent une fois de plus de l’excellent moral
que garde, comme tant d’autres, ce sapeur de 1917.
Il faut assurément une grande liberté d’esprit, beaucoup d’abnégation
et un superbe dédain des obus, pour continuer, au milieu des batailles
de chaque jour, à s’intéresser aux souvenirs du passé, pour recueillir
les légendes du Moyen âge au bruit assourdissant des bombardements. Il
faut surtout l’inébranlable confiance qu’affirme notre correspondant à
la fin de son récit, confiance dont il convient de le féliciter et que
nous nous honorerons toujours, pour notre part, de partager avec les
jeunes de l’avant.
R[obert]. T[riger].
*
* *
« Les hasards de la guerre m’ont conduit dans un coin de Picardie que
je n’aurais probablement jamais visité en temps de paix. Au cours d’un
déplacement du ...e corps colonial, je suis passé au Hamel, près
de l’église.
Extérieurement, l’édifice n’a rien qui sollicite l’amateur. Avec sa nef
inachevée et son minuscule clocher pourvu d’abat-son d’un genre
particulier à la région, il est franchement laid. En partie détruit à
la suite d’un événement malheureux – incendie ou écroulement – on
n’aura pu le restaurer suivant le plan initial et dans les proportions
primitives.
L’intérieur, toutefois, dédommage amplement le curieux, d’abord
déconcerté.
Non loin des fonts baptismaux, fort intéressants, une inscription
rappelle qu’on inhuma en ce lieu les victimes de la « catastrophe des
poudres. »
Dans le chœur, un panneau signale les bienfaiteurs de l’église,
François Ier, Louis XIII..., l’Impératrice Eugénie. J’y remarque, en
outre, quelques verrières anciennes, mais incomplètes, puis une
peinture murale,
La descente de Croix, soulignée de ces vers :
Messire Jehan de la Chaussée,
Pbre et vicaire de céans,
En l’honneur de la Vierge Sacrée,
Estant proche de la fin de ses ans,
Faict peindre et pourtraire ceste histoire,
L’an mil cinq cent quatre-vingt-dix,
Afin qu’elle fut en perpétuelle mémoire.
L’unique bas-côté renferme une chapelle qui me retient plus longtemps.
L’un des tirants porte la date de 1686. A un autre sont suspendus, tout
rouillés, plusieurs ceps, menottes ou entraves et une grosse chaîne
d’au moins trois mètres de longueur. L’autel, consacré à la Vierge, est
flanqué de multiples ex-voto, plaques de marbre ou planchettes,
cheveux, couronnes nuptiales, et de chaque côté de la madone qui décore
la partie supérieure du rétable, se voient deux peintures murales.
Celle de gauche est endommagée. Elle représente un malheureux captif
étendu sur le sol, à peine vêtu, les pieds et les poings liés de
lourdes chaînes. La porte de sa geôle est restée ouverte, mais quelle
ironie ! N’est-il pas rivé solidement au sol et par surcroît enfermé
dans une forteresse moyen-ageuse dont les puissantes murailles sont
percées de meurtrières ? Une ville inconnue s’élève aux environs. Pour
nous fixer, il est vrai, l’artiste a surmonté d’un croissant la haute
tour du guet : nous sommes en pays musulman.
Le tableau de droite reproduit le même personnage, mais dans un autre
décor et débarrassé de ses fers : le corps voûté, il s’appuie sur un
bâton. On peut, cette fois, identifier sans peine le château crénelé à
la porte duquel il se tient, car on aperçoit tout auprès
l’invraisemblable église du Hamel, et, en avant, un rassemblement de
paysans. L’inconnu s’adresse à une dame qui porte le voile blanc des
mariées et lui présente un anneau. Une servante semble vouloir
préserver sa maîtresse du contact du vagabond. A droite, se voit un
enfant, et en arrière, à la porte du manoir, un vieux serviteur.
