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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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E. Zola : Préfaces diverses à des livres oubliés
ZOLA, Emile (1840-1902) : Préfaces diverses à des livres oubliés.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (09.III.2002)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Mélanges, préfaces et discours avec notes et commentaires de Maurice Le Blond, volume 50 des oeuvres complètes d’Emile Zola publiées par la Typographie François Bernouard à Paris en 1929 .
 
Mademoiselle Giraud, ma femme
par Adolphe Belot, préface de Thérèse Raquin [Emile Zola]
Paris : Dentu, 1870.– In-12.
 

M. Adolphe Belot vient de publier un livre : Mademoiselle Giraud, ma femme, qui a réussi à forcer l’attention du public, par ces jours d’émotion politique. Ce roman s’est vendu à trente mille exemplaires, paraît-il. Depuis plus d’un an, c’est le seul volume qui ait arraché une foule de lecteurs à ce flot montant de journaux qui menacent de tuer la librairie.

Un pareil phénomène est bon à étudier. Je viens de lire l’œuvre de M. Belot et je connais maintenant les causes de son succès. La foule a cru trouver la pâture à ses curiosités malsaines. Ce qu’elle cherche dans les indiscrétions d’alcôves de certaines feuilles, elle l’a arraché dans le livre grave et vengeur du romancier. Et, pendant qu’elle dévorait ces pages si saines et si fortes qu’elle tentait vainement de salir par ses appétits de scandale, elle allait déclarer tout haut que cette œuvre était une honte, feignant de ne pouvoir même en prononcer le titre devant les femmes, accusant presque l’auteur d’avoir spéculé sur les goûts honteux de l’époque.

J’aime les déclarations nettes. La vérité vraie est que, tout en faisant un succès à l’auteur, beaucoup de personnes ont prononcé le gros mot d’immoralité, si vide de sens en matière littéraire. Maintenant, quand le public daigne lire une de nos œuvres, il semble nous dire : « Nous vous lisons, mais c’est parce que vous êtes profondément obscènes et que nous aimons les récits épicés ». Bientôt le succès deviendra un crime, une prévention d’attentat à la pudeur publique ; on ne pourra même plus vendre un livre à deux mille exemplaires sans qu’on se demande quelles descriptions hasardées l’écrivain a bien pu mettre dans son roman pour que deux mille personnes aient consenti à l’acheter.

Je me suis donné la tâche, après avoir lu Mademoiselle Giraud, de faire absoudre M. Belot de son succès. Il faut bien que quelqu’un dise au public : « Eh ! ne baissez pas la voix, parlons tout haut de cette œuvre dont vous voulez faire une de ces œuvres que vos femmes et vos filles cachent sous l’oreiller. Puisqu’on guillotine encore en plein jour, on peut bien marquer publiquement certains vices d’un fer rouge. Ne voyez-vous pas que vous faites méchamment et sottement un spéculateur éhonté d’un moraliste qui a mis avec un grand courage le doigt sur une des plaies de l’éducation des jeunes filles dans les couvents ? »

Je sais bien qu’il est de bon ton de cacher le vice pour permettre à la vertu de vivre sans rougir. On fait vraiment la vertu d’une constitution trop faible. C’est bien parce qu’elle est la vertu qu’elle peut tout entendre.

D’ailleurs, pas d’hypocrisie, n’est-ce pas ? On est très savant aujourd’hui. On se contente de se confier tout bas ce qu’on défend aux moralistes de flétrir tout haut. M. Belot n’a rien appris à personne, n’a troublé aucune innocence, en racontant la liaison monstrueuse de deux anciennes amies de couvent. Cette histoire-là court notre société gâtée jusqu’aux moelles. Le crime de l’auteur est simplement d’avoir troublé la quiétude des gens qui préféraient se raconter l’histoire en question entre deux portes, à la voir circuler librement avec toutes ses conséquences vengeresses. Et, comme pour le punir d’arracher le voile, on cherche à lui faire expier son audace en lui prêtant toutes les intentions de scandale que l’on met dans son livre.

Eh bien ! non, vous n’avez pas compris. M. Belot n’est pas digne du succès que vous lui avez fait. Cessez de cacher son livre et mettez-le sur toutes vos tables, comme nos pères y mettaient les verges dont ils fouettaient leurs enfants. Et, si vous avez des filles, que votre femme lise ce livre avant de se séparer de ces chères créatures et de les envoyer au couvent.

Le drame est d’une simplicité terrible. J’oserai le raconter.

Un jeune homme, Adrien de C…, s’éprend de Paule Giraud, une grande fille brune, qui lui livre sa main avec un étrange sourire. Paule a pour amie Berthe de B… qu’elle a connue au couvent, et avec laquelle elle entretient des rapports assidus. Cette Berthe, une blonde aux yeux gris, aux lèvres rouges, a fait autrefois un mariage d’inclination, si l’on en croit les bruits du monde ; puis son mari l’a quitté, on n’a jamais su pourquoi, tout le monde a donné tort à ce mari qui a dédaigné de se défendre. Aussi, quand elle apprend qu’Adrien veut épouser son amie, Mme de B… cherche-t-elle à la détourner de ce mariage avec une insistance et certains regards qui devraient donner à réfléchir au jeune homme.

