A Ferdinand Loüet.
I
Hubert d’Outrepigny quitta la ville d’Aurillac, l’esprit gai, le cœur
content, et rempli d’estime pour les Auvergnats. « Ils sont forts,
pensait-il, mais un Normand les roule ». Hubert s’enorgueillissait de
sa qualité de Normand ; il lui attribuait les succès de sa vie.
Son voyage avait eu pour but d’offrir la bague de fiançailles à une
enfant d’Aurillac, Blanche Torrillon. La bague avait plu, c’était un
saphir de prix. On avait mis au point les conditions du contrat. Cette
famille Torrillon s’était bien défendue : elle était pourtant privée de
son chef, Benoît Torrillon, le père de Blanche, décédé depuis dix mois,
mais la maman Emma et les deux frères de la fiancée formaient un rude
bloc pour préserver leurs intérêts ; la maman Emma portait mitaines ;
elle se coiffait d’un bonnet de dentelles noires, dont elle nouait les
brides sous son menton dans les moments ardus ; chacun des frères avait
un front court sous une toison rougeâtre et frisée ; ils étaient
associés dans un commerce de bois à Bordeaux ; quand la mère et les
fils discutaient d’argent, tous trois posaient sur la table leurs
poings garnis de poils et de verrues ; ils savaient parler et se taire,
regarder le plancher, s’entortiller dans des phrases inutiles et lâcher
brusquement le mot puissant qui frappait l’adversaire au cœur.
Le père d’Hubert avait bien jeté les bases de l’accord quand il était
venu pour la demande en mariage, mais, retenu cette fois à Paris par
ses affaires, il avait dit à son enfant : « Ils vont tout remettre en
question, tiens-toi sur l’œil. » De fait, la nouvelle bataille s’était
livrée durant six heures. Hubert s’estimait vainqueur, mais rendait
hommage au courage de ces Auvergnats.
Il emportait comme stipulations : 1° une somme de sept cent vingt mille
francs en bonnes valeurs ou premières hypothèques ; 2° une part du
tiers sur la liquidation de la fabrique d’automobiles marque « Aquila »
(cette fabrique estimée quatorze cent mille francs dans la succession
Benoît Torrillon ; Hubert décidait en lui-même de racheter les deux
autres parts lors de la liquidation et d’exploiter cette affaire) ; 3°
un droit du tiers sur un brevet B. Torrillon « changement de
vitesse à disque » ; 4° enfin, trente mille francs en or, part d’un
fonds de réserve constitué par le père de Blanche pour le cas de guerre
ou de révolution.
Tout cela bien net. Le seul point douteux était le brevet. La famille
auvergnate désirait le vendre à un oncle qui possédait à
Clermont-Ferrand une seconde fabrique d’automobiles, marque « Gazelle
», et le convoitait. Hubert au contraire, sur le conseil paternel,
voulait que les héritiers B. Torrillon en conservassent la propriété,
car ce procédé devait prendre de l’ampleur et apporter de grands
profits ; mais il redoutait un accord secret entre la famille et
l’oncle ; c’est pourquoi, après avoir fait promettre à Blanche de ne
rien signer à la légère, il se rendait à Clermond-Ferrand pour voir la
figure du fabricant de « Gazelles ».
Hubert, seul dans son compartiment, réfléchissait en regardant le
paysage. Septembre touchait à sa fin. Les prés verdoyaient avec force,
les hêtres pâlissaient et les châtaignes mûres s’entr’ouvraient parmi
le rude feuillage des châtaigniers. L’idée du mariage réjouissait
Hubert ; par une pente naturelle, sa pensée remontait vers les
maîtresses qu’il avait eues. Ses amis l’appelaient « bourreau des cœurs
». Lui, savait combien peu de choses avaient été ses aventures, quand
il les examinait d’un œil froid : cette petite modiste, – il l’avait
gardée quatre ans, elle l’avait trompé, il l’avait trompée, ils
restaient quittes ; une grue de Caen, nommée Léa, qu’il avait gratifiée
d’un mobilier en noyer sculpté, mais elle l’aimait bien et
n’avait pas hésité à revendre ces meubles pour aider Hubert dans un
passage difficile, – encore une affaire à égalité ; et la femme d’un
lieutenant de gendarmerie, qui arrivait tremblante chez lui et jetait
des cris si perçants dans le plaisir, que les voisins s’étaient
plaints. Là-dessous, la foule anonyme des trottins et des filles de
brasserie.
Hubert souriait, puis bâillait. Ce passé perdait toute couleur ; il le
méprisait. Ses trente ans l’avaient surpris sans autre fortune qu’un
illusoire portefeuille d’assurances. Mais il se voyait tout à coup
assis sur une position solide. Il devenait un homme sérieux, salué des
banquiers et des notaires. Après un détour long, pénible et mesquin, il
abordait enfin la vraie vie, celle des hommes honorés et forts, et
prenait place parmi cette compagnie peu nombreuse qui gouverne la
société.
De ce sommet, Hubert ne découvrait que des perspectives riantes.
Blanche le seconderait certainement ; elle avait les os larges et le
teint frais, elle était la fille de B. Torrillon qui fabriquait solide.
La pensée d’être fabricant d’automobiles enchantait Hubert, cette
industrie moderne et fructueuse n’entraînant nulle déchéance pour un
d’Outrepigny (il oubliait que sa noblesse était récente, que son état
civil portait Doutrepigny et que son père n’avait pris la particule que
pour réussir, justement, dans les vagues affaires dont il s’occupait à
Paris). Le brevet B. Torrillon devait donner aux « Aquila » une
supériorité mécanique qui en décuplerait la vente ; mais la carrosserie
méritait attention aussi ; sur trois clients, deux sont séduits par la
présentation d’une machine ; Hubert se proposait de renouveler cette
partie et...
A ce moment, la portière du compartiment s’ouvrit, une jeune fille
parut. On se trouvait en gare de Murat.
Cette jeune fille sauta vivement dans le wagon. Elle était en deuil.
Personne ne l’accompagnait ; elle jeta craintivement quelques coups
d’œil de tous côtés ; quand le train s’ébranla, elle enveloppa d’un
regard triste la gare et la ville, soupira, puis ouvrit un livre et
commença de lire.
Les pensées industrielles d’Hubert s’étaient envolées. Il examinait sa
voisine à la dérobée ; elle lui faisait face, était jeune, grande, à la
poitrine ferme, aux hanches rondes. Hubert croisa sa jambe droite sur
sa jambe gauche, puis inversement ; il effila sa moustache ; la jeune
fille baissa la tête et, tout en lisant, assujettit son peigne de nuque
; Hubert porta la main à sa cravate ; il toussa ; elle sourit ; il lui
demanda si la fumée de tabac l’incommoderait. Alors, elle se mit
franchement à rire, Hubert l’imita. « A la bonne heure, pensa-t-il,
j’aime mieux ça que son air lugubre. Elle change vite ».
- Beau pays ! dit-il.
- Pas trop beau, répliqua-t-elle. J’aime mieux le Lioran. Vous l’avez
passé avant Murat. Quels bois noirs ! Quels torrents profonds !
- Oh ! Oui ! s’écria Hubert, qui n’avait rien vu du tout.
- Mais comme on voyage mal à notre époque ! Moi, j’aurais voulu
franchir le Lioran il y a un siècle. Voyez-vous cela ? Vous habitez le
Velay, une affaire de famille vous appelle en Rouergue. C’est l’hiver !
N’importe. Il faut partir. Et vous traversez le Lioran – « cet affreux
Lioran » comme on dit dans les lettres de l’époque – à cheval, le
portemanteau en croupe, dans la neige qui recouvre les ravins et les
forêts... Et quand vous quittez une auberge, les gens disent : «
Atteindra-t-il l’étape suivante ? » On vous met en garde contre les
loups, vous vérifiez vos pistolets chaque fois que votre monture
renâcle... Vous avez une gourde d’eau-de-vie, parfois vous en frottez
les naseaux de votre cheval. Ah ! vous avez vraiment figure de voyageur
quand vous arrivez chez vos parents du Rouergue !
« Elle trousse le couplet, pensait Hubert. Quel numéro de femme est-ce
là ? La conversation s’annonce embêtante. »
- Vous avez beaucoup d’imagination, dit-il.
- Mais c’est la vérité vraie ! repartit-elle avec vivacité.
