ALCY, Jules Varnier, pseud. Georges d'
(18..-18..) : Le Religieux (1841). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.II.2014) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Religieux
par
Georges d'Alcy
~ * ~Venez, venez, dit-il, à l’amour qui regrette.
Au génie opprimé sous un ingrat oubli, Au proscrit que son toit redemande et rejette, Au cœur qui goûta tout et que rien n’a rempli. Alph. DE LAMARTINE. Illis summa fuit gloria despici ; Illis divitiæ, pauperiem pati ; Illis summa voluptas Longo supplicio mori. (Album de la Chartreuse.) AU milieu de notre monde parisien, de ce beau royaume de France, si plein de bruits et d’agitations, ce n’est point l’avenir qui nous préoccupe, c’est encore moins le passé. Nous vivons au jour le jour, je ne dirai pas sans illusions, car l’homme subira toujours les illusions de l’amour-propre ; mais sans croyances ; seulement pénétrés de nos mérites personnels et du petit rôle que nous prétendons remplir sur la scène du monde, les uns aux dépens des autres. Nous n’avons que de l’indifférence pour tout ce qui vit et s’agite en dehors de notre sphère, pour tout ce qui n’influe pas directement sur notre bien-être matériel, et les événements où nos passions sont engagées sont les seuls qui nous intéressent. – L’égoïsme et l’indifférence, – voilà la plaie de l’époque, les signes précurseurs d’une transition ou d’une décadence ; aussi, pouvons-nous à plus d’un titre appliquer à notre génération ces vers si énergiques qu’Horace adressait à la jeunesse romaine.
. . . . Quid nos dura
refugimus
Ætas ? – quid intactum nefasti Liquimus ? – unde manum juventus Metu Deorum continuit ? quibus Pepercit aris ?. . . . . Nourris des discussions philosophiques du siècle dernier, nous nous sommes montrés les dignes élèves de nos maîtres, et, persévérant dans cette voie sans issue d’analyse et de synthèse, qu’ils nous ont enseignée ; nous avons voulu pénétrer tous les mystères de la vie, disséquer toutes nos sensations ; – nous avons abusé des choses les plus saintes et les plus respectables. Les Dieux s’en vont, disait naguère un des plus grands poëtes de l’époque ; hélas ! les Dieux ne sont déjà plus ! aux yeux de bien des gens, la religion est une pratique purement philosophique, une ressource épuisée qui ne peut rien pour le bonheur ; le christianisme n’est plus qu’une habitude ou un désœuvrement, qu’une touchante et magnifique poésie ! Il n’est donc pas surprenant que ceux qui pensent ainsi, et le nombre en est malheureusement bien grand, entraînés par des convictions nouvelles, livrés à toutes les sciences sociales et régénératrices, et à la controverse des théories, unis pour détruire, et divisés pour fonder ; que tous ces sectaires, dis-je, semblent avoir si bien oublié, dans leur ardeur de néophytes et de philadelphes, qu’il est encore en France, au sein d’une population nombreuse et turbulente, des thébaïdes saintes, des lieux de recueillement et de prières ; asiles modèles, ouverts non-seulement aux âmes simples et pieuses, mais à tous les désespoirs comme à toutes les misères ; qu’il existe des hommes vraiment sages, qui prêchent une philosophie toute pratique et désintéressée, la plus simple et la plus éprouvée de toutes les philosophies ; des hommes qui apportent à l’humanité souffrante des consolations efficaces et directes, et se gardent bien d’user en de vains systèmes leur intelligence et leurs jours. Mais est-il rien ici-bas qui puisse résister à l’action du temps ? Comme toute chose, la sagesse humaine a ses limites de puissance et de durée qu’elle ne peut franchir. Nos gouvernants ont subi l’influence des rhéteurs ; néanmoins tout en combattant et en détruisant la puissance des ordres religieux, que le peuple, souvent aveugle et toujours exagéré, voulait, par une mesure extrême, proscrire à jamais, ils n’ont point prétendu se priver des ressources incontestables et salutaires de la morale chrétienne : dans les religieux vaincus et dispersés, ils ont vu et ne veulent voir désormais que des philosophes sincères ! Si dans vos pèlerinages d’artistes, sur quelque sommet sauvage, ou bien au fond de quelque sombre précipice, de loin en loin, vous retrouvez, parmi toutes ces ruines augustes que la révolution a faites, un vieux monastère mutilé et à demi réparé ; si vous rencontrez quelques pauvres cénobites, hospitaliers et laborieux, sachez-le bien, c’est que la loi ferme les yeux ; c’est que la foule, remuée par d’autres passions, voit sans craintes les derniers efforts de cette puissance qui s’éteint, et n’a plus de colère pour ces hommes dont nous avons pris ici-bas toute la place au soleil. – Autrefois, le religieux remplissait le monde ; il commandait au peuple par l’effroi ou par le respect, souvent même par tous les deux à la fois. Quelles que fussent l’obscurité de sa famille et la bassesse de son extraction, lui-même fût-il le derniers des manants, la carrière qu’il avait choisie le relevait du passé, et l’ordre auquel il appartenait lui donnait soudain un caractère sacré, une certaine valeur qui le distinguait du vulgaire, une certaine influence qui le mettait en position de tout entreprendre et d’arriver à tout : les séculiers ne voyaient plus en lui qu’un religieux ; et, de même que les bénédictins et les augustins, deux ordres savants par excellence ; les carmes et les franciscains, ordres déchaussés et mendiants, pouvaient aspirer à toutes les dignités ecclésiastiques ou autres, et occuper tous les emplois publics. Mais cela n’est plus de l’époque ni des mœurs actuelles ! nous chercherions vainement dans le religieux d’aujourd’hui, tel que l’ont fait nos révolutions, quelques allures de ces apôtres qui s’imposaient à nos rois, de ces conseillers que nous retrouvons au milieu de notre histoire, superbes et audacieux, prenant toujours une part grande et active à toutes les choses de ce monde. Il est loin de nous, l’illuminé qui prêcha les croisades, le fanatique qui sonna la Saint-Barthélemi ! Grâce aux mille voix de la presse et au droit d’enquête qu’elle s’est