Le mariage se fait, et Adrien ne peut arriver à le consommer. Elle entend rester vierge. Elle décourage les tendresses de son mari, elle n’a à lui donner qu’une amitié de sœur. Alors Adrien croit que Paule la trompe. Il l’épie, il la suit ; et, quand il l’a vue entrer furtivement dans une maison inconnue, quand il pense la surprendre dans les bras d’un amant, il la trouve en compagnie de Mme de B…, qu’il lui avait défendu de voir. Rien ne l’éclaire, l’attitude de ces deux femmes le trouve aveugle. Vaincu dans la lutte qu’il soutient, il part, éperdu, sans pouvoir deviner quelle fatalité pèse sur lui. Pour pénétrer au fond de cette infamie, il faut qu’il rencontre à Nice le mari de Berthe, cet homme qui a fui sa femme et qui a accepté la condamnation du monde. L’orgie antique a passé par-là, la lèpre de Lesbos a gagné nos épouses. Adrien, épouvanté, rêve d’arracher Paule à ces hontes. Il décide M. de B…, à rentrer en France, à emmener sa femme d’un côté, pendant qu’il entraînera la sienne d’un autre. Mais Berthe ne lâche pas sa proie, elle rejoint sa compagne, et quand Adrien, plus tard, est appelé auprès de Paule, il la trouve mourante, d’une terrible maladie ; il ne peut plus que la venger en aidant le ciel à noyer Berthe, la fille aux yeux d’or que Balzac a entrevu dans un cauchemar.

Telle est l’œuvre. C’est une satire de Juvénal. Seulement, M. Belot est d’une chasteté extrême d’expressions. Il n’a point les verdeurs d’un poëte. Il a le ton froid et clair du juge qui descend dans les monstruosités humaines et qui applique en honnête homme les éternelles lois du châtiment. Tout le monde peut le lire. C’est le procès-verbal d’un crime, c’est une audience de Cour d’assises, pendant laquelle toute la fange de notre société est étalée avec une telle sévérité de parole que personne ne songe à rougir.

Et la morale du livre est aveuglante. Lorsqu’Adrien tente le salut, la rédemption de Paule, elle lui dit avec des larmes dans la voix : « C’est le couvent qui m’a perdu, c’est cette vie commune avec des compagnes de mon âge. Dites aux mères de garder leurs enfants auprès d’elles et de ne pas le mettre à l’apprentissage du vice ».

Maintenant, que le public fasse à l’œuvre de Belot, le succès qu’il lui plaira. Elle est pour moi, un acte d’honneur et de courage.

 
*
**

 
Les Soirées parisiennes par un monsieur de l’orchestre
par Arnold Mortier ; préface d’Emile Zola
Paris : E. Dentu, 1880.– In-18.
 
Le public des premières
 
I

M. Arnold Mortier, qui réunit tous les deux mois en un volume les « Soirées théâtrales » si intéressantes et si spirituelles qu’il donne au Figaro, veut bien me demander quelques pages pour servir de préface au volume de cette année. Et j’avoue que je suis un peu embarrassé, car je n’ai guère la note de ces crayonnages aimables, enlevés comme un croquis de Grévin. Mais il a eu l’obligeance de venir à mon secours en me proposant de parler du public des premières. Voilà un sujet tout indiqué, et puisque je me trouve le connaître comme critique littéraire, après une campagne de quatre ans, ma foi ! je me risque, résolu du reste à ne point forcer mon talent. Ce ne seront donc ici que des observations faites et des notes prises.

Si l’on décomposait le public, presque toujours le même, de nos premières représentations, voici les éléments qu’on y trouverait.

D’abord l’élément littéraire, qui comprend les critiques et les courriéristes en fonction, les loges des journaux, puis des écrivains, auteurs dramatiques, romanciers, poëtes, public plus variable venu pour la pièce d’un ami ; cependant, il est des écrivains que des habitudes prises ou le goût du théâtre font assister à toutes les premières.

Ensuite, l’ élément mondain, représenté surtout, du côté des hommes par les loges des clubs, et du côté des femmes par de rares grandes dames que la littérature intéresse sans doute. Le monde suit fort peu les premières. Faites cette expérience : voyez une première représentation à la Comédie-Française ; puis, retournez-y le mardi suivant, le jour de la belle société, et vous sentirez la différence profonde du milieu, vous comprendrez ce qui sépare le public littéraire des premières d’un public absolument mondain.

Restent les éléments divers très mêlés, venus de tous les mondes. Il y a des financiers, des fonctionnaires, des hommes politiques, d’autres encore, qui ont tous ce trait communs d’aimer Paris avec son gaz, ses épices ardentes, ses dessous d’une propreté douteuse. Mais ce qui domine, ce sont les filles ; beaucoup ont traversé les planches, elles sont là chez elles, parlant haut, riant fort, se vautrant dans les loges et au premier rang du balcon, comme à leur étalage naturel. Et, autour d’elles, grouille un petit peuple imbécile de vieillards gâteux et de jeunes hommes au crâne étroit ; sans compter les aventuriers élégants, corrects, qui sont là par métier, pour luire sous le lustre et assurer leur fortune de la semaine.

Eh bien ! de ces éléments si complexes naît le brillant public que l’on connaît. Il ne faut pas trop le fouiller si l’on est délicat ; car on tomberait certainement sur des choses peu propres. C’est comme pour certains plats de restaurant, très compliqués, très ornés : on doit en jouir sans aller voir à la cuisine ce qui entre dedans. Nos salles de premières, quelles que soient la bêtise et la vilenie de certains de leurs éléments, constituent de même les salles les plus intelligentes du monde. L’élément littéraire qu’elles contiennent suffit, il est vrai, pour leur donner le ton ; enlevez les courriéristes, les critiques, les écrivains, ne laissez ensemble que le monde et le demi-monde, et vous verrez la belle moyenne que vous obtiendrez. Mais il ne sent produit pas moins là une combinaison chimique curieuse. C’est dans le terreau de toutes les fièvres et de toutes les lassitudes de Paris, c’est dans ce Tout-Paris factice, fait de nos névroses, de notre ordure et de notre génie, que s’épanouit la fleur de l’intelligence dramatique.

II

Voilà donc ce public indiqué à grands traits. Il faudrait maintenant le faire vivre.