Ses yeux bruns appelaient une réplique, Hubert ne la trouva pas. Il se
mit à poser quelques questions plus faciles et, de la sorte, il apprit
que sa compagne de voyage était receveuse à la gare de Murat. Cela le
surprit fort.
- Mais oui ! dit-elle. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Je suis de très petite
condition. Mon père est greffier du tribunal de Clermont-Ferrand. J’ai
d’abord travaillé à la préfecture de cette ville. Puis... elle m’a
déplu. J’avais déjà mon brevet supérieur. Jai passé l’examen d’entrée à
la compagnie P.-L.-M., il y a huit mois, et l’on m’a nommée receveuse à
Murat ; c’est mon premier poste.
- Vous avez un caractère très travailleur, dit Hubert d’un air aimable.
- Pas du tout, mais du tout, monsieur. Demandez à mon père ! J’ai
seulement une excellente mémoire.
Elle suivit un moment ses pensées, puis, d’un ton mi-moqueur et
mi-sincère, récita ces vieux vers :
Hé ! Dieu se
j’eusse estudié
Au temps de ma
jeunesse folle
Et à bonnes
mœurs dédié,
J’eusse maison
et couche molle.
Mais quoy ? Je
fuyoye l’escole
Comme faict le
mauvays enfant.
En escrivant
ceste parolle
A peu que le
cueur ne me fend.
L’ébahissement d’Hubert était à son comble. Quel était ce langage ? La
jeune fille parlait avec un fort accent local. Hubert conclut : « Ce
doit être des vers auvergnats. »
- Cette poésie est charmante, dit-il.
- J’aime Villon, répondit-elle.
- Moi aussi !
Hubert était prêt à aimer tout ce qu’on voudrait. Il vivait depuis un
moment dans l’incroyable. Une receveuse de gare déclamant des vers ! Il
l’entendait encore : «
Au temps de ma jeunesse fouôlle... » Oui,
vraiment, elle avait l’accent d’Auvergne, et quelle plaisante
intonation cela donnait à certains mots !
Le vigoureux Hubert restait rarement indifférent devant une jolie
personne ; cette fois, son trouble était manifeste ; la jeune fille
paraissait s’en amuser. Les regards d’Hubert ne la quittaient pas ;
elle détourna les siens pour lui donner plus de facilités, puis feignit
d’être lasse de causer et rouvrit son livre. Il y avait en elle quelque
chose qu’Hubert ne pouvait saisir, un air libre, hardi, décidé et, en
même temps, une teinte de mélancolie. Elle avait ôté son chapeau ; ses
cheveux châtains se relevaient à la mode nouvelle ; un bandeau de
velours noir et mince ceignait son front ; elle portait une robe de
satin noir, décolletée, drapée autour des hanches et visant à
l’élégance.
Où allait-elle ? Descendrait-elle bientôt ? Hubert devant changer de
train à Neussargues : plus que deux stations, le temps pressait.
Il dit la première sottise venue à propos du livre qu’elle lisait.
- Ce n’est pas une nouveauté, déclara-t-elle en le lui présentant.
Anna Karénine. Cela n’apprit rien à Hubert.
- Ah ! Oui ? fit-il.
Il feuilleta le volume et s’arrêta devant une illustration ; on y
voyait une dame en toilette de ville roulant sous les roues d’un train.
Il murmura :
- Quelle ignoble mort !
- En quoi ? dit-elle.
- Mais en tout ! Ne trouvez-vous pas ?
- Non. C’est celle que j’ai choisie.
- Plaît-il ?
- C’est la mort que j’ai choisie.
La stupeur d’Hubert dépassa cette fois toute mesure. Il interrogea le
visage de la jeune fille, elle avait un air tranquille. Alors, toute
notion de sens commun disparut de l’esprit d’Hubert, et il sentit que
rien ne l’étonnerait plus. Mais que dire ? Il ne découvrit qu’un mot.
- Fichtre ! balbutia-t-il.
- Ecoutez-moi, monsieur. Je quitte Murat sur un coup de tête ; je n’y
reviendrai plus. Cet après-midi, je fais un crochet sur Lyon, que je ne
connais pas et que je visiterai. J’en repars demain à la première
heure, j’arrive à Paris. Je veux voir Paris, je ne sais pourquoi. J’y
passe cinq jours, six jours. Puis...
Elle montra l’image.
Encore cette dame sous un train ! Hubert se dit : « Elle est réellement
fouôlle, ou bien elle se moque de moi. » Mais la jeune fille ne
plaisantait pas du tout.
- Vous avez bien souffert, mademoiselle, dit Hubert à tout hasard.
- Oui. Non. Comme on veut. Les cas tragiques sont rares dans
l’existence, n’est-ce pas, monsieur ? Mais il y a des choses mille fois
pires, elles ont l’air simple et bête et vous brisent le cœur à la
perfection.
Hubert approuvait du menton tout en raisonnant ainsi : « Dans onze
minutes, je la quitte ; pas un instant à perdre. »
- Vous passez donc la soirée à Lyon ? dit-il.
- Oui.
- Ainsi ? Toute seule ?
- Je m’accommode très bien d’être seule. Je me promènerai.
- Au hasard ?
- Au hasard.
- Mais ce sera fort triste avec les... les idées que vous avez !
- Ces idées n’ont rien de triste.
- Mademoiselle, prononça Hubert en la regardant avec toute la fermeté
et toute la douceur qu’il put trouver, je donnerais beaucoup pour vous
accompagner ce soir à Lyon, en supposant que vous m’y autorisiez. Mais
une circonstance impérieuse, un devoir, m’obligent à passer douze
heures à Clermont-Ferrand, c’est un cas de conscience, ajouta-t-il avec
force – il feuilletait en même temps l’indicateur. – Demain, je quitte
Clermont par le premier train, j’arrive à Lyon à seize heures cinquante
et je vous y retrouve si vous voulez bien m’attendre. J’espère que vous
accepterez de dîner avec moi, puis nous prendrons l’express de vingt
heures sur Paris.
- Hé bien, monsieur, répliqua-t-elle, si j’étais une petite jeune fille
comme les autres, je me fâcherais d’abord et je ne céderais qu’à la
dernière extrémité. Mais vous voyez en ma personne un animal singulier
– si, ne protestez pas, c’est l’opinion de tout le monde – et je vous
dis : « Cela m’ennuie fort d’attendre toute une journée à Lyon. Je le
ferai toutefois parce que votre sympathie me plaît et que j’ai
confiance en vous. A demain. »
- Chose convenue...
- Chose due.
- En jureriez-vous ? dit encore Hubert.
- Foi d’animal !
Elle lui tendit la main, Hubert la baisa, puis s’assit auprès de la
jeune fille ; il retint cette main, elle était grasse, souple, douce et
semblait fondre entre les siennes. Il fit un bon emploi des dernières
minutes, remerciant la jeune fille, l’assurant du plus tendre
attachement, et n’usant que de termes respectueux. Cette simulation de
passion naissante fut parfaite. Hubert, peu délicat, peu cultivé,
possédait l’instinct des mâles qui les rend à propos cajoleurs ou
hardis, éloquents ou taciturnes, quand ils ont la grande volonté de
plaire aux femmes. Il savait que ses bonnes manières, sa moustache
parfumée, son costume bien coupé, ses bottines élégantes, faisaient
impression sur cette petite fille de province ; elle l’avait étonné
tout à l’heure ; mais il prenait l’avantage à son tour ; ce jeu lui
convenait, il le joua rapidement, avec goût et succès.
La jeune fille avait un joli sourire rêveur. Il osa lui demander son
nom, – elle s’appelait Pauline Nouara ; son âge : elle aurait vingt et
un ans le huit octobre.
- Mais, ajouta-t-elle, je ne serai jamais majeure !
- Encore cette affreuse pensée ! dit-il. Vous me désespérez !
- Mais non, mais non. Quand ce parti est pris, on s’y habitue très
bien, vous verrez comme cela rend tout facile.
