I
D
ANS
un quartier du beau Paris, mais non dans une des rues les plus
passantes, la haute maison s'élevait, silencieuse tout le jour, avec
ses persiennes constamment fermées, d'où pendait quelquefois une fleur
profanée, mystérieuse seulement pour les fillettes innocentes qui lui
lançaient, en passant, un regard curieux, tandis qu'un sourire obscène
s'échangeait, sur le trottoir, aux lèvres des badauds. N'en attendez
pas de plus longue description : j'ai résolu d'être inexorablement
chaste dans le mélancolique récit d'une aventure singulière et qui me laissa un souvenir ému plein de poésie. J'ai beaucoup
hésité à le conter, mais j'espère y parvenir cependant, en laissant le
décor dans une ombre absolue pour n'en chercher que la psychologie et,
comme cette histoire est absolument vraie, j'espère qu'elle intéressera
tous ceux qui, comme autrefois Christ, sont cléments aux plus
misérables créatures. Encore une confession et qui n'est pas la moins
difficile : nous étions trois ou quatre compagnons de jeunesse qui
passions là de longues et fréquentes heures avec l'excuse de nos vingt
ans et de cette griserie des sens qui fait oublier à cet âge, non pas
seulement les soucis de la morale, mais même les légitimes
susceptibilités du dégoût. J'oserai donc réclamer pour nous
l'indulgence des Latins pour ce genre de faiblesse et je rappellerai
aux sévères, après Plutarque, ce mot du vieux Caton à un adolescent
qui, surpris au seuil d'un de ces autels de Vénus Meretrix, rougissait
devant lui. « Apprends, mon fils, que la honte n'est pas d'y entrer,
mais de n'en savoir pas sortir. » Je ne veux parler, d'ailleurs, que
d'un seul d'entre nous.
II
Fernando, - je ne vous dirai que son prénom, - a laissé, bien que mort
jeune, dans la mémoire de tous ceux qui l'ont connu, une figure
impérissablement debout. Je le revois encore tout pareil au beau
portrait de Raphaël que possède notre Louvre ; front pensif qu'encadrait
une admirable chevelure blonde, avec des yeux bleus et toujours
mouillés de rêverie, des traits d'une délicatesse presque féminine et
ce sceau de mortalité prochaine, qui semble, si le proverbe antique est
vrai, un mélancolique sourire des Dieux. Originaire du fond de
l'Espagne, il y avait perdu sa mère de la poitrine et lui ressemblait
avec l'insistance cruelle des fatalités. Venu à Paris pour étudier, il
s'était passionné pour nos grands écrivains, et je dois dire qu'il
n'est pas un de nos poètes qui le fut plus profondément que lui. J'ai
précieusement gardé, comme des reliques, les vers épars dans les
longues lettres qu'il m'écrivait, vers français où se sentaient les
hésitations d'un idiome étranger, mais pleins cependant d'une saveur extraordinaire,
vers d'amour poignants comme des cris de tendresse. J'ai souvent rêvé
de les publier pour dresser un monument timide à sa mémoire. Si je ne
l'ai pas fait, c'est que je crains qu'il faille, pour les bien goûter,
l'avoir connu lui-même et approfondi sa sincérité. Pour unique parent,
à Paris, il avait un frère plus âgé que lui, ingénieur distingué, d'un
tempérament beaucoup plus réfléchi, et qui l'aimait avec des
protections passionnées, sans le comprendre cependant tout à fait, je
crois. La tâche de ce mentor était d'ailleurs simple, les médecins lui
ayant recommandé, avant tout, d'éviter toute contrariété réelle, toute
émotion douloureuse surtout, à notre fragile ami.
