I
B
IEN qu’elle eût souffert à ne pouvoir
chasser par instants la tentation noire d’en finir qui l’obsédait, bien
qu’elle eût été blessée et dans son coeur altéré de tendresses heureuses
et dans son orgueil de femme ; bien que dans ses souvenirs – même ceux
des premières semaines où les lèvres ne mentent point – elle ne pût
retrouver maintenant une heure qui ne fût pas marquée par une illusion
brisée ou une amertume secrète, la comtesse de Ferréol n’avait pas
complètement arraché de sa vie, comme une branche mauvaise, l’homme
dont elle portait le nom.
Ce n’était pas l’espoir qu’on garde malgré soi de réconciliations
prochaines, l’instinctive pitié qui empêche de détourner à jamais la
tête, l’amour qui persiste ainsi qu’un ferment inguérissable dans l’âme
la plus ulcérée.
Marthe de Ferréol portait des robes de veuve et ne songeait ni à
pardonner, ni à revenir sur le passé. Les lettres courtes qu’elle
écrivait à son mari avaient une dignité froide et calme, l’apparence
d’ordres qu’on dicte à un domestique.
Mais, malgré les fautes lâches et méchantes du comte, le jugement du
tribunal qui le flétrissait, qui confiait à la mère l’éducation
exclusive de sa fille, Marthe n’avait pas voulu être aussi inflexible
et fermer la barrière qui le séparait désormais de l’enfant. Chaque
mois, elle lui envoyait Lise avec sa gouvernante, s’entêtant à
accomplir un devoir inutile, ne se rebutant pas parce que, les trois
quarts du temps, il évitait ces visites comme un spectacle où l’on doit
bâiller. Seulement, ces jours-là, Mme de Ferréol avait les yeux plus
rouges et les joues plus pâles, et elle cajolait plus passionnément
dans ses bras l’enfant qui ne comprenait pas.
Elles se ressemblaient toutes les deux. Lise avait les cheveux blonds
fins comme de la soie fine, les prunelles veloutées, un peu tristes
sous les grands cils noirs qui les teintaient d’une ombre vague, la
bouche petite de sa mère. Elle était comme le reflet encore incertain
de ce qu’elle avait été avant d’endurer ce martyre de tous les
instants, de son élégance mièvre et délicate de parisienne, du charme
subtil qui se dégageait aussi bien de ses toilettes que de ses regards
et de sa voix claire. Quoiqu’elle n’eût que douze ans, elle était
presque une amie pour Mme de Ferréol, elle emplissait sa solitude de
quelque chose de jeune, de gai, d’heureux, qui l’aidait à reprendre des
forces artificielles, à se résigner, à ne point s’ensevelir dans sa
douleur torpide et morne. Elles ne se quittaient que les jours rares où
l’on conduisait Lise chez son père. L’enfant était toute son adoration
et toute sa vie et elle défaillait, elle frissonnait à l’idée qu’il
pouvait l’emporter tout à coup comme une proie, lui ravir le seul être
au monde qui la consolât de vivre.
Après avoir traîné son nom aux quatre coins de Paris, ramassé des
maîtresses passagères tantôt dans les coulisses de petits théâtres,
tantôt sur le boulevard, le comte Hubert de Ferréol se sentant
vieillir, parvenu à cet âge de lassitude molle où l’on tend le cou
comme une bête fatiguée au joug que présentent des mains de femmes plus
blanches ou plus impérieuses que les autres, s’était englué aux jupes
de Simone Aubrayo.
Simone n’était plus la troublante artiste qui, avec sa figure fruste de
bohême, l’étrange folie de ses gestes et de son accent, ce mélange de
langueur hésitante et de canaillerie vicieuse avait soulevé tant de
fois au Gymnase le public enthousiaste, rien qu’en dénouant brusquement
sa crinière noire et épaisse, en se roulant aux genoux de l’amant
infidèle qu’elle veut retenir quand même, arracher à la préférée,
dans
La
Roche-noire, cette admirable pièce de Sardol. Elle avait
abandonné les planches et battu en retraite prudemment avant de perdre
la dernière partie. Le repos l’empâtait, étendait comme un vernis
vulgaire sur ce masque tourmenté dont aucun peintre n’était parvenu à
rendre l’impression changeante.