Il protesta avec feu, mais au fond de lui-même se dit : « Pourquoi pas
? » Le train entrait en gare de Neussargues. « A demain ! »
répétèrent-ils. Hubert baisa de nouveau les doigts de la jeune fille,
saisit sa valise et sauta sur le quai. Elle restait debout devant la
portière ; ses regards attachés à lui le flattèrent ; quand le train
s’éloigna, il la salua galamment, elle lui répondit en inclinant la
tête. « Ça y est ! » dit-il à haute voix. Il jouissait de ce plaisir
que lui donnait toujours un succès sur une femme ; un certain
romanesque ajoutait à celui-ci. L’idée de son prochain mariage le fit
sourire. « Nous sommes de fameux lapins », dit-il encore. « Nous »,
c’était les hommes. Hubert était très indulgent pour lui et les hommes.
L’image de Pauline Nouara ne quitta pas ses yeux jusque Clermont. Mais
alors, il dit : « Plus de bêtises ! » et prit son air d’affaires, cet
air qui convenait au futur fabricant des « Aquila ». Il allait jouer
serré avec l’oncle Torrillon. L’oncle, après Pauline. C’est la vie ;
ses aspects changent vite, les hommes supérieurs changent avec eux.
Hubert sentait croître l’opinion qu’il avait de lui-même. Tout lui
paraissait aisé. Il allait mettre l’oncle dans sa poche. Oui, comme
Pauline : Pauline dans une poche et l’oncle en contre-poids ! Quelle
bonne chose ! Il rit cette fois.
L’oncle était une sorte de gros hérisson blanc qui cheminait sur de
courtes pattes ; il fit bon accueil au fiancé de Blanche, le guida dans
les ateliers de l’usine des « Gazelles », fut plein de confiance, de
cordialité, offrit un bon repas, mais se roula en boule dès qu’il fut
question du brevet. Hubert le tourna et le retourna, se piqua les
doigts et n’en tira rien.
« Va toujours, mon bonhomme, pensa Hubert dans son lit, nous te
piperons, c’est sûr. Cours donc après la signature de Blanche ! Blanche
tient à moi plus qu’à toi. J’aurai ce brevet ! » Il souffla sa lampe.
L’usine des « Gazelles » était de moitié moins forte que celle des «
Aquila ». Hubert résolut d’avaler l’oncle et de réunir les deux marques
dans sa main. Ce point réglé, il revint à Pauline et laissa vaguer son
esprit tandis que le sommeil venait. « Accepter tout de suite un
rendez-vous !... Elle est bien légère. Voilà l’effet des romans... Et
aussi de l’éducation dans les collèges de filles.. A moins qu’elle
n’ait voulu s’amuser... Hé ! c’est cela !... Elle rit de moi à cette
heure !... Non, ses yeux paraissaient sincères... Elle a promis de
m’attendre à l’arrivée du train... C’est douteux... Ne t’emballe pas,
Hubert... Dors, dors, mon vieux, tu seras renseigné demain... Ça te
fera toujours voir Lyon, ville importante. Tu la visiteras en
industriel... En amoureux, ce serait plus gentil... Y sera-t-elle ? »
II
Elle fut au lieu et à l’heure dits. Elle s’avança vers lui sans
embarras. Une lueur de triomphe brilla dans les yeux d’Hubert, mais
abaissant ses paupières, d’une voix basse, humble, passionnée, il
remercia Pauline de sa présence.
- Je tiens toujours parole, répliqua-t-elle.
Hubert consigna sa valise. Tous deux montèrent dans un fiacre
découvert, aux roues dures, aux ressorts aigres, afin de visiter la
ville.
- Que Lyon est triste, dit la jeune fille. Je m’y suis ennuyée de tout
cœur. J’ai déjeunée... tiens, justement ici, ni bien ni mal. Puis je me
suis promenée ; les gens ont des figures affreusement fermées. Oui,
reprit-elle, ils ferment leur figure comme leurs habits, leurs
sentiments comme leur portefeuille. Je me suis perdue, je n’ai pas osé
demander mon chemin, j’ai trotté au hasard, je suis très lasse.
Un ciel gris recouvrait Lyon. Les fumées d’usine y montaient tout droit
comme d’innombrables colonnes ; il semblait qu’elles travaillaient à
l’assombrir depuis toujours et à jamais ; un temps viendrait où la
ville serait étalée sous une chape de suie noire ; elle posséderait
alors sa vraie figure.
Pauline Nouara faisait une petite moue. Hubert s’occupait d’elle et
craignait qu’elle n’eût froid. On leur montra des places, des statues,
des quais, des hôpitaux, des églises, mais chacun suivait ses pensées.
Pauline soupirait. Hubert lui pressait la main. Elle posa sur lui un
regard triste et doux comme ce ciel de septembre. O les beaux yeux,
larges, mouillés, vivants, au pur contour, et qui laissaient rouler
avec lenteur sous l’ombrage des cils, leurs pupilles pâles et dorées !
Hubert s’enquit d’un restaurant. Ils y dînèrent. La salle était tiède,
ornée de rocailles où s’écoulaient de petites cascades d’eau. L’éclat
du linge et de la verrerie, un bouquet de roses blanches, les lumières
basses prêtaient à leur table une apparence intime. Les serveurs
s’empressaient et transmettaient les ordres en chuchotant. La plupart
des femmes étaient en toilette de soirée. Un parfum léger, un joli
murmure flottaient sur la salle ; un mot plus haut, un rire s’élevaient
parfois. Pauline était heureuse ; il semblait qu’elle fût née pour
sourire ainsi dans cet air de luxe ; elle était la plus simple et la
plus belle. Hubert en était fier. Il ne négligea rien qui pût la
flatter. Le champagne l’avait animée. Son teint mat se nuançait de rose
et une lueur d’incarnat avivait ses oreilles petites et nacrées. Le
coude nu sur la table, une cigarette à bout d’or entre les doigts, la
tête renversée, la bouche entr’ouverte, elle tendait sa gorge jeune et
grasse ; près d’elle, dans le seau glacé, la bouteille au goulot
cravaté d’une serviette ; une pyramide de fruits rouges, jaunes, bleus
; des flacons de liqueurs aux lueurs chaudes et dormantes ; « Est-ce
bien la petite receveuse de Murat ? se demandait Hubert. Celle qui est
dégoûtée de la vie ? »
- Notre train part dans une heure, dit-il. Je vous préviens
honnêtement, vous le voyez. Mais nous devrons nous presser, courir,
nous n’avons pas retenu de places, nous serons mal et nous arriverons à
Paris au petit jour, en fort mauvais état. Il serait plus sage de
passer la nuit dans le voisinage de la gare ; nous prendrions
tranquillement le rapide du matin.
- Comme il vous plaira, dit Pauline.
Tant de facilité déconcerta de nouveau Hubert ; il eût mieux aimé un
peu de résistance, il se croyait sûr de la vaincre. Tout deux
quittèrent le restaurant. Hubert proposa de gagner la gare à pied.
- Je veux tout ce que vous voulez, dit Pauline, je vous appartiens ce
soir.
Hubert, offusqué, pensa : « L’enfant va fort, je n’ai pas à la ménager.
» Il lui saisit le bras, puis la taille et prit le sein de la jeune
dans sa main ; elle ne s’écarta pas ; elle avait toujours son visage
heureux ; il voyait brûler son sourire. « Pourtant ! songeait-il. Elle
n’est plus une gamine ! Elle sait ce qu’elle fait ! » Ils traversèrent
le Rhône ; le pont semblait désert ; d’immenses lignes de lumières
s’étendaient et se croisaient dans le lointain ; les vastes eaux
roulaient sans couleur et sans bruit sous le ciel dépourvu d’étoiles.
- Je vous aime, dit Hubert.
Pauline lui donna ses lèvres. Jusqu’à la gare ils échangèrent des
baisers passionnés. Ils entrèrent au Terminus, Hubert s’entretint avec
la gérante.
- L’hôtel est combe, dit-il ensuite à Pauline, avec une figure pleine
de mensonge. On ne peut nous donner qu’une chambre à deux lits. Dois-je
la prendre ?
Mais elle le suivit sans opposition et, dans cette chambre d’hôtel
d’une ville déplaisante, avec une jeune fille presque inconnue, Hubert
passa sa meilleure nuit d’amour.
Pauline avait éteint toutes les lumières ; seule, une veilleuse
électrique restait allumée à la tête du lit, et la jeune fille l’avait
voilée en y entortillant son corsage. Elle était nue, couchée ; cette
lueur posait des reflets d’ambre sur ses seins bien tendus que
l’émotion faisait frémir. De ce corps, qui cachait dans ses creux des
touffes sombres, s’exhalait un fumet robuste, chaud, assez âcre ;
Hubert l’appréciait en connaisseur.