III
Et
maintenant comment cet être d'élite, cette créature faite
d'admirables délicatesses et de sublimes besoins d'idéal, comment ce
coeur de lévite, comment ce garçon, dont le cerveau était comme un
magifique
jardin de lis,
s'était-il fait le camarade de nos heures débauchées, à nous, âmes de
ribauds débordant d'adolescentes sensualités ? Plus simplement
que vous ne le pouvez croire. C'est qu'il possédait, comme tous les
vrais poètes, le secret de transformer tout ce qui heurtait ses yeux,
portant en lui des paradis qu'il jetait sur ces géhennes comme des
manteaux de pourpre sur la boue des chemins, peuplant des divines
images de sa pensée les repaires étonnés de l'abjection et de
l'infamie. C'est que ce qui était réalité pour nous, réalité affreuse
mais inexorablement tentante, était rêve pour lui, rêve étoilé dans
lequel il marchait enveloppé de lumière, invulnérable aux flétrissures
dont nous nous soûlions. C'est que nos parts étaient différentes dans
le lot commun. Où nous cherchions la chair, il cherchait la beauté; où
nous trouvions le plaisir, il rencontrait l'amour. Oui, l'amour.
Était-elle autre que ses compagnes, celle qui lui devait donner cette
humiliante joie ? Vous le verrez plus loin. Comme impudeur, elle était
toute pareille ; elle n'était ni plus ni moins souillée. C'était donc
un
indicible besoin d'aimer et non pas une sélection raisonnée, ou même
instinctive, qui lui avait mis au coeur cette folie. Et puis,
c'est que, comme tout le reste, il la voyait autrement qu'elle
n'était, avec des ailes d'ange blessées, fleur poussée au fond d'un
abîme, âme à relever par le généreux pouvoir des pardons. Le mal ne fut
pas plus tôt fait qu'il devint immense. Car, en sa qualité d'Espagnol,
il était catholique fervent, et devait, en vertu de l'inflexible
logique des passionnés, aboutir au plus inconcevable projet.
IV
Il ne nous en dit rien, à nous, plongé qu'il était dans d'ineffables
délices, avec des abattements quelquefois, cependant, qui nous
faisaient peur. Il était d'ailleurs beaucoup moins avec nous, et il y
avait quinze jours au moins que nous ne l'avions vu, quand Marcel - son
plus cher ami - et moi nous reçûmes une lettre de son frère nous priant
de le venir voir au plus tôt. Celui-ci était très ému quand il reçut
notre visite et sa voix tremblait quand il nous dit :
- Messieurs, vous
savez ce que Fernando veut faire ?
- Non, monsieur, lui répondîmes-nous très sincèrement.
- Eh bien, il veut épouser cette...
Les larmes étouffèrent sa parole et nous étions nous-mêmes atterrés.
- Nous l'en empêcherons bien ! nous écriâmes-nous en même temps, Marcel et
moi.
Mais, lui, sur un ton de résignation qui faisait mal :
- Non ! vous ne l'en empêcherez pas, ni moi non plus. Ce serait risquer
de le pousser à quelque résolution fatale à sa vie. Vous ne le voulez
pas et je n'en ai pas le droit. J'ai charge d'âme. Depuis hier qu'il
m'a dit sa résolution, j'ai passé des heures épouvantables, mais mon
parti est pris. C'est une chose affreuse, mais qui vaut mieux qu'un
remords éternel. Il l'emmènera en Espagne où nul ne la connaîtra, dans
un pays où ses façons ne choqueront personne, parce que les moeurs
françaises y sont mal connues. Elle portera son nom... le nom de notre
père...
Et le malheureux s'arrêta encore. Mais il reprit bientôt :
- Je vous ai fait venir, messieurs, pour vous demander un singulier service. Vous connaissez cette... personne et
vous devez comprendre que le courage me manque pour aller lui parler de
cela. Il faut cependant savoir si elle consent à renoncer à la vie
misérable qu'elle mène et quelles sont ses intentions, une fois
instruite du consentement que je donne à ce malheur. Veuillez vous
rendre tous deux auprès d'elle et m'en instruire ensuite.
