LA
FRANCE EN ARMES
ALLOCUTION RADIODIFFUSÉE
prononcée par
M. RAOUL DAUTRY
MINISTRE DE L'ARMEMENT
le 21 Décembre 1939
~*~
L
A France veille aujourd'hui dans une double enceinte,
comme aux
grandes heures de son histoire. Dans la première, elle combat. Dans la
seconde, elle travaille.
La France qui combat est digne de la France glorieuse de 1914-1918.
Elle a déjà prouvé qu'elle était fidèle à ses traditions de courage et
qu'elle savait s'adapter aux nouvelles formes de la guerre. Elle sait
patienter et elle sait attendre.
La France qui travaille a reçu une autre vocation : il lui faut créer,
forger, produire, dans une rumeur de travail qu'elle ne connut jamais.
Cette France combattante et cette France laborieuse sont animées du
même souffle. La conquête de la paix est le but de tout un peuple. La
victoire est la récompense que tous attendent et dont chacun aura sa
part. Son jour sera le jour du laboureur retrouvant son sillon, de
l'ouvrier d'usine retrouvant son étau. Ce sera le jour où le soldat
redeviendra citoyen, où l'homme, partout, reprendra son métier d'homme.
L'enjeu est entre nos mains. La victoire sera le prix de notre mérite.
Tous, nous sommes maîtres de notre sort.
Mais par un seul moyen : la Force.
Sous une seule loi : l'Effort.
*
* *
Soyons forts.
Nous sommes en guerre, et les guerres ne se gagnent que par la force.
C'est par les armes que nous abattrons l'ennemi.
Nous avons pour les forger ce qui ne s'improvise pas : des hommes et
des cadres d'élite. Nos ouvriers savent travailler et savent obéir.
Notre maîtrise et nos ingénieurs savent organiser, enseigner,
commander. La science et la conscience sont à tous les rangs de l'armée
du travail et cette armée est faite d'un peuple libre. L'union de nos
cœurs et de nos âmes est faite d'une longue histoire et elle est
indissoluble. Et nous avons, pour tout l'avenir que nous pouvons
concevoir, le plus loyal des alliés, qui est le plus grand empire de la
terre. Français et Britanniques, nous défendons notre liberté et la
liberté du monde. Ensemble, nous rallions les immenses espoirs de ceux
que menacent des hommes asservis dont l'avidité, le mensonge et le
crime ont préparé la perte.
Nous avons RAISON.
Mais toutes ces chances sont encore prisonnières de l'avenir. Il nous
appartient de les libérer. Elles sont comme un mécanisme parfait,
inerte tant qu'il n'a pas de moteur. Notre force matérielle sera ce
moteur. Elle animera toutes les valeurs morales qui sont dans notre
camp, elle déchaînera dans le camp ennemi toutes les conjurations du
malheur.
Sûrs de notre droit, soyons forts et soyons fiers de l'être ; il n'est
rien de plus beau que la force au service d'une juste cause.
La guerre d'aujourd'hui oppose, sous un ciel traversé de mécaniques,
des armées motorisées ou retranchées dans des forteresses géantes. Sans
la puissance matérielle, le génie des chefs et des savants, le courage
des soldats et des civils ne peuvent rien. Avec elle, ils peuvent tout.
Mettons au jeu cruel de la guerre, de cette guerre si différente des
guerres passées, toutes nos intelligences et toutes nos énergies. Il
faut que la pression de notre force et la constance de notre volonté
paralysent l'ennemi.
Derrière ses remparts, la France, poursuivant et développant depuis la
guerre l'effort qu'elle avait dû entreprendre dans la paix, a déjà
réalisé, une œuvre industrielle considérable. L'ennemi ne parviendra
pas à empêcher cette activité de s'accroître. L'ordre et la discipline
de l'arrière seront dignes de l'ordre et de la discipline aux armées.
Déjà les mines de houille et les mines de fer ont augmenté leur
rendement. Les industries ont accéléré leur fabrication. Des milliers
de femmes et de jeunes gens, encadrés par des affectés spéciaux et par
des ouvriers hors d'âge militaire, ont porté les effectifs des ateliers
au niveau d'avant-guerre. Les artisans de nos villages eux-mêmes
participent à la tâche d'armement. De la capitale au canton, s'étend le
réseau des fabrications de guerre. Il n'est presque plus d'industries,
quels que soient leur nature, leur origine ou leur objet, qui ne
travaillent aujourd'hui pour la Défense nationale.
Pour alimenter et outiller nos usines, alliés et neutres nous
fournissent matières premières et machines. Les flottes qui nous les
apportent sillonnent les mers. Sur toutes les routes commerciales que
jalonnent les puissantes bases navales des deux Empires, veillent les
vaisseaux qui les protègent. Dans cet immense magasin, dans cette
immense usine de guerre qu'est devenue la France, les matières
premières distribuées par un réseau ferré toujours à la mesure de ses
tâches de guerre, ne cesseront pas de se renouveler. La cadence des
productions s'accélérera. Notre puissance deviendra irrésistible.
Une seule condition,
Une seule loi :
l'Effort.
*
* *
Un effort tenace, unanime. Un labeur passionné.
Ce n'est pas assez de croire à la victoire ou de la désirer. Ne pensons
pas que notre vœu, que notre foi, que la justice de notre cause
suffisent. L'avenir sera fait non de nos souhaits et de nos pronostics,
mais de notre volonté et de nos actes. Le socle de la paix humaine et
solide que nous voulons, doit être dressé à coups d'épaule.
Travaillons. La seule volonté qui vaille est celle que traduit un
résultat. Travaillons sans trêve, sans repos, de toutes nos forces, à
inventer, à forger des armes. Travaillons pour pouvoir, prodigues de
matériel, être ménagers de notre sang, pour imposer plus tôt notre loi.
La guerre n'est pas un état,
c'est une action.
Tous les Français doivent faire la guerre.
Tous le peuvent.
Que ceux qui ne se battent pas donnent, pour la victoire, et sans
réserve, leur travail et leurs ressources.
L'effort d'armement n'est pas tout. Ceux qui travaillent aujourd'hui
aux champs, au magasin, au bureau, au foyer familial, combattent à leur
manière, en permettant à notre économie de « tenir ». D'eux tous, on
peut dire qu'ils arment. Ils arment les caisses publiques, la monnaie,
les réserves de change. Où qu'ils soient, et quels qu'ils aient été
hier, tous soutiennent le Pays. Tous s'acquittent, et tous continueront
à s'acquitter de leur tâche avec une entière conscience professionnelle.
Je porte témoignage devant les combattants que, pour augmenter la
production des armements, il n'est pas un effort qui n'ait été consenti
de bon cœur. Depuis trois mois, dans les usines, j'ai demandé à la
plupart des ouvriers et des ouvrières, de longues heures de travail, et
le sacrifice de leur dimanche. Ils les ont donnés.
L'heure sonne où l'augmentation de l'outillage, l'arrivée de
travailleurs coloniaux, me permettent peu à peu de rétablir le repos
hebdomadaire, et de libérer presque en totalité les vieilles classes
d'agriculteurs que j'avais dû, ici et là, retenir. Dans beaucoup
d'ateliers, nous travaillerons dans quelques mois en trois équipes de
huit heures, et peut-être pourrons-nous ramener la durée du travail des
femmes et des jeunes à 180 heures par mois.
Mais l'adhésion de tous aux dures obligations de la guerre doit
continuer d'être aussi complète qu'elle sera nécessaire. Il faut que,
tout comme les sacrifices matériels, les différences inévitables de
régime, de travail, de salaire et les inégalités que nous ne pouvons
supprimer, soient acceptées sans aigreur. La guerre, plus encore que la
paix, comporte des tâches et des peines inégales. Sans doute, y a-t-il
des erreurs dans leur répartition. Mais personne ne doit oublier que
les injustices sont quelquefois des apparences et représentent
simplement l'envers de grandes nécessités.
Un homme de 30 ans est à l'usine, un homme de 40 ans aux armées. Cela
vous choque ? Avez-vous songé que la poudre et le canon faits par le
plus jeune assureront peut-être à l'aîné qui n'aurait pas su les faire
la possession de son champ ? Que chacun donc s'affranchisse de sa
propre personne et juge de haut toutes choses. Pourchassons l'injustice
et la faveur, mais bannissons l'égoïsme et l'envie. Que seuls,
l'estime, la confiance, aient cours désormais. Que chacun, au front et
à l'arrière, soit persuadé que les relations, les complaisances,
inconnues à la tranchée, ne doivent pas entrer à l'usine. La
responsabilité de chacun est engagée à fond dans l'œuvre commune, et
les devoirs du chef à l'atelier sont aussi impérieux que ceux du chef
au combat.
Français de l'arrière, vous vous ferez confiance les uns aux autres.
Vous surmonterez la fatigue, vous renoncerez aux agréments et aux
loisirs pour nous donner votre travail sans ménagement et votre argent
sans réserve. Car si je vous demande des heures, je vous demande aussi
des francs.
Pour armer, il faut tant de matières premières, tant d'outils, tant de
moyens de transports, tant de salaires ! Tout dans l'armement moderne
est robustesse, précision, qualité, depuis les minuscules fusées
œuvrées comme des joyaux, jusqu'aux chars lourds. Et tout cela coûte
cher.
Un canon de 75 coûte 300.000 francs. Le matériel — canons,
avant-trains, munitions, instruments d'optique — d'un régiment
d'artillerie de campagne, représente 50 millions. Un bataillon de chars
lourds vaut 120 millions. En une heure d'attaque, une division dépense
5 millions de munitions et d'essence. Certain canon contre-avion qui
tirerait sans discontinuer à sa cadence la plus rapide serait hors de
service au bout de 12 minutes.
Réfléchissez, faites des multiplications. Vous comprendrez qu'un effort
financier gigantesque doit répondre à notre volonté d'armer, et que
vous avez le devoir d'y contribuer.
L'ennemi ne se méprendra pas sur le sens de mon appel : ce n'est pas un
Etat ruiné qui demande du secours, c'est un Etat puissant, au crédit
intact, qui veut faire concourir tous les siens à la tâche de salut
qu'il a entreprise.