arrogé ; grâce surtout à notre soif insatiable de nouveautés et de scandales, toute puissance mystique est ruinée, et la domination ecclésiastique est désormais impossible. Jamais nous ne verrons reparaître sur la scène du monde, et encore moins à la cour, les prieurs voluptueux, les abbés intrigants du seizième et du dix-septième siècle ; nous n’entendrons redire les joyeux passe-temps des vermeils et nonchalants profès de Cîteaux et de la Chaise-Dieu. A l’heure qu’il est, le religieux semble mettre toute son ambition, appliquer tous ses soins à se montrer le digne et véritable continuateur du saint patron qu’il a choisi pour modèle ; il n’existe que pour la prière, il n’aspire plus qu’à la tombe. Si vous lui demandez ce que c’est que la vie, il vous répondra : « Le noviciat de l’éternité ; » ou bien encore : « Une étude de bien mourir ; » tout comme un membre du jokey’s-club vous la définirait, « l’étude du comfortable et du savoir-vivre. » Plus que jamais séparé des hommes, il reste en dehors de leurs folles révolutions et se tient à l’écart de tous les événements. Sa résignation est-elle sincère ?.. Je le présume : pour un grand nombre cependant, son silence n’est qu’un effet de la prudence dont il a besoin, et (ce qui pourrait bien être) des espérances qu’il garde de l’avenir ! – Les journées de juillet ont fortement ébranlé les dernières illusions du religieux ; pendant les cinq jours qui suivirent, il a rêvé la terreur et cru au retour des proscriptions ! Il était plein de foi et d’attente : l’instant du triomphe était-il donc enfin venu ? déjà son courage et son orgueil grandissaient devant les formidables épreuves auxquelles le Seigneur semblait l’appeler ; il espérait la torture, il attendait le martyre !... Hélas ! il n’a trouvé que l’indifférence ! – Oui , l’indifférence ! – Il eût traversé fièrement la foule de ses bourreaux, souffert avec joie les plus atroces persécutions, mais c’est pour lui un supplice imprévu, une condition honteuse et qu’il subit avec impatience, que cet oubli qui le ronge, que cette pitié qui l’écrase ! Si par hasard il descend des solitudes qu’il habite, voyez quel air humilié, quelle allure inquiète et souffrante ; comme il est étranger à tout ce qui l’entoure, comme il est dépaysé au milieu de notre population active et bruyante ! c’est à peine s’il excite la curiosité des gens oisifs ! Celui qui le coudoie se détourne à demi, ainsi qu’on fait pour une chose inaccoutumée, pour l’ambassadeur grec ou pour un émir ; puis il passe sans y songer davantage ! Ni haines ni sympathies ! L’homme de Dieu ne compte plus sur la terre. De tous les ordres religieux monastiques qui florissaient en France avant le décret de l’assemblée nationale, la restauration ne nous a rendu que les moines cisterciens de Notre-Dame de la Trappe, et les révérends pères de la Grande-Chartreuse. Les uns et les autres, oubliés pendant vingt-cinq ans environ dans les montagnes de Suisse et de la Savoie, reparurent en 1816 et 1817. Les trappistes, conduits par l’abbé de l’Estrange, successeur de l’austère réformateur de Cîteaux, dom Armand le Bouthilier de Rancé, reparurent d’abord à Aiguebelles en Dauphiné, et vinrent bientôt relever les ruines de leur abbaye, dans l’enclos de Soligny, près Mortagne, et les chartreux, ayant à leur tête dom Meissonnier, noble et touchant vieillard, supérieur général de l’ordre, reprirent solennellement possession des vastes et magnifiques bâtiments de la Grande-Chartreuse. Les premiers appartiennent à la classe des cénobites ; ce sont des artisans humbles et laborieux qui utilisent les plus belles heures de la journée, à défricher et à féconder des terres arides ; les seconds, à la fois cénobites et solitaires, s’occupaient jadis à collationner les précieux manuscrits de l’antiquité et du moyen âge ; à les transcrire et à les multiplier ; mais depuis l’invention de l’imprimerie et de l’École des Chartes, ils ont exclusivement reporté leurs études sur les sciences théologiques et sur le droit canon : ils étudient ce que dom Innocent nommait les pratiques de la guerre spirituelle. Le travail n’est pour eux qu’un délassement de l’esprit ; poëtes obscurs, rêveurs solitaires, leurs plus ordinaires occupations, leurs plus doux passe-temps, sont l’extase et la prière. Dans toutes les abbayes, chartreuses ou trappes, la règle du temps est la même, ainsi que les heures consacrées aux offices. En été, le religieux se couche à huit heures et à sept en hiver. Il se relève pendant la nuit pour chanter matines : à la Chartreuse c’est de minuit à deux heures ; c’est de deux à quatre chez les trappistes. Les chartreux se retirent dans leurs cellules, et les trappistes se réunissent dans une salle commune où chacun lit jusqu’à prime, qui se dit à cinq heures. Les offices du jour sont : tierce, la messe et sexte ; avant le dîner, ils chantent nonne et vêpres à quatre heures de l’après-midi. Ils ont une heure de sieste après leur repas. Pour bien connaître le religieux, pour dessiner exactement les traits qui le caractérisent, il faut avoir vécu où il vit, il faut le suivre pas à pas dans son existence intérieure et dans ses occupations journalières. Les règlements de tous les ordres sont si précis et néanmoins leur application partout si différente, que pour être dans le vrai sujet, je dois sortir d’une généralité qui s’appliquerait à tous les religieux, à ceux d’Italie et de Savoie, dont les mœurs et les habitudes n’ont presque aucun rapport avec celles des religieux français, et descendre, à l’égard des nôtres, dans des détails et des particularités qui résultent nécessairement de la position sociale où nous les avons réduits. Les communautés de chartreux et de trappistes que nous possédons ont gardé, chacune dans leur ordre respectif, et même, les chartreux vis-à-vis des trappistes, une telle unité, une telle harmonie, toutes les succursales sont si bien réglées sur la maison-mère, que la description d’une localité (la plus importante de chaque ordre), sera ici la généralisation la plus