Nous fîmes un signe de tête, n'ayant pas la force de parler, devant
l'inattendu de cette proposition.
- Au revoir, fit-il. Et, nous serrant fiévreusement la main, il rentra
à pas précipités dans son cabinet de travail.
V
Ainsi nous étions chargés d'une demande en mariage en règle ! Et où,
grand Dieu ! Et à qui ? Quand nous sonnâmes à l'huis décrié, il pouvait
être trois heures. On nous introduisit dans un grand salon obscur et
nous
demandâmes celle à qui nous avions à parler. Un instant après, des pas légers dans l'escalier et elle apparut dans le déshabillé
réglementaire, avec le sourire de rigueur sur les lèvres et la fausse
gaieté commandée dans les yeux. Mais, en nous apercevant, elle devint
très pâle :
- Vous venez de la part de Fernando ? dit-elle, la gorge serrée par
l'émotion.
- Oui, mademoiselle, lui répondîmes-nous en nous inclinant. Car, tout
ce que notre démarche pouvait avoir de grotesque ayant disparu pour
nous dans l'extraordinaire gravité de ses résultats possibles, nous
avions pris l'attitude correcte de parents délégués pour demander une
main. Nous étions, Dieu me damne, tout de noir vêtus, avec des gants,
ce qui était un comble en ce temps-là.
- Alors, attendez-moi un instant, fit-elle. Et, devenue grave
elle-même, plus grave que nous, elle se retira vivement.
Quand elle revint un quart d'heure après, elle était très décemment
vêtue d'une robe noire, et le fard avait disparu de son visage dont
l'expression avait absolument changé. Elle nous dit :
- Parlez !
Et, s'asseyant, elle croisa ses deux mains sur un de ses genoux comme
la Sapho de Pradier, impénétrable dans sa pensée, muette et comme
abîmée dans d'obscures méditations.
VI
Et nous avions achevé de lui dire l'objet de notre mission qu'elle
demeurait dans la même attitude, toujours silencieuse, sans avoir trahi
une seule impression de surprise ou de plaisir. Étonnés nous-mêmes,
nous lui parlâmes alors de l'amour profond que Fernando avait pour
elle, de tout ce qu'il avait souffert, de sa vie tout entière, vie si
noble et si pure, dont il lui confiait le fragile bonheur.
Elle continua de nous écouter sans nous répondre, mais des larmes
coulaient sur la soie de son corsage et jusque sur ses mains enlacées.
Et comme nous avions épuisé le sujet inépuisable pourtant de la passion
que notre malheureux ami lui avait vouée et que, muette toujours, elle n'avait pas même
relevé les
yeux vers nous :
- Mais enfin, lui dis-je, vous savez qu'on craint qu'il
n'attente à ses jours, tant il est anxieux et désespéré ! Que
devons-nous lui répondre ?
Alors elle se leva, nous regarda bien en
face, et laissa lentement tomber ces paroles de sa bouche :
- Vous lui répondrez qu'il vaut mieux se tuer que d'épouser une femme
comme moi. Et simplement, mais d'un mouvement dont je n'oublierai
jamais la grandeur tragique, elle nous salua et disparut, nous laissant
sous une des émotions les plus vraies que nous ayons jamais ressenties.
Car, un moment, elle avait été plus chastement belle que toutes les
Madones.
Une heure après elle avait quitté la maison, sans qu'on pût savoir où
elle allait. Un an plus tard Fernando, qui avait abandonné Paris sous
prétexte d'oublier, mourait à Liège d'une maladie de langueur. Le choix
d'un climat absolument contraire à sa santé avait fait de son départ un
véritable suicide, un suicide catholique sans mort violente. Il y a
quelques jours, Marcel et moi nous nous rappelions longuement cette
aventure.
- Qu'en penses-tu aujourd'hui ? me demandat-il.
- Je pense, lui répondis-je, que beaucoup sont morts pour des femmes
qui ne valaient pas celle-là.