ACHARD, Amédée
(1814-1875) : Le Nouveau Paris
(1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LE NOUVEAU
PARIS
PAR Amédée Achard ~ * ~ LES quartiers neufs, qui s’élèvent à la voix des architectes comme des palais magiques sous la baguette d’un enchanteur, donnent aux rues que protége sainte Marie de Lorette une physionomie étrange et pleine d’originalité. Ces rues sont si pressées de vivre, que beaucoup ne se donnent pas le temps de grandir avec mesure ; elles font comme une troupe d’enfants éparpillés dans un jardin : elles empiètent les unes sur les autres, et se volent quelques toises de terrain à la sourdine, aux dépens de la régularité. Quoique toutes jeunes encore, et à peine nées d’hier, plusieurs tortillent et rampent en serpentant comme leurs vieilles grand’mères d’outre-Seine. Les unes, blanches comme des catéchumènes, étalent tout un côté de maisons qui ouvrent toutes grandes leurs fenêtres au ciel, fort étonnées de ne point voir de vis-à-vis ; d’autres échelonnent les leurs comme des sentinelles : dentelées de pierres en saillie, leurs files, en balcons dorés, attendent que des voisines viennent nouer leur existence à la leur par les liens du ciment et du moellon. Ce n’est plus la ville, et ce n’est pas encore la campagne : derrière ce charmant square où une fraîche fontaine pleure entre quatre hôtels qui ressemblent à des villas italiennes, les rues prennent un aspect solitaire et muet. Les voitures y sont rares ; les chiens, dépaysés, rôdent en flairant la terre ; de grands chantiers ornent leurs solitudes peuplées d’escadrons de pierres brutes, de bastions de soliveaux, de citadelles de bûches, de pyramides de briques. Le rideau frissonnant des arbres voile de profonds jardins où l’herbe épaisse et verte pousse comme aux champs. Çà et là les trottoirs disparaissent subitement, et le bitume municipal fait place au gazon idylléen ; le ruisseau civilisé et entretenu aux dépens de la caisse publique s’efface devant l’ornière primitive, qui circule de travers et est à la discrétion des charrettes. Des prairies se prolongent de droite et de gauche sur une étendue de vingt ou trente mètres, fermées de cloisons vermoulues. Parfois l’œil du pérégrinateur égaré dans ces contrées hyperboréennes y découvre un âne dormant à l’ombre d’un hêtre, après avoir tondu plusieurs fois la largeur de sa langue de luzerne parisienne. Un Tityre du deuxième arrondissement fume dans un fossé, en regardant passer les Mélibée qui rentrent par la barrière Blanche en fraudant l’octroi. A l’horizon, les moulins de Montmartre, ces éternels moulins qui vivaient déjà du temps de Clovis, et qui vivront encore quand Paris ne sera plus, tournent au sommet de la colline avec une solennelle gravité. Le palais Botherell, avec ses cuisines qui feraient vivre le royaume de Monaco, se prélasse au milieu de ses arbres et de ses pelouses, comme un jeune pacha après dîner ; il se chauffe au soleil et laisse reposer ses fourneaux, ses cheminées, ses chaudières, jusqu’au jour où il plaira à la spéculation, cette fée du XIXe siècle, de les démolir ou de les rallumer. Partout, dans les rues adjacentes, s’élèvent des maisons qui affectent toutes les formes architecturales : c’est tantôt une villa renaissance où la pierre, curieusement fouillée, ondule en arabesques, se ploie en festons capricieux, se courbe sous le ciseau intelligent qui la pétrit et la fait s’épanouir en fleurs, grimacer en figurines, s’arrondir en colonnettes frêles et dentelées ; plus loin, l’ogive entr’ouvre son arc élancé vers la porte étroite ; le trèfle couronne les croisées, des gargouilles rampent à l’angle des toits, les rayons joyeux du soleil s’éparpillent en jets de flamme sur les vitraux coloriés ; et, dans de petites