SILVESTRE, Armand (1837-1901) : Fait-Divers Arabe (1884).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.XI.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du tome premier des Contes pantagruéliques et galants, parus chez P. Arnould à Paris en 1884 avec des illustrations et une couverture aquarellée de Kauffmann. Fait-Divers Arabe
par
Armand Silvestre
~~~~Le cadi Zutapapa était justement renommé parmi les magistrats du désert. Il vendait la justice, comme tous ses confrères, mais la vendait à juste poids. Il n’y avait pas d’exemple que le plaideur qui l’avait le mieux payé eût été le plus maltraité par lui, comme ce la se voit malheureusement quelquefois avec des juges que des considérations de politique et d’amitié distraient de la dignité de leur négoce. Ses prix étaient marqués en chiffres connus et tout se passait chez lui sans surprises, sans basses intrigues et le plus loyalement du monde. Le condamné, en recevant ses coups de matraque sur les talons, n’avait qu’à compter pour savoir ce que son acquittement lui aurait coûté de plus que ce qu’il avait donné. On aurait appris l’arithmétique aux petits enfants rien qu’avec de tels exemples. Aussi l’estime dont jouissait le cadi Zutapapa était-elle générale et la justifiait-il, d’ailleurs, par une droiture dans les procédés dont ce récit n’est qu’une preuve nouvelle. Quand le jeune Mohamet-Soulafé-Sélim, un des plus opulents marchands de dattes de la localité, vint en effet, lui demander la main de sa fille Fatma, le bon cadi Zutapapa ne tenta pas de lui faire prendre l’objet, chat en poche, comme il serait malséant de dire en pareil cas. Loin de-là, il lui fit mesurer d’un coup d’oeil rapide l’imprudence qu’il allait commettre : - Mahomet-Soulafé-Sélim, lui dit-il, ton père était homme de bien, quoique marchand de dattes comme toi. Ma fille est belle, mais tu seras cocu. - Qu’en savez-vous ? lui répondit Sélim. - Tout ce que peut savoir un bon père du tempérament de son enfant bien-aimée. Je ne voudrait pas t’humilier, mon garçon, mais tu me fais l’effet d’un pélerin qui partirait pour la Mecque avec quatre gouttes d’eau dans sa gourde seulement. Le voyage que tu vas entreprendre exige infiniment plus de provisions que ce qu’un seul homme en peut porter. Tu seras obligé, avant peu, de t’adjoindre une caravane. Après ça, si tu aimes la société en ménage, je n’ai pas à contrôler tes goûts. - Pardon ! pardon ! monsieur le Cadi je ne l’aime point. Mais je suis peut-être mieux pourvu que vous le pensez, et, de plus, je saurai faire bonne garde autour de mon honneur. - Ma Fatma chérie, dois-je te dire encore, ne sera pas seulement insatiable au déduit. Elle est d’ores et déjà fort intéressée et amoureuse de bijoux, ce qui te fait espérer qu’au cas où elle ne te tromperait pas par besoin, elle le ferait certainement pour placer de l’argent et s’acheter des parures. - J’y aurai l’oeil, morbleu ! Je sais le prix des moindre choses et je contrôlerai les dépenses de la maison. Plus qu’un mot pour t’encourager, mon cher Sélim. Tu sais nos coutumes et que tu aurais beau posséder mille preuves morales de l’infidélité de ta femme, et toutes les certitudes psychologiques du monde, tu ne peux la poursuivre devant la loi, pour t’en séparer, qu’à la condition d’avoir fait constater par le Cadi, c’est-à-dire moi et deux témoins patentés, qu’un autre homme que toi est dans ton lit. Or, ma fille est très fine et ne te donneras pas facilement cette dernière considération. Moi-même, je t’en préviens, je ne mettrai aucun empressement à venir déshonorer publiquement ma race, outre que cette créature me retomberait sur les bras, si tu la quittais jamais. L’acte que tu vas faire, aussi bien que ses conséquences, sera donc vraisemblablement irrévocable. - Je l’entends bien ainsi, mon cher Zutapapa. Croyez bien que je ne me marie pas pour me remettre dans six mois à courir le guilledou, comme les pauvres célibataires. - Prends-la donc, mon fils. C’est un trésor que je te donne. Car, à ces menus inconvénients près, auxquels nous ajouterons un caractère acariâtre, c’est une personne à peu près parfaite. Une taille ! des hanches ! une gorge !… Il n’est pas de bon goût de vanter sa propre marchandise ; mais, au point de vue plastique c’est ce que j’ai fait de mieux, et mes plus beaux arrêts eux-mêmes ne valent pas qu’on les cite à côté. - Aussi n’ai-je pas l’intention de vous demander à coucher avec eux. C’est chose faite, monsieur le Cadi ? - Certainement ; d’autant que je suis heureux d’avoir pour gendre un garçon qui paraît avoir la plus grande confiance dans ma sagesse. *