Hubert était une grosse nature ; il cherchait son plaisir sans
ménagement. Mais après les baisers, les soupirs, les caresses, quand il
voulut posséder son amie, elle murmura d’une voix de petite fille
: « Vous allez me faire mal ! » Ces mots l’arrêtèrent ; il prit garde
de ne blesser Pauline et se douta pour la première fois que l’on est
deux en amour. Il cherchait à répondre aux désirs de Pauline, se
modérait, puis la pressait ; elle gémit. « Qu’as-tu ? » dit-il. « Oui,
oui ! » répliqua-t-elle. Ils se fondirent tout à coup dans une étreinte
si brûlante qu’ils crurent s’évanouir l’un dans l’autre ; leurs mains,
leurs lèvres, tout leur corps, se recherchaient et s’unissaient
ardemment encore, puis leurs plaintes devinrent douces, et ils se
trouvèrent les bras aux bras, joue contre joue, souriants, heureux, et
reprenant haleine, s’apaisèrent, et dirent : « Je t’aime... je
t’aime.... » Leurs regards ne se quittaient pas ; la langueur les prit,
ils s’y abandonnèrent ; la tête d’Hubert reposait dans les cheveux de
Pauline. « Mon amie chérie ! » disait-il. Elle répondait : « Que tu es
bon ! Que je t’aime ! » Ils parlaient bas. Pauline racontait son
histoire ; Hubert, assouvi, contenté, pensait : « Oui, c’est le rite.
Mais je dormirais bien. »
- Ta mère vit-elle encore ? murmurait Pauline. Oh, quelle chance tu as
! Je n’ai pas connu la mienne, j’étais au berceau quand elle est morte.
Papa est un homme rigide, juste à sa façon, triste. Il me donnait un
baiser le matin, un baiser le soir, je n’ai jamais rien senti de si
froid que sa bouche. Je suis son unique enfant et, tout de suite, il a
dit de moi : « C’est une nature rebelle ! » Je ne sais pas s’il a
raison, mais telle j’étais petite fille, telle je suis restée, ce n’est
agréable ni pour moi ni pour les autres. Papa s’occupait beaucoup de
mon instruction. Un jour – j’avais sept ans – il m’apprenait les mois
de l’année. – « Juillet ? me demande-t-il. En quelle saison ? » J’étais
distraite ou fatiguée, je réponds : « En hiver. » Bing ! un coup de
règle sur les doigts. « Juillet, Pauline ? » – « En plein hiver ! En
plein hiver ! » Il m’a battue, je n’en ai pas voulu démordre. Alors, il
m’a conduite à la prison dont le gardien chef était son ami. J’ai passé
deux jours dans une cellule, au pain et à l’eau ; je brisais ce que je
pouvais, on m’a mis la camisole de force, on m’a bâillonnée parce que
je criais. Mais je n’ai pas cédé. Papa est venu me chercher, il m’a
emmenée, il était blanc de rage. Il ne m’a jamais pardonné cela. Moi
non plus. Voilà.
« Hé bien, toute ma vie s’est passé ainsi. Ça changeait de sujets à
mesure que je grandissais. Bien sûr qu’à quinze ans je n’aurais pas mis
juillet en hiver, mais j’essayais de mettre la sincérité et le bon
droit dans mes actions, c’est encore plus fou. Passons. Si je me
trompais, il fallait me redresser doucement. Mais tous s’y acharnaient,
papa, mes maîtresses du collège, mes amies, les parents de mes amies,
même des gens que je ne connaissais pas. Vois-tu ce que c’est, mon
amour, que d’être seule, toute seule contre tous ? Dans les plus
petites choses ?... Bien sûr, c’est absurde. Les gens heureux sont ceux
qui se plient aux autres, moi, je ne sais pas, non ! non ! non ! C’est
impossible ! Vois comme je suis douce, pourtant, quand on me prend
bien... mais quand on m’attrape à rebrousse-poil, je deviens méchante
comme une lionne. Bon, ça va bien. C’est pour t’expliquer mon
caractère, il n’est pas fameux, mais j’y tiens. Papa disait : « Quelle
fanatique ! Au temps des guerres de religion, elle se serait fait tuer
! » Aujourd’hui, il faut se tuer soi-même, c’est ennuyeux.
« Naturellement, je prenait une nature sauvage. Les médecins
prétendaient que je subissais une crise, mais c’est leur ressource
quand ils ne comprennent rien, ce sont des ânes. Tantôt je fuyais tout
le monde, tantôt, au contraire, je me jurais d’être gentille et je me
jetais à la tête des gens, qui m’envoyaient paître. Alors, je
m’enfonçais de plus en plus dans la solitude. Je m’enfermais, je
lisais, je lisais ! Ou bien, je pensais à l’amour et à l’Italie :
«
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente.... »
« Connais-tu Sorrente ? Que ce doit être beau ! Tous les poètes ont
chanté Sorrente, écoute encore :
O Sorrente, Sorrente ! Et sur la plage verte
Une blanche villa que le pampre a couverte.
« La plage verte ? Non ! C’est le ciel bleu, c’est la mer bleue, le
pays des amants ! Aimer ! Aimer ! Oh ! Que j’ai aimé ! Ne ris pas, je
t’en supplie. D’abord, le fils d’un colonel. A Clermont-Ferrand. Il
s’appelait Fernand de Sérigny. J’avais douze ans, lui, quatorze. Je
l’apercevais chaque jour quand il revenait du lycée. Je l’aimais à
mourir ! Il me faisait des signes de tête, moi je portais la main à mon
cœur. Nous ne nous sommes jamais parlé, mais un jour, en passant, je
lui ai glissé un petit livre de poésies de Marceline Desbordes-Valmore.
Il en a copié la pièce
Le premier amour, te souviens-tu ? et me l’a
donnée. Papa s’est emparé. « Qui t’envoie cela ? » Je n’ai jamais
menti, mon amour, et j’ai répondu : « Fernand de Sérigny. » – « Le fils
du colonel ? » – « Oui, papa, je l’aime et il m’aime. » – « Sotte, qui
crois qu’un fils de colonel est fait pour toi ! Je vais trouver son
père ! » Le lendemain, le colonel accompagnait mon cher petit Fernand,
il m’a regardée d’un air terrible, Fernand n’a même pas tourné la tête.
Rentrée chez moi, je me suis jetée par la fenêtre, mais je n’ai pas eu
de mal et on m’a mise pensionnaire. Dis, laisse ton bras sous ma tête,
je suis bien, je t’aime, j’ai tant d’autres choses à te confier... »
Le petit cartel accroché au mur marquait trois heures. Malgré les
doubles portes et les tapis épais, l’hôtel vivait sourdement de la vie
trépidante de la gare, des trains grondaient, des freins grinçaient,
des sifflets perçaient l’ombre. Les amants avaient laissé leur fenêtre
entr’ouverte, mais le souffle du Rhône s’élevant, ils durent la fermer
sur la nuit humide et froide. Hubert s’assoupissait ; il faisait effort
pour paraître attentif aux récits de Pauline.
Celle-ci se recueillit, puis d’une voix plus lente :
- Je veux tout te dire, tu m’arrêteras si je te chagrine. Voici mon
grand amour, le seul, le vrai, celui pour lequel j’ai vécu, pour lequel
je meurs. Oh ! C’est simple, va ! Ça ressemble à n’importe quoi, mais
il y a la mort au bout. T’ai-je dit que j’ai travaillé à la préfecture
de Clermont-Ferrand ? Hé bien, là, un jeune employé m’a aimée, il a
demandé ma main. Il se nommait Charles Miral. J’avais dix-neuf ans,
papa n’a pas voulu ce mariage. L’homme sage et grave a dit : « Non, il
faut attendre. » On a attendu, et voici ce qui est arrivé. Ecoute bien.
