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A. Achard : La Nourrice sur place (1840)
ACHARD,  Amédée (1814-1875) : La nourrice sur place (1840).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.III.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La nourrice sur place
par
Amédée Achard

~ * ~

SI j’avais l’honneur d’être père de famille, je n’oserais pas écrire cet article, tant je craindrais d’exposer ma race au ressentiment des nourrices futures ; il y a trop de petits vices, trop de péchés mondains, trop de qualités négatives à dévoiler. La seule chose qui pourrait peut-être accroître mon courage, c’est cette pensée consolante qu’en général les nourrices ne savent pas lire.

Quoi qu’en puisse dire Jean-Jacques Rousseau, pendant longtemps encore, sinon jusqu’à la fin du monde, toutes les dames de France, et celles de Paris en particulier, continueront à ne pas allaiter leurs enfants. Ce sont pour la plupart d’excellentes mères de famille, irréprochables à l’endroit des moeurs, élevées dans le respect de l’opinion et la crainte du bavardage, et qui savent à une unité près le nombre de sourires et de valses qu’elles peuvent oser sans risquer de se compromettre. Si donc elles n’allaitent pas les héritiers que la Providence leur octroie, c’est que toute leur bonne volonté échoue devant ces deux grands obstacles indépendants l’un de l’autre : le mari et le bal.

Pour ces pauvres femmes, le monde est un despote impertinent auquel il faut obéir sous peine de voir l’ennui se glisser au sein du ménage : le bal ne souffre point de rival, et si les jeunes mères donnaient leur lait à leurs enfants comme elles leur ont donné la vie, que deviendraient les fêtes, les parures, les danses, les concerts ? La chambre à coucher serait un cloître habité par la solitude, et nous savons beaucoup de hauts dignitaires de l’état, beaucoup de satrapes de la banque, qui ne voudraient pas d’une vertu dont le premier acte serait d’enlever au monde les charmantes reines qui aident à leurs projets par les grâces de leur esprit, et le charme de leur sourire.

Quant aux maris, aujourd’hui que toute chose se calcule et s’exprime par des chiffres, ils savent combien il y a de dépenses économiques et d’économies coûteuses ; ils n’ignorent pas que toutes les femmes sont plus ou moins poitrinaires ou sérieusement affligées par des symptômes de gastrite, quels que soient d’ailleurs l’éclat de leurs yeux et la fraîcheur de leur teint. Donc l’allaitement ne pourrait que développer la malignité du mal que leurs lèvres roses respirent dans l’atmosphère chaude ou parfumée des bals ; et quand viendrait le sevrage, un pèlerinage en Suisse ou en Italie, une promenade aux eaux des Pyrénées, seraient indispensables pour raffermir la santé précieuse ébranlée par les devoirs de la maternité.

Or, toutes choses égales d’ailleurs, il est plus économique de payer une nourrice que de courir en chaise de poste avec une adorable malade qui prend texte de ses souffrances pour se faire pardonner ses plus chères fantaisies.

Tous les maris savent cela. Lors donc qu’en vertu de la parole divine, qui au commencement du monde a dit aux hommes : Croissez et multipliez, une femme riche des hautes classes de la société approche du terme de sa grossesse, le médecin de la maison se met en quête d’une nourrice jeune et vigoureuse.

Bientôt, par les soins de ce personnage imposant sous un frac de jeune homme, la nourrice est amenée de la campagne. Soit qu’elle arrive de la Normandie avec le haut bonnet traditionnel, soit qu’elle vienne du Bourbonnais avec le chapeau de paille recourbé et garni de velours, c’est toujours une forte et puissante fille qui trahit la richesse de son organisation par la vigueur de ses contours. Son fichu de cotonnade grossière à carreaux a peine à contenir les rondeurs sphériques de deux seins qui promettent une nourriture aussi abondante que saine à l’enfant qui dort au berceau.

La nourrice est installée. Sa chambre communique par un cabinet à celle de sa maîtresse et tout le luxe du confort lui est prodigué.

Pauvre femme des champs habituée aux rudes labeurs de son ménage, aux travaux incessants de la ferme, transportée soudain au milieu des splendeurs que donne la fortune, éblouie de l’éclat qui l’entoure, elle ose à peine se servir des belles choses qui sont à son usage, ni toucher aux meubles qui garnissent sa chambre ; silencieuse et craintive, elle obéit sans répondre, remue sans bruit, baisse les yeux, et prodigue à son nourrisson les gouttes emmiellées d’un lait suave et pur.