complète et aussi la plus intelligible qui soit possible. Gravissez donc avec moi les montagnes escarpées du Sapey, situées au fond du Dauphiné, entre la France et la Savoie, franchissez le Guyer-Mort, les immenses forêts de la Correrie, et venez vous reposer dans le désert où saint Bruno jeta en 1084 les premiers fondements du chef-lieu de son ordre. Vous n’y serez pas seuls ; depuis plusieurs années les touristes s’y rendent en foule, attirés par les beautés sauvages et pittoresques de la nature, et par l’étrangeté des usages monastiques. Les chartreux nourrissent et hébergent, moyennant salaire, quelquefois plus de quatre cents visiteurs en un seul jour. Ne vous scandalisez point du scrupule avec lequel votre carte à payer est établie par le frère Jean Marie, du trafic des boules d’acier et des élixirs de l’infirmier, du commerce des chapelets, des rosaires, et du tabac dont le frère portier est exclusivement chargé : ne faut-il pas que tout le monde vive ? Eh ! comment voudriez-vous, que des gens qui n’ont rien, que l’état oblige à 1,500 francs de loyer pour les bâtiments du monastère et certains droits de pacage, que ces gens-là, suffisent à leur entretien et à l’énorme consommation des curieux, autrement que par leur industrie ? Lorsque ces belles forêts et ces gras pâturages étaient la propriété du couvent, les chartreux, comme aujourd’hui les trappistes, offraient à tous les étrangers une large et généreuse hospitalité. Ils étaient prodigues de leurs biens. Pourquoi nous plaindre et les accuser ? Ils sont ce que nous les avons faits ; car, seulement depuis que nous leur avons repris ce qu’ils possédaient, ils nous vendent ce qu’ils avaient l’habitude de nous offrir. Au moment de la révolution, on comptait en Europe cent vingt-sept chartreuses. Dans ce nombre, la France était comprise pour soixante-six et l’Italie pour vingt-cinq : aujourd’hui nous n’en possédons que six. La plus importante, après la maison-mère, est la chartreuse de Blosserville dans la Meurthe. – Les chartreux sont gouvernés par un supérieur général, élu à la pluralité des suffrages en un chapitre général. Le chapitre général se compose des prieurs de toutes les chartreuses succursales qui sont en Europe, et de deux visiteurs nommés par les chapitres particuliers, c’est-à-dire par les religieux de chœur de chaque monastère. Toute nomination aux offices supérieurs de l’ordre est faite par le chapitre général : ces offices sont remplis par cinq religieux de chœur qui prennent rang dans la hiérarchie ecclésiastique, et forment au supérieur général un conseil responsable : ce sont les prieurs généraux. Le chapitre général nomme encore, lorsqu’il y a lieu, un chancelier, deux assesseurs, un greffier et trois référendaires. Autrefois il s’assemblait régulièrement chaque année ; mais les ordres religieux n’ont plus que des intérêts privés de localité tout à fait en dehors des besoins généraux de l’ordre, dont la richesse et l’ancienne importance sont tellement réduites, qu’il a rarement quelques affaires contentieuses pour la solution desquelles un chapitre général soit nécessaire. Je ne crois pas qu’il y en ait eu deux depuis 1830. Nonobstant cette sorte de désuétude, toutes fois que le chapitre est encore réuni, tout s’y passe selon les anciennes pratiques de l’ordre : le supérieur et les cinq prieurs sont obligés, après avoir imploré le pardon de leurs fautes et obtenu la confirmation de leurs titres, de faire connaître le résultat de leur gestion. Le greffier fait ensuite la lecture des statuts de l’ordre, et le supérieur, le prieur, le chancelier, tous ceux enfin que le chapitre a maintenus ou nommés aux offices généraux, doivent s’humilier de nouveau et jurer de se conformer à la règle. Le général des chartreux est le seul des supérieurs d’ordres monastiques qui ait le droit de résider ailleurs qu’à Rome. Il ne jouit d’aucun privilége personnel, et ne porte aucun signe extérieur qui révèle sa dignité. Il désigne parmi ses religieux de chœur, deux pères auxquels il confie l’administration spirituelle et temporelle du monastère, dom sacristain et dom procureur : le premier veille à toutes les observances religieuses : le second a sous sa direction immédiate les frères convers et donnés. Il règle l’emploi de leur temps, selon les besoins journaliers de la communauté, et il préside aux travaux de l’agriculture. – Les pères vivent séparés : Chacun a sa cellule, et toutes les cellules sont semblables et distribuées ainsi : au rez-de-chaussée, une seule et vaste pièce qui sert d’atelier ; quelques instruments de jardinage, et, suivant les goûts du religieux, un établi et des outils de tourneur, de menuisier ou de relieur y sont pêle-mêle ; l’étage supérieur se compose d’une grande pièce, espèce de salon où le religieux reçoit ses visites, et de deux plus petites : l’une sa chambre à coucher : l’autre son cabinet de travail. L’ameublement en est toujours modeste : une horloge, une bibliothèque ; de saintes images représentant la Vierge ou les saints, couvrent les murs de la chambre et du cabinet. Dans plusieurs cellules, on trouve des christs sculptés, ou des peintures dont les auteurs sont des religieux ; ou bien, comme au temps des Fra Angelico da Fiesole et des Fra Bartholoméo, nous avons des religieux artistes, moins le talent cependant ; et, depuis Le Sueur, les révérends pères de la Chartreuse affectionnent et reçoivent tout particulièrement messieurs les peintres. – Pour ce qui est du travail manuel, la règle laisse toute latitude aux pères : chacun doit choisir l’occupation qui lui est plus agréable et y consacrer assez de temps pour qu’elle soit une distraction salutaire, et que le religieux puisse toujours reprendre avec une joie nouvelle les devoirs essentiels de son état. Quant aux autres coutumes des chartreux, elles consistent, et ici je cite textuellement : 1° Dans une abstinence perpétuelle de tout aliment gras, sans en excepter le cas de maladie, et dans la stricte observance des jeûnes prescrits par l’Eglise ; 2° à prendre