MONNIER, Henry (1799-1877) : La Manie des albums (1832).
Numérisation et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.XII.2002) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome cinquième, pp. 199-207 publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832. La Manie des albums
par
Henry Monnier
~~~~L'origine des albums remonte à une époque fort reculée, les premiers furent composés en Allemagne. Sur le point d'entreprendre un voyage de longue durée, il était d'usage d'envoyer un livre à ses amis, qui devaient recevoir des dessins, des vers, ou de la musique ; on y ajoutait encore des lettres de famille. Loin du pays, ce livre devenait un compagnon de voyage, un ami. Dans ces moments de tristesse où l'âme a tant besoin de s'épancher, où vous rêviez une âme qui aurait pu vous comprendre, vous ouvriez votre album, et vous retrouviez vos amis, les conseils d'une mère, la tendre sollicitude d'une soeur chérie, et les lettres de la première femme que vous aviez aimée. C'était en quelque sorte un livre de coeur, dans lequel se trouvait rassemblées toutes les affections les plus chères, toutes les amitiés. Peu à peu se perdit l'idée première des fondateurs, et les albums devinrent des recueils de dessins d'amis ; puis ensuite des croquis, des esquisses, achetés à des marchands, plus souvent encore, arrachés par l'importunité à l'insouciante générosité des artistes. Puis vinrent les amateurs, épouvantable caste, la plupart du temps composée d'inutilités financières; qui s'amuse deux heures d'un objet d'art, comme un enfant d'un joujou, qu'il brise ou qu'il délaisse à la vue d'un autre. Classe de gens cent fois plus insoutenable que celle des brocanteurs de peinture, vous traitant d'égal à égal, se croyant chez vous le droit de bourgeoisie, pour vous avoir fait faire un dessin ; se mettant partout à l'aise; imposant leur jugement à tout le monde ; et Dieu sait comment ils raisonnent! Arrivant le matin à l'atelier comme l'expéditionnaire à son bureau, et ne partant qu'à l'heure de leur dîner. Bruyants, indiscrets et fainéants ; vous mettant au courant du prix des chevaux, des tilburys et des beautés à la mode ; renversant les chevalets ; inscrivant leurs noms sur les plâtres, et vous fatiguant sans cesse de leur nullité : telle est, à quelques exceptions près, la secte des prétendus amateurs (1). C'était principalement il y a cinq ou six ans à une époque où la profession d'artiste faisait vivre celui qui la cultivait, que surgit de plus belle cette longue et interminable série d'amateurs. Ils se mirent en tête de brocanter entre eux des dessins ; tel en avait acheté un qu'il revendait, deux jours après, le quadruple du prix qu'il l'avait acquis d'un confrère. D'autres, moins adroits, y perdirent des sommes considérables. Cette espèce de marronnage fut tolérée par les artistes qui tous les jours apprenaient de la bouche même des maltôtiers, comme à la Bourse, le cours de leurs productions. En définitive, ces derniers en prenaient gaiement leur parti, ils faisaient alors très-bien leurs affaires, bâtissaient leur petite maison, achetaient des chevaux et des meutes, rêvaient à de riches héritières que jamais ils n'épousaient, et se préparaient, pour l'avenir, le chagrin de mettre bas un jour tout ce bel équipage, et de redemander, comme don Juan du Festin de Pierre, à son tailleur, des nouvelles de madame Dimanche. Bientôt cependant les coureurs d'atelier n'y trouvèrent plus leur compte, les prétentions des artistes à la mode s'élevant en raison de leurs besoins, la fièvre des albums les dévorant toujours, il fallut finasser ; alors ils s'ingérèrent de donner des dîners. On invitait ceux de messieurs les peintres dont les dessins n'avaient pas encore figuré dans l'album, et au dessert, comme à une table d'hôte, la dame de la maison se disposait à faire ses recouvrements ; elle faisait des yeux le tour de la table, et réclamait le prix du dîner qui venait d'être offert. On passait dans le salon où le café était servi ; pendant ce temps, la salle à manger était transformée en cabinet de travail, et, à un signal indiqué, les artistes trouvaient, sur une large table ronde, bien éclairée , cartons tendus, crayons, pinceaux, sépia, boîtes à aquarelles, etc. Rien de plus curieux, de plus grotesque à voir que ces réunions, que ces petites rivalités en présence, que ces impromptus médités longtemps à l'avance, que ces compliments faux et exagérés, si rarement sincères, qu'on se croyait forcé de débiter ; puis, venaient les commandes gratis, bien entendu, du maître de la maison pour l'album de madame P***, pour celui de M. de B***, pour ceux de messieurs les musiciens, car il y avait aussi de la musique. Les belles dames et les beaux messieurs étaient parqués dans un salon trop étroit pour en contenir la huitième partie, le reste se tenait sur le dos des dessinateurs dans les pièces voisines ; puis s'avançait, d'un pas assuré, d'un air content et satisfait de lui-même, un gros monsieur aux larges épaules, aux favoris monstrueux, aux mollets d'Hercule Farnèse, s'excusant d’un enrouement subit, et entonnant d'une voix claire et perçante, Non, non, Colin n'aura pas mon ruban, paroles et musique du même gros monsieur, dédié à son ami M***, aussi