Son caractère a des contours arrondis comme ceux de ses formes ; toujours douce, avenante, timide et bonne, elle sourit et remercie quoi qu’on fasse. Elle a l’humeur calme et patiente ainsi que l’onde d’un petit ruisseau qui glisse sur un lit de sable et de mousse, et rien ne saurait obscurcir la placide lumière de ses yeux ou plisser l’épiderme brun de son front poli comme du marbre.

La jeune mère s’applaudit du hasard qui lui a fait rencontrer la perle des nourrices, et s’étonne qu’un aussi angélique caractère se puisse trouver sous la robe d’une femme.

C’est l’aurore splendide et vermeille d’un jour souillé d’orage. Un mois s’est à peine écoulé que déjà de petites bourrasques de mauvaise humeur ont rendu boudeuse la bouche entr’ouverte qui n’avait jamais fait divorce avec le rire ; les sourcils se sont froncés ; des paroles rapides, grommelées à voix basse, accompagnent des gestes brusques qui coûtent la vie à quelque porcelaine, tasse ou soucoupe ; et l’enfant s’endort, s’il peut, sans le secours de la complainte.

La fille d’Ève se révèle sous l’enveloppe de la nourrice, et la maîtresse du logis reconnaît enfin que l’ange n’était qu’une femme, et quelle femme encore ! un vrai diable plein de malice et d’astuce, de rouerie et d’entêtement.

Cependant la transformation ne s’opère pas avec la magique rapidité d’un coup de baguette : la femme ne se dévoile que lentement ; ses progrès négatifs suivent une marche oblique, mais, soyez-en bien sûr, il ne s’écoulera pas un long temps avant que le masque ne soit tout à fait arraché.

Les premiers symptômes de la métempsycose se développent d’ordinaire dans les basses régions de l’office ; c’est autour de la table commune où cuisinières et laquais, grooms et femmes de chambre dévorent, en se reposant de leur oisiveté, que la nourrice laisse apparaître les inégalités d’un caractère revêche que la timidité, autant que la diplomatie naturelle aux gens de la campagne, avait couvert d’un voile menteur.

Une aile de poulet est souvent la pomme de discorde ; le majordome la réclame, et la nourrice l’exige. Le droit des préséances de l’antichambre est mis en discussion ; l’un s’appuie sur les galons de son habit brodé et sur l’importance de ses fonctions ; l’autre fait parade de la sacro-sainteté de son emploi intime, qui suspend entre ses bras l’héritier présomptif de l’hôtel. L’office se divise en deux camps ; mais l’envie que tout domestique inférieur nourrit en secret contre les serviteurs qui ont leurs entrées dans les petits appartements, donne la majorité à l’intendant. L’aile de poulet tombe dans l’assiette masculine, et la nourrice quitte l’office en roulant dans sa main le taffetas gommé de son tablier, et dans son coeur des projets de vengeance.

Elle boude un jour, deux jours, trois jours même, s’il le faut. La gravité la plus sombre siége sur son visage ; son allure affecte la colère dédaigneuse d’une grande dame insultée par des manants. Un désordre inaccoutumé préside à sa toilette, de lamentables soupirs soulèvent sa poitrine, et bientôt la pauvre mère, inquiète, cherche à pénétrer le mystère effroyable qu’on ne lui cache si bien que pour lui donner plus d’importance. Enfin après mille détours, mille circonlocutions entrecoupées d’exclamations plaintives, le fait de l’aile de poulet est révélé dans toute son horreur, avec enjolivement de petits mensonges, de médisances anodines, de doucereuses calomnies qui noircissent le malheureux intendant, et prêtent à la nourrice la blancheur d’une colombe innocente et persécutée. Pauvre victime d’un infernal complot, elle s’étiole ainsi qu’une fleur privée de nourriture ; on lui refuse le nécessaire à elle qui prodigue son sang le plus pur au petit bonhomme qu’elle aime tant. Au besoin, l’embonpoint progressif de sa taille, la rotondité lustrée de son cou, orné d’un double menton, pourraient donner un éclatant démenti à sa mélancolique élégie ; mais la mère ne voit que son fils en tout cela. On lui a si souvent répété que les enfants ne se portent bien qu’à la condition d’être allaités par des femmes dont rien n’altère la bonne humeur, qu’elle tremble déjà de voir le sien pâtir bientôt, victime des infortunes culinaires de sa nourrice.