leurs repas seuls, dans leurs cellules respectives, à l’exception des dimanches et des fêtes, jours de réunion et de repos ; 3° à ne point faire usage d’œufs et de laitage, pendant l’avent, le carême, les vendredis et certains jours particuliers ; 4° à se contenter de pain et d’eau le vendredi, lorsque la santé le permet ; 5° à coucher sur la paille avec des draps de laine et les couvertures nécessaires ; 6° à se lever toutes les nuits, après quatre heures et demie de sommeil, pour aller chanter les divins offices ; 7° à garder la clôture la plus étroite, ne sortant du monastère que les jours de spaciement (1) ; 8° à ne porter en toute saison que des vêtements et des chemises de laine. Les chartreux sont généralement tolérants, d’une humeur égale et facile. Ils s’appliquent à retracer saint Bruno, que les Bollandistes nous représentent riant et modeste, semper erat festo vultu, sermone modesto. Ceux qui sont en rapports directs avec les étrangers sont gais et presque babillards. Le frère convers Jean Marie, par exemple, est un petit vieillard actif et plein de prévenance pour les dames ; c’est lui qui veille à ce que rien ne leur manque dans les bâtiments qui leur sont affectés, hors du monastère. C’est lui qui, ayant été averti, mais trop tard, que l’espiègle miss Cécile *** transformée en un joli séminariste, explorait les mystères du cloître, l’attendit à la porte, où il lui présenta en souriant un étui et un dé. – Voyez dom François ; il a soixante ans, et vraiment, à voir ses joues brillantes et rebondies, c’est à peine s’il paraît la cinquantaine. A vingt ans il a prononcé ses vœux : alors il était chétif et souffrant, il était inflexible jusqu’au fanatisme. La retraite a refait son corps et son esprit, la matière s’est fortifiée aux dépens de l’intelligence. Il va toujours le sourire sur les lèvres et le front rayonnant. Aujourd’hui son rosier est en fleur ; cette nuit il chantera au lutrin ; demain c’est le jour de spaciement….. : toutes choses qui nous semblent bien puériles et dont cependant il tire sa joie et son bonheur. Si parfois une tristesse inquiète vient l’agiter, ce n’est pas que son âme soit troublée ; c’est que Dom Isidore, son élève, un jeune religieux dont il est le père-maître, le directeur, touche à ce moment critique de la vie claustrale où l’esprit du néophyte, assailli par mille tendances invisibles qu’il serait dangereux d’éclaircir et de combattre, lutte contre le découragement et la mort. Fièvre terrible que subissent les âmes ardentes, et qui n’a d’autres remèdes que la patience et le temps. Presque tous les chartreux ont en apparence, si ce n’est en réalité, cette même aménité, cette même candeur ; c’est une des conséquences de leur règle, laquelle défend d’ajouter à la rigueur des jeûnes, et d’abréger les récréations, blâme les apparences austères et les résolutions exagérées ! Néanmoins, le religieux a changé ses manières mondaines, sans rien perdre de son caractère personnel ; seulement, l’habitude a dompté son énergie. Les affections de son cœur et les désirs de son âme l’entraînent encore, mais par une pente plus douce ; et ses passions, assouplies par l’invariable uniformité des jours, amoindries par la division du temps, trouvent à se satisfaire sans bruit, ou pour mieux dire, à moins de frais, dans leur sphère nouvelle. – Il est tel esprit vaniteux et bouillant qui eût suivi Luther il y a trois cents ans, tel profès qui se tourmente lui-même pour avoir quelqu’un à tourmenter ; affichant son austérité comme il afficherait le schisme, si le schisme était possible avec succès, et qui, faute de mieux, brigue à cette heure l’honneur d’aller mettre un terme aux relâchements de la Chartreuse de Rome. Dom Marc ne perdra jamais ses goûts de gentilhomme ; jusque dans le maigre et l’abstinence il sait se distinguer et choisir : assurément il préfère son estomac délicat et les brochets du réservoir, au vaste appétit et à la corpulence roturière du père infirmier, lequel mange de tout indifféremment, mais de tout en quantité. Depuis que les idées de lassitude et de suicide ont réveillé la poésie de la foi et les illusions de l’espérance, le religieux recouvre en influence morale ce qu’il a perdu en influence politique, « et les monastères, selon la juste et sage appréciation de dom Jean-Baptiste, deviennent des hospices où sont accueillis et traités gratuitement les malades qui ont reçu les blessures du doute et les atteintes du néant. » Cependant, quiconque est dégoûté de la vie ne verra point, à son premier cri de désespoir, s’ouvrir les portes du cloître. Les jeunes gens simples et candides y sont reçus avec joie, tandis que les esprits blasés, les hommes que le désœuvrement, l’amour ou la débauche y conduisent, subiront toujours jusqu’à la fin, les longues et difficiles épreuves de la postulation et du noviciat, et ne seront admis à prendre l’habit que s’ils ont obtenu la majorité des suffrages de toute la communauté réunie. Les apôtres du remords, et on les compte tellement ils sont rares, ont je ne sais quoi de brusque et de rêveur qui contraste singulièrement avec la quiétude et la douceur qui distinguent les autres pères : généralement, ce sont des esprits faibles, de ces esprits que le moindre vent bouleverse, que le premier courant entraîne. Ce besoin de la solitude et du repos a plus de part à leur vocation que le repentir et la foi ; aussi, s’occupent-ils bien moins de la prière et des méditations que de leurs chagrins et de leurs souvenirs ! Quelle est cette ombre blanche qui glisse rapidement dans les plus obscures sinuosités de la forêt, qui court et s’agite ainsi qu’une âme en peine ? C’est un jeune religieux, le plus jeune de la communauté, le seul peut-être qui porte sur sa physionomie l’empreinte des macérations de la chair et des ferventes aspirations de l’esprit ; qui réponde à l’idéal de nos rêves et réalise à nos yeux les ardents néophytes du christianisme ou les premiers anachorètes de la Thébaïde. Il s’arrête ! le voilà qui s’agenouille devant la chapelle de la