Ministre de l'Armement, je veux pouvoir poursuivre l'effort que
demandent le Gouvernement, le Parlement, l'Armée, l'effort que tous
vous attendez. Je ne veux pas avoir à le ralentir jamais. Vous savez
bien tous que vos maris, vos enfants, vos pères qui sont au front, le
tracent et nous en font un devoir.
Economisez pour soutenir notre effort. En vous demandant de souscrire
aux bons d'Armement, ce ne sont pas des francs que je vois : 4.000
francs, c'est une rafale de 75 contre avions. 300.000 francs, c'est un
tir d'arrêt de 5 minutes sur un front d'un kilomètre. La somme que vous
apporterez à l'Armement peut représenter une seconde, une minute de
guerre de moins.
Aidez-nous à ajouter les rafales aux rafales et les tirs aux tirs, à
soustraire des minutes à la guerre, à faire de ces minutes des heures
et des jours, et de ces jours des semaines et des mois. Ayez tous votre
part dans notre armement. Comprenez qu'un effort de plus que vous
faites, ce sont des combattants magnifiques et des hommes libres que
vous armez et dont vous sauvez la vie. Travaillez pour eux et donnez
votre argent pour eux.
Et même, plus précisément, travaillez et donnez pour vous et pour ceux
qui vous sont chers. Ce canon contre avions à la fabrication duquel
vous aurez contribué, c'est lui qui défendra votre ville; ce blindage,
c'est lui qui protégera votre frère ; cette mitrailleuse, c'est par
elle que votre mari défendra sa vie ; cette seconde de guerre que vous
nous aurez épargnée, c'est celle où votre fils serait tombé. Je fais
appel à votre égoïsme. Mais un tel égoïsme, ce n'est que
l'accomplissement d'un grand devoir, d'un grand effort, l'acceptation
d'un grand sacrifice.
C'est pour faire son devoir qu'hier, dans une usine, une ouvrière
travaillait dans la nuit, les doigts gourds de froid et disait : « Je
ne veux pas que, de ma faute, il manque un masque à un soldat ». C'est
en donnant à plein leur effort que ce métallurgiste, ce fabricant de
produits chimiques, ce directeur d'arsenal, ont doublé la production de
leur usine ; c'est parce qu'il ne mesure pas sa peine qu'un ouvrier de
cette usine qui produisait hier une culasse en un temps donné, en
produit maintenant trois et demie. C'est pour aller enfin au bout de
son offrande, qu'un vieil homme d'un village de l'Aisne m'a fait don de
300 kilos de ferrailles et veut y joindre 4 douilles d'obus dont il
ornait le reposoir de son village au jour de la Fête-Dieu.
Comme cette ouvrière, comme ces industriels, ces ingénieurs, comme cet
ouvrier, comme ce vieillard, répondez à mon appel. Il s'agit de la
France. Payez avec largesse, avec ingéniosité, de votre personne et de
vos biens, pour produire, pour soutenir l'économie, pour ARMER. Que les
Français soient aujourd'hui les plus avares et les plus généreux des
hommes. Fondez-vous dans la grande entreprise de salut national, dans
la guerre totale.
La guerre totale ! mot terrible dans son acception courante, mot
admirable s'il veut dire que, tous, nous ne formons qu'un bloc, le bloc
de la ruche nationale que n'entameront plus jamais les meurtrières, les
absurdes luttes intestines, de la ruche qui réalisera la victoire dans
la justice et la collaboration sociales.
Français de la mère Patrie et Français de l'Empire, étrangers qui êtes
venus à notre foyer, il faut que, tous ensemble, nous fassions la
guerre totale à laquelle nous avons été condamnés. Elle exige que
chacun de nous se donne tout entier à la tâche de vaincre.
POUR
L'AVENIR
FRANÇAIS
ALLOCUTION RADIODIFFUSÉE
prononcée par
M. JEAN GIRAUDOUX
COMMISSAIRE. GÉNÉRAL A L'INFORMATION
le 22 Février 1940
Nous sortons à peine du froid. Nous sommes au cœur de l'hiver... d'un
hiver qui a été rude... qui n'est pas fini. Ce froid, cet hiver, nous
nous en accommodons, nous le supportons. Nous le supportons parce que
nous savons qu'une autre saison suivra, celle du beau temps, suivie
elle-même d'une autre saison, celle des fruits. Cette terre gelée, ces
arbres sans feuilles sont la promesse même du blé, du vin, des fleurs...
Nous sommes dans l'épreuve. Nous sommes au cœur de la guerre. Nous ne
pouvons l'accepter, la supporter que grâce au même secours, par
l'espoir.
Quel espoir ? Quel est cet espoir qui vous donnera la force, à vous,
paysans, à la fois de former la majorité des combattants et
d'entretenir le sol du pays, à vous ouvriers, ou de vous battre au
front, ou d'accomplir le labeur de l'arrière, à vous tous, qui que vous
soyez, artisans, commerçants, prêtres, médecins, de renoncer à tant de
vos droits, de vos libertés, à vos métiers, aux missions et aux devoirs
même de votre vie ?
Il faut que ce soit vraiment un espoir qui en vaille la peine. Quel
est-il ? Quel doit-il être ? Je voudrais le chercher avec vous, le
chercher en vous aujourd'hui. Car inconsciemment il est en vous, il
vous donne votre vraie force. Mais, comme toute foi, il n'en sera que
plus agissant s'il est clair à vos yeux.
Cet espoir, est-ce celui de la victoire ? Non. Pas seulement celui-là.
La victoire n'est que notre devoir le plus strict. Je crois que tous
les Français sont d'accord désormais sur ce que nous vaudrait la
défaite. Nous n'avons pas le choix. Aucune classe de la nation n'a le
choix. Il nous faut vaincre.
Je veux vous prendre aujourd'hui pour exemple, vous, paysans, qui
formez la classe la plus nombreuse du pays, qui êtes le fond de notre
race, qui êtes la trame de notre armée. Vous savez la vérité en ce qui
vous concerne. L'ennemi peut donner à la guerre tous les prétextes,
politiques ou autres, prétendre que l'Allemagne est encerclée, dire que
le régime de Hitler est une religion qui doit devenir universelle ; la
vérité est celle-ci : il est un peuple, le peuple allemand, qui veut
prendre les terres des autres, et ces autres se défendent. Et il ne
s'agit pas de terres lointaines. Hitler a toujours dit qu'il ne ferait
pas la guerre pour des colonies ! Il fait la guerre, c'est donc pour
des terres proches. Cet espace vital qu'il réclame, c'est le sol. Il
l'a dit textuellement dans son livre : le sol de ses voisins. Voyez la
guerre de Pologne, Hitler a prétendu qu'elle avait pour but de donner à
l'Allemagne Dantzig, qui était une ville. La vraie raison était
d'occuper toutes ces provinces limitrophes de l'Allemagne, qui étaient
la campagne, d'en chasser les fermiers polonais, d'y établir les siens.
Comment imaginer, si l'Allemagne a confisqué les terres de ses voisins
de l'Est, qu'elle respectera celles de l'Ouest qui sont plus
accessibles, plus fertiles, sous un climat meilleur ? Les vraies
colonies que désire l'Allemagne, qu'elle prendra si elle le peut, ce
n'est pas le Cameroun, le Tanganyka. — lorsqu'elle possédait des
domaines quatre fois étendus comme son territoire d'Europe, elle n'y a
envoyé que quelques milliers d'Allemands, la plupart soldats ; — c'est
la Lorraine, la Champagne, ce sont les bords de l'Atlantique et de la
Méditerranée.
Un aviateur anglais m'a dit avoir compris l'autre jour la guerre
allemande. Il revenait des Indes, et sa surprise fut grande lorsqu'il
arriva au-dessus de la France. Il savait que dans notre pays venait de
s'effectuer le plus grand remuement et déplacement humain que la terre
ait connu. Il s'attendait à ce que, de son avion même, notre pays lui
semblât porter trace de ces bouleversements, fût sans attrait, fût une
sorte de chantier. Ce fut le contraire. Après une Afrique déserte,
après des îles chaotiques, après une mer qui était elle-même une
tempête, il aperçut soudain au-dessous de lui un pays qui lui parut
l'image de l'ordre, de l'abondance, de la paix, c'était la France. Les
champs plus vides, les routes plus pleines, les animaux plus rares,
donnaient seulement, de cette hauteur, l'impression de quelque vacance.
C'était un dimanche que la guerre semblait étaler ce mercredi-là sur la
campagne. Mais surtout, à mesure que se succédaient les vignes, les
pâturages, les labours, ceux du Midi, puis, ceux du Centre, puis ceux
du Nord, tout notre pays étalait aux yeux de l'aviateur sa raison
d'être, qui est d'être un pays paysan, et son but de guerre, qui est la
défense du sol, et aussi le but de guerre des voisins, qui est sa
conquête.
Conquête, si jamais elle survenait, après laquelle il serait fou de
croire que l'Allemagne puisse se montrer plus douce envers les paysans
français qu'envers les paysans polonais. Elle les dépossédera en masse,
elle les exilera en masse, hommes d'un côté, femmes d'un autre, enfants
d'un troisième, vers les travaux stériles, les déboisements, les
terrassements, vers la misère. Qu'il s'agisse des pâturages normands ou
des vignobles, ils seront confisqués au profit des vainqueurs. Un
matin, propriétaires et vignerons seront convoqués par la Kommandantur
avec quelques jours de vivres, parqués, dirigés sans bagages vers
une destination inconnue ; et, dans la Mairie du canton, il sera
procédé à une nouvelle répartition du cadastre. Les opposants seront
fusillés... C'est aussi simple que cela...
Et ce qui est vrai pour les paysans l'est aussi pour chaque autre
classe de la nation vaincue. Aucune ne pourra plus compter que sur
l'expropriation et sur l'esclavage. L'Allemagne ne peut être
qu'impitoyable. Comment lui viendrait-il à l'idée de conserver à des
étrangers les libertés, les droits qu'elle a arrachés à son propre
peuple ?
Mais, me dira-t-on alors, cet espoir, c'est la Paix ? Oui, si l'on
veut. Le mot Paix, en effet, est un beau mot. Mais il y a paix et paix.