Le majordome est appelé sur l’heure, vertement réprimandé et sérieusement averti que l’estomac d’une nourrice a des droits imprescriptibles auxquels il fait bon d’obéir.

A dater de ce jour, une haine sourde et profonde surgit entre elle et la gent de l’office ; mais, orgueilleuse de sa position et fière de son premier triomphe, elle se joue des efforts de la coalition qu’elle domine à l’antichambre comme au salon.

Les femmes, comme les enfants, n’ont jamais conscience de leur force qu’après l’avoir essayée ; mais sitôt qu’elles la connaissent, elles en usent  et en abusent sans pitié ni merci. Le premier essai tenté par la nourrice lui ayant révélé toute l’étendue de sa puissance, elle se hâte de la mettre de nouveau à l’épreuve.

Transplantée de la campagne, où du matin au soir elle vaquait à de pénibles travaux, dans une ville où les soins de l’allaitement vont devenir sa seule occupation, il était à craindre que la florissante santé de la nourrice, habituée à l’activité, à l’air, au soleil, ne s’altérât dans le repos, le silence et l’ombre d’un hôtel de la Chaussée-d’Antin. Le changement eût été trop rapide et trop complet. Afin de ménager à son sang et à ses humeurs une circulation toujours facile, et d’après les conseils du docteur, on attribue à la nourrice certains petits travaux d’intérieur qui ne demandent que du mouvement sans fatigue ; l’arrangement et le nettoyage de sa chambre, les apprêts de son lit et du berceau en représentent presque la totalité.

D’abord humble et résignée, elle remplit sa tâche avec une ponctualité mathématique et une ardeur sans pareille. Mais une si louable activité se dissipe bientôt au souffle des mauvaises passions. La nourrice, après sa victoire sur l’office, trouve qu’il est malséant à ses maîtres de la laisser se fatiguer à balayer, frotter et nettoyer ainsi que peut le faire une simple femme de chambre. D’aussi viles occupations sont désormais incompatibles avec son caractère. N’est-elle pas payée pour être nourrice et non pour être servante ?

Alors commence une nouvelle lutte qui se termine encore par le triomphe de la nourrice. Elle murmure tout bas, se plaint, gémit, accuse de sourdes douleurs vagues, qui toutes proviennent d’une grande lassitude ; si la maîtresse feint de ne pas comprendre, les douleurs deviennent intolérables, l’appétit cesse, la fatigue succède à la lassitude, l’accablement à la fatigue. Le médecin consulté ne découvre aucune fièvre ; mais la mère effrayée pour l’enfant prescrit immédiatement le repos le plus absolu, et le retour de la joie et de la santé coïncide avec la promulgation de l’ordonnance.

La nourrice a vaincu ; une servante subalterne est chargée d’office de l’administration de son appartement ; comme sa maîtresse, elle gouverne et gronde quand tout n’est pas en ordre une heure après son grand lever.

Cependant l’enfant a grandi. Il s’agite dans ses langes ainsi qu’une carpe sur l’herbe ; plus fort, il a besoin d’air et de mouvement ; le docteur conseille la promenade, et la nourrice avec l’enfant, l’une portant l’autre, sont dirigés vers les Tuileries, cette patrie de l’enfance et de la vieillesse. C’est fort bien. Mais voilà qu’au bout d’un temps fort court, la face arrondie de la commère se rembrunit progressivement. De nouvelles manifestations agressives éclatent dans son geste et dans sa parole ; des réponses aigre-douces se croisent sur ses lèvres, et les symptômes de sa mauvaise humeur apparaissent surtout au retour de la promenade. Enfin, après de minutieuses investigations, la maîtresse parvient à découvrir que la distance qui sépare la rue du Mont-Blanc des Tuileries est énorme pour une pauvre femme qui, quelques mois auparavant, franchissait sans se plaindre trois ou quatre lieues en pleines terres ; quelques tours d’allée dans le jardin, entremêlés de stations prolongées sur les chaises, à l’ombre des marronniers, achèvent d’épuiser ses forces. Ses jambes fléchissent, et dans ce labeur quotidien, elle sent que le dévouement seul peut encore la soutenir. L’insomnie vient pendant la nuit ; l’enfant crie et pleure ; au réveil la nourrice a les yeux battus, la mère s’épouvante. Faut-il s’étonner alors si le lendemain l’équipage de madame stationne à la grille des Tuileries, attendant qu’il plaise à la nourrice de reprendre le chemin de l’hôtel ?