niches, de bienheureux saints de pierre semblent prier en attendant le ciel. Un jardin où le lilas fleurit sépare la maison gothique du péristyle grec ; un œil-de-bœuf régence regarde curieusement entre deux colonnes corinthiennes. C’est un congrès de pierres qui représentent tous les ordres et tous les systèmes. La Nouvelle-Athènes est certainement l’endroit du monde où il se consomme le plus de moellons et de briques ; elle sape ses environs pour y trouver du plâtre et de la chaux : Montmartre y passera tout entier. Les rues de ce quartier-là parcourent toute l’échelle de la croissance ; les unes, en petit nombre, ont atteint l’âge mûr ; plusieurs sont à peine adultes ; beaucoup sont encore en enfance : il en est deux qui sont au berceau ; elles ont, il est vrai, reçu le baptême municipal, mais elles n’existent pas. L’une est la rue Boursault, qui se compose d’une maison et d’une enseigne ; le reste de la rue est occupé par de vieux arbres abattus, des landes incultes et des marécages où fleurissent en paix d’aimables colonies de reinettes ; l’autre rue a le doux nom de Léonie. Le voyage à la recherche du passage du nord-ouest est un jeu d’enfant auprès du voyage à la recherche de la rue Léonie ; cependant ceux qui ont fait une étude approfondie de ces régions-là placent communément la rue Léonie entre la rue Chaptal, qui n’est pas finie, et la rue Boursault, qui n’est pas commencée : elle est représentée, sur le plan de Paris, par un champ de légumes. A sept heures du soir, on dirait une ville morte : le silence s’abat entre la barrière Blanche et la place Saint-Georges ; le roulement des omnibus trouble seul le silence, et cependant jamais population ne fut ni aussi active ni aussi bruyante que celle qui demeure dans les pays transloretaniens. Elle se couche tard et se réveille bien plus tard encore ; elle voit se lever la lune, mais jamais le soleil ; elle chante, jase, écrit, peint, et cherche le plus qu’elle peut à embellir le court espace de la vie. Maintenant que nous avons esquissé la physiologie du quartier, il nous reste à tracer celle de ses habitants. Après les rues, la population ; l’homme après la pierre. Il peut se faire un jour qu’il y ait disette de moellons à Paris ; la brique pourra faire défaut, mais le locataire jamais. Quelle que soit l’activité des maçons qui taillent, équarrissent, fondent et bâtissent, comme si leurs truelles avaient les priviléges de la lyre d’Amphion, ils ne peuvent arriver à satisfaire l’ardeur inquiète des émigrants qui remontent la rue Laffitte, et secouent, sous le péristyle de Notre-Dame-de-Lorette, la poussière du boulevard. Tandis que les maisons grimpent au ciel de toute la hauteur de leurs six étages, dans l’espace de temps que met un vaudeville à naître, depuis le premier calembourg jusqu’au dernier couplet ; lorsque les échafaudages se dressent encore contre la façade, déjà, depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes, l’impatiente population s’installe de force sous les toits humides et conquis. Des escadrons babillards de jolies femmes, modistes, figurantes, coryphées, actrices, prennent possession de la maison enlevée d’assaut ; quelques célibataires s’emparent au hasard des appartements abandonnés au milieu du pillage ; bientôt d’étage en étage flottent des rideaux multicolores, qui laissent entrevoir les têtes souriantes de Rosines aux blanches mains, qui ne veulent pas la mort des Chérubins barbus de la civilisation parisienne. A midi, les jalousies glissent sur leurs cordons soyeux ; les persiennes creusent leurs prudentes rainures ; les stores tombent sur les balcons, et toutes ces charmantes pécheresses apparaissent entre les fleurs de leurs jardins suspendus. Alors mille conversations hiéroglyphiques, mille