Avant tout il est bon enfant. C’est ce qui m’a frappé vingt fois. J’ai grandi en province, j’ai vu des publics de provinces terribles siffler de malheureuses actrices qui sanglotaient, ricaner devant les pièces médiocres que Paris avait applaudies. Rien n’est plus difficiles à amuser que ces diables de provinciaux, qui ont la désolante manie d’en vouloir pour leur argent. A Paris, le public des premières est d’une tolérance superbe. Un rien le contente, il ne demande qu’à passer une bonne soirée, quitte à y mettre du sien. Surtout, il a le respect des situations acquises ; s’il n’est pas blessé au vif, il accepte une œuvre médiocre, une interprétation détestable, pour peu que l’auteur et la troupe soient côtés sur le marché dramatique. Souvent, j’ai été émerveillé de la bonne tenue de la salle, de la résignation avec laquelle on s’y ennuyait. A Marseille ou à Toulouse on aurait cassé les banquettes.

En second lieu, comme je l’ai déjà dit, ce public est intelligent, d’une moyenne d’intelligence très vive, ouverte aux moindres allusions. Avec lui, tous les mots portent ; le malheur même est que, parfois, les auteurs écrivent spécialement pour lui, ce qui fait que leurs œuvres ne sont plus comprises dès la deuxième représentation. Et j’irais plus loin, je constaterai que les auteurs dramatiques calomnient ce public lorsqu’ils mettent sur son compte leur routine, en affirmant, pour s’excuser, qu’il ne veut pas de ceci, qu’il sifflerait cela. Le public, surtout aujourd’hui, est disposé à tout accepter lorsque l’auteur a du talent. Combien de fois n’ai-je pas été surpris de l’audace de la salle devant la lâcheté d’une œuvre qui tournait court, au dénouement, par respect des conventions ! C’était un cri général, un besoin de logique universel : pourquoi l’auteur n’était-il pas allé jusqu’au bout ? et la salle restait mécontente, comprenant qu’on avait douté d’elle. Après certaines expériences qui ont eu lieu sous mes yeux, je suis convaincu que le public est, à cette heure, plus disposé aux tentatives originales que les auteurs eux-mêmes. Une passion de vérité le travaille et, s’il semble s’aigrir, si, par exemple, cet hiver il s’est montré fantasque, effarant les auteurs par les sautes de ses jugements, c’est que personne n’a encore osé satisfaire les nouveaux besoins de réalité vivante qui l’agitent.

Bien entendu, je parle ici de l’ensemble du public des premières ; car, si je le décomposais de nouveau pour étudier l’attitude des ses divers éléments devant une pièce, nous retomberions dans toutes les misères humaines. Les critiques sont blasés, il en est peu de réellement consciencieux, se passionnant pour une opinion ; Les uns soignent leur style, les autres font de la camaraderie, d’autres gagnent simplement leur pain. Quant aux loges des clubs, elles « blaguent », à moins qu’elles ne soient fortement empoignées par une phrase aux mots sonores ou par une vieille situation retapée. Dans les baignoires, dans certains coins de l’orchestre et du balcon, parmi les filles et les jolis messieurs de leur suite, toute une blague inepte s’établit, des calembours rances, des phrases détournées de leur sens, des significations ordurières données aux mots les plus innocents. On se moque bien de la pièce ! On est venu pour se faire voir, on rit entre soi. Et il est à remarquer que c’est dans ces coins pourris que se forme une étrange précipité d’honnêteté, une pudeur ne souffrant pas sur la scène la moindre liberté de mots, un patriotisme clamant de mauvais vers. Emplissez une salle de gredins, ils pleureront à la Grâce de Dieu et écouteront Mercadet avec méfiance.

Je ne parle pas non plus des soirs de bataille littéraire où l’on donne une pièce signée d’un nom de combat. Ce soir-là, l’équilibre est détruit, la moyenne n’existe plus dans le public. La passion apporte des éléments nouveaux.

Mais, en somme, huit fois sur dix, le public des premières se montre dans son ensemble intelligent et bon enfant, quelles que soient, par dessous, les plaisanteries imbéciles du monde des filles et les rages blêmes des auteurs malheureux. D’autre part, s’il y a, dans une salle, un respect humain qui se traduit, surtout chez les spectateurs les plus tarés, par une pudibonderie ne tolérant pas les crudités d’analyse, un courant grandit de jour en jour qui pousse le public vers toutes les réalités. Nous assistons à cette lutte de la vérité contre l’hypocrisie et la convention. La victoire n’est pas douteuse.

III

Il faut aussi poser un fait. C’est que le public des premières subit, pas davantage. Il a beau arriver avec un enthousiasme préconçu, ou des intentions hostiles : dès qu’il est assis, il n’a plus de volonté, il est là comme une matière inerte sur laquelle l’œuvre va opérer dans un sens ou dans un autre. Si la pièce l’amuse, il applaudira ; si la pièce l’ennuie, il sifflera ; et cela malgré lui, malgré tout, par la force même de la moyenne des opinions qui s’établit. Un spectateur isolé peut raisonner et se mettre à part ; une foule cède toujours aux sentiments du plus grand nombre.

Sans doute il y a des cas exceptionnels, par exemple pour les pièces de combat dont je parlais tout à l’heure, une salle peut alors refuser de se laisser prendre, comme au temps des drames de Hugo. Mais, dans la grande majorité de cas, le succès ou l’insuccès dépend absolument du mérite de l’œuvre, car rien ne prévaut contre l’impression du public. Il se prononce tout naïvement, il cède à l’esprit qui souffle, très étonné parfois en sortant de ce qui vient de se produire en lui.

Cela met en question l’art de « faire la salle ». C’est un art dont on parle mystérieusement et qui préoccupe fort les jeunes auteurs dramatiques. M. Sardou, M. Alexandre Dumas fils, d’autres encore, passent pour avoir du génie dans l’art de faire leur salle. La légende raconte que pas une place n’est donnée sans qu’ils en connaissent l’occupant ; et ce sont, d’autre part, des merveilles de tactique, dans les positions confiées aux amis solides qu’ils dispersent d’une façon savante, de manière à entourer et à étouffer au besoin les personnes dont ils doutent. Ils auraient ainsi la moitié de la salle à eux. Certes, tout cela est très joli, bien qu’il faille ne rabattre. Mais soyez certain que si, réellement, des auteurs déploient tant de soin à faciliter leur succès, ils se livrent là à une cuisine, qui tout en ayant une utilité relative quand la pièce est bonne, devient radicalement inutile dans le cas ou la pièce ennuierait ou blesserait le public.

