Que fais-tu,
clairvoyant Asmodée, tandis qu’une foule d’écrivains spirituels, après
t’avoir solennellement évoqué, parcourent sans toi les différents
quartiers de cette vaste métropole, et explorent, eux seuls, cent lieux
publics, ou réduits secrets, dans lesquels tu devais les introduire ou
les guider ?
Il en est cependant que ces vigilants observateurs n’ont point encore
visités ; ceux-là sont le domaine de certains esprits malfaisants,
auxquels, malgré ta qualité de démon, ton génie satirique ne te fait,
certes, pas ressembler ; mais tu les dois connaître, et je voudrais
pénétrer, sous tes auspices, dans ces antres où vont s’engloutir et la
fortune et la moralité d’un trop grand nombre de misérables. Viens donc
les offrir à mes regards, et m’aider à en tracer, s’il est possible, le
vrai et déplorable tableau !
Je sais bien que tout a été dit, cent et cent fois répété sur la
passion du jeu, ses causes sordides, ses faux calculs, ses séduisantes
amorces, et ses épouvantables résultats. Régnard et Dufrény l’on peinte
dans leur verve comique ; Montesquiou (
Amélie ou les Joueurs,
drame tiré à 30 exemplaires), d’un faire presque sentimental ; et
Saurin, dans toute son horreur : mais ne serait-elle pas inhérente à
notre très-déraisonnable espèce raisonnable ? car on la voit poindre
chez le sauvage même ; prendre, dans notre âge héroïque, ce caractère
semi-galant, semi-féroce, que vantent les romans, que la morale
condamne, et que fulmina la religion ; puis se civiliser avec la
société, et, après avoir été le passe-temps d’un fou (Charles VI),
devenir l’esprit des sots et la sottise des gens d’esprit, ainsi que le
passe-port qui fit souvent pénétrer dans les réunions des hautes
classes sociales ceux que l’inégalité des conditions en aurait exclus.
Enfin, passant des salons dans l’antichambre, et de l’antichambre dans
la rue, ne déborde-t-elle pas aujourd’hui de toutes parts, avec la
corruption des idées et des coeurs, qu’elle tend à aggraver encore ;
car si, dans le risque de perdre la moitié de sa fortune, l’on n’a
d’espoir que de l’augmenter d’un tiers, qui pourrait, s’il n’est pas
étranger à tous sentiments humains, contempler, sans en gémir, les maux
cuisants enfantés par son sordide triomphe ?
Dussaulx s’est longuement et lourdement vengé de ce vice éternel de
notre fragile espèce (de la passion du jeu), vice dont lui-même il
avait été dupe et victime, puis faillit en être de nouveau victime et
dupe, quand, présidant, comme membre de la commune de Paris, au tirage
de la loterie royale, il crut l’occasion favorable pour prêcher contre
cette escroquerie immorale, mais légale, devant les buralistes et les
joueurs, rassemblés dans un tout autre but que celui d’écouter
paisiblement sa philanthropique homélie. Aussi le poursuivirent-ils, en
lui lançant à l’envi les bancs, chaises et tables de la salle où
devaient être proclamés les arrêts de la fortune, et
l’apostrophèrent-ils de la qualification assassine d’aristocrate, qui
était alors ce que serait maintenant celle de ministériel, doctrinaire,
populaire, et bête de carliste.
Le souvenir de cet homme de bien, aussi niais que tant de niais hommes
de bien, gouvernants ou gouvernés, me rappelle deux anecdotes, dont le
courtisan disgracié de J.-J. Rousseau eût pu gonfler son pesant
ouvrage. Ce sont des tableaux de moeurs, et qu’Asmodée me soit ou non
en aide, je vais les tracer ici.
Un jeune marié, pour qui la lune de miel avait lui au-delà du terme
ordinaire, et qui rêvait avec ivresse, dans son propre bonheur, celui
de sa charmante épouse, venait de toucher sa dot ; il passait devant le
numéro trop connu de ce Palais-Royal, réceptacle de tant de vices,
théâtre de tant de forfaits ; matière de tant de spéculations, licites
ou non, tolérables ou fangeuses ; foyer de despotisme sous Richelieu,
d’agiotage sous Necker, de désordre, et pis encore, à une époque plus
rapprochée de nous. C’est là qu’un des amis du jeune homme l’arrête, et
l’engage à monter dans cette infernale maison, source de misère pour
nombre de familles, de désespoir ou de crime pour tant d’individus.