Nous l'avons eue, la paix. Elle est venue vers nous aussi belle, aussi
victorieuse, aussi prometteuse qu'une paix peut venir. Elle est venue
en 1918, au-dessous des arcs de triomphe, escortée de ses futurs
défenseurs, les cinquante nations qui se vouaient à elle. Au bout de
peu d'années, il n'est resté de cette paix qu'une France insatisfaite,
que des peuples divisés, menaçants, ou apeurés, que la guerre. Pourquoi
?
Parce que, après les souffrances de cinq ans de guerre, nous avons cru
que la paix était en soi un bien suffisant, que le fait d'être en paix
dispensait de tout autre effort, de tout autre foi, de tout autre
morale, que le fait d'être victorieux donnait l'avenir. Nous savons
aujourd'hui que rien n'est plus faux. Certes, l'espoir d'une paix
victorieuse est un motif valable pour le dévouement de nos soldats et
pour nos efforts. Il permet de mener la lutte avec résignation, avec
obstination. Il ne permet pas de la mener avec cet élan, avec cette
décision intérieure, avec cette approbation totale du cœur, de la
conscience, qui mettra la sérénité ou même l'allégresse dans les
occupations journalières de la guerre comme dans ses moments les plus
critiques. Que faut-il pour cela ?
Il faut pour cela une foi. Il faut pour cela que nous imaginions cette
paix, non comme un terme, mais comme un commencement. Il faut que la
paix ne soit pas celle de 1918, qu'elle ne consiste pas seulement à
retomber, avec des deuils en plus, avec des biens en moins, dans la
routine et l'incertitude d'avant-guerre. Il faut que la guerre serve,
que le pire mal serve, que la guerre soit l'écluse entre une époque
périmée et une époque nouvelle. Il faut que vous tous, qui combattez,
qui travaillez, vous ne voyiez pas, en pensant à la paix, le retour
dans un pays appauvri, démuni, où vous aurez à reconstruire péniblement
votre existence et celle de votre famille entre le chômage et le
débrouillage, entre l'avilissement et l'enchérissement de la vie, mais
dans une France préparée pour une activité et un bonheur modernes. Il
faut, pendant que vous protégez ou armez le pays, que vous soyez
assurés qu'à la paix vous y trouverez, outre les trésors d'une
civilisation que nous essayerons de vous garder intacts, des libertés
accrues, un champ de travail accru, des guides plus sûrs, des
protections enfin absolues contre les parasites et les profits. Il faut
que soit prêt, élaboré dans toutes ses parts, le projet non pas biennal
ou quinquennal, mais perpétuel, qui doit utiliser les forces
matérielles et morales de la France. De ce premier plan que nous
occupons aujourd'hui avec notre alliée l'Angleterre dans un globe où
nous représentons, au milieu des craintes et des faiblesses, la forme
la plus haute de la force et de la conviction morale, où nous avons
repris notre place de conducteur des peuples, il faut que vous soyiez
sûrs, à la paix, de passer aussi au premier plan de la conduite
pacifique du monde. Nous en sommes capables. L'Etat-Major publiait,
l'autre jour, un bulletin où il était signalé que depuis le mois de
septembre notre armée avait déjà, en constructions, en fossés, en
routes, réalisé l'équivalent des plus grands travaux qui aient été
faits dans le monde. En cinq mois les bras mêmes de ceux qui tiennent
le fusil ou lancent la grenade ont réalisé l'équivalent des Pyramides,
du Canal de Suez, une œuvre de maçonnerie qui égale cent villes
nouvelles. Nous n'avons qu'à suivre cet élan. Il reviendra à l'armée de
nous avoir donné l'amorce et la proportion des occupations de notre
paix. C'est pour l'étude, pour la préparation de cet aménagement du
pays que déjà, sous l'inspiration de notre Président du Conseil, se
fonde et s'organise l'équipe. Elle se composera de tous ceux qui
pensent que la fin de la guerre ne doit pas signifier seulement le don
à l'ancien combattant de sa dernière capote, que l'Etat ne doit pas se
croire quitte avec lui par l'octroi généreux de la prime de départ ;
mais que la démobilisation devra être le signe d'une mobilisation
forcenée du travail et de la pensée du pays ; de tous ceux qui
estiment, puisque nous sommes à l'aise dans une guerre gigantesque, que
nous pouvons l'être aussi dans une paix qui ne serait pas taillée à la
mesure des petitesses, des routines, mais à celle de ce pays
inépuisable en ressources et en beautés qu'est la France, et de ces
humains, audacieux et inventifs parmi tous les humains, que sont les
Français. C'est là notre programme, une paix qui ne laissera plus de
terres en friche, qui mettra à la disposition des paysans soldats les
terres abandonnées, qui fera des fermes des maisons modernes ; une paix
qui ne reprendra aux ouvriers aucune des libertés acquises, qui les
défendra contre la machine, qui leur donnera par la construction de
cités neuves, par le don d'habitudes larges, leur aise et leur
respiration dans l'Etat. Rendre la confiance à ceux qui font déjà dans
leur esprit le sacrifice de la moindre des vertus françaises. Rendre
aux ingénieurs l'invention et la réalisation à leur plus haut degré,
aux instituteurs et aux professeurs l'orgueil et le rang de leur
mission primordiale, aux architectes l'architecture, aux artisans
l'artisanat, aux entrepreneurs le génie et le champ de l'entreprise,
aux banquiers la hardiesse, redonner à l'imagination l'exploitation
d'un des plus beaux domaines qui aient jamais été constitués en ce
monde, et le garder au luxe et à la qualité, voilà le but de guerre qui
peut seul, de derrière la victoire future, justifier cette époque, et
le seul capable d'illuminer le sacrifice de nos soldats. Voilà l'espoir
qui nous permettra, d'une guerre défensive, de faire une guerre
positive et offensive. Une guerre défensive est souvent taciturne,
hargneuse, elle tend les nerfs, elle contracte le cœur. Mais c'est d'un
cœur détendu, de bras souples, que nous irons chercher dans la
victoire, dans la défaite de l'ennemi, notre vrai butin de guerre, qui
est la France moderne. Ce sera là la différence entre la guerre de ceux
que nous combattons et la nôtre. Ce sera un nouvel ascendant que nous
prendrons sur eux. Ils n'ont plus à gagner que par la défaite. Nous,
nous avons devant nous, si nous voulons, comme l'a toujours eu la
France dans ses heures critiques, notre avenir entier.
UNE
ARME DE GUERRE
LE RATIONNEMENT
PAR PAUL REYNAUD
MINISTRE DES FINANCES
ALLOCUTION RADIODIFFUSEE
LE 29 FEVRIER 1940
~*~
C
E matin, le Président de la République a signé ce que
l'on est convenu d'appeler un train de décrets-lois. Pourquoi ces
décrets-lois ?
Que contiennent-ils ?
Ils sont destinés à agir sur l'économie et sur les finances du pays.
Au début de la guerre, le 10 septembre dernier, je vous disais : «
Derrière le front militaire dont l'importance est vitale, il y a un
front économique, financier et monétaire dont l'importance est vitale
aussi. »
Or, à ce jour, c'est une guerre économique que nous fait l'Allemagne.
Son offensive navale est uniquement dirigée contre le ravitaillement
des Alliés.
Eh bien ! au bout de six mois de cette guerre, où en sommes-nous ?
Financièrement, nous avons tenu.
Economiquement, au contraire, nous glissions sur une mauvaise pente.
Car je vous dis la vérité en temps de guerre, comme en temps de paix ;
rien n'est pire que le faux optimisme qui dissout les énergies.
Les
finances d'abord.
Parlant l'autre jour aux Anciens Combattants, je leur disais
l'évolution satisfaisante de notre situation financière depuis le début
de la guerre ; les souscriptions sans cesse croissantes aux Bons qui
dépassent déjà huit milliards par mois. L'accroissement des dépôts dans
les caisses d'épargne. L'excellente tenue des rentes sans aucun
soutien. Le redressement du franc sur le marché libre de New-York. A
ces faits, je puis aujourd'hui en ajouter trois autres :
1° En janvier, en pleine guerre, le rendement des impôts a été, grâce à
la taxe d'armement, et malgré une baisse profonde des recettes
douanières, de 300 millions supérieur à celui de janvier 1939 ;
2° Les souscriptions aux émissions du Trésor dans les bureaux de poste
ont été, pour la première quinzaine de février, très supérieures à
celles du mois de décembre tout entier ;
3° Pendant ce même mois de janvier, toutes les dépenses intérieures de
l'Etat ont été couvertes soit par l'impôt, soit par les souscriptions
de Bons.
En d'autres termes, ce que les techniciens appellent le circuit des
capitaux s'est intégralement fermé en janvier.
Nous
avons produit moins et consommé autant.
Ce n'est donc pas du côté financier que vient le péril, le mal qui nous
guette c'est le mal économique, le plus redoutable de tous, celui de la
hausse des prix. C'est la menace de la vie chère. Pourquoi la hausse
des prix ? Il faut bien comprendre d'où vient le mal, si on veut le
combattre. Regardons les faits.
Deux faits dominent tout depuis la guerre : Premier fait : la France
produit moins. Deuxième fait : la France consomme autant.
La France produit moins parce qu'elle a 5 millions d'hommes mobilisés,
les plus jeunes, les plus forts. Elle produit moins parce qu'une grande
partie de ceux qui restent, une grande partie des machines qui
tournent, travaillent pour l'armement. Or, ces hommes et ces machines
ne produisent rien d'utile pour nous, rien pour nous nourrir, pour nous
vêtir, pour nous chausser.
Par contre, si nous produisons moins, nous consommons autant. Cela
n'est pas vrai pour chacun d'entre nous, mais c'est vrai pour
l'ensemble du pays, si l'on tient compte des immenses besoins de
l'armée, en nourriture, en vêtements, en transports ; la vérité est
qu'au total la France consomme autant qu'elle consommait avant la
guerre, et, pour certains produits, davantage encore.
Ici, j'ai une question à vous poser !
Produire moins et consommer autant, est-ce que cela peut durer ?
Cette question, le Gouvernement se l'est posée. C'est à elle que
répondent nos décrets-lois.
Nous
avons vécu avec nos réserves.