Voyez ce qui est arrivé pour Daniel Rochat et pour La Princesse de Bagdad. MM Sardou et Dumas fils sont très aimés, et ils ont de si beaux succès derrière eux qu’ils devraient, au moins, avoir droit à une attention respectueuse. Ajoutez qu’ils comptaient certainement beaucoup d’amis dans la salle. Eh bien ! ces amis eux-mêmes les ont lâchés dans la débâcle de leur œuvre. Le public venu pour applaudir, s’est révolté, oubliant tout, obéissant d ‘instinct à son impression immédiate. Ce n’était plus M. Sardou, ce n’était plus M. Dumas fils, c’étaient des auteurs qui l’ennuyaient, qui le blessaient dans son bon sens.

Allez donc prendre la peine de faire la salle après ces beaux exemples ! Le plus court est encore de faire de bonnes pièces. Sans doute, on chauffe un succès avec une salle d’amis ; mais on aura beau emplir une salle des amis les plus chauds, on n’arrivera qu’à les embarrasser et parfois même à les tourner contre soi si on ne leur donne pas, pour se battre, un terrain solide où ils pourront tenir sérieusement contre des hostilités possibles.

La philosophie de tout ceci est que les jeunes auteurs dramatiques auraient tort d’avoir peur du public des premières. Il devient leur chose. C’est à eux, s’ils ont du talent, de savoir lui imposer leur originalité. Il est radicalement impuissant à se refuser, lorsqu’on a la puissance de le prendre. En tout cas, ce n’est qu’une affaire de patience et de courage. Peu importe qu’on fasse la salle ou qu’on ne la fasse pas ; la salle est amie dès qu’on lui donne du rire et des larmes. Un auteur dramatique de quelque force doit analyser son public pour le tenir un jour, et jusque-là accepter les chutes, quand il les a risquées dans une pensées d’avenir. Et je conclurai en disant qu’aujourd’hui, avec ce public des premières, bon enfant, intelligent et passif, les esprits littéraires ont le devoir d’oser toutes les tentatives.

IV

En finissant, je parlerai du grave danger qui menace le public des premières. On es en train de le déposséder. Autrefois les pièces arrivaient directement devant lui, et la première représentation était une solennité, un jugement souvent définitif, rendu dans la fraîcheur de l’impression. Mais, à présent, avec le nouveau système des répétitions générales à salle pleine qui paraît vouloir s’établir, il y a en réalité deux premières représentations, deux jugements parfois contradictoires ; et l’on ne sait alors auquel des deux s’en tenir.

Le pis est que les comptes-rendus paraissant le lendemain sont forcément écrits à la suite de la répétition générale. C’est à peine si le critique, en courant au journal après le baisser du rideau, peut modifier quelques lignes lorsqu’il s’est par trop mépris sur le résultat. Dès lors, il arrive que l’article fait sur la répétition générale surprend beaucoup le spectateur qui a assisté à la première représentation ; car il ne lui en rappelle nullement l’impression. Souvent même il lui paraît absolument injuste.

Deux cas sérieux se sont produits cette année. A la répétition générale, le quatrième acte de la pièce de Daudet : Jack, blessa le public. Des coupures furent faites et l’acte eut beaucoup de succès à la première représentation. Le lendemain, la presse fut mauvaise, car tous les articles donnaient l’impression de la répétition générale. Pour La Princesse de Bagdad, c’est le contraire qui a eu lieu : une excellente répétition générale, une première représentation très orageuse ; et le lendemain, une presse relativement bonne, s’appuyant sur la répétition. On voit par ce double exemple combien, avec un pareil système, les jugements et la critique peuvent tomber à faux.

Je sais bien qu’en fin de compte cela importe peu. Le grand public arrive et décide. Mais je parle pour les anciennes prérogatives du public des premières dont il semblait fort jaloux. Il croyait tenir entre ses mains le sort des pièces ; et voilà qu’on embrouille sa situation de juge souverain ! Il y a là un symptôme grave.

Si l’on veut toute ma pensée, je m’imagine que les beaux jours du fameux public des premières sont finis. Il cesse de trôner, on cherche à l’esquiver par ce système des répétitions générales à salle comble, et ce qui est pis on ne tient plus aucun compte de ses arrêts. Jamais, par exemple, la critique, qui en est l’élément intelligent, n’a moins été écoutée que de nos jours. Elle a beau battre le tambour de la réclame devant certains théâtre amis, elle a beau foudroyer certaines pièces que le mot d’ordre est d’anéantir : le grand public fait la sourde oreille, il va où il s’amuse. On l’a tant trompé qu’il se méfie et s’en rapporte uniquement à son appréciation. Voilà ce qu’il faut dire nettement pour encourager les lutteurs solitaires : la presse, si spirituelle et si bruyante qu’elle soit, n’a pas la puissance de faire un succès à une œuvre médiocre, ni d’empêcher le succès d’une œuvre remarquable. Et cela parce que le grand public s’affranchit peu à peu des opinions toutes faites que lui imposait le petit public des premières.

Bon enfant, intelligent, passif et au demeurant sans puissance véritable, tel est donc ce public. Mon sentiment est qu’un écrivain ne saurait en désirer un meilleur, plus raffiné, plus artiste, d’une compréhension plus vive ; mais j’ajoute qu’un écrivain serait aussi maladroit que lâche s’il tremblait devant ce public et tâchait de l’acheter en le flattant, car le succès est à ceux qui le dominent. Il vient pour être conquis, il donne sérieusement les seuls applaudissements qu’on lui arrache. D’ailleurs, il n’a le droit de mort que sur les mauvaises pièces ; s’il lui arrive d’en siffler une de quelque mérite, elle repousse derrière lui. Pour faire bon ménage avec le public des premières, même quand on le bouscule, il suffit d’avoir beaucoup de talent : tôt ou tard, comme les femmes battues, il vous adore.