« Nous avions échangé nos serments, ce jeune garçon et moi. Nous nous
sommes vus chaque jour pendant un an. Tantôt il m’apportait une note à
dactylographier, tantôt je lui retournais un dossier annoté par le
préfet et, aux séances du conseil général, nous étions assis à la
distance de deux bancs. On savait notre histoire, on se fourrait entre
nous par plaisir, à peine échangions-nous une pression de mains, dans
les couloirs, un billet de deux lignes entre les pages d’un rapport. Oh
! Charles, mon Charles ! Comme il m’aimait ! Et de moi, je ne te dis
rien, tu dirais que je tombe folle de tous ceux que je rencontre. Ses
yeux s’emplissaient de larmes dès qu’ils m’apercevaient. Nous endurions
de telles souffrances que je décidai de partir. Je préparai l’examen du
P.-L.-M., je le passai sans avertir personne, et l’on me nomma à
Mauriac.
« Je pensais qu’ainsi Charles aurait la paix. Non ; dès qu’il trouvait
un jour de liberté, il prenait le train et venait me voir. Il me disait
: « Sois à moi, ne sommes-nous pas mariés par le serment ? » C’était
vrai. Au mois de juillet dernier, nous partîmes et restâmes trois jours
ensemble. C’est le seul homme, tu m’entends, à qui j’aie appartenu
avant toi ! Oh quelle nuit ! Il m’a blessée, le pauvre Charles, le lit
était plein de sang, il perdait la tête, il voulait sonner la bonne de
l’hôtel. Cela se passait à Vic-sur-Cère. C’est de la sorte que je suis
devenue sa femme.
- Le vois-tu toujours ? demanda Hubert.
- Il est parti. Hé oui ! Il est parti ! Il est parti pour l’Angleterre.
Non, Charles, mon amour ! Ma vie ! Tu ne m’as pas trahie. Il a bien
fait de partir ! Je le défendrai jusqu’à mon dernier souffle. Il
m’aimait trop, ajouta-t-elle d’une voix sombre et basse. Il est parti,
voilà. C’est tout.
Pauline eut une affreuse crise de pleurs. Hubert la consola et ils
s’endormirent au petit matin.
Quand on les réveilla, un jour miraculeux resplendissait sur Lyon, et
le visage de Pauline ne portait aucune trace ni de veille, ni de
larmes. Elle fit à Hubert de tendres baisers ; il admirait qu’elle fût
si fraîche, si neuve, si gaie.
- Ne vous ai-je pas attristé cette nuit ? dit-elle. Il me semble que
j’ai parlé, parlé ! Je n’ai pas l’habitude du champagne. Ni des
caresses... Sans doute aurais-je dû garder ce que je vous ai dit, mais
c’est plus fort que moi, cela m’a échappé.
Le lit était tiède et doux. Hubert caressa de nouveau Pauline. Puis il
lui prépara un bain dans le cabinet de toilette, s’habilla, et
descendit pour retenir leurs places dans le rapide de Paris.
De l’hôtel au train, il suffisait de traverser le quai. Hubert et
Pauline formaient un beau couple : on les distingua quand ils parurent
dans la foule des voyageurs. Un porteur les précédait. Pauline, comme
enivrée de jeunesse, Pauline brillante, ailée, s’avançait d’un pas
souple ; elle tenait tout haut sa tête ; le rayonnement de ses yeux,
l’éclat de sa nuque, le mouvement égal de ses jambes, tout l’air de
séduction répandu sur elle, faisaient qu’on l’admirât et que les plus
grossiers sentissent son passage ; elle jouissait de ce muet hommage ;
un garçon lui apporta en courant un flacon de parfum qu’elle avait
oublié dans sa chambre ; elle accompagna d’un sourire enchanteur sa
pièce d’argent ; la grâce, la jeunesse et le plaisir débordaient d’elle
et se répandaient sur ce qui l’entourait.
Ils s’élancèrent dans leur compartiment. On les y laissa seuls. Ils se
rapprochaient, s’étreignaient, se souriaient sans cesse et échangeaient
des baisers. Il semblait que tout fût complice de leur bonheur. Le
temps s’envolait, les gares fuyaient, Pauline et Hubert n’étaient qu’à
eux-mêmes.
« Voyage de noces », chuchotèrent des voyageurs.
- Quelle folie ! dit Pauline.
- Mon amie bien-aimée, dit Hubert voulez-vous me faire une grande joie
? Je voudrais vous donner un souvenir du moment où nous sommes, oh rien
!... une bague, une broche, rien, vous dis-je ; voyons,
qu’aimeriez-vous ?
- Mais, mon pauvre chéri, répliqua Pauline, oubliez-vous donc ce qui
est décidé ? Je n’ai pas emporté mes petits bijoux. Une morte n’a pas
besoin de bijoux. Je vais disparaître. Habituez-vous donc à cette
pensée.
- Cette pensée est folle ! Elle est criminelle !
- Quels grands mots ! dit Pauline en riant. Je vois que vous ne m’avez
pas comprise, sinon vous sentiriez que ma résolution est naturelle.
Mais oui ! Naturelle. Je me rappelle une phrase de ce fameux Tolstoï,
celui qui a dû fourrer son Anna Karénine sous un train : «
Je veux
être libre, ma liberté ne gêne personne, et moi, pour qui la force est
nécessaire, je suis faible, tandis qu’eux, ils sont forts. » Je l’ai
répétée souvent, cette phrase, elle m’habille à ravir. Il n’y a pas de
place ici pour moi. J’ai trop d’élan. J’ai horreur de la route où
piétine le troupeau. Il y a de trop belles fleurs sur les côtés, je m’y
jette tout droit, je me cogne, les gens disent : « Ça lui apprendra ! »
Hé bien, j’en ai assez, car ni moi ni les gens ne changerons jamais.
« Et dire, ajouta-t-elle, que je voudrais être aimée de tout le monde,
et je suis en lutte contre tout le monde ! J’aime ce qui est juste,
élevé, pur, on m’accuse d’instincts vils, – si, je vous assure ! On me
considère comme un être dangereux ou comme une bête malade. Si l’on
avait seulement un peu de pitié ! Mais c’est de la haine.
Ils sont
forts, comme dit l’autre. Je me défendais, j’attaquais, je me suis
battue de mon mieux. Ça finirait plus ! Et puis, j’en ai assez.
Savez-vous pourquoi j’ai quitté Murat ? Je vais vous le dire. Mon chef
de gare était un homme de cinquante ans, père de famille, il me
recevait chez lui, sa femme m’aimait beaucoup ; hé bien, l’autre soir,
il m’a poussé dans la lampisterie et il a voulu me violer ! Dites donc
! Vous souvenez-vous ? «
Amour est un dieu, mes enfants, il est jeune,
beau, a des ailes. » Daphnis ! Chloé ! Le vieux chef de gare ! Et
allez donc ! Je vous dis que mon mépris pour les gens m’étouffe. Ils ne
m’ont pas vaincue, ils me dégoûtent. Je ne veux pas livrer les bonnes
choses que je sens en moi ; j’aime mieux les détruire. D’ailleurs la
vie est incapable de me plaire, il est donc naturel ! natu-rel, que je
la quitte.
- Comme vous êtes exaltée !
- Moi ? Non, très tranquille. Je n’ai jamais eu tant de paix du cœur
que depuis que ma décision est prise. Ah, sûrement, j’avais un goût un
peu amer en m’échappant de la gare de Murat. J’étais cependant résignée
à passer seule mes derniers instants. Mais vous vous êtes présenté,
vous avez été bon, si bon, pour moi, meilleur que personne ne le fut
jamais. Je vous remercie. Je n’ai que peu de jours à vivre, ils sont à
vous, je vous les donne, c’est tout mon bien.
Hubert se sentait près d’être ému, mais embarrassé pour répondre. Il
serrait la main de Pauline comme d’une personne souffrante.
Heureusement le garçon du wagon-restaurant parcourait le couloir,
appelant les dîneurs.
- Allons, dit Pauline.
Hubert l’embrassa d’un air pénétré et ils allèrent dîner.
Les tables étaient de quatre couverts. Hubert et Pauline se trouvèrent
en face d’un général chamarré et d’un jeune Anglais neurasthénique. Le
général était un quinquagénaire solide, aux cheveux en brosse, au teint
rubicond ; il se versait de pleins verres de vin et parlait seul en
secouant brusquement la tête ; l’Anglais, long, mince, avait la peau
diaphane ; il buvait du champagne d’un air désespéré. Gênés par leur
présence, les amants ne parlaient guère. Hubert réfléchissait aux
déclarations de Pauline. « Elle a le génie des tirades, pensait-il,
elle invente à mesure qu’elle parle, ou bien ses lectures lui remontent
à la bouche ; c’est une femme à déclamation. » On croisa soudain un
autre rapide, les vitres tremblèrent, chacun reçut comme un coup dans
la figure. « Elle n’a pas bronché ! Quelqu’un qui penserait à mourir
sous un train n’eût pu s’empêcher de sauter. Pourtant... elle a refusé
un bijou ; cela n’est pas ordinaire. Mais elle paraît si heureuse de
vivre ! Quand est-elle sincère ? »
N’importe ! Pauline était belle, jeune, Hubert jouissait d’elle et les
hommes lui jetaient des regards d’envie.