Jusqu'ici c'est en consommant une partie de nos réserves que nous avons
fait face à ce déséquilibre. Nous pouvions le faire, car nous avions
des réserves. Réserves matérielles, réserves financières, réserve d'or,
cet or qui est comme un chèque en blanc sur toutes les nations de
l'univers. Nous avons puisé dans toutes ces réserves. L'armée y a puisé
par ses réquisitions. Elle a prélevé des chevaux, des camions, des
matières premières, des tissus, des chaussures. Notre cheptel est à
reconstituer, nos réserves de charbon devront être accrues.
Non seulement nous avons puisé dans nos réserves ultérieures, mais nous
avons fait appel à l'étranger. Pour y faire des achats, il a fallu
livrer de l'or. Notre encaisse-or a été entamée. Si elle l'a été très
peu, c'est que, pendant les trois premiers mois de guerre, nous avons
eu des rentrées massives de capitaux. Mais vivre sur des capitaux
rapatriés, c'est encore consommer une réserve.
Quel risque si le Gouvernement avait laissé les choses aller ainsi !
On ne peut pas indéfiniment, si la viande sur pied se fait rare en
France, se borner à la remplacer par de la viande frigorifiée qu'on
paie en dollars, c'est-à-dire en or, et faire de même pour toutes les
denrées et tous les objets que nous avions l'habitude de consommer en
temps de paix et que nous produisons désormais en quantité
insuffisante. Vous savez bien ce qui se produirait tôt ou tard.
Maintenant
la hausse des prix a commencé.
Moins de choses à acheter en face d'acheteurs aussi nombreux, cela
provoque inéluctablement, automatiquement, la hausse des prix. Voilà la
cause profonde de la vie chère. Nous voilà au cœur du sujet.
La hausse des prix a commencé à se produire depuis la fin de novembre
dernier. Je sais qu'elle angoisse chacun d'entre vous. Je voudrais vous
dire que de tous les Français, celui qu'elle a angoissa le plus depuis
trois mois, c'est le Ministre des Finances. Pour beaucoup d'entre vous,
la vie chère représente un sacrifice de plus, une dépense coutumière à
laquelle on est obligé de renoncer, un train de vie pourtant modeste
qu'on est obligé de réduire encore.
Ecartons
le cycle infernal.
Pour le Ministre des Finances, s'ajoute au sentiment de ces souffrances
innombrables qu'il n'ignore pas, croyez-le bien, une préoccupation plus
grave encore : celle de voir le pays entrer dans le cycle infernal.
Savez-vous ce que c'est que le cycle infernal ? Je dois vous le dire,
car si chacun de vous voit le danger, nous l'écarterons ensemble. Le
danger, c'est qu'on se dise un jour : « Les prix montent ? Tant pis.
Relevons les salaires. » Eh bien ! admettons qu'on relève les salaires.
Les ouvriers seront satisfaits, pensez-vous, du moins pour un temps.
Mais les ouvriers ne sont pas seuls.
Les hommes aux armées ne mériteraient-ils pas, en même temps, une
augmentation de leur prêt et de leur solde ? Et les familles des
mobilisés ? Et les fonctionnaires ? Et les retraités ? Et les
pensionnés de guerre ? Les paysans eux-mêmes n'auraient-ils pas droit
dans cet ajustement général à une hausse des prix agricoles ? Et les
petits rentiers qui ont fait confiance à l'Etat ?
Imaginons, pour un instant, que l'on donne à tous satisfaction. Qu'y
gagneraient-ils ?
Tous auraient plus de billets de banque dans leurs poches. C'est
entendu, mais y aurait-il pour cela une côtelette de plus chez le
boucher, une paire de chaussures de plus chez le cordonnier ?
Evidemment non !
Alors ? Alors, cette nouvelle vague de billets de banque créerait une
nouvelle vague de hausse des prix sans améliorer la situation de
personne et tout serait à recommencer. Voilà ce que serait le cycle
infernal.
Ce ne serait pas une chose nouvelle. Nous l'avons observé ailleurs, par
exemple au lendemain de la dernière guerre, dans les pays de l'Europe
centrale, où l'on en arrivait à changer les étiquettes dans les
magasins plusieurs fois par jour.
Croyez-vous que l'ordre social serait maintenu ? Croyez-vous que le
financement de la guerre resterait possible ? C'est pourtant à cela que
nous conduirait la politique de facilité, celle de hausse des prix et
des salaires. Toutes ces conséquences, en est-il un seul parmi vous qui
les accepte ?
C'est cela que le Gouvernement a voulu éviter en prenant les décrets
qui ont été signés ce matin.
La
convention avec la Banque de France.
Nous n'avons pris qu'un seul décret-loi d'ordre financier ; il approuve
une convention avec la Banque de France. Cette convention a pour but de
mobiliser deux réserves pour nos paiements à l'extérieur et pour nos
paiements à l'intérieur.
Pour nos paiements à l'extérieur, nous mettons de côté une fraction de
notre trésor de guerre, de notre or, dont l'utilisation désormais
secrète échappera aux regards de l'ennemi.
Pour nos paiements à l'intérieur, nous avons tiré parti d'une réserve
que le Trésor avait à la Banque de France et qui résultait du fait
qu'en novembre 1938 le stock d'or avait été réévalué à un prix
inférieur à sa valeur réelle. Je n'entrerai pas ici dans des
explications techniques, mais je le dis tout de suite au risque de
déplaire à la propagande allemande : la valeur du franc sera demain ce
qu'elle était hier et le montant des avances en francs de la Banque à
l'Etat reste le même. Je vous rappelle, d'ailleurs, comme je vous l'ai
dit en débutant, que le rendement des impôts et les souscriptions aux
Bons ont été tels en janvier, que le circuit a été fermé.
La convention est donc, de ce chef, un acte de prévoyance. Elle nous
met en état de faire face à toutes les situations qui peuvent naître de
la guerre. Mais, n'est-ce pas surtout en temps de guerre que gouverner,
c'est prévoir ?
Voilà pour le domaine financier.
Tous les autres décrets-lois sont d'ordre économique. A cet égard, les
seuls remèdes, vous l'avez compris — il ne peut pas y en avoir d'autres
— c'est de
restreindre la consommation
et
d'accroître la production.
Le
rationnement des civils.
Il faut avoir recours en même temps, à l'un et à l'autre de ces remèdes.
Celui auquel nous étions peut-être le moins préparés, c'est le
rationnement de la population civile. La France est un pays riche.
Notre peuple est habitué à ses aises. Les Français répugnent à tous les
contrôles, celui de la consommation plus que tout autre. Quand on a vu
le régime des cartes généralisé en Allemagne, on a dit volontiers chez
nous que c'était pour eux un mauvais signe. Jamais nous ne verrons cela
chez nous, déclarait-on. Eh bien ! savez-vous qui devait se réjouir le
plus de cet état d'esprit, savez-vous qui aurait souhaité le plus que
nous persévérions dans cette erreur ?
N'en doutez pas, personne plus que M. Hitler.
Ce qu'il peut espérer de plus favorable pour lui, c'est que nous nous
endormions dans nos habitudes du temps de paix. L'Allemagne nous livre,
jusqu'à ce jour, une guerre d'une forme nouvelle, qui est une guerre
économique, avec l'espoir t'atteindre par elle notre moral.
La
tactique de M. Hitler.
L'Allemagne a fondé toute sa tactique sur l'idée que nous allons
épuiser nos réserves pendant qu'elle, grâce à des privations inouïes,
conservera les siennes ou même les accroîtra, en tout cas, pourra
tenir. Réfléchissez. Si M. Hitler ne nous a pas attaqués, ce n'est pas
seulement par crainte d'un nouveau Verdun. C'est qu'il a une
arrière-pensée.
Cette arrière-pensée, pourquoi ne pas la dénoncer publiquement ?
N'est-ce pas la meilleure façon de déjouer son calcul ? M. Hitler ne
veut certes pas ménager la France. Dans son discours de Berlin du 30
janvier, il a levé le masque. En parlant de sa victoire en Pologne, il
a dit : « dégagé mon dos », ce qui nous montre bien vers qui maintenant
il tourne les yeux. Parlant de la France, il a dit que sa sève vitale
n'est vraiment plus très féconde. » Et il a ajouté qu'elle a trop de
terre pour les hommes qu'elle porte et que « ce problème devra être
résolu, qu'il sera résolu exactement comme l'ont été-les problèmes
intérieurs de l'Allemagne. »
Nous voici prévenus.
C'est à nous qu'il en veut, c'est à nous qu'il en a. Mais il attend.
« Peut-être dans quelques mois, peut-être dans un an, se dit-il, au
lieu d'avoir devant moi une France unanime, aurai-je une France
démoralisée. Les Français sont un peuple brave, mais indiscipliné.
Jamais ils ne consentiront à se plier aux privations, qui sont
inséparables d'une guerre longue.
« C'est là que je les attends, c'est là que je les aurai.
« Leur système craquera de l'intérieur, parce que les
revendications se multiplieront dans les masses, parce que les
faiblesses l'emporteront chez les chefs. »
Hitler est un agitateur révolutionnaire. Sous ses coups, trois
Républiques, sans compter celle de Weimar, ont déjà été effacées par
lui de la carte de l'Europe. Il sait comment le désordre économique et
financier blesse à mort une démocratie. Il croit que notre régime
signifie : « Retard, minimum d'efforts et maximum d'exigences. »
Avant de mettre en marche ses armées, il attend que nous tombions dans
le piège qu'il tend à nos habitudes du temps de paix. Ce piège est
dangereux. Pour y tomber, il aurait suffi que votre Gouvernement
hésitât trop longtemps à vous demander de vous restreindre. Il
suffirait que vous ne lui donniez pas tout votre concours M. Hitler
nous croit incapables de nous organiser, de nous discipliner, de nous
rationner. M. Hitler se trompe. Il vous suffira de lire les
décrets-lois qui ont été signés ce matin pour en avoir la preuve.
La
seule répartition équitable.
Dans quelques jours, commenceront les formalités du recensement général
qui doit précéder la distribution à tous les Français de cartes de
consommation individuelle. Est-ce pour vous une bonne nouvelle ou une
mauvaise nouvelle ? Allions-nous laisser les prix monter encore?
Allions-nous laisser mettre aux enchères les produits de première
nécessité, laisser les riches les accaparer parce qu'ils sont riches ?
Nous ne l'avons pas voulu. Des privations étant fatales, la seule
répartition équitable c'est celle du rationnement. Il n'y a pas de
difficulté technique qui nous empêchera d'aller jusqu'au bout de cette
tâche.