 
*
**

 
La Morasse, nouvelles
préface d’Emile Zola
Paris : Marpon et Flammarion, [1889].– In-18.
 
Etude sur le journalisme
 

D’ordinaire, je me défends énergiquement contre toutes les demandes de préface qui me sont faites ; et, si j’ai succombé cette fois, la cause en est à l’aimable insistance que les secrétaires de rédaction des journaux de Paris ont mise à vouloir que je présente au public leur livre collectif. J’ai eu beau leur faire remarquer que je n’avais pas qualité pour encombrer les premières pages de ce volume, qu’un de nos grands journalistes se trouvait indiqué plutôt : ils se sont entêtés avec une obstination si flatteuse, que je me suis rendu.

Mais, en somme, je n’accepte ici que la place d’un invité de passage. Ces messieurs ont eu l’idée heureuse de se réunir dans un dîner mensuel, pour resserrer leurs liens de confraternité ; et le présent volume est né là, du désir de se montrer littérairement la main dans la main, et de donner ainsi un témoignage durable de leur union. Ce livre n’a pas besoin de moi pour faire son chemin. Je laisse aux lecteurs le soin de l’aimer, je préfère apporter, moi aussi, mon obole, mes quelques pages à ces pages si diverses. Alors, de quoi parler, si ce n’est du journalisme, dans un recueil écrit uniquement par des journalistes ?

Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! Il est certain que, depuis une trentaine d’année, elle évolue avec une rapidité extrême. Les changements sont complets et formidables. Il n’y a qu’à comparer les journaux des premiers temps du Second Empire, muselés, relativement rares, d’allures doctrinaires, aux journaux débordants d’aujourd’hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot déchaîné de l’information à outrance. Là est la formule nouvelle : l’information. C’est l’information qui, peu à peu, en s’étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers. Il s’agit d’être renseigné tout de suite. Est-ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante ? est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte ? Le fait est qu’ils s’enfièvrent l’un l’autre, que la soif de l’un s’exaspère à mesure que l’autre s ‘efforce, dans son intérêt, de la contenter. Et c’est alors qu’on se demande, devant cette exaltation de la vie publique, s’il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s’inquiètent. Tous les hommes de cinquante ans regrettent l’ancienne presse, plus lente et plus mesurée. Et l’on condamne la presse actuelle.

Je m’intéresse surtout à la question au point de vue littéraire. C’est une opinion courante, d’accuser la presse d’être néfaste à la littérature. Elle absorberait toutes les forces vives de la jeunesse, elle dépeuplerait le théâtre et le roman, elle rendrait impropre aux travaux littéraires ce qui vivent d’elle, par besoin ou par circonstance. On a désiré savoir parfois ce que je pensais de cette opinion. Ma réponse est que je suis pour et avec la presse.

Chaque fois qu’un jeune homme de province tombe chez moi pour me demander conseil, je l’engage à se jeter en pleine bataille, dans le journalisme. Il a vingt ans, il ignore l’existence, il ignore Paris surtout : que voulez-vous qu’il fasse ? s’enfermer dans la chambre d’un faubourg, rimer des vers plagiés de quelque maître, mâcher en vain le vide de ses rêves ? Il en sortira au bout de cinq ou six années aussi ignorant de la vie, ayant encore tout à apprendre, l’intelligence malade de son inaction. Combien je le préfère dans la lutte quotidienne qui seule fait connaître les choses et les hommes ! A vingt-cinq ans, le besoin de se défendre l’aura armé, il saura, il sera mûr pour la production. On dit que la presse en vide beaucoup de ces jeunes gens : sans doute, mais elle ne vide jamais que ceux qui n’ont rien dans le ventre. Les faibles ne sont pas en cause, le notariat ou l’épicerie les aurait mangés de même. Il ne peut s’agir ici que des forts, que des écrivains doués, ayant la vocation, comme on disait autrefois. Or, je maintiens que, pour ceux là, le journalisme au début est un bain de force, un exercice de bataille excellent, dont ils sortent trempés, mûris, ayant Paris dans la main.

Je vais même jusqu’à affirmer que le style gagne à la besogne quotidienne, forcée et rapide du journal. Je parle toujours de l’écrivain doué qui apporte son style, car le style ne s’acquiert pas, on naît avec, blond ou brun. Les articles au jour le jour, écrits sur un coin de table, gâtent la main, dit-on ; et je suis d’avis, au contraire, que rien ne saurait l’exercer davantage. Elle s’assouplit, n’a plus peur des mots, devient maîtresse de la langue. C’est le rêve, cela : la langue doit obéir comme une esclave. Certes, je ne puis, moi, condamner le labeur des artistes qui pâlissent sur les mots : j’y ai usé ma vie. Mais j’estime que nos œuvres si travaillées suffisent, et que la génération qui nous suit gagnerait à se dégager de la phrase trop écrite. Un style simple, clair et fort, serait un bel outil pour la vérité de demain. Et c’est pourquoi il y a bénéfice à forger son style sur l’enclume toujours chaude, toujours retentissante, du journalisme. Il s’y débarrasse de l’épithète, il n’est plus que le verbe, il va au plus de sens avec le moins de mots possible. Voyez mon jeune homme de vingt ans tombant à Paris, tremblant devant la phrase, ne sachant par quel bout la prendre, se paralysant en demandant aux mots et aux virgules ce qu’ils ne peuvent donner ; et voyez-le, après quelques années de journal, sachant au moins dire ce qu’il a à dire. Encore un coup, les vrais écrivains seuls résistent à ce surmenage, s’y amplifient et s’y bronzent. Les autres y glissent au galimatias. La presse ne donne du style à personne, seulement elle est l’épreuve du feu pour ceux qui apportent un style. Nous y avons tous passé, et tous nous y avons gagné quelque chose.