Vers la fin du repas, elle dit à l’oreille d’Hubert :
- Regardez sous la table.
Il vit alors une botte du général et un escarpin du jeune Anglais sur
les souliers de son amie.
- Hop-là ! s’écria-t-elle en retirant ses pieds.
Le général devint écarlate et l’Anglais manqua de s’évanouir.
- Pourquoi les hommes sont-ils répugnants ? dit-elle comme ils
regagnaient leur wagon.
Hubert se sentait vexé sans qu’il sût pourquoi. Il prit un ton
indifférent, désabusé. L’humanité ne lui inspirait ni dégoût ni
sympathie.
- Comment ? interrogea Pauline.
- Ah ! J’ai vécu. Tout me fatigue.
- Je vous plains de tout cœur, fit-elle. C’est là le pire et vous
méritez mieux.
« Que veut-elle dire ? pensa Hubert. Mais aussi que diable ai-je
raconté » ?
Il ne voulait pas que la bonne opinion que Pauline avait de lui fût
diminuée. Il éprouvait pour elle une espèce de respect. Il lui parla
tendrement, ils reprirent leurs caresses et leurs rires.
Elle dit :
- Etes-vous toujours si blasé sur la vie ?
- Et vous, si décidée de la quitter ?
- Ce n’est pas la même affaire, répliqua-t-elle sérieusement.
On approchait de Paris. La pensée de se séparer de Pauline serrait le
cœur d’Hubert, il s’en étonnait. Il lui saisit les mains et, la
regardant au fond des yeux :
- Promettez-moi que nous nous reverrons. Je vous en supplie !
- Mais bien sûr, dit-elle.
Il lui donna une adresse poste restante. Pauline ignorant tout de
Paris, Hubert la déposa devant un hôtel de la place de la République ;
elle ne voulut pas qu’il descendît d’auto.
- Je vous écrirai demain, dit-elle.
Hubert n’insista pas, il se souvenait tout à coup qu’il était pressé de
causer avec son père.
III
M. d’Outrepigny était un homme de soixante ans, haut, rond et sec,
qu’on eût dit tourné dans du buis. Son crâne brillant, pareil à un œuf
cuit au safran, se dressait entre deux touffes de poils blancs et
raides. Des oreilles fortes en couleur semblaient faire escorte à son
nez osseux, ondulé, strié de mille veinules pourpres. Il portait
moustache. Sa nuque et son cou étaient d’un grain rouge et rugueux. Il
avait l’œil vitreux, voilé, l’œil du vautour au repos ; mais quand il
s’animait, cet œil lançait de longs rayons jaunes qui perçaient et
brûlaient comme une flamme de chalumeau.
Il s’habillait avec recherche ; perle à la cravate, manchettes
mousquetaire, guêtres blanches ; un mouchoir fin ornait sa pochette. M.
d’Outrepigny vivait d’affaires ; sans avoir jamais possédé une tonne de
marchandise, il vendait du caoutchouc, du vin, du nickel, des cuirs, de
la pâte à papier, des pruneaux secs ou des tableaux anciens ; mais cela
sentait l’expédient ; M. d’Outrepigny voulait se consacrer aux
constitutions de sociétés et à l’exploitation de brevets. Informé du
brevet B. Torillon par un intermédiaire, c’est lui qui avait découvert
Blanche, établi contact avec Hubert, monté ce mariage. Hubert devait
lui verser, sur la dot, soixante-dix mille francs afin de donner un
nouvel essor à son cabinet.
Quand il arriva chez ses parents, rue Pigalle, Hubert reçut d’abord un
paquet de reproches ; on était sans nouvelles depuis quarante-huit
heures ; qu’avait-il fait ? que rapportait-il ? L’impatience dévorait
son père. Hubert déclara d’un ton net :
- A Aurillac, tout bien. A Clermont, il faut travailler l’oncle.
- Le brevet ? questionna M. d’Outrepigny.
- En bonne voie.
Mme d’Outrepigny se tenait auprès d’eux. C’était une bourgeoise
potelée, aux bandeaux gris ; elle se consolait des innombrables
tromperies de son mari en peignant des fleurs à l’aquarelle, auprès
d’une cage pleine d’oiseaux ; cela l’occupait tout le long du jour.
- Enfin... tu es content ? dit-elle.
- Oui, mère.
Son devoir maternel rempli, Mme d’Outrepigny retourna vite à ses
couleurs. Hubert narrait à son père ses tactiques et stratagèmes
d’Aurillac, son succès, la promesse de Blanche, l’entrevue avec
l’oncle, qu’il allongeait et nuançait à plaisir.
- Ecris de suite à ta fiancée, ordonna M. d’Outrepigny. Une lettre par
jour, quelquefois deux : souffle sur la braise.
Il prit son menton dans sa main et resta songeur, tandis qu’Hubert,
gravissant deux étages, gagnait son logis de garçon.
Il avait là deux pièces où il était le maître. Il fit une longue
toilette, sifflota, fuma, écrivit à Blanche, pensa à Pauline, enfin
dormit. Le lendemain lui parut fade. « Que peut-elle faire ? se
demandait-il. Au hasard, dans Paris... Non, non ! Elle m’a conté une
histoire absurde. Elle est venue retrouver quelqu’un, et moi, je lui ai
servi de cavalier ! J’ai ce que je mérite. Je me crois trop malin.
L’Auvergne se venge ! »
Il courut à la poste dès le surlendemain matin et trouva une petite
lettre de Pauline, fort bien tournée, le remerciant de ses gentillesses
et l’avisant : « qu’elle se promènerait vers six heures sur la place de
la République ».
Ils se revirent avec bonheur. Hubert prit le bras de Pauline et
l’entraîna rapidement ; ils marchaient du même pas.
- Qu’avez-vous fait hier, Pauline ?
- Je me suis bien ennuyée. Votre Paris n’est pas beau, non, pas beau du
tout. De Murat on s’en fait une autre idée. Les maisons sont petites,
sales, les boulevards étroits et les parisiennes moins élégantes qu’on
le dit. Je croyais trouver une ville grandiose, elle est grande, pas
plus. Les gens y ont les traits tirés et l’air malheureux.
- Vous n’avez causé avec personne ?
- Non. J’ai seulement pris le thé tout à l’heure avec une dame très
gentille. Elle m’a remarquée ce matin au restaurant, parce que j’étais
seule, m’a-t-elle dit, et que je ne semblais pas heureuse. Nous avons
beaucoup causé.
- Vraiment ?
- Elle m’a demandé si je suis mariée, si je suis majeure, si j’ai des
mais, des parents, que sais-je encore ! Elle s’intéresse beaucoup à
moi. « Aimez-vous les voyages, mademoiselle ? Une jeune fille
instruite, agréable, et cætera, j’en passe – trouverait sans peine une
place de lectrice à l’étranger. J’ai des amies à Buenos-Aires, à
Varsovie, au Caire, un peu partout. Vous me plaisez tant que je
voudrais vous rendre service. » Elle-même est de nationalité anglaise,
mais née en Portugal.
- Je pense que cette dame vous a laissé son adresse ?
- Hé bien, pas du tout. Je dois reprendre le thé avec elle à la même
place.
- Gardez-vous, ma chérie, des gens qui vous témoignent subitement tant
d’intérêt !
- Ai-je donc eu tort de me confier à vous ? Oh, ne prenez pas cette
mine triste ! Je ne reverrai pas la dame aux voyages puisque cela vous
déplaît. Je ne l’écoutais que par sympathie, car vous savez bien que
pour le voyage que je dois faire...
- Chut ! Oh ! chut ! Je vous ferme la bouche !
- Voilà, dit-elle, la seule bonne chose de Paris, c’est de pouvoir
s’embrasser dans la rue.