En Angleterre, deux mois se sont écoulés entre le moment où le
rationnement a été annoncé et le moment où il a pu fonctionner. Or, il
n'y a eu, pendant cet intervalle, aucun stockage excessif chez les
particuliers. Nous sommes sûrs qu'il en sera de même en France. Si
quelques mauvais Français agissaient autrement, je voudrais leur dire
le mépris que m'inspirent leur intelligence et leur caractère. Comment
peuvent-ils penser que le pays pourrait gagner la guerre si tout le
monde faisait comme eux et comment peuvent-ils penser préserver leur
situation personnelle si nous la perdions ? J'ajoute que les lourdes
pénalités qu'ils mériteraient sont prévues par le décret et leur
seraient appliquées.
Autres
restrictions.
Dans les jours qui viennent entreront également en vigueur des mesures,
dont je ne vous dis pas ici le détail, qui se complètent les unes les
autres.
Pourrions-nous, par exemple, fermer trois jours par semaine les
pâtisseries, sans interdire trois jours par semaine également la vente
de l'alcool ? D'autant plus que l'alcoolisme s'accroît en ce moment.
Est-ce que la race française n'a pas le droit d'être défendue comme les
autres ?
Restriction du luxe alimentaire dans les restaurants, restriction de la
consommation privée de l'essence, car vous savez que l'essence c'est de
l'or, tous ces textes répondent à la même idée, au même besoin :
réduire la consommation.
Ce programme de restrictions serait un triste idéal pour le temps de
paix. Aujourd'hui, en temps de guerre, chaque privation est un acte,
une pierre apportée à l'édifice, un coup porté à l'adversaire. Nous
devons donc ménager férocement nos réserves. Surtout celles qui
nous permettent d'acheter à l'étranger, car si nous connaissons
l'ampleur de nos besoins actuels, ce serait un crime de leur sacrifier
nos besoins futurs, qui seront peut-être plus grands et plus graves.
Un décret resserre le contrôle des dépenses publiques, et d'accord avec
le Haut-Commandement, organise la lutte contre le gaspillage jusque
dans la zone des armées.
La
France doit produire plus.
Mais dépenser moins, consommer moins, cela ne suffit pas. Il faut
produire plus. Je ne parle pas, bien entendu, de l'armement. Dans ce
domaine, notre effort s'intensifie chaque jour.
Je parle de la production nécessaire aux besoins de la vie civile,
celle qui répond aux besoins fondamentaux du pays et à nos possibilités
d'exportation. De même, des exonérations utiles à la vie économique,
notamment à la vie agricole, ont été décidées. Désormais, les pièces
détachées de machines agricoles entreront en franchise des droits de
douane sur le territoire français. Le budget prendra à son compte
d'autres charges qui eussent grevé les prix de revient agricoles,
notamment en matière d'engrais. Les frais qu'impose l'immigration en
France des travailleurs étrangers seront remboursés, et des primes
seront accordées sur les ensemencements de printemps, vitaux pour notre
économie.
Je crois pouvoir dire, en rappelant, par exemple, qu'en pleine guerre,
nous avons mis en application le Code de la famille, si justement
favorable au monde agricole, qu'aucun gouvernement n'a jamais fait
autant que le Cabinet Daladier pour la grande cause paysanne.
Quant à notre production industrielle, c'est surtout de main-d’œuvre
qu'elle a besoin. Pourrions-nous continuer à recruter pour nos usines
les ouvriers agricoles de nos campagnes ? Ce serait courir un risque
grave qu'un décret-loi vient d'écarter.
L'appel
aux femmes.
Nous avons décidé de faire largement appel aux femmes. Le Ministre du
Travail établira la liste des industries qui seront contraintes
d'employer un pourcentage minimum de main-d’œuvre féminine. Il
procédera en même temps au recensement de toutes les ouvrières sans
emploi. Et si le volontariat ne suffisait pas, nous n'hésiterions pas à
avoir recours à un véritable service civil obligatoire.
Pour le développement de notre commerce extérieur, des ristournes
fiscales pourront être accordées pour certaines exportations.
L'extension
de l'accord franco-britannique.
Dans un autre ordre d'idées, j'ai une nouvelle importante à vous
annoncer. Vous vous souvenez de l'accord que nous avons signé le 4
décembre dernier, le Chancelier de l'Echiquier et moi. Vous savez ce
que contient cet accord : solidarité des deux monnaies, franc et livre
sterling ; faculté pour chacun des deux pays de s'approvisionner sans
limites dans l'Empire de l'autre.
Un décret publié ce matin complète cet accord en facilitant l'échange
des marchandises entre les deux pays et leurs colonies. Il supprime, en
effet, en pratique, la plupart des formalités que le contrôle des
changes impose à ces opérations commerciales.
Ainsi voit-on se créer dans un monde que la guerre a compartimenté plus
étroitement que jamais, une zone immense où renaît la liberté des
échanges et des paiements.
Les Américains ne s'y sont pas trompés. Ils ont compris que ces accords
monétaires et économiques étaient le germe de l'organisation future de
l'Europe. Leur sympathie nous est précieuse. Le champ d'application de
l'accord franco-britannique devra encore être étendu.
Dès à présent, nous disposons de l'arme qui servira après la guerre à
reconstruire une Europe viable. Il ne s'agit pas seulement, en effet,
dans notre esprit, d'un accord pour la durée des hostilités. Ce sera
l'un de nos bénéfices de guerre et non des moindres. Tous les jours,
nos deux peuples se sentent plus près l'un de l'autre et, par-là, se
sentent plus forts.
Côte à côte avec l'Angleterre, nous vaincrons.
Et la paix qui suivra notre victoire commune ne sera pas perdue comme
l'a été celle de 1918. Elle ne sera pas perdue parce que tout le monde
comprend que l'enjeu, cette fois-ci, est bien plus grand. Les poussées
d'impérialisme de l'Allemagne sont un mal chronique, mais quelle
différence entre l'Allemagne de M. Hitler et celle de Guillaume II !
C'était en 1914, l'Allemagne du grand Etat-Major, des hobereaux, des
grands industriels ; c'était une riche bourgeoisie, un peuple buveur de
bière auquel l'âge donnait trois replis de graisse sur le cou. Couvrant
tout cela, un vernis de christianisme.
L'Allemagne
des loups affamés.
A l'Allemagne des loups gras a succédé l'Allemagne des loups maigres.
Leur victoire serait non seulement la ruine de la France, mais la ruine
et le martyre individuel de chaque Français. Tous les jours, nous
recevons des détails précis sur la manière dont ils traitent les
peuples qu'ils ont asservis. Pour trouver dans l'histoire des exemples
de ce qui se passe en Pologne où des familles reçoivent l'ordre
d'émigrer dans les deux heures, d'où un million d'hommes vont être
déportés en Allemagne, pour y être assujettis à de durs travaux
agricoles, il faudrait remonter aux Assyriens de la haute antiquité.
Nous savons maintenant ce qui nous attendrait. Cette guerre est dure,
elle est perfide, elle est dangereuse comme une eau dormante. Le risque
est énorme et il n'est pas sensible. S'abandonner, ne fût-ce qu'un
instant, comme une sentinelle qui s'endort la nuit, ce serait tout
perdre.
Assez de discours proclamant notre bon droit et leur mauvaise foi. La
guerre est une épreuve de force. Quand on entre en guerre, on s'en
rapporte au jugement de la force. Notre ennemi s'est toujours trompé
sur les Français. Il s'imagine que nous n'avons plus de sève, que nous
avons perdu la fierté de notre passé. Nous verrons bien. Il s'imagine
que nous n'avons plus de ressort, ni de jeunesse, ni d'audace, ni de
grandeur. Nous verrons.
PRÉSENTATION
DU GOUVERNEMENT
PAR PAUL RAYNAUD
PRÉSIDENT DU CONSEIL
ALLOCUTION RADIODIFFUSÉE DU 26
MARS 1940
LA DÉCLARATION MINISTÉRIELLE
MESSIEURS,
La France est engagée
dans la guerre totale.
Un ennemi puissant, organisé,
résolu, transforme en moyens de guerre, et concentre, pour triompher,
toutes les activités humaines.
Aidé par la trahison des
Soviets, il porte la lutte dans tous les domaines et conjugue tous les
coups qu'il frappe, avec une sorte de génie de la destruction dont nous
ne méconnaissons point ce qu'il a de grandiose en même temps que
d'odieux.
Par le fait même, l'enjeu de
cette guerre totale est un enjeu total.
Vaincre, c'est tout sauver.
Succomber, c'est perdre tout.
Messieurs, le Parlement,
exprimant le sentiment national, a mesuré dans toute leur étendue ces
terribles réalités. Aussi, le gouvernement qui se présente devant vous
n'a-t-il pas d'autre raison d'être et n'en veut-il pas d'autre que
celle-ci :
Susciter, rassembler, diriger
toutes les énergies françaises pour combattre et pour vaincre ; écraser
la trahison, d'où qu'elle vienne.
Grâce à votre confiance et avec
votre appui, nous accomplirons cette tâche. S'il nous fallait un autre
réconfort, nous n'aurions qu'à compter les ressources immenses de la
patrie et de l'empire, nous n'aurions qu'à regarder, les yeux dans les
yeux, nos admirables alliés, nous n'aurions qu'à évoquer la vaillance
de notre peuple, le labeur de nos ouvriers et de nos paysans, la force
de nos armées, l'ardeur de nos soldats, la valeur de leurs chefs, nous
n'aurions enfin qu'à penser au génie éternel de la France.
PRÉSENTATION DU GOUVERNEMENT AU
PAYS
ALLOCUTION RADIODIFFUSÉE DU 26
MARS 1940
Vendredi dernier, j'ai présenté mon gouvernement au Parlement, comme il
se doit. Aujourd'hui, c'est à vous, c'est au peuple de France que je
veux le présenter.
Je le ferai en quelques mots, car, vous le savez, c'est seulement de
mes actes que j'ai l'habitude de vous parler.