** Elle était fort belle, en effet, cette Fatma. Mon ami, l’excellent peintre lillois, Louis Shoutteten en possède un portrait par Henri Regnault, une merveille. Une chair où les divines chaleurs du sang couraient en coulées d’ambre, une chevelure noire avec des reflets de lapis, des yeux sombres et toujours voluptueusement bistrés, une bouche ardente sans cesse entr’ouverte, comme une grenade, sur d’étincelantes blancheurs, un corps onduleux comme la vague, tout ce qui attire en un mot, tout ce qui charme les sens, tout ce qui rouvre, sans trève, l’aile lassée du désir. Mahomet-Soulafé-Sélim n’avait pas été un fat en donnant, par avance, à son beau-père, une opinion avantageuse de ses moyens personnels. Mais son beau-père, non plus, n’avait pas été un imbécile en lui annonçant leur insuffisance prochaine. Quand on fait ce qu’on peut on fait ce qu’on doit ; mais ce sage proverbe n’a jamais empêché personne d’être cocu. Sélim le fut avec une rapidité imméritée. Comme il veillait de près au grain, il ne put bientôt plus douter que son ami et voisin Belbeth-Ali eût entrepris à son côté le pélerinage matrimonial qu’il entendait faire seul vers les oasis de madame son épouse. Il en eut un dépit si considérable qu’il résolut de dissimuler jusqu’à ce qu’il les pût surprendre dans les conditions prescrites par la loi, pour précipiter celle-ci dans la honte irrémédiable et faire publiquement appliquer à celui-là une mortelle volée. Il fit donc celui qui ne voit rien et est tout à son commerce de dattes. Mais l’impeccable Fatma n’en prenait pas moins toutes les précautions qui assurent l’impunité à l’adultère. Et l’eût-il prise sur le fait, comment décider cet animal de cadi Zutapapa à arriver à temps ? Pendant qu’il méditait douloureusement sur les difficultés de la situation, Belbeth-Ali et Fatma s’en donnaient à coeur joie des amoureux délassements qui sont ce qu’il y a de mieux dans la vie, qu’on les trouve dans les légitimes ardeurs de l’hyménée ou dans les coupables tendresses de la trahison. A peine le malheureux Mohamet-Soulafé-Sélim avait-il tourné le dos qu’ils s’insinuaient directement dans la soupente qui sert de lit aux personnes même les plus aisées de cette contrée africaine et y chantaient des offices auxquels les marabouts n’avaient rien à voir. Oncques ne vit-on gens plus affairés à leur religion que ceux-là. Allah, qui ne hait pas ce genre de prières, ne pouvait que les contempler d’un oeil bienveillant du haut de la céleste mosquée dont la lune dessine le croissant dans l’ombre et dont les intérieures illuminations nous apparaissent, comme par des fenêtres, dans le scintillement des étoiles. Par une chaude après-midi que ces amants éhontés étaient tout aux tièdes délices des caresses, Sélim qui faisait le guet, après une fausse sortie qui avait permis à Belbeth-Ali d’entrer, pénétra brusquement dans la chambre, mais pas assez rapidement pourtant pour que son rival n’eût eu le temps de se glisser dans le plafond de la soupente qu’il voyait bien se bomber, comme prêt à fléchir sous le poids de son corps, qu’il entendait même craquer, mais sans pouvoir contempler cependant celui qu’il voulait confondre. Même difficulté qu’à l’ordinaire. Pendant qu’il irait chercher le cadi et ses deux témoins patentés, Belbeth s’échapperait par une fenêtre et il en serait pour une ample moisson de ridicule personnel. Alors un trait de génie vint au malheureux mari : - Que venez-vous faire à cette heure, imbécile ? lui avait dit la douce Fatma. Il ne répondit à ce vilain propos que par un sourd gémissement et se mit à se défaire de ses vêtements, en geignant comme une femme en couches et comme si le moindre mouvement lui causait d’insupportables douleurs. - N’allez-vous pas vous mettre au lit en plein midi ? lui demanda-t-elle encore avec un