inconnu que l'auteur, écorchant, sans la moindre sollicitation de la part de l'aimable société, pour la millième fois, la cavatine du pauvre Barbier, au milieu des flots de nullités amoncelées aux portes, des ricanements, des allées et venues, de l'accompagnement obligé des portes ouvertes et fermées, et de la voix du laquais annonçant l'arrivée de la petite madame de D***, laide, rechignée, la tête empanachée, ses pauvres et noires épaules à découvert, se faisant jour, pour arriver à sa place réservée auprès de la maîtresse de la maison, au travers de toutes les autres femmes, et laissant son noble époux dans une pièce voisine, discuter de toute la force de ses puissants poumons sur la séance de la chambre, les affaires publiques, ou le cours de la bourse. Sa rare intelligence sait tout embrasser, il parlera incessamment beaux-arts et économie politique, sans égard pour le gros virtuose qui, avec un sang-froid imperturbable, lève les yeux au ciel dans l'attitude d'un béat en extase, et termine son grand air au milieu des applaudissements de toute l'assemblée enchantée d'avoir terminé avec lui. Dans les entr'actes des morceaux de musique les dames venaient visiter l'atelier de peinture « Ah ! c'est bien là le profil de M. de La Brossière. » - « C'est un arbre. » - « Maman, dit la petite fille, c'est M. Desfeuillis. » - Un intérieur de ferme, c'est une marine. Puis les lieux communs : « Vous allez, monsieur, comme la parole. J'ai dessiné aussi en pension ; si j'avais voulu travailler, j'avais de très-grandes dispositions. -- Je vous demanderai la permission de vous montrer les dessins de ma fille, ceux de mon Anatole, un enfant de six ans, c'est vraiment extraordinaire. » Et ce jeune monsieur, pâle et blond, son lorgnon à la main, qui, pour dire quelque chose à la ravissante jeune femme qu'il a sous le bras, trouve le dessin un joli délassement; plus loin, cet associé d'agent de change, la main droite dans l'échancrure de son gilet blanc, et de l'autre agitant son large paquet de breloques, le tout pour placer aussi son mot, donnerait volontiers un doigt d'une de ses inutiles mains pour en faire autant ; pure politesse de sa part, car il demandait l'autre jour, devant Tortoni, en parlant des productions de Charlet et de Bellangé, qui pouvait acheter toutes ces bêtises-là. Après toutes ces opinions émises sur les arts, revenaient les demandes. Combien de fois ai-je vu de pauvres artistes frémir, se pincer les lèvres en voyant une jolie personne plier soigneusement en quatre de délicieux dessins, les mettre dans son sac ou dans un coin de son mouchoir, trop heureux encore ceux qui ne les retrouvaient pas dans l'antichambre en allant rendre la visite de digestion ; dans l'antichambre ! découpés dans les mains des enfants de la maison. On faisait aussi des invitations à la campagne, aux environs, dans les départements, à l'étranger. L'artiste enchanté de faire route avec ses hôtes, apprenait la veille, souvent même le jour du départ, que la diligence passait à trois petites lieues, de la propriété. Il quittait la voiture à trois heures du matin, arrivait à cinq aux portes du château, son bagage en sautoir, attendant qu'il fît jour chez ses nobles maîtres. Il y restait deux ou trois mois, dessinant l'antique manoir sous tous ses aspects ; prenait toutes les vues des environs, et retournait dans la capitale le portefeuille vide, après avoir laissé sa bourse dans les mains des valets de chambre et des marmitons. La mode des albums passa comme jadis celle des culottes à canons et des vertugadins ; les amateurs se mirent à faire des dessins qui, à leur avis, valaient beaucoup mieux que ceux de leurs maîtres. Bref, on n'acheta plus ni tableaux, ni dessins. Je sais un amateur, un amateur véritable, critique exercé, collecteur plein de goût d'objets précieux de toutes les époques de l'art, qui perpétue seul la tradition des albums. Ce n'est pas avec la mesquinerie d'idées contre laquelle je n'ai pu m'empêcher de protester dans cet aperçu qu'il a composé son livre de dessin ; il a apporté dans le choix des morceaux qu'il recueillait un discernement beaucoup trop rare malheureusement pour les artistes distingués qui se trouvent souvent en assez mauvaise compagnie. Les hommes de talent de tout le globe ont enrichi son album, digne de rester comme un monument unique. Aussi, quelle étude pour qui a le sentiment des arts, quelle soirée passée en présence de ces échantillons de tous les génies, de tous les esprits, de toutes les manières ! L'album dont le parle est un recueil de dessins pour un exemplaire unique des OEuvres complètes de la Fontaine. Le dernier dessin que j'ai vu avait été exécuté par un artiste chinois. L'amateur est M. Feuillet qui a écrit quelquefois sous le nom pseudonyme de Leaves de Conches. Un homme profita de la révolution opérée dans les arts à la suite de nos crises et de nos débats politiques, le propriétaire du restaurant de la rue de Valois, le sieur Rouget. Il a revu successivement tous ses anciens clients. Toutes les notabilités de l'époque vont oublier chez lui, depuis cinq heures du soir jusqu'à sept, leurs rêves de gloire et de fortune, les invitations à dîner, et la protection des amateurs d'albums. HENRY MONNIER Note : |