Au moment où j'ai accepté la lourde charge de succéder au président
Daladier, à qui la France doit tant, une seule idée m'a conduit :
quelle formation ministérielle donnera au gouvernement le plus de force
pour agir ? Car, je vous l'ai dit souvent, la guerre est une question
de force. J'ai souhaité l'unanimité et j'ai offert à des hommes de tous
les partis de collaborer au pouvoir. Cette unanimité viendra, mais ce
n'est pas par des habiletés que nous entendons l'obtenir, c'est par les
résultats de notre action.
En attendant, si, en pleine guerre, la France avait donné le spectacle
d'une de ces cascades de gouvernements, cascades déjà néfastes en temps
de paix, c'est alors que la propagande ennemie aurait dénoncé la
faillite de notre démocratie et l'impuissance de notre régime.
Le vrai risque n'était d'ailleurs pas de fournir à l'ennemi ce thème de
propagande : c'était de favoriser l'exécution de son plan. Il joue,
vous le savez, notre désagrégation intérieure qui lui permettrait
ensuite une action militaire au moindre prix.
Ah! s'il avait pu voir émerger d'une série de crises ministérielles un
gouvernement sans vigueur, coupé des masses de la nation et incapable
d'entraîner le pays, alors, l'heure de M. Hitler eût sonné.
Ce danger est écarté. Il s'agit maintenant de gouverner.
J'ai constitué, au sein du gouvernement, un cabinet de guerre de neuf
membres : c'est assez pour délibérer, ce n'est pas trop pour agir. Nos
décisions seront mûries, nos actes seront prompts.
Nous avons créé l'instrument nécessaire. Nous allons nous en servir.
Faire
la guerre dans tous les domaines.
Pour quelle politique ?
Vais-je vous parler, une fois de plus, des raisons pour lesquelles nous
sommes entrés en guerre et des buts que nous voulons atteindre? Non,
car ces raisons et ces buts vous ont été souvent exposés.
Ils s'imposent à nous comme à nos prédécesseurs ; l'objectif est resté
le même : vaincre l'ennemi.
L'heure que nous vivons est décisive. Au cours des longs siècles de
notre histoire, il y en a eu peu de semblables.
La situation est claire et simple : En mars 1936, la Reichswehr est
entrée en Rhénanie ; En mars 1938, elle est entrée à Vienne ; En mars
1939, à Prague, puis à Memel; En septembre 1939, à Varsovie, dépeçant
la Pologne avec la complicité des Soviets. Et, comme le crime suscite
le crime, ce fut l'agression soviétique contre l'héroïque Finlande et
le traité d'oppression qui a suivi.
A l'heure où je parle, tout est mis en œuvre par M. Hitler pour
s'attaquer à l'indépendance économique des Etats des Balkans. Bref,
sous nos yeux, par tous les moyens, tend à s'établir sur une grande
partie de l'Europe, l'hégémonie du Reich.
Si nous laissions l'ennemi, agrandi par ses conquêtes, organiser une
telle masse aux ordres d'un tel régime, c'en serait fait de la liberté,
c'en serait fait de la France.
Devant une pareille menace, nous n'avons plus qu'à écouter le vieil
instinct des ancêtres : celui qui inspira la monarchie dans la lutte
contre Charles-Quint, celui qui dressa la nation révolutionnaire devant
les Impériaux de 1792, celui qui fit triompher la France républicaine
de l'Allemagne de Guillaume II.
Le devoir du gouvernement est clair : faire la guerre, la faire dans
tous les domaines.
La
situation militaire.
Dans le domaine militaire, où en sommes-nous ? Depuis sept mois que
durent les hostilités, la France a défié l'invasion. Pourtant, combien
de guerres dans notre histoire ont commencé par le recul de nos armées
! Or, jusqu'à ce jour, et pour la première fois, l'ennemi n'a pas tenté
de nous écraser au départ.
A tout moment, nous le savons, cette situation peut changer. Mais un
fait est acquis : la France, qui se trouva maintes fois découverte,
surprise et envahie, n'a été, cette fois, ni envahie, ni surprise, ni
découverte.
Cette forte armature permet aux chefs de nos armées de protéger la
patrie tout en ménageant le sang des soldats.
Mais cela suffit-il pour gagner la guerre ? Non !
Car, vous le savez bien, dans cette guerre de peuples,
il est impossible de circonscrire l'effort dans aucun
domaine.
Les
Armements.
Dans celui des armements, si vous voulez mesurer l'immensité de la
tâche nécessaire, songez que la Grande Armée de Napoléon Ier a fait
toutes ses campagnes avec un seul modèle de fusil et deux modèles de
canons ; elle n'a jamais compté plus de 600.000 hommes ; elle n'a pas
tiré au total, sur tous les champs de bataille, plus d'un million de
boulets. C'était le temps de la guerre des armées.
Déjà, dans la guerre de 1914, on tira un milliard d'obus. Aujourd'hui,
c'est par milliards que l'on consommera des projectiles. Et nos armées
ont besoin de canons, de chars d'assaut, de navires de guerre et aussi
de ces avions qui se démodent d'une année à l'autre.
Imaginez l'intensité de l'effort industriel, la quantité énorme de
matières premières, le nombre des bras au travail, l'activité des
transports qui sont nécessaires pour ces gigantesques fabrications
d'armes.
Partout
il faut des hommes et du travail.
Et, dans le même temps, il faut que le pays continue à vivre. Il y a
une guerre à mener sur le terrain agricole comme sur le terrain
militaire. La terre aussi réclame des hommes comme les usines et comme
les armées.
Notre exportation, si nécessaire pour effectuer nos paiements à
l'étranger, réclame des hommes elle aussi. Partout il faut des hommes,
partout il faut du travail.
C'est pourquoi chacun doit servir. L'un au combat, un autre à l'usine,
un troisième aux champs. Le rôle du gouvernement est de mettre chacun à
sa place. Ce rôle, il est résolu à le remplir. Quiconque en ce temps de
guerre, dans les administrations publiques ou ailleurs, aura gardé le
rythme de travail du temps de paix, est en faute contre le pays.
Aujourd'hui, ce qui est normal est insuffisant.
Quant à ceux qui se mettraient en travers de ce grand effort national,
ils seraient broyés.
Notre
salut est entre nos mains.
Oui, cette guerre sera dure. Il nous faudra durement combattre,
durement travailler, durement souffrir. Il en est parmi vous qui m'en
ont voulu des mesures que nous avons dû prendre, il y a plusieurs mois,
dans l'ordre économique. Si je l'ai fait, ce n'est pas que je n'ai pas
ressenti les sacrifices douloureux que j'imposais. Et il m'en a coûté.
Cependant, avions-nous tort ? Ceux qui n'ont pas compris alors,
comprennent aujourd'hui.
La guerre est venue et, avec elle, de plus lourds sacrifices. Cette
dure guerre, nous la gagnerons. Les ressources unies des deux plus
grands empires du monde leur garantissent la victoire, à la condition
qu'ils veuillent et sachent les mettre en œuvre totalement.
Avant même la victoire militaire, nos succès diplomatiques dépendront
avant tout de notre force, du nombre de nos chars, de nos canons, de
nos avions. Et ces chars, ces canons, ces avions dépendent eux-mêmes de
notre volonté de travail, de notre résolution morale, de la capacité de
souffrir et de vouloir de tous les Français, ceux de l'arrière comme
ceux de l'avant. L'avenir dépend donc de nous. Notre salut est donc
entre nos mains.
Nous allons vers l'épreuve la tête droite, préparés non à la subir mais
à la maîtriser, avec une âme de guerriers, avec une âme de vainqueurs.
CE
QU’UN ÉCRIVAIN PENSE DE LA SITUATION
PAR JULES ROMAINS
DISCOURS PRONONCÉ AU DÉJEUNER
DE L’AMERICAN CLUB DE PARIS,
LE 11 AVRIL 1940
M
ONSIEUR LE P
RÉSIDENT, M
ESSIEURS,
Vous m'avez fait l'honneur, que je ressens vivement, de m'inviter à
prendre la parole devant vous. Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de
rappeler que je suis un ami et un admirateur éprouvé des Etats-Unis, et
quelle importance j'ai toujours attachée à l'opinion américaine. Déjà à
la fin de 1915, au plein milieu de l'autre guerre, quoiqu'encore bien
jeune et sans autorité, j'adressais au public américain une espèce de
long message, où j'essayais non de « compromettre sa neutralité », mais
de lui expliquer la situation tragique du vieux monde, et de lui
indiquer vers quel avenir il fallait aider le vieux monde à s'orienter.
Cela s'intitulait : « Pour que l'Europe soit ». Je puis y penser sans
rougir.
Aujourd'hui, évidemment, comme je suis avant tout un écrivain, je
pourrais profiter de la circonstance pour vous parler de littérature.
Le roman, la poésie, le théâtre, ne manquent pas de nous offrir, même à
l'heure qu'il est, des problèmes pleins d'intérêt, plus durables que
d'autres par leur essence. Peut-être même serait-ce un moyen de vous
faire plaisir, en vous distrayant des soucis actuels. Je pourrais
aussi, et cela, en ce moment, ne serait certes pas superflu, attirer
votre attention sur la situation de l'esprit dans le monde, sur les
périls spéciaux qu'il court, sur la sauvegarde qu'il importe de lui
assurer.
Tant pis ! Je vous parlerai de la situation commune. Ce n'est pas que
l'opinion d'un écrivain sur le sujet ait des chances d'être bien
particulière. C'est même une des étrangetés de ladite situation. Au
fond tout le monde est du même avis. La seule particularité de
l'écrivain, c'est un certain entraînement à dire tout haut même ce que
les gens pensent tout bas ; une certaine habitude de l'impolitesse. On
n'attend pas de lui les mêmes précautions que d'un ministre ou que d'un
archevêque. On lui pardonne, comme on dit, de « mettre les pieds dans
le plat ».
Je me rappelle avec acuité ce qu'était l'opinion dans les années 14-18.
Les gens, tout en faisant souvent très bien, et avec courage, et avec
héroïsme, ce qu'ils avaient à faire, pensaient et disaient un nombre
incroyable de bêtises. Naturellement, l'homme de la rue se chargeait
pour son compte d'en dire beaucoup. Mais les hommes très haut placés en
disaient presque autant. Il était donc bien difficile d'être de leur
avis, quand on avait pris le mauvais pli de chercher à voir les choses
aussi exactement que possible.