Ces détails dénotent chez le peintre plus d’imagination que de
connaissance et de souci de la couleur locale. Malgré ses bonnes
intentions, je désespérais de lier les deux épisodes et de découvrir le
rapport entre leur principal héros, et la vierge du Hamel, lorsque je
fus mis sur la voie par une prière, placée près du tronc et qui fait
allusion à de nombreux miracles obtenus par son intercession, notamment
à la délivrance du sire de Créqui arraché à une dure captivité et rendu
à sa famille. L’indice, cependant, eût été trop vague pour me permettre
de bien reconstituer l’odyssée « pourtraite », si une bonne vieille,
qui finissait ses dévotions, ne m’avait tiré par la manche de ma capote
et raconté la légende suivante, jadis publiée mais introuvable
aujourd’hui.
« Quand les chrétiens de l’Occident décidèrent l’expédition qui devait
arracher la Palestine aux Musulmans, le sire de Créqui fut un des
premiers à prendre la Croix. Il était pourtant marié depuis peu et père
d’un joli bébé. Quitter une femme et un enfant qu’on adore pour courir
les risques d’une campagne longue et périlleuse, cela comporte, certes,
une abnégation dont nos poilus donnent en ce moment la mesure et qui
suppose un idéal élevé.
Le sort, hélas, ne fut pas favorable au brave croisé. Au cours des
premiers combats, il tomba aux mains des in[fi]dèles, fut jeté en
prison et chargé de pesantes chaînes. Les ans passèrent sans qu’il
entendit annoncer le succès de ses compagnons et sans que ceux-ci
vinssent le délivrer. Peu à peu, il perdit tout espoir d’élargissement
ou d’évasion, mais il priait, il priait avec ferveur la Vierge tant
vénérée du Hamel, en Picardie. Celle-ci fut touchée de tant de
confiance et obtint pour son protégé un nouveau miracle.
Un matin, le croisé s’éveille dans un lieu qui ne lui est point
familier. En vain se frotte-t-il les yeux, croyant à un rêve cruel. Il
est bel et bien libre ! Libres ses mains, ses pieds meurtris par les
fers ! Les grossiers instruments de sa souffrance gisent sur le sol, à
côté de lui ; ses chevilles et ses poignets sont débarrassés de tout
lien.
Contraint de se rendre à l’incroyable réalité, le sire de Créqui
remercie la Vierge, ne doutant pas que sa délivrance fut son œuvre.
Mais, à sa joie délirante, succèdent bientôt des pensées amères. A quoi
lui servira maintenant la liberté ? Perdu dans ce pays inconnu, sans
guide, sans ressources, sans force, qu’a-t-il à attendre ? N’aurait-il
pas mieux valu le laisser dans sa triste prison où la pâture, au moins,
lui était assurée.
Sur ce, passe un berger, précédé de son troupeau. Il l’interpelle d’une
voix tremblante :
« - Holà, mon ami, dis-moi donc où je me trouve ? »
« - Où tu te trouves ? reprend le berger tout en observant avec
méfiance cet inconnu qu’il prend pour un truand, ou pis encore pour un
malfaiteur ? Où tu te trouves ? Mais sur les terres du sire de Créqui.
Le sire de Créqui qui est un des plus puissants barons de Picardie – ou
plutôt il était – car voilà près de dix ans qu’il est mort avec presque
tous nos croisés. Et c’était la fine fleur des barons du Vexin, du
Santerre et du Beauvoisis ! Aussi Dieu a son âme et il repose près du
tombeau du Christ. D’où viens-tu donc et qui es-tu pour ignorer cela ?
- Je viens de Terre Sainte et je suis le sire de Créqui !
- Bonhomme, tu as tort de plaisanter ainsi. Le sire de Créqui était
aimé et respecté en ces lieux. Ne répète jamais ce que tu viens de
dire, car ses gens, ses sujets, ses vassaux, lâcheraient sur toi leurs
chiens. Mais tu me parais avoir perdu la raison et j’ai pitié de tes
cheveux blancs. Crois moi, truand, et passe ton chemin !
Les cloches commençaient à carillonner joyeusement.
- Berger, mon ami, abreuve-moi d’injures si tu veux, mais dis-moi
pourquoi l’on sonne aujourd’hui au Hamel ?