Vierge : ses mains sont pressées convulsivement ; ses lèvres murmurent, je crois, une prière ; mais ses regards sont distraits, son attention est tout entière absorbée ailleurs. S’il est trop jeune pour que ce soit le passé qui le tourmente, quel est donc le démon qui le pousse ? – A vos pieds, au fond d’un ravin obscur, serpente la source limpide de Saint-Bruno : c’est là un lieu consacré, un ombrage délicieux où les étrangers aiment à se réunir chaque soir. Le jeune religieux, placé comme il est sous un épais taillis, peut tout voir sans être vu, tout entendre ! assurément, ce n’est point le hasard qui l’amène si souvent en ce lieu, toujours à la même place et toujours à la même heure ? Ne remarquez-vous point comme il est inquiet de ce qu’il veut faire, comme il regarde, comme il écoute s’il est bien seul dans cette solitude ! Il hésite encore… puis, enfin, il se livre résolument au désir qui le trouble : désir étrange et vraiment inexplicable ! Voici qu’il contemple avidement un groupe de jeunes gens et de jeunes femmes, prêtant une oreille attentive à leurs folles causeries, cherchant à surprendre leurs moindres confidences ! Dom Isidore, car c’est lui, regretterait-il cette liberté d’action, ces liens si doux de la vie, l’amour et l’amitié, deux sentiments qu’il ignore, et que pourtant il comprend vaguement ? Cherche-t-il à pénétrer ce monde qu’il n’a fait qu’entrevoir ? En serait-il déjà à discuter dans son for intérieur la valeur de ses engagements ? Nul ne saura jamais tous les orages, toutes les pensées qui bouleversent à cette heure l’âme de Dom Isidore ! Au sortir du séminaire, le jeune lévite, obéissant à une vocation qu’il croyait être une révélation céleste, est venu sans retard s’offrir aux épreuves de la postulation et du noviciat. C’était alors un enfant tout enivré d’encens et de prières, plein de pieuses illusions et de saintes naïvetés. Il est bien encore aussi ignorant que par le passé, mais il a le pressentiment de cette ignorance : il obéit à l’instinct de la nature et des sens, et il s’y laisse aller sans trop se douter qu’il court dans les voies détournées de l’abîme. L’homme se réveille en lui, et la crise est violente et redoutable ! il ne faudrait pas qu’une amitié profane, intervenant dans la lutte, accourût en aide au religieux ; que le hasard fît tomber entre les mains de dom Isidore quelques œuvres de la philosophie moderne. Cette âme ardente qui se consume vainement en des rêves qu’elle ne peut formuler, fatiguée qu’elle est de tant d’incertitudes, se précipiterait bientôt vers cette issue probable, et marcherait d’autant plus vite de la discussion au scepticisme et du scepticisme à la révolte, que, soutenue par la société moderne, elle n’a d’autre tribunal à redouter ici-bas que celui de la conscience. Or, il n’en sera rien ; il ne peut en être ainsi. Le jeune profès est si bien isolé des hommes et des lois, qu’il n’a pas même l’idée de son libre arbitre appliqué à la controverse du dogme : il ne peut que mourir. Mais si le religieux ne succombe pas, dis-je, s’il ne meurt pas, insensiblement, l’habitude exerçant sur lui sa puissance infaillible, dom Isidore ramènera ses désirs dans les voies prescrites par la règle, et, trouvant plus de douceur et de sécurité à se laisser conduire, il vivra longtemps, très-longtemps, comme la plupart des chartreux, comme dom François son père-maître. C’est là le chartreux, et, à peu de chose près, le trappiste. Toutes les différences qui sont entre les disciples de saint Bruno et ceux de saint Bernard proviennent d’abord de ce que les premiers vivent en solitaires, tandis que les seconds sont essentiellement cénobites, et ensuite, de ce que le chartreux emploie selon sa fantaisie les sept heures que le trappiste consacre aux rudes travaux des champs. Les artistes et les voyageurs, les chrétiens riches et oisifs, tous ceux qui peuvent dépenser à leur gré et le temps et l’argent, se retirent à la Chartreuse, et font volontiers une retraite momentanée au milieu d’une nature pleine de charmes, savourant avec délices cette vague tristesse et toutes les grandes émotions qu’inspire infailliblement une solitude paisible et choisie, où la religion se montre sous son aspect le plus touchant et le plus poétique. Mais les pauvres déguenillés, les mendiants vagabonds, les infirmes et les malheureux ; tous ceux qui souffrent par la faim et par le désespoir, tous ceux-là vont à Aiguebelles, à Mortagne où à Meilleray. Si vous ne craignez pas d’accepter l’humble hospitalité qui vous est généreusement offerte, si vous osez vous mêler à cette lie humaine et vivre côte à côte avec toutes sortes de misères, allez où vont ces gens ; allez apprendre ce que c’est qu’une vie de véritables privations, qu’un trappiste soumis à l’étroite observance de Cîteaux. A Aiguebelles, les nonchalantes béatitudes de l’extase, les ouvrages frivoles, les occupations attrayantes sont sévèrement interdits : c’est bien, comme tout à l’heure, la prière et le travail, le jeûne et la méditation, mais le travail assidu et méritoire, la méditation en commun, sous les yeux de l’abbé qui accuse et punit celui qu’il soupçonne, sans que celui qu’il soupçonne, même injustement, ait le droit de se justifier ! Du pain et de l’eau pour nourriture habituelle ; une cellule de six pieds sur quatre, et pour lit une planche ! – Le silence absolu : les religieux ne se parlent que pour s’avertir ou s’accuser ; ils n’échangent jamais entre eux que ces mots terribles ! « Mon frère, il faut mourir ! » Un monastère de trappistes est un séjour lugubre et redoutable : la vue seule en est faite pour ébranler les esprits faibles et repousser les vocations indécises. Là, tout ce que vous apercevez est une menace de mort, tout ce qui vous entoure est plein d’épouvante. Les murs sont couverts d’inscriptions latines empruntées pour la plupart aux psaumes de la pénitence ou aux pères de l’Église. Au-dessus de l’entrée principale du monastère, on a gravé ces paroles du prophète Jérémie :
SEDEBIT SOLITARIUS ET TACEBIT !