Depuis le début de cette guerre-ci, j'ai causé de la situation avec
toutes sortes de gens : avec de petits employés de magasin ou de banque
; avec des ouvriers, des chefs d'entreprises ; avec des paysans de
Touraine ou du Massif Central ; avec des hommes politiques, avec des
écrivains ; avec des soldats des forteresses ou des petits postes des
premières lignes ; avec leurs officiers ; avec des généraux chefs
d'armée, avec des gens du Grand Etat-Major. Il n'y a guère que les gens
du monde, de deux ou trois salons parisiens, dont je n'ai pas songé à
recueillir l'avis. Eh bien ! vous pouvez refaire vous-mêmes
l'expérience. Tous ces hommes si -divers voient l'ensemble de la
situation de la même façon, portent les mêmes jugements sur
l'essentiel, envisagent l'avenir sous un jour très analogue. Et, chose
encore plus extraordinaire, je ne leur ai pas entendu dire une seule
bêtise vraiment caractérisée.
A quoi cela tient-il ? A une merveilleuse inondation d'intelligence qui
se serait produite, ces années-ci, à travers toutes les couches du
peuple français ? Je ne suis pas si optimiste. Certes, j'ai
l'impression que les gens sont moins bêtes qu'il y a vingt-cinq ans.
Ils savent plus de choses, et les savent mieux. Ils ont plus de sens
critique. Leurs malheurs les ont dégoûtés de certaines formes
complaisantes, oratoires, ou béates, de la sottise. Mais la cause
profonde n'est pas là. Elle est surtout dans l'évidence de la situation.
Evidence saisissante, presque invraisemblable, et d'une simplicité dont
il n'y a peut-être pas, dans l'histoire, de précédent.
C'est par cette évidence, par la simplicité de cette évidence, que je
m'explique d'autres expériences que j'ai faites. Je ne parle pas des
étrangers amis que nous pouvons rencontrer en France, et que notre
atmosphère est susceptible d'influencer. Je suis sorti de France. Je
suis allé dans des pays qui sont encore ce qu'on appelle des pays
neutres. J'ai causé spécialement avec des journalistes, des
intellectuels, des hommes politiques. J'ai eu avec des hommes d'Etat
responsables des entretiens longs et confidentiels. Ils seraient
probablement très furieux si je rapportais leurs propos, et je m'en
garderai. Mais ce que je puis dire, c'est que, avec plus d'informations
qu'un paysan de Touraine ou qu'un soldat de la ligne Maginot, ils
pensent la même chose sur le fond de la question. Qu'est-ce que
j'appelle le fond de la question? Eh bien, ce qui tient dans ces deux
affirmations principales :
1° La responsabilité d'avoir
voulu et déchaîné la guerre repose entièrement sur l'Allemagne
hitlérienne ;
2° Une victoire de l'Allemagne serait une catastrophe pour l'Europe et
le monde entier.
Aucun rapport sur ce point, Messieurs, malgré l'apparence, avec la
situation de 14. Vous vous souvenez. En ce temps-là, quand on
s'entretenait avec des esprits impartiaux et informés, ils
reconnaissaient que la cause des Alliés était meilleure, tout compte
fait, que celle de leurs adversaires, et que leur victoire était
souhaitable pour l'ensemble du monde civilisé. Mais, à tort ou à
raison, ils apercevaient dans cette cause des éléments impurs. Ils
n'admettaient pas facilement que l'empire des Tsars fût devenu le
champion qualifié des libertés démocratiques, ni que la politique de
cet empire, avant la guerre, eût été à l'abri de tout soupçon. Ils
insinuaient volontiers que la guerre du droit était aussi pour une part
une lutte d'impérialismes. Les buts des Alliés, non plus, ne leur
semblaient pas tous d'une limpidité parfaite.
Aujourd'hui, rien de pareil. La question de la responsabilité ne se
pose même pas. En tout cas, je ne l'ai entendu poser par personne. Les
seuls reproches que j'ai recueillis se ramènent à ceci : « Vous avez
été d'un aveuglement et d'une faiblesse impardonnables. Il fallait
arrêter Hitler dès le début ».
Ceci me rappelle, Messieurs, le voyage que j'ai fait aux Etats-Unis au
mois de Mai dernier. Presque chaque jour, j'eus à supporter un rude
assaut, et à défendre dans les conversations la France et la
Grande-Bretagne. C'est aussi à les défendre que je consacrai
l'essentiel du discours que je prononçai à New-York, au grand banquet
des P.E.N. Clubs, où assistait toute l'élite de la société
new-yorkaise. Les défendre contre quoi ? Contre le fait qu'elles
n'étaient pas encore en guerre, et qu'elles n'avaient pas encore saisi
M. Hitler au collet.
Oui, tout le monde reconnaît, pour nous le reprocher, ou simplement
pour nous plaindre et admirer notre mansuétude, que nous avons fait le
possible et l'impossible pour sauverd la paix, pour la prolonger,
comme d'honnêtes médecins qui ne veulent jamais admettre que le malade
soit perdu.
De même pour nos buts de guerre : ils sont d'une simplicité et
d'une transparence enfantines. On nous dit quelquefois qu'on ne les
aperçoit pas assez nettement. Oh ! ce n'est pas pour les suspecter. On
sait très bien que nous ne songeons pas à conquérir des territoires, à
dévorer d'autres peuples, et que pas un homme de chez nous
n'accepterait de se battre une minute pour ces buts-là. On sait bien
que nous faisons cette guerre malgré nous, sans la moindre velléité
impérialiste. Mais on craint que nous n'allions un peu à l'aveugle,
sans même nous être mis d'accord entre nous sur les buts indispensables
à' atteindre.
C'est, me semble-t-il, que l'on confond les buts et les moyens. Les
buts, ou plutôt le but, il n'est pas difficile à formuler : faire que
l'Europe redevienne un pays habitable, où les peuples puissent vivre et
travailler côte à côte ; un brave village où les honnêtes gens ne
soient plus, obligés de se barricader, et de dormir — d'un œil — avec
deux ou trois pistolets sous leur oreiller et sur leur table de nuit.
Faire aussi que cette situation puisse durer, et que - pour employer le
langage des soldats - on n'ait pas à « remettre ça » encore une fois
dans vingt ans, ou dans dix ans. C'est tout.
Le reste, ce sont les moyens. Le premier de ces moyens, c'est la
victoire, cela va sans dire. Et une victoire complète. Nous voudrions
en faire l'économie. Mais rien malheureusement ne peut la remplacer.
Il ne faut pas se reporter aux guerres d'autrefois. Il est bien vrai
que dans la plupart des guerres d'autrefois la paix raisonnable, la
paix la meilleure, était celle qui ménageait le plus possible les deux
adversaires, donc qui se rapprochait le plus d'une paix de compromis.
Parce que, dans ces cas-là, il s'agissait d'une guerre entre
adversaires si je puis dire « normaux », vivant sur des principes de
moralité équivalents, des adversaires dont aucun ne s'était mis en
marge d'une certaine société des peuples civilisés, que ne réglait sans
doute aucun code positif, et qui n'empêchait pas dans son sein bien des
manquements ou même des crimes, mais qui n'en tenait pas moins tous ses
membres par des liens d'honorabilité très forts.
Aujourd'hui le cas est tout autre. Il y a une comparaison dont on s'est
beaucoup servi, mais il faut toujours y revenir, parce qu'elle est
d'une justesse parfaite. Vous êtes payés pour savoir, Messieurs, que
chaque fois que les honnêtes gens d'une ville, ou d'un Etat, ont
essayé, pour limiter les frais, de faire une paix de compromis avec les
gangsters, le résultat n'a pas été excellent. C'est une mauvaise
affaire que de signer avec Al Capone en le menaçant de lui retirer
notre estime s'il ne se conduit pas à l'avenir comme un gentleman.
Parce qu'Al Capone se moque complètement de sa signature et de notre
estime.
Les autres moyens sont relativement secondaires. On a parfaitement le
droit de différer d'avis à leur sujet, et surtout de modifier ses vues,
à mesure que les événements se développent de telle ou telle façon.
Tenez, par exemple, en Septembre, même en Octobre dernier, il n'était
pas du tout absurde de compter sur une révolte spontanée du peuple
allemand contre ses maîtres actuels. Des gens sérieux nous avaient dit
: « Vous verrez. Ce n'est pas si solide que cela... » Et tous les
hommes généreux, de France et de Grande-Bretagne, le souhaitaient de
tout leur cœur. Evidemment, si cela s'était produit, la paix en aurait
tenu compte. Il aurait été juste que le peuple allemand, tout en payant
ses fautes, fût aussi payé du courage, un peu tardif, qu'il aurait mis
à les racheter. Soyons gentils ! Si cela se produisait encore
maintenant, je veux dire tout de suite et avec éclat, nous nous
défendrions mal d'un mouvement d'indulgence et de sympathie, qui
pourrait encore changer bien des choses à notre conception des moyens
matériels de maintenir et de garantir la paix future. Mais plus se
prolongera la fidélité du peuple allemand aux maîtres effroyables qu'il
a tirés de son sein, plus il sera difficile de ne pas le considérer
comme un peuple foncièrement dangereux, envers lequel des précautions
exceptionnelles et continues sont indispensables.