Mon inquiétude unique, devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation. Et ici je sors un instant du domaine littéraire, il s’agit d’un fait social. Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait. Des centaines de journaux le publient à la fois, le commentent, l’amplifient. Et, pendant une semaine souvent, il n’est pas question d’autre chose : ce sont chaque matin de nouveaux détails, les colonnes s’emplissent, chaque feuille tâche de pousser au tirage en satisfaisant davantage la curiosité de ses lecteurs. De-là, des secousses continuelles dans le public qui se propagent d’un bout du pays à l’autre. Quand une affaire est finie, une nouvelle commence, car les journaux ne peuvent vivre, sans cette existence de casse-cou. Si des sujets d’émotion manquent, ils en inventent. Jadis, les faits, même les plus graves, étaient moins commentés, moins répandus, émotionnaient moins, ne donnaient pas, chaque fois, un accès violent de fièvre au pays. Eh bien ! c’est ce régime de secousses incessantes qui me paraît mauvais. Un peuple y perd son calme, il devient pareil à ces femmes nerveuses qu’un bruit fait tressaillir, qui vivent dans l’attente effrayée des catastrophes. On le voit depuis quelques années, l’équilibre de la saine raison semble détruit, le contre-coup des événements est disproportionné ; et l’on en arrive à se demander avec anxiété si, dans des circonstances véritablement décisives, nous retrouverions le sang-froid nécessaire aux grands actes.

D’ailleurs, il faut toujours avoir foi dans l’avenir. Rien ne peut se juger définitivement, car tout reste en marche. Cela est surtout vrai, en ce moment, pour la presse. Ce n’est pas la juger avec justice que de s’en tenir au mal qu’elle fait. Sans doute, elle détraque nos nerfs, elle charrie de la prose exécrable, elle semble avoir tué la critique littéraire, elle est souvent inepte et violente. Mais elle est une force qui sûrement travaille à l’expansion des sociétés de demain : travail obscur pour nous, dont nul ne peut prévoir les résultats, travail à coup sûr nécessaire, d’où sortira la vie nouvelle. Que de boue et que de sang faut-il pour créer un monde ? Jamais l’humanité n’a fait un pas en avant sans écraser les vaincus. Et, pour en rester à la seule question littéraire, certes, si la littérature est une récréation de lettrés, l’amusement réservé à une classe, la presse est en train de tuer la littérature. Seulement, elle apporte autre chose, elle répand la lecture, appelle le plus grand nombre à l’intelligence de l’art. A quelle formule cela aboutira-t-il ? je l’ignore. On peut constater simplement que, si nous assistons à l’agonie de la littérature d’une élite, c’est que la littérature de nos démocraties modernes va naître. Se fâcher et résister serait ridicule, car on n’arrête pas une évolution. Au bout de toutes les manifestations de la vie, dans le sang et les ruines, il y a quelque chose de grand.

 
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Les Mémoires de Paris
par Charles Chincholle ; préface d’Emile Zola
Paris : Quantin, 1880.– In-8.
 
Lettre-Préface
 

MON CHER CONFRÈRE

Il est très vrai que, il y a longtemps déjà, je vous ai promis une préface. Je veux donc tenir ma parole. Mais le pis est que, votre livre s’attardant, je me suis laissé aller à dire ce que je pensais du reportage en tête de deux autres livres, récemment parus ; et me voilà forcé de me répéter, à moins d’insister ici sur les côtés fâcheux de l’information à outrance, après en avoir dégagé ailleurs l’intérêt social et littéraire.

De plus en plus, nous sommes accablés sous le monceau de papier noirci qui croule chaque matin. Où s’en vont donc tous les vieux journaux ? Cela est terrible à penser, ces millions de numéros qui disparaissent, inutiles, vieillis en deux heures, pas même bons à envelopper de la chandelle, tant le papier est mauvais. Je me souviens de mon grand-père, de quelle façon lente et convaincue il s’installait dans son fauteuil pour lire son journal : il y mettait bien trois ou quatre heure ; pas une ligne n’était passée, tout défilait depuis le titre jusqu’à la signature du gérant ; ensuite, il le pliait soigneusement, le rangeait à sa date, sur une planche ; car il gardait la collection, j’ai vu pendant vingt ans un cabinet noir s’emplir de cette collection, sans que jamais on y allât reprendre un numéro. Aucun autre journal n’entrait chez mon grand-père, un seul journal existait pour lui, le sien. Aujourd’hui, que les choses ont changées ! On ouvre un journal, on le parcourt, on le jette. Je doute qu’il existe des gens encore assez naïfs pour s’encombrer d’une collection, tout le monde sachant que les faits n’ont que l’intérêt de l’heure présente. Et ce n’est plus un journal, c’est quatre, c’est cinq, davantage les matins de crise qu’on achète et qu’on froisse, lorsqu’on a lu les vingt lignes intéressantes. Tout va au ruisseau, les rues charrient du papier piétiné, maculés par nos fièvres du jour.