Ils furent comme deux chaloupes usées dont les ancres jetées à la fois
dans l’eau vaseuse du port se sentent accrochées. Cette liaison durait
depuis trois ans. Ils demeuraient dans le même appartement. Le comte
l’accompagnait aux premières et au Bois. Et lorsqu’ils voyageaient de
villes d’eaux en villes d’eaux, il inscrivait sur les registres
d’hôtels : « Comte et comtesse de Ferréol ».
Marthe, dédaignant de sonder à nouveau la boue où d’abord elle avait
sali ses mains enfiévrées, ignorait cela.
II
Cependant, le couple avait loué pour l’été un chalet à Cabourg, et
Simone s’ennuyait comme à une pièce triste. La grande monotonie de la
mer, l’immuable retour du flux et du reflux, les vastes ciels gris où
planent des goélands, l’aventureuse fuite des voiles qui s’enfoncent on
ne sait où vers l’horizon brumeux, exaspéraient ses nerfs. Elle n’en
comprenait ni la douceur profonde et reposante, ni la mélancolie calme
qui berce et qui apaise. Elle comptait les jours et n’allait même pas
au Casino.
- Est-ce que tu n’as pas une fille ? demanda-t-elle un soir à M. de
Ferréol d’une voix somnolente.
- Si, pourquoi ? répondit-il, étonné de cette question brusque.
- Tu devrais bien la faire venir, ça m’amuserait tant de jouer à la
maman.
Le comte inclina la tête et n’opposa aucune objection à ce caprice
malsain contre lequel il eût dû se cabrer comme un cheval dont on tire
trop la bride. Il en était arrivé à ce point de décomposition morale,
de torpeur absolue que la diversité des sensations bonnes ou mauvaises
échappait à son cerveau, qu’il eût commis n’importe quelle vilenie sans
en scruter la portée, qu’il n’avait plus au coeur le moindre remords, le
moindre sentiment familial et honnête. Un peu plus, un peu moins.
Tendre le front de sa fille aux lèvres maquillées d’une cabotine
retraitée comme il avait galvaudé le nom intact de sa femme. Que lui
importait, pourvu que Simone reprît sa grosse gaieté assoupie et
interrompît enfin la fâcheuse série de scènes dont elle l’accablait
perpétuellement. Quelques jours après, il ramenait Lise avec sa
gouvernante. Mme de Ferréol avait longtemps hésité et repoussé son mari
avec une dureté hautaine. Puis les suppliantes prières de l’enfant que
grisait la joie d’un départ de vacances au bord de la mer, les
promesses jurées par Hubert qu’il ne quitterait pas un instant sa
fille, qu’il écrirait chaque jour, l’assurance menteuse qu’ils étaient
invités par des parents – leurs cousins de Segonzac – qui avaient
triomphé de ses doutes inquiets, de sa volonté infrangible. Lise devait
revenir au bout de trois semaines.
Elle fut d’abord étonnée par tout ce nouveau qu’elle surprenait, par
les mots ignorés qu’elle entendait, par cette femme inconnue qu’elle
voyait embrasser son père, par le désordre de cette maison lâchée qui
ressemblait si peu au calme logis de Mme de Ferréol. Simone lui faisait
peur sans qu’elle sût pourquoi, et elle avait envie de se sauver,
d’entraîner sa gouvernante vers la voiture qui partait, le matin,
chargée de malles et de voyageurs. Mais l’actrice l’apprivoisa bientôt
comme un oiseau peureux, l’étourdit, l’enveloppa de gâteries bruyantes
et factices, reprit à rebours l’éducation austère ébauchée par Marthe.