Ils dînèrent dans une brasserie du boulevard. Hubert proposa d’aller au
théâtre ou au concert.
- Je suis fatiguée, répondit Pauline. Un petit tour à pied, et dodo.
- Irons-nous à votre hôtel ?
- On me jugerait mal.
Ils passèrent donc la nuit dans une maison de la rue de Londres où l’on
recevait beaucoup de couples. Leur chambre possédait toutes sortes de
petites commodités ; mais leurs voisins se disputèrent, se
bousculèrent, puis se réconcilièrent de façon gênante. Hubert
regrettait d’être venu là, mais Pauline avait quelque chose de propre
et de net qui embellissait tout autour d’elle.
Au matin, Hubert prit juste le temps de courir chez lui, il écrivit
deux lettres à Blanche Torillon et les jeta dans deux boîtes
différentes. Pauline l’attendait à midi. Elle portait un chapeau joli,
hardi, une voilette flottante à ramages, des souliers coquets et un
parapluie à parure d’ivoire. « Diable ! se dit Hubert. On s’attache à
l’existence ! » Il la complimenta.
- Je suis allée au « Printemps », dit Pauline. Ah, quelle chance ont
les femmes de Paris ! Et comme elles en profitent bien ! Je les
regardais, elles vont, viennent, passent, soulèvent un bout d’étoffe,
et toc ! les voilà décidées. Mais nous petites provinciales, lectrices
des
Jolies Modes et de la
Vie Parisienne, nous avons peur dans
notre choix. Ai-je réussi ? Tant mieux.
A présent, Pauline mettait son parapluie sous le bras, prenant modèle
sur les élégantes de cette époque. Elle avait saisi leur léger
roulement de hanches et ce coup de mollet à la fois sec et languissant
qui rendait leur démarche si provocante. Hubert la conduisit au Bois,
et la crainte de nuire à son mariage l’empêcha seule de se montrer avec
Pauline dans les pavillons à la mode.
Il était dans un singulier état. Mû par une espèce de jalousie, il
demandait à Pauline son temps presque entier, jours et nuits ; jamais
la jeune fille n’hésita, cette grande intimité semblait lui plaire.
Quelques jours se passèrent ainsi. Hubert fut lassé le premier. Son
grand et gros corps n’en pouvait plus ; il souffrait de vertiges et,
par moments, son cœur sautait comme un oiseau fou. « Ces jeunes moteurs
consomment terriblement », pensait-il, en considérant Pauline dont les
traits n’accusaient aucune fatigue. Une voix secrète l’avertissait
aussi que cette aventure tournait au danger.
- Quel ennui ! dit-il un matin. Des affaires m’appellent à Caen, je
suis obligé d’y passer une semaine.
C’était un mensonge, afin de se reposer quelque temps.
- Quand partez-vous ? demanda simplement Pauline.
- Après-demain.
L’automne était beau. Ils décidèrent de passer la dernière journée dans
les bois qui avoisinent Paris et se rendirent à Chaville. Ils coururent
tout le jour ; l’air frais leur faisait du bien. Vers le soir, ils
s’égarèrent et découvrirent une maison forestière perdue dans un coin
de futaie. On accepta de les y recevoir. Ils s’assirent devant le seuil
en attendant le dîner. Le garde, vêtu de velours, jouait non loin avec
deux jeunes enfants ; sa femme préparait le repas dans la cuisine où
des ustensiles de cuivre brillaient aux reflets du foyer.
- N’est-ce pas, dit Pauline, l’image même du bonheur ?
Elle soupira, se leva, Hubert la suivit et ils s’éloignèrent
silencieusement. La mousse élastique et les feuilles sèches portaient
leurs pas. Ils se trouvaient dans une clairière où le crépuscule
laissait traîner ses derniers feux ; le carrefour semblait d’or clair ;
deux hautes allées, percées dans la futaie vers le couchant, brûlaient
d’une flamme rouge ; les allées opposées s’enfonçaient au contraire
dans une ombre brune au bout de laquelle flottait une vapeur fine,
bleuâtre, sur l’eau vert pâle de quelques pièces d’eau ; là,
serpentait, après un passage à niveau, la voie ferrée qui se courbait
entre les étangs. Nul bruit, nul appel. Alors, la voix de Pauline
s’éleva ; elle n’avait jamais été si musicale et ses inflexions basses
touchaient profondément le cœur d’Hubert. Elle récita :
Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire
A ses regards voilés je trouve plus d’attraits :
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.
Ainsi prête à quitter l’horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,
Je me retourne encore et d’un regard d’envie
Je contemple ses biens dont je n’ai pas joui.
Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme au bord de mon tombeau.
L’air est si parfumé ! La lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !
La larme dont elle parlait tomba sur la main d’Hubert ; cette goutte
chaude le fit tressaillir. L’heure obscure, le rythme des vers
lamartiniens, leur sentiment si doux et si mélancolique, et la vue de
Pauline aux yeux noyés, aux lèvres frémissantes, tout le jetait dans un
trouble incompréhensible. Il se mit à pleurer. Pauline avait récité ces
trois strophes avec un accent ferme et résigné qui faisait peur.
Voulait-elle vraiment mourir ? La nuit était presque close ; une odeur
amère s’exhalait du sol et des arbres. Ils rentraient sans mot dire ;
lui, soutenait la marche de Pauline ; la tête de la jeune fille roulait
doucement sur son épaule ; ils échangèrent tout à coup un baiser avide,
et leurs visages en pleurs, penchés l’un vers l’autre, s’interrogèrent
avec passion. Mais il n’en sorti aucune parole.
Tout en dînant ils soupiraient et riaient. Ils s’aimèrent cette nuit-là
mieux que jamais.
- Rentrez-vous à Paris avec moi ?
- Non, dit Pauline, vous allez en repartir pour Caen. Je reste encore
quelques heures dans ce bel endroit.
Elle le regarda se vêtir, attacher son col, nouer sa cravate. Ses yeux
se mouillèrent à nouveau quand il lui dit adieu.
- Qu’as-tu ? lui demanda-t-il.
- L’idée de cette petite séparation.
- Mais ce n’est rien ! Une semaine !
« Les femmes s’attachent plus que les hommes », nota Hubert en fermant
la porte ; il avait déjà remarqué cela. Pauline se tenait à la fenêtre,
et lui fit des signes avec son mouchoir aussi longtemps qu’il fut en
vue.
Hubert se reposa d’abord avec délices. Puis il s’ennuya. Il n’osait
trop sortir, craignant de rencontrer Pauline. Son petit appartement
l’étouffait. S’il descendait chez ses parents, son père ne lui parlait
que de mariage, et les oiseaux de sa mère lui cassaient la tête. Il
fuma toutes ses pipes et fit de la gymnastique en chambre, puis décida
d’aller au café et de visiter ses amis. Mais l’impatience fut plus
forte, il ne laissa pas s’écouler la semaine entière. Pauline lui avait
dit : « Je vous écrirai pendant votre absence, vous verrez ainsi que
j’ai pensé à vous. » Le cinquième jour, il se rendit donc au bureau de
poste. Il y trouva une seule lettre, triste et tendre, où Pauline
parlait «
du grand chagrin de son cœur. » « J
e me suis fait conduire à
Saint-Cloud, disait-elle,
je viens d’y déjeuner, et je regarde la
Seine qui coule sous le ciel d’automne ; l’existence est lourde, je la
traîne comme un manteau de plomb. »
« Nous allons arranger cela », murmura Hubert en souriant. Il lui
envoya à son hôtel un petit bleu lui donnant rendez-vous le soir même,
place de la République. Mais elle n’y vint pas. Hubert pensa qu’elle
n’était pas rentrée à l’hôtel cet après-midi, et proposa un nouveau
rendez-vous pour le lendemain matin. Pauline ne parut pas davantage. «
Elle n’a pas couché chez elle, dit Hubert, fronçant le sourcil, il me
faudra des explications. » Que faire en attendant ? Hubert perdit le
sommeil et l’appétit. « Parbleu ! se dit-il. Un beau cavalier me l’aura
soufflée ! Une jolie fille ne manque pas d’amateurs et celle-ci n’est
pas dure. La pièce est jouée, bonsoir. » Dans le fond, il était
malheureux et cherchait à se consoler. « Elle ne m’a pas cramponné.