Aussi le cri de tout homme qui peut s’échapper de Paris pour un repos de quelques semaines est-il celui-ci : « Enfin, je ne lirai donc plus de journaux ! » Oh ! ne rien savoir, c’est la volupté, c’est le paradis, après nos débauches de renseignements ! Le lever chaque matin dans quelque coin perdu, les oreilles calmes, en pleine ignorance de ce qu’on pu dire et faire, la veille, les éternels pantins de la politique, et se coucher chaque soir sans être au courant des sottises de la journées, il y a là un véritable bain de fraîcheur, une sensation de pleine santé. Jamais on comprend mieux le danger de la fièvre qui nous emporte tous, dans cette curiosité passionnée qui décuple la presse contemporaine. Je sais bien qu’au bout de deux ou trois jours on est las de silence ; on devient inquiet, on court à la gare acheter les journaux. Mais cela est une simple preuve de la profondeur du mal. Le virus de l’information à outrance nous a pénétrés jusqu’aux os, et nous sommes comme ces alcooliques qui dépérissent dès qu’on leur supprime le poison qui les tue. Il serait si bon de ne pas porter dans le crâne tout le tapage du siècle, la tête d’un homme aujourd’hui est si lourde de l’amas effroyable des choses que le journalisme y dépose pêle-mêle, quotidiennement ! Dans les champs, on se prend à envier l’ignorant qui passe, le paysan ankylosé par le travail, aux yeux vides de vieille bête de somme.

C’est l’antique querelle de l’ignorance et de la science. Il y a une virilité, un élargissement à savoir toujours davantage ; notre théorie moderne du citoyen connaissant ses droits, se gouvernant lui-même, est certes d’une haute dignité humaine. Mais, au point de vue du bonheur le résultat me paraît au moins douteux. Je m’imagine que les nerfs de la France étaient plus calmes, que l’équilibre de santé avait une stabilité plus grande, lorsqu’elle s’analysait elle-même avec moins de fièvre, et que, chaque matin, des centaines de journaux ne lui apportaient pas un bulletin détaillé, souvent grossi, de ses moindres malaises. Dans ce qu’on a appelé la névrose du siècle, dans cette surexcitation croissante qui transforme et détraque la nation, il est certain que le journalisme actuel joue le principal rôle. N’est-ce pas lui qui exaspère et qui propage les secousses ? Aussi tout gouvernement autoritaire commence-t-il par museler la presse, car il n’y a pas de meilleur moyen pour calmer les esprits ; aussitôt les têtes se refroidissent, les ventres engraissent, une période de prospérité matérielle se déclare. C’est la nation mise au vert, ne pensant plus, broutant l’herbe. Je ne fais point de politique, je ne dis point que cette nuit grasse ne puisse être suivie de quelque terrible réveil. La vérité n’en est pas moins que la bête humaine, elle aussi, paraît avoir besoin de ces sommeils à plein ventre dans la fraîcheur des prés, de ces heures de pure vie animale où l’on goûte l’unique joie de vivre. Voyez où nous en sommes, après dix-huit ans de tribune et de presse libres : quel dégoût de la politique, quelle fatigue à nous gouverner nous-mêmes, quel énervement à connaître et à voir s’aggraver notre mal, minute par minute ! Si nos Assemblées sont impopulaires, c’est qu’on nous occupe trop d’elles, c’est qu’elles font un bruit trop grand pour une trop petite besogne ; et si, demain, nous nous jetions aux bras d’un maître, ce serait uniquement par une envie ardente de nous coucher, de souffler la chandelle, de dormir enfin tout notre soûl, dans le profond silence de la rue.

La fièvre de l’information à outrance a donc ce côté mauvais de surexciter le public, de le tenir secoué par l’événement du jour, inquiet de l’événement du lendemain. Les faits prennent dès lors une importance disproportionnée, on vit dans une tension continuelle. C’est, je le disais plus haut, le malade mis heure par heure au courant de sa maladie, écoutant battre son pouls, assistant à la désorganisation de sa machine : il s’exagère les accidents, il meurt de la fièvre qu’il se donne. Tout grand facteur social a ainsi son danger, la part du sang qu’il sème sur la route ; car, il ne faut pas s’y tromper, la presse est en train de refaire les nations, elle repétrit le monde. Où nous mène-t-elle ? Qui saurait le dire ? A plus d’instruction sans doute, à plus d’unité aussi. Aujourd’hui, il semble que commencer à savoir est une chose fâcheuse, simplement bonne à troubler les nuits ; demain, quand on saura davantage, peut-être en tirera-t-on du bonheur. Et puis, quoi ? L’évolution nous emporte, l’histoire parfois jette des générations dans le fossé pour que l’humanité passe.

Ce qu’il faut dire aussi, dans cette course folle à l’information, cette rage que les journaux ont de se devancer l’un l’autre, c’est que la besogne ne vaut que par l’ouvrier. Que de bêtises et de mensonges lancés à la pelle dans la circulation ! Qu’importent la logique et la vérité, pourvu que le numéro du matin ait sa nouvelle à sensation ! Les reporters contrôlent à peine, sont les derniers à croire ce qu’ils écrivent. Ils se moquent du blanc et du noir, leur unique souci est d’apporter leur copie et de toucher leur mois. C’est cette indifférence qui gâte la besogne, peu d’entre eux aiment leur métier ; et de là, viennent sûrement la banalité et la confusion dont la presse déborde. On sent des employés pressés de quitter le bureau, bâclant le travail, n’y mettant rien de leur tendresse ni de leur foi.

Vous, mon cher confrère, vous êtes un croyant. J’ai lu le livre, et il respire tout au moins la conscience, l’amour du document que vous allez chercher, le désir de le transcrire avec la sensation même qu’il a produite en vous. Il y a là beaucoup de naïveté, et c’est un grand éloge que je vous fais, car je ne prise rien tant que la vérité des faits naïvement rendue. Si parfois l’on vous plaisante, cela vient de ce que vous vous donnez tout entier, en écrivain de bonne foi. Soyez-en très fier : n’a pas qui veut cette originalité d’être quelqu’un, dans cette besogne modeste du reportage. Un convaincu, un greffier qui s’échauffe, qui croit à ses procès-verbaux, cela détonne au milieu de la foule des simples bâcleurs de faits-divers. Aussi votre livre a-t-il son âme propre : il a beau aller de Mme Séverine à Gegout, en passant par Mme Limouzin et le père Monsabré, on le sent l’œuvre du même observateur, visant les faits auxquels il se mêle, trop facile peut-être à la conviction, mais en tirant une grande solidité d’ensemble. Et je retrouve également là le romancier qui est en vous, le romancier trop ignoré de Jours d’absinthe, où vous avez entassé avec conscience des documents très exacts et très précieux. Il n’y manque, pour me plaire, que la construction artiste et un style plus cherché. Je ne vous dirai pas que j’aime vos romans, vous savez quels points nous séparent ; mais, en vérité, je les estime comme des travaux d’un effort véritable et d’une grande honnêteté. Ils sont faits sur la vie, dans la formule que j’ai toujours demandée, et je me croirais illogique si je ne vous félicitais pas.