confidences où le télégraphe est admirablement plagié par le geste, le regard, la pose, le sourire, s’échangent d’étage en étage, de balcon à balcon, de rue à rue, et des trottoirs aux entresols. Le vent emporte les mystères de la nuit, et les éparpille çà et là ; ils volent de fenêtres en fenêtres, et, de chute en chute, tous finissent par tomber dans la loge du portier, où ils éclatent. Je ne sais pas de plus grand indiscret que le vent. Beaucoup de maisons de la Nouvelle-Athènes, hautes comme des auberges, larges comme des hôtels, servent de caravansérails aux tribus nomades qui vivent à la surface de Paris, et lui donnent sa pâture quotidienne de plaisirs, de nouvelles et d’excentricités. Si les nymphes de Calypso abondent au nord de la Vierge de Lorette, les artistes non plus n’y manquent pas. Tandis que du rez-de-chaussée un billet doux prend la fuite sur les brodequins d’une femme de chambre, un feuilleton vient au monde à l’entresol ; la naissance d’un chapitre est célébrée au troisième par la fumée d’une pipe turque, qui tournoie vers le ciel en spirales bleues comme les parfums du sacrifice. Une poésie intime s’envole des mansardes, et, si vous prêtez bien l’oreille, peut-être entendrez-vous bruire les notes perlées d’une barcarolle inédite, chantée au premier par une blonde élève du Conservatoire. Ne vous arrêtez pas à considérer l’équipage splendide qui stationne à la porte : c’est le coupé d’un prince russe qui protége les arts, et témoigne le plus vif intérêt à la prima donna anonyme qui, tout en chantant sur la clef d’ut, a trouvé celle de son cœur. A l’ombre d’un pot de giroflée, des pasteurs Corydons, en robe de chambre, jouent sur le cornet à piston des contredanses de Musard ; les Galatées en peignoirs fuient sur leur balcon, et, bien qu’elles n’aient pas lu Virgile, elles n’oublient jamais de retourner la tête en se cachant à demi sous les molles ondulations de leurs rideaux de soie. Qui le pourrait croire ! C’est au quartier de Notre-Dame-de-Lorette que fleurit l’églogue, qu’on croyait morte depuis M. de Forian. Daphnis et Chloé, Myrtil et Philis, vivent encore entre le cap en démolition de la rue des Martyrs et le promontoire de la rue Fontaine-Saint-Georges ; ils errent depuis les trois vierges de pierre de l’église jusqu’au frais ombrages de Tivoli. Celles-ci sont rats à l’Académie royale de musique ; ceux-là sont peintres ou vaudevillistes ; mais au lieu de pommes et de lait caillé, ils mangent volontiers des salmis de bécasse arrosés de vin de Bordeaux. Au crépuscule, quand les dernières flammes de Phébus s’éteignent aux angles rouges des toits, vient l’heure de l’émigration : les papillons des rues circonvoisines quittent leurs divans parfumés ; ils secouent leurs écharpes brillantes et veloutées comme des ailes, et prennent leur vol vers la ligne des boulevards, cet équateur de la civilisation, où le soleil de la mode fait éclore tant de resplendissantes merveilles. Un dernier coup de pinceau tombe sur la toile barbouillée, un coup de crayon sur le dessin esquissé ; le feuilleton meurt à sa dernière colonne ; le vaudeville rentre dans le tiroir à l’état d’embryon ; l’ode ploie ses strophes ; le billet doux se cachète sous l’enveloppe satinée, et la population s’épanouit au soleil. Où va-t-elle ? partout où il y a quelque plaisir à espérer, du bruit et de la foule. Puis elle remonte par couples solitaires aux heures mystérieuses qui sonnent après minuit. Alors la plus charitable hospitalité s’exerce de toutes parts : la rue de Bréda ouvre ses portes à la rue de Navarin, la rue Larochefoucauld prête un asile temporaire à la rue Pigale, et tout devient silence et ténèbres. AMÉDÉE ACHARD.
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