redoublement de mauvaise humeur. Muet en paroles, comme par le passé, Sélim continua de se déshabiller en se lamentant, puis il se dirigea vers le lit avec des petits cris à chaque pas, s’y laissa tomber comme une masse et commença de s’y tortiller comme un ver en se frottant le ventre de ses deux mains. - Finirez-vous bientôt cette comédie ? hurla madame Sélim qui voyait la retraite de Belbeth coupée par cet incident. Alors d’une voie éteinte : - Ma chère femme, soupira Sélim, je sens bien que je suis perdu et que je vais mourir. Un mal aussi subit qu’inconnu m’emporte. Hélad ! je n’ai pas fait mon testament et ne puis le faire utilement que devant ton père et deux témoins. Cours vite les chercher que je ne m’en aille pas de ce monde sans t’avoir assuré de tout mon bien. - Il n’a rien vu ! pensa joyeusement Fatma. Et comme elle était aussi avare pour le moins que naturellement infidèle : - Pauvre chéri ! fit-elle. Ce m’est une grande douleur de te quitter, même pour un instant, te laissant dans un pareil état ; mais je dois cependant sacrifier même le plaisir de fermer tes yeux au respect de ta dernière volonté. Je cours chez papa. Sachant pourquoi tu le mandes, il sera dans dix minutes. Tâche de tenir jusque-là. Ne lâche pas inconsciemment ton dernier soupir. Mets plutôt ton mouchoir sur ta bouche. Ferme soigneusement tout le reste. Au revoir, mon mignon ! Pas adieu surtout ! Au revoir ! - Coquine ! pensa Sélim pendant qu’elle refermait la porte. Et, levant les yeux, il aperçut que le plancher sur lequel pesait Belbeth commençait à céder et que le plus charnu de la personne de ce larron d’honneur dessinait une étoile de chair parmi le craquement rayonnant du bois. *
** - Arrivez ! arrivez vite, mon père ! mon mari se meurt et n’a pas fait son testament ! Ainsi gémissait, par le chemin, la douce Fatma, comme un gazelle blessée, suivie par le cadi Zutapapa, dont une course immodérée secouait intempestivement le petit bédon rondelet, et par deux marchands de pantoufles essoufflés comme des phoques. - Dieu soit loué ! Il respire encore ! s’écria-t-elle en entrant. - Qu’avez-vous, mon fils ? demanda affectueusement Zutapapa en s’approchant du lit du moribond, son encrier à la main. Sélim se tortillait toujours : - Non ! non ! jamais de ma vie ! disait-il avec des sanglots. - Voyons ! voyons ! d’où souffrez-vous ? Du ventre apparemment ? - Non ! non ! jamais de ma vie !… continuait plus douloureusement encore Sélim. - Voulez-vous que je remplisse votre chibouck d’eau tiède et vous en envoye un peu, en soufflant, dans les entrailles. Mais Sélim, toujours se roulant, répétait : - Non ! non !… jamais de ma vie ?… - Jamais de votre vie ? quoi ? mon pauvre enfant ? interrogea enfin le cadi, au comble de l’inquiétude de voir le temps passer. - Eh bien, jamais de ma vie, reprit Sélim d’une voix assurée, de sa voix naturelle, et en se dressant sur son séant, je n’ai vu un aussi gros derrière d’homme que celui-là. Et il montrait du doigt le séant du malheureux Belbeth Ali, lequel séant ayant fini de traverser le plafond de la soupente, rayonnait comme une lune pleine dans l’effondrement de la cloison. Fatma poussa un cri de colère ! Le cadi Zutapapa fit une grimace de possédé. Les deux marchands de pantoufles éclatèrent de rire. - Instrumentez, beau papa, poursuivit Sélim triomphalement. Nous avons sous la main tout ce que la loi exige : les coupables, le magistrat et les deux témoins. Instrumentez et emmenez, s’il vous plaît, votre aimable fille, pendant que ce godelureau sera conduit, sous bonne escorte, à la prison par ces deux hommes de bien. Va ! va ! mon brave Belbeth ! Je t’irai voir donner du bâton sur les reins. Il y a place, morbleu ! Je t’apprendrai à me les montrer tout nus ! Et, fou de délivrance, Mohammet-Soulafé-Sélim dansait par la chambre comme un enfant, durant que l’intègre Zutapapa accomplissait de point en point son devoir. Belbeth Ali, il est vrai, ne fut pas bâtonné parce qu’il y mit le prix. Mais Sélim fut débarassé de sa femme. Zutapapa est resté d’ailleurs son ami et il lui arrive fréquemment, quand ils jouent ensemble aux osselets, de lui dire fort gaiement : - Je te l’avais bien dit que tu serais cocu ! |