Voilà encore une preuve de la parenté qui existe aujourd’hui entre le reportage et le roman. En tous cas, vous êtes un des greffiers de la vie parisienne qui honorent le plus la presse, par le zèle, je dirai la passion que vous apportez dans vos études. Laissez rire ceux qui vous raillent de croire que « c’est arrivé ». Les convaincus mènent le monde.

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Tares et poisons : perversion et perversité sexuelles
par le docteur Lauptes ; préface par Emile Zola
Paris : G. Carré, 1896.
 
 
Lettre-préface
 

MON CHER DOCTEUR,

Je ne trouve aucun mal, au contraire, à ce que vous publiiez Le Roman d’un inverti, et je suis très heureux que vous puissiez faire, à titre de savant, ce qu’un simple écrivain comme moi n’a point osé.

Lorsque j’ai reçu, il y a des années déjà, ce document si curieux, j’ai été frappé du grand intérêt physiologique et social qu’il offrait. Il me toucha par sa sincérité absolue, car on y sent la flamme, je dirai presque l’éloquence de la vérité ! Songez que le jeune homme qui se confesse écrit ici une langue qui n’est pas la sienne ; et dites-moi s’il n’arrive point, en certains passages, au style ému des sentiments profondément éprouvés et traduits ? C’est là une confession totale, naïve, spontanée, que bien peu d’hommes ont osé faire, qualités qui la rendent fort précieuse à plusieurs points de vue. Aussi était-ce dans la pensée que la publication pouvait en être utile, que j’avais eu d’abord le désir d’utiliser le manuscrit, de le donner au public sous une forme que j’ai cherchée en vain, ce qui, finalement, m’en a fait abandonner le projet.

J’étais alors aux heures les plus rudes de ma bataille littéraire, la critique me traitait journellement en criminel, capable de tous les vices et de toutes les débauches ; et me voyez-vous me faire, à cette époque, l’éditeur responsable de ce Roman d’un inverti ? D’abord on m’aurait accusé d’avoir inventé l’histoire de toutes pièces, par corruption personnelle. Ensuite, j’aurais été dûment condamné pour n’avoir vu, dans l’affaire, qu’une spéculation basse sur les plus répugnants instincts. Et quelle clameur, si je m’étais permis de dire qu’aucun sujet n’est plus sérieux ni plus triste, qu’il y a là une plaie beaucoup fréquente et profonde qu’on affecte de le croire, et que le mieux pour guérir les plaies, est encore de les étudier, de les montrer et de les soigner !

Mais le hasard a voulu, mon cher docteur, que, causant un soir ensemble, nous en vînmes à parler de ce mal humain et social des perversions sexuelles. Et je vous confiai ce document qui dormait dans un de mes tiroirs, et voilà comme quoi il put enfin voir le jour, aux mains d’un médecin, d’un savant, qu’on n’accusera pas de chercher le scandale. J’espère bien que vous allez apporter ainsi une contribution décisive à la question des invertis-nés, mal connue et particulièrement grave.

Dans une autre lettre confidentielle, reçue vers le même temps, et que je n’ai malheureusement pas retrouvée, un malheureux m’avait envoyé le cri le plus poignant de douleur humaine que j’ai jamais entendu. Il se défendait de céder à des amours abominables, et il demandait pourquoi le mépris de tous, pourquoi les tribunaux étaient prêts à le frapper, s’il avait apporté ans sa chair le dégoût de la femme, la passion de l’homme. Jamais possédé du démon, jamais pauvre corps humain livré aux fatalités ignorées du désir, n’a hurlé si affreusement sa misère. Cette lettre, je m’en souviens, m’avait infiniment troublé. Et, dans Le Roman d’un inverti, le cas n’est-il pas le même, avec une inconscience plus heureuse ? N’y assiste-t-on pas à un véritable cas physiologique, à une hésitation, à une demi-erreur de la nature ? Rien n’est plus tragique, selon moi, et rien ne réclame davantage l’enquête et le remède, s’il en est un.

Dans le mystère de la conception, si obscur, pense-t-on à cela ? Un enfant naît : pourquoi un garçon, pourquoi une fille ? on l’ignore. Mais quelle complication d’obscurité et de misère, si la nature a un moment d’incertitude, si le garçon naît à moitié fille, si la fille naît à moitié garçon ? Les faits sont là, quotidiens. L’incertitude peut commencer au simple aspect physique, aux grandes lignes du caractère : l’homme efféminé, délicat, lâche ; la femme masculine, violente, sans tendresse. Et elle va jusqu’à la monstruosité constatée, l’hermaphrodisme des organes, les sentiments et les passions contre nature. Certes, la morale et la justice ont raison d’intervenir, puisqu’elles ont la garde de la paix publique. Mais de quel droit pourtant, si la volonté en est en partie abolie ? On ne condamne pas un bossu de naissance parce qu’il est bossu. Pourquoi mépriser un homme d’agir en femme s’il est né femme à demi ?

Certes, mon cher docteur, je n’entends pas même poser le problème. J’indique seulement les raisons qui m’ont fait souhaiter la publication du Roman d’un inverti. Peut-être cela inspirera-t-il un peu de pitié et un peu d’équité pour certains misérables. Et puis, tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité. L’homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu’il faut pour en faire.

Médan, 25 juin 1895.

 

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