Elle joua avec l’enfant qu’on lui livrait complaisamment comme avec une
poupée. Elle lui infiltra sa corruption maladive, la modela sur elle,
l’a transforma lentement en une de ces gamines aux allures équivoques
qui traînent parfois dans un salon de cocotes, et délaissent leurs
joujoux inutiles pour mendier quelque cadeau ou couper la conversation
d’un mot gouailleur d’enfant terrible. Et ils riaient à se déhancher –
le père et la maîtresse – des réflexions imprévues de Lise, des gestes
qu’elle calquait sur ceux de Simone, des couplets libertins de
café-concert qu’elle ânonnait d’une voix tremblante et fine, et de ces
phrases d’argot qu’elle répétait sans en deviner le sens. Ils
trouvaient cela très drôle, et le comte de Ferréol s’écriait en
allumant son cigare à la cigarette de Simone :
- Est-elle assez dans le mouvement, cette petite ?
La gouvernante, que Hubert avait achetée au début, se tenait
discrètement à l’écart.
III
Lise pleura beaucoup quand on la sépara de « maman Simone », et elle
eut comme un frisson de révolte et d’ennui en apercevant sur le quai de
la gare la robe noire de Mme de Ferréol. Elle embrassa froidement sa
mère, ainsi qu’une amie qu’on ne reconnaît pas tout de suite. Marthe ne
le remarqua pas, tant elle était heureuse de retrouver son enfant.
L’illusion ne fut pas longue. Tout de suite, avec son instinct aigu de
mère, elle flaira quelque chose d’insolite, elle douta des affirmations
anciennes de M. de Ferréol, elle comprit qu’on lui cachait elle ne
savait quoi de plus douloureux encore que tout ce qu’elle avait
supporté jusqu’ici. Il lui semblait en son hallucination effarée qu’on
lui avait volé sa fille, que cet enfant détraqué n’avait qu’une
ressemblance mensongère avec le sien, avec sa petite Lise, aux
prunelles si candides, aux naïvetés si chastes. Que s’était-il donc
passé là-bas ? Dans quel milieu l’avait-on souillée ainsi ? Où
avait-elle appris ce qu’elle disait à présent ? Elle devenait folle, ne
dormait plus, torturée par ce doute désolant, par ces angoisses
inapaisables. Et rien pour lui dévoiler ce secret. M. de Ferréol qui ne
répondait pas à ses lettres affolées. La gouvernante qui se refusait à
parler. Lise qui mentait dans la crainte de ne plus revoir « maman
Simone ». Pendant huit jours, elle endura ce supplice, elle se heurta
vainement aux uns et aux autres, elle tenta par toutes les ruses, par
tous les moyens, par toutes les menaces de connaître la vérité. Enfin,
un matin, comme elle questionnait encore l’enfant avec une colère
sourde, celle-ci lui répondit en geignant :
- Tu sais, c’est pas rigolo, ta baraque, et je veux m’en retourner chez
maman Simone.
Et elle se lamenta, elle raconta combien on s’amusait à Cabourg,
combien on riait avec le piano toujours ouvert, la table toujours
servie, entre M. de Ferréol et maman Simone qui lui achetaient des
jouets et des gâteaux, qui se faisaient des farces tout le temps...
- Dis, je veux retourner chez maman Simone !
Mme de Ferréol, pâle comme une morte, les paupières élargies par une
lueur effrayante de folie, épingla machinalement son chapeau, prit en
se cachant un objet dans un tiroir, habilla Lise et murmura d’un ton
rauque :
- C’est bien, puisque tu le veux, je te ramène chez elle !
Le comte se dressa, stupéfié, lorsqu’il la vit entrer, tenant sa fille
par la main, dans le salon où il causait avec Simone sur un canapé.
L’actrice eut malgré elle un mouvement de recul.
- Vous ici ! s’exclama-t-il.
Alors Marthe, se dégageant, montra l’enfant à son mari sans prononcer
une parole de mépris ou de haine, et à bout portant, avant qu’il eût pu
l’arrêter, lui tira en pleine poitrine deux coups de revolver. M. de
Ferréol battit l’air de ses doigts crispés et s’effondra comme une
masse sur le tapis. Simone Aubrayo, affolée de terreur, s’était sauvée
dans l’antichambre en criant. La comtesse, immobile, contemplait le
cadavre secoué par l’agonie, et Lise, épouvantée, tremblant de tous ses
membres, disait machinalement son exclamation accoutumée :
- C’est pas rigolo !
Voilà pourquoi Mme la comtesse Marthe de Ferréol passera aux prochaines
assises de la Seine.