- Parce que c’est fête au château. La veuve de notre défunt seigneur se
remarie aujourd’hui...
Le pauvre croisé chancelle et fait répéter, espérant n’avoir pas bien
compris.
La noble dame convolait bien en secondes noces ! Assurément, elle
n’avait pas oublié l’époux disparu, mais son père, homme de calcul,
froid et ambitieux, estimait qu’à son âge elle devait encore chercher «
un parti avantageux ». Le sire de Créqui n’était-il pas mort depuis
longtemps ? Des survivants n’avaient-ils pas affirmé l’avoir vu tomber
dans la mêlée sanglante ? Sans espoir désormais, la jeune veuve avait
cédé aux instances paternelles, devenues chaque jour plus pressantes.
- Ami, mes yeux se brouillent et ma raison, en effet, s’égare. Avant la
cérémonie, il faut que je voie ma dame. Accompagne-moi au château et
parle pour moi aux archers de garde.
- Oh ! gueux obstiné, tu es complètement fou. Crois-tu qu’en ce jour on
reçoit au château les manans de ton espère ?
Le berger prononce ces paroles, avec une telle indignation que le
porte-clefs et les hommes de service accourent aux éclats de sa voix ;
en ce jour mémorable, il faut éviter toute dispute. Mais la châtelaine
se promène dans la cour d’honneur avec son enfant et une de ses
suivantes ; elle-même entend le tumulte et pensant que son autorité
ramènera le calme, elle se présente sur le pont-levis qu’on vient
d’abaisser pour l’arrivée des invités.
Le pauvre hère se précipite à ses pieds, baisant le bas de sa robe.
- Belle amie, je suis le sire de Créqui, votre seigneur et maître !
Vous, au moins, me reconnaîtrez-vous, quand tous mes sujets me renient ?
La dame recule, effrayée. Tant de misères physiques et morales ont
ravagé ce visage et voûté ce corps, si droit et si robuste deux lustres
auparavant, qu’elle ne peut le reconnaître !
Malgré son désarroi, le sire de Créqui pense heureusement, en cet
instant critique, à l’anneau nuptial que les époux ont brisé le jour de
la séparation et dont il a toujours conservé sa moitié. Le fragment
s’adapte exactement à celui de la châtelaine ! Il lui montre, en outre,
un bracelet qu’elle lui a tressé de ses cheveux. Il ajoute des détails
si précis, il évoque des souvenirs communs avec un tel accent de
sincérité, que, sans mot dire, la noble dame se jette dans ses bras.
Avant ses lèvres, son cœur a parlé !
Le prétendant est éconduit poliment et si les cloches continuent à
sonner, c’est en l’honneur du retour du valeureux baron.
A quelque temps de là, une cérémonie grandiose avait lieu dans l’église
du Hamel. Le sire de Créqui rendait solennellement ses actions de
grâces à Madame la Vierge, et cette cérémonie devenait l’origine d’un
pèlerinage, fameux de nos jours encore, qui attire chaque année, le
lundi de Pâques, quantité de fidèles.
Le château, lui, ne subsistera pas aussi longtemps : actuellement il
n’en reste aucun vestige. Quant aux joyeuses cloches qui avaient
annoncé, le même jour, le second mariage de la haute et puissante dame
de Créqui et le retour de son premier époux, elles ont été, aux jours
tragiques de la Révolution, transformées en canons et ont contribué à
chasser de France l’envahisseur.
- Ah ! mon ami, ajouta en terminant son récit la bonne vieille du
Hamel, pour hâter l’inévitable victoire finale, avec quelle joie nous
donnerions aujourd’hui nos nouvelles cloches... si elles étaient
d’acier !
Elles chanteront, ces cloches, et bientôt, j’en suis sûr. Et dans tous
les hameaux de l’ancien domaine de Créqui elles annonceront alors la
fin des angoisses patriotiques et le retour à la France des deux
provinces qu’on disait aussi à jamais perdues !
Xavier
ROUSSEAU.