SCHOLL, Aurélien
(1833-1902)
: Un cas de névrose
(1885).
Saisie du texte et
relecture : O. Bogros pour la collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (18.VI.2009)
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Texte
établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Quatrième
journée : comme il vous plaira, publié à Paris par E.
Dentu en
1885.
Un cas de névrose
par
Aurélien Scholl
~*~
PAS
plus que la toilette, pas plus que la forme des chapeaux et des
bottines, la médecine n'échappe à la mode. En cela, la médecine ne fait
que suivre la maladie qui, à un moment donné, s'impose à une société
tout entière, comme la valse, la polka et enfin le cotillon.
Qu'on les traite d'une façon ou d'une autre, les malades ne s'en
portent ni mieux ni plus mal ; la moyenne des décès reste la même;
mais, comme l'a dit un de mes prédécesseurs en philosophie : « C'est
une grande consolation d'être tué selon les règles, parce que
vos
héritiers n'ont rien à vous reprocher. » Un homme doit être à
la
mode, qu'il soit malade ou
docteur. Un docteur qui voudrait aller à l'encontre de la mode
compromettrait inévitablement son salut dans l'autre monde et ses
honoraires dans celui–ci.
Il n'y a pas encore bien longtemps que cette foule de maux
anonymes qui assiègent les hauts rangs de la société, et
principalement les femmes, étaient compris sous la dénomination
générale d'affections nerveuses.
Les modes ne cessent pas entièrement ; il arrive souvent qu'elles ne
font que changer de couleur ou légèrement altérer leur forme. C'est
ainsi que le mot si dur de
dyspepsie a été substitué à celui de vapeurs. Les
digestions laborieuses, les symptômes dyspeptiques
devinrent la phraséologie à la mode.
Les affections du foie eurent la vogue à leur tour. On n'entendit plus
parler que d'obstructions et de maladies bilieuses. Ce fut à qui
tirerait la langue devant son miroir.
Le foie fut admis comme une excuse valable pour la mauvaise humeur ; à
l'ombre de leur foie, les hommes moroses et les femmes
querelleuses, qui maltraitaient leurs
enfants et leurs domestiques, réussirent à se faire excuser et même à
se faire plaindre.
La bile se présenta dans un moment favorable. C'était une substance
visible, tandis que l'existence des nerfs avait toujours eu quelque
chose d'obscur et d'équivoque ; même au temps de leur plus grande
vogue,
des esprits hardis avaient mis en doute la réalité de leurs effets.
Mais l'existence du foie ne pouvait être contestée. Tous les médecins
envoyèrent alors leurs malades passer aux eaux deux ou trois saisons.
Les envies de femmes grosses ont perdu beaucoup de terrain. L'invention
était cependant des plus ingénieuses ; mais tout passe. On ne s'en sert
guère plus que pour les vols dans les magasins de nouveautés.
Un moyen infaillible pour un médecin de se mettre à la mode, c'est de
découvrir une nouvelle maladie. Celui qui l'a découverte peut seul la
guérir, et personne ne la lui conteste, au moins pendant quelque temps.
C'est le docteur qui fait la réputation de la
maladie et c'est la maladie qui fait la fortune du docteur.
Il est vrai qu'une maladie nouvelle ne se trouve pas sous les pas d'un
cheval. Aussi suffit-il de changer le nom d'une des sept cents maladies
connues.
On est assez disposé à éternuer dans les temps chauds. Donnez un nom à
cette incommodité, appelez-la, par exemple, fièvre de fenaison,
et elle
aura une vogue prodigieuse. « L'habile homme ! dira-t-on de l'inventeur
; il est le seul qui entende la fièvre de
fenaison ! »
Mais la mode ne s'est jamais mieux affirmée que par l'extrême division
qu'elle a introduite dans les travaux de la médecine. Jadis, le barbier
maniait à la fois le rasoir et la lancette. Il coupait les cheveux,
rasait le menton, remettait les bras et les jambes, et appliquait les
ventouses. Les chirurgiens survinrent et s'emparèrent de la meilleure
partie de ces attributions. Ceux-ci ne tardèrent pas à être dépouillés
à leur tour.