Et plus loin, sur celle du cloître :
IN NIDULO MEO MORIAR !
Le cloître est le lieu où les religieux se réunissent pour ce qui doit être fait en commun, et ici tout doit être fait en commun. Quatre galeries longues et assez larges, un portique ogival et rectangulaire au milieu duquel est le cimetière : voilà le cloître. Une tombe y est toujours préparée à l’avance et dans l’incertitude de la victime. Pendant que la communauté est réunie sous les galeries pour la méditation ou la lecture, chaque frère vient à son tour travailler, en présence de tous, à cette fosse qui peut-être sera la sienne. A côté du cloître se trouve le parloir ; c’est le seul endroit où les religieux peuvent entretenir l’abbé, lui confier les besoins de leur âme, recevoir le soulagement de sa parole, ses avis et ses exhortations. Contre la porte du parloir est établie ou plutôt enclavée dans la muraille une petite boîte, pareille à celle de nos bureaux de poste, et au-dessus de laquelle on lit : Boîte aux billets. – Un frère réclame-t-il l’assistance de l’abbé, a-t-il un livre à demander, une permission à obtenir, il formule sa prière et la confie à cette boîte. Chaque jour, sous les yeux mêmes de l’abbé, le bibliothécaire procède au dépouillement de ces billets, et l’abbé, sans prononcer une seule parole, les déchire ou les ploie, selon qu’il refuse ou qu’il accorde. Le soir, chacun retrouve sa réponse au chevet de son lit ; ceux-ci, les fragments de leur billet, ceux-là, leur billet ployé, si c’est une permission accordée ou le livre qu’ils ont demandé, si le révérend père en a autorisé l’usage. – Le trappiste ne porte que des vêtements de laine. Les pères ont une tenue négligée, mais propre. Les frères convers sont d’une saleté repoussante ; il est vrai qu’ils n’ont point, comme les chartreux, des hommes à gage, des domestiques pour les travaux de l’entretien intérieur, et qu’ils s’occupent eux-mêmes à balayer les cloîtres, à nettoyer les étables, et à récurer la vaisselle. La règle des trappistes est autrement rigoureuse que celle des chartreux. Ici, le religieux n’a jamais le choix de ses occupations, et tout ce qui pourrait lui être agréable à faire lui est interdit par cette seule raison. C’est l’abbé qui détermine les travaux et désigne les travailleurs. Le matin, après prime, les pères et les convers descendent au cloître, se placent sur un rang, et l’abbé, allant de l’un à l’autre et s’inclinant vers chacun en particulier, prescrit à tous la tâche à accomplir dans la journée. – Ainsi que je l’ai déjà dit, les trappistes ont les mêmes offices que les chartreux, et à peu près aux mêmes heures ; les pères seuls se rendent toujours à l’église ; les convers entendent la messe avant de sortir du couvent, et, une fois disséminés dans les champs, ils ne rentrent plus qu’à la fin du jour. – La cloche de l’église se fait-elle entendre dans l’éloignement, sans cesser leur travail, ils s’unissent mentalement aux pères qui prient pour eux ; mais si la distance est trop grande, l’ancien qui les surveille marque lui-même le moment de la prière, et il est rare qu’il soit une demi-heure sans frapper des mains pour avertir les religieux d’élever leur âme à Dieu. Pendant l’hiver et les temps de pluie, chacun s’emploie dans l’intérieur du couvent, selon ce qu’il sait faire : les uns filent, les autres tissent ou cardent : il en est qui font des souliers, car tout ce qui est en usage dans le monastère doit être confectionné par les religieux. A ceux qui lisent ou méditent, comme à ceux qui travaillent, il est interdit de s’asseoir pour faire ce qui peut être fait debout, et la règle défend de s’appuyer lorsqu’il y a nécessité d’être assis. En aucun cas, et pour les moindres oublis d’observance, le religieux ne peut échapper à la surveillance de ses frères : cette surveillance est d’autant plus active qu’elle est exercée par tous, à l’égard de tous. – Épuisé de fatigue et accablé par la chaleur, un frère, s’appuyant sur sa bêche, ferme-t-il sa paupière appesantie, le frère qui s’en aperçoit le réveille doucement, en lui disant : « Tu te reposeras à la maison paternelle, in domum œternilatis ! » N’allez point croire cependant que toutes les austérités des anciens anachorètes soient encore en usage ; elles sont au contraire expressément défendues, et bien rarement l’abbé permet à ses subordonnés l’usage du cilice ou de la discipline. Plutôt que de laisser la vie du religieux se consumer en des austérités sans but réel, et ses forces s’affaiblir par des rigueurs stériles, le réformateur de Cîteaux a, par une sagesse et une piété mieux entendues que celles de ses devanciers, exigé que les forces fussent dépensées en des travaux méritoires, et que cette vie fût sanctifiée par des labeurs réglés, continuels, plus terribles et plus cruels cent fois qu’une mortification passagère. N’est-ce donc pas un atroce supplice que toujours, toutes les nuits, jusqu’à la mort, la même privation du sommeil, et chaque année, neuf mois du jeûne le plus rigoureux. Et savez-vous bien ce que c’est que le jeûne rigoureux d’un trappiste ? Ce jeûne consiste, même pendant les plus longs jours de l’année et les plus pénibles travaux, à ne prendre pour toute nourriture, vers les quatre heures du soir, qu’un morceau de pain et un verre d’eau ! – Sauf les travailleurs trop éloignés, toute la communauté se réunit au réfectoire, le frère portier lui-même abandonne son poste et vient déposer ses clefs à côté de l’abbé. Le frère qui sert et celui qui fait la lecture sont les seuls qui mangent après le repas commun. La vaisselle est tout ce qu’il y a de plus grossier, les couverts