Mais l’orgueil est insatiable comme la paresse ; c’est peu de revenir, il faut encore aller en calèche découverte, au trot de deux chevaux coquettement harnachés ; or ce que nourrice veut, Dieu le veut, car avant tout les nourrices sont femmes, et bientôt elle parvient à ne plus fouler de ses pieds dédaigneux les pavés de la rue de la Paix.

Jusqu’à ce jour les articles du budget n’avaient pas été discutés ; chaque mois la nourrice touchait son traitement et en appliquait la totalité à satisfaire ses fantaisies sans contrôle. Mais une mauvaise administration absorbe et gaspille bientôt un budget ordinaire ; il arrive souvent que la nourrice cherche vainement un écu dans le désert de ses poches et de ses tiroirs ; alors la nécessité lui révèle le mécanisme des chapitres additionnels, des ressources extraordinaires, des crédits supplémentaires, tous les arcanes du système financier à l’usage des gouvernements représentatifs. Elle se pose devant ses maîtres, femme et mari, comme un ministère devant les deux chambres, en solliciteur. Le capital du traitement demeure intact, mais le traité est une lettre morte que l’esprit vivifie, et l’esprit en pareille circonstance, c’est l’adresse à exploiter les sentiments maternels. A ce jeu-là la nourrice est d’une habileté à en remontrer aux plus fins diplomates ; il n’est pas de ruses qu’elle n’emploie, pas de fils qu’elle ne fasse mouvoir, pas d’intrigues qu’elle n’ourdisse !

Elle est tour à tour et tout à la fois souple et roide, joyeuse et maussade, triste et gaie, rieuse et chagrine, naïve et madrée, impertinente et timide. Mais toujours et sans cesse elle fait jouer son nourrisson, comme le bélier qui brise les obstacles ; pour elle, il est le nerf de la guerre invisible et infatigable qu’elle a déclarée à la bourse des père et mère. L’enfant est entre ses mains l’enclume et le marteau qui lui servent à battre monnaie.

Les contributions indirectes qu’elle ne cesse d’obtenir, sans avoir l’air de les demander, arrivent sous toutes les formes : en offrandes métalliques aux anniversaires et aux jours de fêtes ; en cadeaux de toutes sortes à des époques indéterminées ; robes, foulards, bonnets, fichus, tabliers, tout est de bonne prise pour son insatiable vanité. A l’apparition de la première dent, il n’est pas rare de lui voir octroyer par la mère la chaîne et la croix d’or, objet d’une longue et patiente convoitise.

Elle se partage avec la femme de chambre, camera-mayor au petit pied, la défroque de sa maîtresse ; à l’une ceci, à l’autre cela ; l’adjudication se fait à l’amiable ; car dans la hiérarchie de la domesticité, la femme de chambre est la seule personne avec qui la nourrice vive en paix, encore est-ce à l’état de paix armée. Ce sont deux puissances qui se respectent en se jalousant.

En ceci comme en beaucoup d’autres choses de ce monde, la forme emporte le fond ; les intérêts triplent le capital, et il arrive à la fin du mois que les revenus perçus d’une façon indirecte dépassent de beaucoup le chiffre du traitement fixe.

La chrysalide a fait peau neuve. Quelques mois de séjour à Paris ont fait tomber la rude enveloppe qui cachait le papillon frais et dodu. La fille des campagnes a jeté, une à une et petit à petit, les pièces de son trousseau champêtre : la Berrichonne abdique le chapeau de paille tressée ; la Cauchoise le haut bonnet de tulle ; toutes mordent à l’hameçon de la coquetterie, et une toilette fringante succède au déshabillé modeste de la fermière.

La dentelle s’entortille autour d’un bonnet coquet ; les cordons de soie d’un soulier de prunelle se croisent sur un bas de coton blanc bien tiré ; la robe est façonnée avec sabots, ou manches plates, suivant la mode ; un mouchoir de Baréges s’enroule autour du cou protégé par une collerette : on dirait une grisette en bonne fortune. Tous ces changements se sont opérés graduellement à la sourdine ; l’oeil jaloux des cuisinières peut seul en suivre les modifications successives, depuis la jupe de percale blanche, jusqu’au gant de peau de Suède.