Nous avons maintenant des oculistes, des dentistes, des curistes, des
pédicures, des manicures, des orthopédistes et des masseurs. Chaque
jour voit éclore une nouvelle spécialité.
Il y a quelque temps, Ignotus
constatait, dans un article intitulé : la Grande Névrose, un
état d'esprit particulier à notre époque.
« Voici le printemps, disait-il. La sève
s'agite dans la plante humaine. C'est l'époque où la névrose,
qui est le mal contemporain, apporte ses principaux
troubles à nos sens.
« Un grand établissement scolaire de
jeunes filles a été visité dernièrement par un de nos plus célèbres
médecins, appelé par la directrice. Cet établissement était mal
surveillé. Il était comme ouvert à tous les bruits du dehors, à toutes
les odeurs de la rue,
comme disait Louis Veuillot. Peu à peu, les
élèves semblèrent s'alanguir et s'étioler — comme s'il y avait eu une
épidémie mystérieuse. « Épidémie de chlorose, » disait le médecin de
l'établissement. « Épidémie de névrose, » déclara le grand médecin
consultant. Il faudra peut-être faire évacuer l'établissement, — et les
jeunes filles iront porter la contagion dans leurs familles.
« Quelle était la cause de cette épidémie
de névrose? Était-ce la grande démoralisation précoce des élèves ? Non !
« Ces jeunes filles avaient appris — je
veux bien le croire — la science de la vie avant d'avoir assez
d'énergie vitale. C'est la vision brutale des nudités morales qui
causait cette névrose. Le duvet de ces jeunes filles était tombé trop
tôt. Elles étaient comme les petites artistes qui s'étiolent parce que
leur cerveau est ébranlé par des vibrations prématurées. »
J'ai pu, dans ces derniers temps, constater moi-même un des phénomènes
produits par un tel état d'esprit.
Après dix ans de mariage, M. et Mme de Beryls s'aimaient comme au
premier jour.
Les ménages d'amoureux sont bien rares ; j'en connais cependant deux ou
trois à Paris. M. de Beryls avait trente-cinq ans, sa femme vingt-six.
Peut-être avaient-ils continué de s'aimer parce qu'ils
n'avaient pas cessé d'être beaux ; peut-être aussi
était-ce à un bonheur constant qu'était dû le rayonnement de leurs
fronts, que n'avait jamais frôlé une pensée mauvaise.
Comme si chacun d'eux s'était affirmé dans cette union complète, ils
avaient deux enfants : une fille de neuf ans et un garçon venu au monde
onze mois après sa soeur.
Fils de parents jeunes, tous deux étaient sains et d'une intelligence
peu commune.
Aussi le docteur T..., appelé tout à coup par les parents affligés,
fut-il surpris de trouver le petit Georges pâle et maigre, les yeux
bordés d'un cercle bleuâtre.
Envoyé pour huit jours à la campagne, à l'occasion du mariage
d'une cousine, Georges était revenu dans un état
maladif qui n'avait fait qu'empirer depuis cette époque.
Le docteur ordonna du fer, des viandes saignantes, et, prenant à part
Mme de Beryls, il lui conseilla de surveiller du matin au soir le
petit Georges, sans qu'il s'en aperçût.
La mère vigilante se mit à espionner son fils, tantôt par une porte
entrouverte, tantôt par le trou de la serrure.
Elle eut parfois recours à des ruses de sauvage pour ne pas perdre de
vue l'enfant un seul instant.
Elle vit d'abord Georges se diriger vers la chambre de sa soeur. Il
ouvrit une armoire taillée dans le mur, et dans
laquelle on renfermait les jouets de Jeanne et les siens.
Là se trouvaient un peu pêle-mêle cinq ou six poupées de différentes
dimensions, un grand polichinelle, un officier de zouaves, un gymnaste
à casquette blanche sur un vélocipède qu'on
montait avec une
clef, puis, entassés dans un coin, les éclopés de la
première enfance : il y avait un pantin guillotiné, un soldat manchot,
un tambour crevé, des bras cassés, des jambes de bois encore
recouvertes de lambeaux rouges ou bleus, bordés d'une frange d'or ; un
lapin à deux pattes, un petit cheval à bascule auquel il manquait le
train de derrière ; la tête et le col s'appuyaient fièrement sur la
poitrine brusquement, coupée par un trou béant avec une bordure de
carton effiloché.