Autre exemple : imaginez qu'au début de Septembre tous les peuplés de
l'Europe actuellement neutres se soient levés d'un élan, et aient
proclamé : « Il est de toute évidence que ce qui est déjà arrivé à
l'Autriche et à la Tchécoslovaquie, que ce qui arrive maintenant à la
Pologne, nous menace tous. Donc, en acceptant de faire une guerre de
police, qu'elles n'avaient pas du tout envie de faire, la France et la
Grande-Bretagne se battent pour nous. L'agent de police qui se bat pour
désarmer le bandit qui vient de piller et d'assassiner les gens du
troisième étage, se bat évidemment aussi pour les gens du deuxième et
du quatrième. Pour diverses raisons, nous ne croyons pas pouvoir entrer
effectivement, du moins tout de suite, en guerre avec l'Allemagne. Mais
nous déclarons hautement que nous sommes pour la France et la
Grande-Bretagne, que leur cause est la nôtre. Nous rompons toutes
relations diplomatiques avec l'Allemagne. Nous refusons de la
ravitailler. Toutes nos ressources doivent naturellement aller aux
défenseurs de l'ordre et de la moralité publique. Et si l'Allemagne
attaque l'un de nous, cette fois plus d'hésitations ! Nous marchons
tous. Et à Dieu vat ! on ne fait pas de police sans risques. On
n'éteint pas d'incendie sans risques. »
Eh bien, si les neutres d'Europe avaient tenu ce langage, eu cette
attitude, pris ce risque, non seulement ils auraient raccourci la
guerre, ils l'auraient peut-être fait avorter, et du même coup se
seraient sauvés eux-mêmes, mais ils se seraient acquis le droit de nous
donner éventuellement des conseils. Lorsqu'il s'agira de fixer les
moyens et garanties d'une paix durable, ils auraient eu voix au
chapitre. Mais, n'est-ce pas, il serait trop commode de dire au moment
de la bataille « Cette affaire ne me concerne pas. Qu'ils se
débrouillent ! » et de venir s'écrier au moment de la délibération : «
Ah! Pardon ! Cela m'intéresse beaucoup. J'entends que rien ne
se fasse sans moi. »
A ce propos, puisque nous sommes entre amis, et que je suis ici pour
vous dire toute ma pensée, il faut que je vous fasse un aveu. Il y a
une chose dont je ne me console pas ; et cela, non pas d'un point de
vue français, mais d'un point de vue philosophique et humain, du point
de vue d'un écrivain habitué à réfléchir à l'aventure de l'homme sur
cette planète. Je me serais consolé, soit, au moins dans
certains cas, d'une
non belligérance
de fait. Je ne me console pas de cette neutralité affichée, dès le
début de la guerre, criée sur tous les toits, de cette neutralité de
plus de vingt Etats de l'Europe, pendant que deux ou trois autres
acceptaient de se battre pour le salut commun. Ce n'était pas beau. Ce
n'était pas malin non plus — comme les événements ne cessent de nous en
fournir la preuve.
Dites ! comment expliquez-vous qu'en 14 une cause, qui était bonne,
mais qui n'était pas entièrement pure, ait provoqué assez rapidement
l'enthousiasme et l'adhésion active d'un très grand nombre de peuples,
et que cette fois, une cause entièrement pure, qui est
incontestablement la cause commune, ne suscite que des attitudes
égoïstes et prudentes, et l'affirmation cent fois répétée : « Nous ne
bougerons pas! A aucun prix! » Il faut croire que les réflexes de
l'humanité se sont bien affaiblis depuis vingt ans. Et c'est mauvais
signe. Car il ne s'agit pas seulement de réflexes de moralité. Il
s'agit de réflexes de vitalité. Quand l'organisme d'une civilisation
devient, en face d'immenses périls, incapable de réactions appropriées,
cela est de nature à justifier un sombre pronostic. Et si, en
particulier, en face des événements nouveaux qui se sont produits ces
trois derniers jours, le monde entier, je dis le monde entier, continue
à se montrer incapable de réactions, c'est décidément que le monde
entier ne se porte pas très bien.
Oh ! je sais, la pratique de la neutralité offre bien des facilités et
des tentations, par les avantages immédiats qu'elle procure. Et cela
dans tous les ordres. J'en ai fait moi-même, modestement, l'expérience.
On m'a reproché de divers côtés, comme Président international des
P.E.N. Clubs, d'avoir pris parti. On m'a fait observer que la mission
des P.E.N. Clubs était de défendre les droits spéciaux de l'esprit, et
non de se mêler aux luttes qui déchirent le monde. Oh ! oui. J'aurais
pu me contenter de quelques mandements lénifiants — qui m'auraient valu
l'applaudissement de tous ceux qui craignent la bagarre. Mais j'ai
estimé que c'était précisément le sort de l'esprit qui était en jeu.
Quand tous les peuples auront été réduits en esclavage, et que tout ce
qui se dit et s'imprime sera contrôlé par des succursales de la
Gestapo, il sera bien temps de réclamer pour les écrivains et les
intellectuels la liberté de penser, d'écrire et de communiquer à
travers les frontières.
Mais parlons un peu de l'avenir. De l'avenir proche. De l’avenir un peu
plus lointain.
A mes yeux, pour ceux qui ne sont pas entrés dans la lutte, qui ne sont
pas encore entrés dans la lutte, le problème du proche avenir se pose
ainsi : la France et la Grande-Bretagne sont obligées de vaincre. Elles
y mettront le temps qu'il faudra. Mais ce temps n'est pas indifférent,
ni à elles-mêmes, ni à l'ensemble de la civilisation. Si la guerre dure
trop, la civilisation ne s'en relèvera pas. Mais comme il n'est pas
question que la guerre finisse avant que la France et la
Grande-Bretagne aient obtenu la victoire pour le compte de tous, il
faut que le monde entier trouve le moyen de les aider à raccourcir le
temps nécessaire à la victoire. Ce que je viens de vous dire là n'est
peut-être pas très diplomatique. Mais c'est vrai. Le reste n'est que
verbiage ou pharisaïsme.
Un mot de l'avenir un peu plus lointain, de celui qui devra s'installer
après la victoire.
Sur ce point, mon avis n'a pas foncièrement changé depuis 1915. Il nous
faut avant tout une Europe, une Europe organique. Une des principales
causes de l'échec de la Société des Nations, c'est qu'elle a essayé de
se construire sans que d'abord l'Europe fût construite. Et pour se
construire la Société des Nations a voulu se contenter de principes
trop abstraits et de formules trop purement juridiques. Elle n'a pas
fait assez de confiance ni de place à la vie, et aux arrangements
spontanés de la vie. Nous l'avons défendue tant qu'elle a gardé un
semblant d'existence réelle. Mais il serait fou de prétendre la
ressusciter demain sans tenir compte de son échec.
Que l'ordre du monde se fasse avec des tâtonnements, des imperfections,
des concessions à l'illogisme de la vie et à l'empirisme. Mais qu'il se
fasse ! Car le monde ne peut plus se passer d'ordre.
Je vous ai dit ce qui m'a surtout navré dans ces premiers mois de
guerre. Je vais vous dire ce qui m'a un peu consolé, la chose, la seule
chose peut-être qui m'ait donné bon espoir pour l'avenir : c'est
l'union, de plus en plus étroite et profonde, de la France et de la
Grande-Bretagne. Parce que je suis Français ? Parce que je suis ami de
la Grande-Bretagne ? Non; ou pas seulement pour cela. Mais comme
citoyen de l'Europe et citoyen du monde. Ce que je souhaite, ce que
j'espère, pour demain, c'est une fédération, au sens complet du mot, de
la France et de la Grande-Bretagne ; et c'est, autour de ce puissant
noyau, la cristallisation progressive, aussi rapide que possible, d'une
fédération européenne. Cela, ce n'est pas de la théorie, ce ne sont pas
des plans de juristes. C'est de la réalité. C'est de la spontanéité
vivante. Cela rentre dans les procédés traditionnels de la vie.
Messieurs, la France et la Grande-Bretagne auront durement mérité cet
honneur, cette charge, de servir d'épine dorsale à une nouvelle Europe.
Elles l'auront mérité, en sauvant pour toute l'Europe la démocratie, la
liberté, la dignité de l'être humain. Et il ne faut pas que cet
Occident franco-britannique, si riche d'expérience politique, hésite à
prendre, parmi des peuples plus faibles, plus jeunes, ou nantis d'une
expérience plus courte, la responsabilité du frère aîné. Au fond, les
petits peuples, et les jeunes peuples, qui ont appris à leurs dépens ce
que coûte l'égoïsme ou la pétulance anarchique, ne demandent que cela.
Ils savent bien que de ce frère aîné ils n'ont rien à craindre. Il a
passé l'âge des ambitions puériles et de l'orgueil malfaisant.
Et quand ce frère aîné aura en Europe fait l'essentiel de sa besogne de
rassemblement fraternel et institué sa police des honnêtes gens, il me
semble qu'il pourra se tourner vers les Etats-Unis d'Amérique et leur
dire :
« Nous sommes d'accord, n'est-ce pas, sur tous les points, sur tout ce
qui compte dans la vie. Nous voulons que tous les peuples, de toutes
les races, vivent heureux et libres. Nous croyons à la vertu du travail
et de la paix. Nous voulons que la condition de l'homme, de tous les
hommes, jusqu'aux profondeurs du peuple, s'améliore, grâce à la
technique, et aux échanges aussi abondants et libres que possible, dans
l'ordre de la matière et dans l'ordre de l'esprit. Alors donnons-nous
la main. Et faisons ce qu'il faut aussi pour étendre à toute la planète
la police des honnêtes gens. »
Réf. :
Réponse à ceux qui nous demandent pourquoi nous faisons la
guerre et pourquoi nous ne la faisons pas : Allocution prononcée le 14
décembre 1939 par M. Jean Giraudoux, Commissaire général à
l'Information, au déjeuner de l'American club, à Paris.- Paris, impr. de Dumoulin, [s. d].- 16 p. ; 13 cm.- [Bm lx : R 454 br].
La France en armes : allocution radiodiffusée prononcée par M. Raoul
Dautry, Ministre de l’Armement, le 21 Décembre 1939.- [S .l. :
S.n.,
s.d.].- 14 p. ; 13,5 cm. [BmLx : R 456 br].
Pour l'avenir français allocution radiodiffusée prononcée le 22 février
1940 par Jean Giraudoux.-[S.l.] : [s.n.], [ca 1940].- 14 p. ; 13 cm. [Bm Lx : R 455 br].
Une Arme de guerre : le Rationnement par
Paul Reynaud, Ministre des
finances : Allocution radiodiffusée le 29 février 1940.- [S.l. :
S.n.,
S .d.].- 28 p. ; 10,5 cm. [Bm Lx : R 458 br].
Présentation du Gouvernement par Paul
Raynaud, Président du Conseil :
Allocution radiodiffusée du 26 mars 1940.- [S.l. : S.n., S.d.].-
12 p.
; 10,5 cm. [Bm Lx : R 457 br].
Ce
qu’un écrivain pense de la situation par Jules Romains : discours
prononcé au déjeuner de l’American Club le 11 avril 1940.- [S.l.
:
S.n., S.d.].- 21 p. ; 10,5 cm. [Bm Lx : R 459 br].