Fraîche, pimpante, accorte, la nourrice dans tout l’éclat de ses atours, se prélasse aux Tuileries en compagnie de ses collègues, tandis que les enfants s’amusent comme ils le peuvent, en suçant leur pouce ou leur hochet. Leurs vigilantes gardiennes ont bien d’autres choses à faire qu’à veiller sur leurs jeux, et parce qu’on est nourrice faut-il abdiquer tout droit à la coquetterie, cette nourriture des âmes féminines ?

Aux Tuileries la nourrice tient sa cour pleinière ; elle a pour boudoir les quinconces de marronniers, les longues allées pour galeries. Elle trône sur un banc ou sur deux chaises et reçoit les hommages de ses vassaux, sur la terrasse des Feuillants en été, à la petite Provence en hiver. Le cercle de ses adorateurs s’étend ou diminue, soumis aux variations numériques de la garnison de Paris ; un statisticien pourrait faire le compte des régiments qui casernent dans la capitale, d’après le chiffre des guerriers qui flânent ou stationnent autour d’elle. L’artillerie passe l’aigrette rouge au vent et broyant le gravier sous ses bottes ferrées ; la cavalerie tourne et retourne, faisant reluire au soleil ses grands sabres d’acier et ses longs éperons ; l’infanterie est au port d’arme, le shako sur l’oreille et le petit doigt sur la couture du pantalon, comme un jour d’inspection ; on y peut découvrir même le casque jaune du sapeur-pompier, dont l’inflammable sensibilité est devenue proverbiale.

C’est une joute de galanterie où l’on se bat à armes courtoises, à l’aide du pain d’épice, du sucre d’orge, de l’échaudé, modestes offrandes d’un coeur épris, et dont chaque prétendant en uniforme se dispute le privilége.

Ici une question se présente tout naturellement à l’esprit, question grave dont la solution morale n’est pas sans souffrir quelques exceptions. La nourrice, pendant son séjour à Paris, y demeure-t-elle vertueuse comme on l’est au village, à ce que disent les romances ?

Hâtons-nous de le dire : malgré certaines apparences équivoques, la nourrice conserve presque toujours sa vertu aussi blanche que son tablier ; cependant, en notre qualité d’historien impartial et véridique, nous devons ajouter que si cette vertu demeure intacte, elle le doit en grande partie au système de surveillance active que la maîtresse de la maison exerce envers la nourrice. La chair est faible et l’esprit est prompt, comme on sait, et il pourrait se faire que si par hasard… Mais à quoi bon analyser l’intention en dehors du fait ?

De ses pérégrinations diurnes sous de frais ombrages, il résulte pour la nourrice un certain nombre de connaissances vêtues d’habits ou de redingotes, de fracs militaires surtout, dont quelques-unes viennent lui rendre visite jusqu’au logis. Il n’est pas rare même de les voir déjeuner, avec d’énormes tranches de gigot et de bonnes bouteilles de vin, aux frais de l’office. Aux questions qu’on lui pourrait faire à ce sujet, la nourrice a toujours une réponse prête ; réponse invariable, imprescriptible, cosmopolite, que chaque nourrice répète avec aplomb à Paris comme à Brest ou à Marseille. Toutes ces connaissances sont des pays ; au besoin même elles sont des pays-cousins. On aurait vraiment mauvaise grâce à refuser quelques dîners aux parents de celle qui nourrit le jeune héritier, car il n’est pas tout à fait impossible que la réponse soit vraie, par hasard.

La nourrice fait donc en liberté les honneurs de céans ; mais on a seulement grand soin de ne pas les lui faire en tête à tête.

Cependant dix-huit ou vingt mois se sont écoulés ; une révolution va s’accomplir dans l’éducation matérielle de l’enfant ; une nourriture plus vigoureuse est offerte à son estomac. La nourrice comprend que son règne touche au crépuscule ; au lait succède le panade. C’est alors que, pour prolonger autant que possible la douce existence qu’elle goûte au sein de l’abondance et du far niente, elle a recours aux ruses les plus adroites. Tout ce que son esprit excité par la crainte lui suggère pour reculer le terme fatal, elle l’emploie. Un quart d’heure avant la présentation de la soupe abominable qui lui donne le cauchemar, la nourrice abreuve l’enfant de plus de lait qu’il n’en désire, et l’enfant, qui tetterait volontiers jusqu’au de Viris illustribus, repousse avec horreur le mets qu’on lui présente, sans prendre garde aux cajoleries dont on l’entoure.