Georges s'agenouilla. Il prit par le bras une poupée que sa soeur
appelait Dudu
et qui, objet de soins particuliers, reposait sur un
tabouret.
Georges posa Dudu dans un fauteuil et s'agenouilla devant elle.
Cette Dudu était vraiment une merveilleuse création. Sa chevelure
blonde avait les reflets du cocon de Chine. Deux yeux d'un bleu foncé
avec de longs cils noirs ; une petite bouche avec des lèvres groseille,
indice d'un tempérament vigoureux ; des bras finement modelés, des
épaules adorables, un je ne sais quoi de parisien dans toute
sa personne :
telle se présentait la troublante Dudu.
Georges lui prit la main et la couvrit de baisers : puis, après avoir
contemplé son idole pendant quelques instants, il s'enhardit et,
appuyant ses lèvres sur les lèvres de Dudu, il resta comme en syncope.
Mme de Beryls, songeant alors au séjour que le petit Georges avait fait
à la campagne, se mit à reconstituer naturellement les scènes
d'amour qui avaient dû précéder
le mariage de sa cousine. On ne se gêne pas devant un enfant — et
Georges avait tout vu.
Le lendemain, on éloigna les domestiques la petite Jeanne fut
envoyée aux Champs-Élysées avec sa bonne ; M. de
Beryls prit son chapeau et déclara qu'il sortait pour affaires.
Mme de Beryls, à son tour, dit au petit Georges : — Mon ami, je suis
obligée de te laisser seul à la maison. J'ai une visite à faire, je
compte être de retour dans une demi-heure. Sois bien sage.
— Oui, maman.
Mme de Beryls se mit aussitôt en observation.
Georges alla chercher Dudu, la porta dans sa chambre, et, après l'avoir
déshabillée, il la coucha dans son lit et prit bientôt place à côté
d'elle. Il regardait avec ravissement la jolie tête de la
délicieuse petite
personne et, la prenant dans ses bras, il lui disait : — Dudu, je
t'aime,
je t'adore !
Le docteur était tenu au courant de tout ce qui se passait.
— Il faut frapper un grand coup, dit-il aux parents anxieux.
Il ouvrit l'armoire aux jouets et coucha l'officier de zouaves côte à
côte avec Dudu sur le tabouret, dans un costume qui ne devait laisser
aucun doute à l'observateur.
... Le lendemain matin, on entendit un grand cri c
dans la chambre de Jeanne. Le petit Georges avait saisi un sabre qui
se trouvait dans l'armoire avec une petite giberne et
il
avait troué la poitrine du malheureux officier. Le son avait jailli de
sa blessure.
Quant à la coupable Dudu, sa physionomie était restée calme et sereine.
Ainsi sont les femmes.
Georges eut le délire toute la nuit. Une fièvre ardente le consumait.
Il gardait le lit depuis trois jours, quand Mme de Beryls eut une idée.
Elle habilla la poupée en religieuse et, s'approchant du lit du petit
Georges, elle lui dit : « Dudu, à peine devenue veuve, a pris
une
grande résolution. Elle avait
commis une faute et elle veut l'expier. »
— Ah ? soupira interrogativement Georges.
— Elle entre au couvent,
continua Mme de Beryls, et vient te faire ses adieux. La voici Georges
se mit sur son
séant
.
—Oui... c'était bien Dudu... la perfide Dudu, encore jolie sous cette
coiffe aux grandes ailes blanches. Elle était vêtue d'une robe de bure
et un chapelet à grains de bois enroulait sa taille.
— Embrasse-là pour la dernière fois, dit Mme de Beryls.
Deux grosses larmes s'échappèrent des yeux de Georges, et ce fut avec
un douloureux respect qu'il mit un baiser sur chaque joue de celle
qu'il avait tant aimée.
Quelques instants après, le bruit d'une voiture apprenait à l'enfant
malade que Dudu renonçait au monde pour toujours.
Georges ferma les yeux et s'endormit presque consolé, en
pensant que si Dudu était perdue pour lui, elle
n'appartiendrait désormais qu'à Dieu !
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