C’était une aventure absurde ! Bonsoir ! Bonsoir ! » Il allait
néanmoins à la poste et son cœur battait chaque fois. Son orgueil
masculin n’acceptait pas que Pauline l’eût délaissé. Il supposait alors
qu’elle avait revu la dame aux voyages, qu’elle était tombée dans les
mains d’affreux traitants et qu’elle l’appelait du fond de quelque
maison close. Ah ! quelle obsession ! Comment chasser cette image de
Pauline ? Hubert jurait de n’y plus penser. L’instant d’après, il
relisait les deux seules lettres qu’il eût d’elle, ou contemplait une
petite photographie qu’elle lui avait donnée.
Pour achever, il reçut de fâcheuses nouvelles d’Aurillac. Blanche lui
avait écrit en cachette que l’oncle de Clermont était venu, que la
famille avait tenu conseil, qu’on avait décidé de lui vendre le brevet.
- Les misérables ! s’écria M. d’Outrepigny. Céder le brevet ! Mais
c’est le meilleur de l’affaire ! Et cette petite oie ! A-t-elle signé ?
Homme de décision, M. d’Outrepigny prit le premier train pour Aurillac.
Hubert, absolument prostré, l’accompagna jusqu’à la gare, puis,
abandonnant toute prudence, se présenta à l’hôtel de la place de la
République.
- Mademoiselle Nouara ? répondit le portier. Voyons, Nouara...
Nouara... Oui, cette demoiselle n’a pas reparu depuis plusieurs jours,
mais elle occupe encore sa chambre ; elle y a laissé sa valise et son
sac à main.
L’anxiété d’Hubert redoublait. Il entra dans un bar et commanda une
boisson très forte. Pour s’occuper l’esprit, il parcourut un journal du
soir, mais tout à coup se mit à trembler en lisant ceci :
« QUELLE EST CETTE FEMME ?
«
CHAVILLE, 5 octobre. – On a découvert le cadavre d’une jeune femme
dans la région des étangs, sur la voie ferrée. Le corps était
coupé en deux. Point de papiers, linge démarqué. Enquête. »
Hubert ne sut jamais comment il avait payé sa consommation ni quitté ce
bar. Il reprit conscience sur les grands boulevards où les passants,
les autos, les maisons tournaient follement autour de lui. Le
sang-froid lui revint peu à peu : « Il ne me manquait que cela »,
gémit-il. Le journal se trouvait toujours dans sa main, il le rejeta
avec horreur. Il ne put dîner, mais dormit comme une bûche et en fut
surpris à son réveil.
« Pauvre petite, songeait-il, dans son lit, elle avait son idée fixe...
Elle n’était pas méchante... Quand une Auvergnate fait de la poésie,
elle va jusqu’au bout. » Il fut tout le jour comme un homme frappé par
le sort.
- Qu’as-tu ? lui demandèrent ses amis.
- Rien. Je ne peux le dire.
On reçut le soir un télégramme de M. d’Outrepigny, parlant d’ « heureux
voyage » et annonçant son retour pour le lendemain. Hubert estimait son
père, esprit positif, qui savait diriger sa vie parmi de grands
hasards. M. d’Outrepigny ne prêtait pas à la critique ; il possédait
trois domiciles : le domicile conjugal, rue Pigalle, son bureau
d’affaires, rue Saint-Lazare, et un logement galant, secret, mais connu
de tous ; les trois plans de cette existence restaient séparés ; M.
d’Outrepigny savait les convenances, ménageait l’opinion, et celle-ci
lui en savait gré en fermant les yeux.
« Oui, songeait Hubert, tout est question de doigté. La pauvre Pauline
en manquait. Elle bousculait l’ordre établi, ça lui a coûté cher,
Pauvre petite. Pauvre petite. »
Les nouvelles qu’apportait M. d’Outrepigny étaient vraiment bonnes, le
contentement se lisait sur sa figure.
- Tout va bien, dit-il en arrivant. Tout – va – bien. Nous dînerons en
ville, Hubert moi, nous avons besoin de parler sérieusement.
Il prit juste le temps de sa toilette et reparut en vêtement du soir,
ganté, rose blanche à la boutonnière. Hubert le suivit.
- L’oncle est rasé, dit M. d’Outrepigny dans la rue. Le brevet nous
reste et tu te maries dans six semaines. Ah, j’ai eu du mal. Mais,
dit-il en frappant un coup sec avec sa canne, je joue le grand jeu
quand ça vaut la peine ! Nous avons bien gagné un bon dîner.
Ils allèrent dans un restaurant de la place Pigalle. M. d’Outrepigny
s’y trouvait un peu chez lui, on l’y aimait, les garçons s’inclinaient
à son passage, il serrait des mains de messieurs à droite, à gauche ;
des demoiselles empanachées le saluaient d’un sourire discret ou
clignaient de leurs yeux peints, il leur répondait négligemment.
C’était bien.
Pourtant, il dînait depuis un moment, quand une des filles rangées sur
la banquette opposée s’approcha de lui ; c’était une gamine, encore mal
éduquée.
- Bonsoir, monsieur Dudule, dit-elle.
M. d’Outrepigny garda le silence.
- Dis, mon coco, demanda-t-elle, tu m’offres une goutte de champagne ?
- Veuillez vous retirer, Odette, dit M. d’Outrepigny.
- Rien qu’une goutte ? Au fond de ton verre ? J’aime tant le champagne,
coco !
- Mademoiselle, prononça le vieillard, ne m’obligez pas à vous signaler
au gérant.
- Quel vieux dégoûtant, maugréa la petite en s’éloignant.
- Le respect se perd, dit avec sang-froid M. d’Outrepigny à son fils.
Quand on fut au dessert, il attaqua la grande histoire.
- Mon petit, dit-il, j’ai conquis ce brevet, il était fichu pour nous
sans mon voyage ; s’il n’appartient qu’à toi légalement, j’ai droit
honnêtement à une part. Voici l’accord que je te propose. Le «
changement de vitesse à disque » t’assure, comme constructeur d’autos,
la supériorité sur le marché français, c’est un gros denier. Toi, tu
m’en concèdes l’exploitation à l’étranger. Sois tranquille, je
ménagerai ton intérêt ! Nous manions un levier à deux branches, mais le
manche est commun. Ai-je ta parole ? Merci. Cela, bien entendu, vient
en plus des soixante-dix mille francs que tu t’es engagé à me verser.
M. d’Outrepigny était enchanté et trouvait un goût exquis à son cigare.
Il narra quelques incidents de sa lutte avec la famille Torrillon.
- C’est à la petite que nous devons le succès, confia-t-il. Elle nous a
soutenus
mordicus. Elle en tient pour toi. Elle a été superbe. C’est
une rude fille, Hubert ! Tu lui dois quelque chose, aime-la bien. C’est
elle qui a voulu que la cession se fit de suite et par écrit. Oui, j’ai
rapporté l’acte, mais je l’ai déposé dans mon secrétaire à la maison.
Je te le remettrai en rentrant.
Puis il se répandit en bons conseils. Les fiançailles d’Hubert allaient
être publiques. On l’interrogerait. Qu’il ne dise pas : « Ma fiancée
est Auvergnate », mais : « Elle est du Plateau Central. » A tous, il
devait répondre encore : « C’est un mariage d’inclination. »
- Hubert, te voilà dans le droit chemin. Tu n’as qu’à marcher devant
toi, ta vie est faite.
Hubert lâchait aussi de bonnes bouffées de cigare et l’avenir lui
semblait agréable.
Ils rentrèrent. Hubert monta chez lui. Lentement il posa son chapeau,
ôta son pardessus, rangea ses gants... Il prit dans un tiroir les deux
lettres de Pauline et les relut en hochant la tête ; une dernière fois,
il contempla les traits de la jeune fille sur la photographie et jeta
le tout dans le feu.
Son père ouvrit la porte, tenant l’acte à la main. Il vit Hubert qui,
les yeux humides, regardait se consumer les lettres et le portrait.
- Ah, dit-il... C’est une liquidation ?
Hubert fit un signe affirmatif. M. d’Outrepigny lui posa la main sur
l’épaule et dit :
- Je crois que tu seras un bon mari.
- Je le crois aussi, dit Hubert.
Ils se considéraient face à face et avec émotion, car ils vivaient une
de ces fortes minutes où l’on se reconnaît du même sang.
JEAN VIOLLIS.