et les écuelles sont en bois. En temps ordinaire, c’est-à-dire trois mois sur douze, la nourriture se compose, au repas de onze heures, de quelques herbages, de pois ou de lentilles, toujours accommodés sans huile ni beurre, cuits à l’eau et avec du sel seulement, et d’un morceau de pain noir et terreux, car, aux termes de leur règlement, le froment ne peut être passé qu’une fois par le crible et la farine doit être employée telle qu’elle sort du moulin ; à la collation du soir, d’un fruit cru et de trois onces de pain. Maintenant, je vous le demande, est-il étonnant que les trappistes meurent généralement si jeunes, tandis que les chartreux ont tous une longue et magnifique vieillesse ? – Ce sont les voies les plus opposées, les sentiments les plus extrêmes qui décident les hommes à se faire trappistes : l’excès de la vertu et l’exaltation de la piété y conduisent les jeunes gens. Un profond repentir y a quelquefois amené des criminels ; mais le plus souvent ce sont les âmes passionnées qui viennent, après de longues épreuves et de cruels revers, chercher dans la fatigue du corps et les occupations réglées l’oubli du passé, ou bien une sorte de suicide que la morale ne réprouve pas. Au reste, les trappistes acceptent volontiers tous ceux qui se présentent, persuadés qu’il faut avoir un courage surhumain, une vocation bien sincère, pour se condamner à vivre comme ils vivent ! Leur règle est impartiale et leur justice inflexible dans toutes ses applications ; elle atteint également le convers, le religieux de chœur et l’abbé ; indulgente pour le pauvre frère, elle sévit impitoyablement, si celui qui a transgressé ses devoirs était obligé, par sa position, de veiller sur les autres et à prêcher par l’exemple. – Les travaux sont suspendus, et les portes du monastère ont été fermées à tous les étrangers. Les pères sont réunis au chapitre, et les convers, répandus sous le cloître, se promènent silencieusement ; mais non sans trahir leur agitation intérieure. Frère Eusèbe, l’abbé, rend compte de sa gestion. La cloche du chapitre se fait entendre, une double haie se forme : spectacle inattendu ! Frère Eusèbe est coupable : chacun l’a accusé, et toute accusation, ici, est une preuve. On le dépouille de ses vêtements, et les épaules nues, les pieds nus, il est impitoyablement chassé à coups de verges, et contraint de devenir le serviteur des serviteurs. Son successeur, frère Orcise, est un jeune homme de trente-deux ans, bouillant, énergique, audacieux. Lui aussi il a eu ses heures de combats et de doute ; lui aussi il a failli mourir sous le poids de ses pensées ! Depuis qu’il marche appuyé sur sa crosse de buis, loin de rien regretter, il est devenu plus ambitieux que jamais ; mais ambitieux comme un religieux peut l’être ! Infatigable au travail, il exige de chacun autant d’activité qu’il en possède ; debout le premier, il joint l’exemple au précepte, et, quittant sa coule, retroussant ses manches, il aborde orgueilleusement l’ouvrage le plus vil et le plus difficile. C’est ainsi qu’il parvient à quintupler la valeur des terres qu’il achète, et qu’il se fait assez de revenus pour nourrir et vêtir, beaucoup mieux qu’il ne se nourrit et ne se vêtit lui-même, plus de huit cents pauvres par an. C’est par là qu’il compte faire de son abbaye une ferme-modèle, et qu’il espère mériter comme son collègue de Mortagne, dont il est discrètement jaloux, un brevet de membre correspondant de la Société d’agriculture de Paris. – Mais c’est surtout par sa mort que le trappiste termine dignement une existence si laborieuse, si pleine d’austérité. Je vous ai dit comment il a vécu ; il me reste à vous apprendre comment il sait mourir. C’est presque toujours au milieu de la nuit que commence le cérémonial funèbre : la cloche longuement agitée appelle les religieux à l’église. Les pères, les convers, tous, le capuchon sur les yeux et une lampe à la main, s’y rendent à pas lents. Une seule lampe brûle sur l’autel et toutes celles des religieux, pâles et vacillantes, ne répandent qu’une douteuse clarté sur ce qui les entoure. Quatre convers apportent le religieux mourant et le déposent sur la dalle humide du sanctuaire, recouverte d’un peu de paille et de cendres. Ces ténèbres si bien remplies, cette agitation silencieuse, ces mouvements que l’on devine plutôt qu’on ne les voit, ont quelque chose d’effrayant et de redoutable. La voix du malade, toute faible qu’elle est, résonne dans le silence et dit la prière des agonisants ; tous les religieux joignent à demi-voix leurs prières à celle du trappiste. Aussitôt que la voix du mourant s’affaiblit, le révérend père lui donne le baiser d’adieu et lui parle de l’éternité ; cependant la cloche sonne plus lentement le glas funèbre… Les religieux s’agenouillent…. et le de profundis, qui éclate soudain sous ces voûtes sombres et sonores, couvre le dernier soupir du trappiste, et marque son passage de la vie à la mort ! – Quelquefois cette scène dure des heures entières et se prolonge jusqu’au milieu du jour. – Eh bien ! chose incroyable ! malgré tout cela, dans les monastères comme ailleurs, plus qu’ailleurs, l’aristocratie a établi des catégories. Jamais le frère convers ne se mêlera au religieux de chœur : à l’église, au réfectoire, au cimetière, partout leur place est distincte, et, à tous propos, les pères imposent leur supériorité à ces pauvres roturiers, à ces chrétiens inférieurs, qui, pour être ignorant du latin, en sont réduits aux emplois subalternes : l’orgueil et l’ambition, ces deux passions du cloître, sont encore chez les religieux, et elles y seront éternellement. – Dans