Ce manége dure un certain temps ; mais enfin l’heure critique a sonné. Malgré ses roueries, la nourrice ne peut éviter l’épreuve du sevrage, et son règne finit le jour où l’épreuve commence.

Elle se sépare enfin de son nourrisson avec des larmes et des gémissements. Madeleine repentante ne pleurait pas davantage ; mais ce n’est peut-être pas la tendresse seulement qui la rend si plaintive et si larmoyante, un autre sentiment se mêle à sa douleur : elle pleure ses revenus directs et ses ressources indirectes, sa molle oisiveté, et la chère succulente qu’elle a si longtemps savourée. Dans la bruyante expression de ses regrets, l’estomac a autant de part que le coeur.

Quant à l’attachement maternel qui accompagne et suit l’allaitement, à ce que prétendent certains philanthropes, l’expérience démontre, hélas ! qu’il ne subsiste pas longtemps, et ne résiste jamais à l’absence. Sa durée, le plus souvent, égale la cause qui l’a fait naître, et quand la cause n’est plus, l’attachement s’évanouit. Cependant on compte quelques exceptions à cette fatale règle.

Lorsque la nourrice a quitté sa première place, la comparaison de ce qui est avec ce qui a été lui fait vivement désirer de regagner le bien perdu ; parfois elle s’évertue avec tant d’ardeur qu’elle parvient à trouver un second enfant à nourrir immédiatement après l’autre ; mais ce cas est rare ; les familles prudentes ne veulent pas d’un lait déjà vieux. Le plus souvent elle retourne au pays natal, au sein de sa famille, près de son mari. Mais elle s’est déshabituée au travail ; les souvenirs du luxe de l’hôtel parisien la poursuivent dans la ferme, où l’aisance habite à peine. Alors elle persuade à son mari, bon gros laboureur, simple et naïf, que la paternité est une source inépuisable de richesse, et que chaque enfant que le ciel lui envoie est une rente annuelle dont il lui fait cadeau, sans qu’il y mette beaucoup du sien. La fortune viendra sans grande fatigue pour lui le jour où il aura doté le monde d’une demi-douzaine de chérubins.

Le fermier ne sait rien à opposer à d’aussi beaux raisonnements marqués au coin de la logique, et, Dieu aidant, il se trouve si bien convaincu que neuf mois après son retour au village, la nourrice accouche d’un nouvel enfant, ou, pour nous servir de son langage, d’une nouvelle rente.

Alors elle retourne à Paris et postule une place que sa forte et belle santé campagnarde ne tarde pas à lui faire obtenir. La fermière redevient nourrice ; elle recommence encore la série de ses travaux, de ses bouderies, de ses promenades, de ses diplomatiques concussions ; pendant vingt nouveaux mois elle exploite une nouvelle maison, et plus habile encore cette fois elle fait rendre à l’enfant tout ce qu’il est possible d’espérer, en pressurant les bons sentiments qu’il inspire à sa mère.

Elle économise et fait passer au pays de petites sommes successives qui un jour agglomérées acquitteront la valeur d’un pré ou d’un moulin ; elle accapare peu à peu un vaste trousseau dont elle paie chaque pièce avec un merci peu coûteux ; et elle bâtit l’aisance de son avenir en détournant les miettes du présent.

A trente ans elle clôt sa carrière. La nourrice a quatre ou cinq enfants au moins, souvent plus ; la ferme appartient à son mari ; quelques petits champs s’arrondissent alentour : elle a payé le tout avec des gouttes de lait.

L’allaitement, je dirais presque le nourriçat, n’était mon respect pour l’Académie, est aujourd’hui une profession périodique et lucrative qui est en grand honneur au village ; elle fait partie des industries en usage aux champs, et beaucoup de mères villageoises la font entrer pour une grosse somme dans l’inventaire de la dot qu’elles concèdent à leurs filles en les mariant à quelque meunier.                           

AMÉDÉE ACHARD.


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