ces communautés, toutes et toujours fondées dans un but expiatoire, par la pénitence et la vertu, dont l’humilité est le principe, et qui ont pour base une sincère et rigoureuse égalité, cette prépondérance de la science, cette domination de l’esprit est-elle vraiment évangélique ? et ne serait-ce pas là en effet l’œuvre d’une grande et réelle vertu, la plus touchante pénitence et la plus belle marque de l’abnégation chrétienne, si celui que l’éducation et l’intelligence ont élevé au-dessus de son semblable descendait volontairement au rang des derniers et des plus obscurs ? – Malheureusement sans influence aucune, les chartreux et les trappistes vivent et gouvernent entre eux ; ils règnent en famille et régissent leur intérieur avec une ardeur d’autant plus vivace, qu’elle a moins la possibilité de s’étendre ailleurs, qu’elle a moins à dominer au dehors. L’état les tolère, mais ne leur reconnaît pas d’existence légale. Ils n’ont de part aux affaires du monde que pour ce qui les concerne particulièrement. Ainsi traqués, ils espèrent en Dieu et vivent absorbés, non toutefois sans aspirer secrètement à rétablir leur empire par delà l’enceinte trop étroite du cloître. Cette dernière espérance du religieux, si vague et si lointaine qu’elle soit, sera-t-elle jamais réalisée ? Ce fut en éludant l’esprit du christianisme par l’abus des richesses et de la puissance que les ordres monastiques précipitèrent leur ruine ; c’est par le travail et l’austérité, par la tolérance surtout, qu’ils espèrent reconquérir la considération qu’ils ont perdue, et recouvrer, sinon leur ancienne importance, tout au moins une condition avouée et légale, qui les assimile au clergé et leur permette d’agir librement et avec sécurité. En France, surtout en France, il n’est peut-être pas un religieux qui ait assez d’abnégation pour n’être pas intérieurement mortifié de l’abaissement et de la déconsidération de son ordre, et qui ne prétende le réhabiliter par tous les moyens que ses devoirs et sa conscience autorisent ; pas une communauté dont la conduite et les efforts de tous les jours ne tendent à ce but, soit explicitement, soit implicitement. Au moment où j’écris ces lignes, de jeunes et dignes ecclésiastiques français sont venus dans la campagne de Rome, en face même du Vatican, cette sombre et jalouse demeure de l’intolérance chrétienne, s’installer provisoirement au Monte Mario, dans les bâtiments abandonnés d’un ancien monastère de Saint-Dominique. Là, au nombre de trente-cinq, ils ont formé, sous la direction de M. l’abbé Lacordaire, aujourd’hui profès dominicain, une communauté nouvelle, succursale des dominicains de Viterbe ; et, mettant à profit les graves enseignements du passé, les tendances et les besoins de la génération actuelle, ils se fortifient par une retraite de trois ans, entièrement consacrée à l’étude des sciences métaphysiques, dans les vastes et profondes connaissances de la philosophie et de l’histoire. Ils sont en instance pour obtenir du pouvoir la permission de fonder en France une Sorbonne nouvelle, et, bientôt sans doute, ils y viendront professer la science humaine et répandre le chistianisme par la diffusion des lumières. Tout l’avenir du religieux, en France et même en Italie, repose désormais sur la sainte et laborieuse mission de M. de Lacordaire. Déjà le jeune prieur s’est fait entendre à Saint-Louis-des-Français, en présence du clergé romain et de tout ce qu’il y avait de Français à Rome. Il a établi les bases de la réforme, sans cependant avouer la réforme, et fait connaître qu’il y avait nécessité et urgence à ramener le chistianisme à ses formes primitives et à la simplicité de la doctrine évangélique. Il a prêché le progrès et la liberté unis au catholicisme le plus pur ; la toute-puissance des affections et des idées ; enfin la sociabilité, comme étant les trois principaux caractères du dogme chrétien ; et, s’élevant surtout contre les abus du clergé, contre l’égoïsme des grands et des prêtres, il a eu le courage de ses opinions là où il y avait vraiment danger à les avouer ! Pour la première fois, peut-être, Rome s’est vu et s’est laissé accuser publiquement ! Ah ! c’est qu’en Italie aussi bien qu’en France, l’illusion est détruite et le même mouvement s’opère dans les idées ; c’est que partout où le religieux règne encore despotiquement, il règne par le nombre et par le pouvoir terrestre dont il dispose, bien plus que par la conviction évangélique et les saintes persuasions de la morale chrétienne, et que notre clergé de France, sans conteste le plus éclairé et le mieux appris de la chrétienté, était appelé à défendre les intérêts de la religion des envahissements du pouvoir, et à se maintenir incessamment lui-même contre les attaques de la philosophie sceptique, pendant que celui de Rome, se reposant sur la foi des prédictions, mésusait sans craintes de sa souveraineté et de son bien-être temporel, et détournait à son profit le véritable sens de la parole de Dieu. Mais ce n’est point le clergé qui est infaillible, c’est l’Église, comme le disait M. de Lacordaire ; la religion chrétienne est immuable et éternelle : elle n’a rien à redouter du progrès ni des invasions de la philosophie ! c’est elle qui a créé la synthèse et ouvert toutes les voies à l’intelligence. La science humaine a beau progresser ; quelque part qu’elle s’avance, quelques découvertes nouvelles qu’elle croie avoir faites, elle trouve toujours là l’Église, l’Église qui l’y a prévenue et qui l’attend ! GEORGES D’ALCY.
NOTE : (1) Promenade de deux ou trois heures que les chartreux font en commun une fois par semaine. |