C’est là que des monceaux d’or l’éblouissent ; il joue, avec prudence
d’abord, mais il perd, s’entête, et voit successivement disparaître
jusqu’à son dernier écu. La ruine, l’indigence dans laquelle il va
plonger celle qu’il aime, son déshonneur, sa honte, ses remords,
troublent ses sens, égarent son esprit : il voudrait recouvrer ses
pertes ; mais il ne lui reste plus rien ; mais, pour surcroît, il ne
voit que des ris moqueurs répondre à son impuissante rage. Un de ses
voisins, cependant, lui fait remarquer le brillant qu’il porte à l’un
de ses doigts : c’est un don de l’amour ; n’importe : il est à
l’instant échangé contre la légère somme fournie par l’usurier, qui
fait partie de l’infâme tripot légalement autorisé. Le malheureux ponte
alors étourdiment, et la fortune rebelle à ses premiers calculs, se
déclarant en faveur de sa folie, lui fait rapidement amonceler un
trésor bien supérieur à celui qu’elle lui ravit. Son ami, désespéré
d’un événement dont il est cause, et qui, malgré sa brillante issue, ne
lui en semble pas moins irréparable, s’empresse à recueillir les fruits
opulents d’un hasard inespéré, et à les transporter, ainsi que son
camarade en délire, dans la demeure de celui-ci, où celle à qui il est
lié par un noeud cher et sacré, est saisie d’horreur et de pitié en
voyant son époux qui ne la reconnaît point, et dont la raison paraît
irrévocablement aliénée. Mais le médecin aux soins duquel on le confie,
bon physiologiste, sage praticien et profond observateur, instruit de
la cause du mal, et voyant que la croyance à une ruine totale et
coupable est l’idée fixe du malade, ordonne, pour principal remède,
qu’à chaque demande qu’il fera on lui présente de l’or. Il le rejette
avec terreur dans les premiers moments, puis le regarde avec envie, le
prend plus tard, sourit en le contemplant, et s’accoutume
insensiblement à le regarder comme à lui ; enfin, sa première idée est
un sentiment ; car il souhaite, car il prie que cet or soit destiné aux
besoins, aux fantaisies mêmes de son épouse : elle s’empresse à
satisfaire ses désirs, à se parer de ses dons, et l’amour achève ce que
la prudence avait commencé. Bientôt le coeur du malade s’émeut, sa
conscience se calme, son esprit renaît. La cure cependant est longue
encore ; mais elle est complète, et d’autant plus heureuse que le jeune
homme est pour jamais guéri de la passion du jeu.
Ce même et funeste numéro avait été déjà le théâtre d’un
événement cent fois plus déplorable.
L’époux d’une femme vouée au supplice, durant ces jours d’horreur dont,
maintenant, l’on ne se ressouvient pas assez, s’était vu assigner, dans
ce repaire, un rendez-vous par l’un des pourvoyeurs du bourreau. Là,
pour une somme convenue d’avance, devaient être assurés le salut et la
liberté de l’innocente victime. Cette somme, l’époux infortuné ne
l’avait pu recueillir que péniblement, à gros intérêts, et à très-court
terme ; l’occasion de la doubler et de se libérer ainsi se présentait,
elle le séduit et le perd ; car ce prix du sang a bientôt passé de ses
mains dans celles des joueurs ou du banquier. Le vendeur de chair
humaine, cet homme qui, comme tant d’autres à cette époque, trafiquait
froidement de la vie et de la mort, se présente, voit sa cupidité
déçue, vocifère, menace, se venge ; et l’époux, devenu veuf par un
crime, trop criminel lui-même à ses propres yeux, s’en punit à
l’instant par un suicide.
Si les jeux, du moins, étaient uniquement relégués dans ces infâmes
cavernes où la cupidité va chercher sa ruine en rêvant la fortune, les
ravages causés par la plus trompeuse des passions cesseraient de
devenir aussi funestes qu’ils le sont à la moralité humaine ; mais, ce
qu’il y a de vraiment épouvantable, c’est que, par l’établissement des
loteries, le gouvernement lui-même en offre de toutes parts les
perfides amorces, soit au valet, qui, après y avoir perdu le prix de sa
servitude volontaire, finira peut-être par voler son maître ; soit à
l’ouvrier, qui mourra de faim ou deviendra brigand après y avoir jeté
les fruits de son labeur.
Quand un ministère fiscal et imprévoyant imagina cette fraude aussi
condamnable, et peut-être aussi funeste que celle pratiquée jadis, dans
l’altération des monnaies, le parlement, qui en considérait les
résultats nécessaires, représenta, mais vainement, que
ces coupables jeux
seraient
la
ruine du pauvre peuple. En effet, quelques lots brillants,
quoique rares, exaltant les esprits, l’amour des gains rapides se
glissa dans ces classes où précédemment c’était par de la prudence et
l’activité, du temps et de la constance, que l’on parvenait à l’aisance
ou à la fortune. Avec la cupidité, l’ambition s’accroît, l’on se
dégoûte de son état, les vices se multiplient, les crimes deviennent
plus fréquents (les greffes criminels en font foi,) et des suicides
effrayent une société que ruine une foule de banqueroutes, symptômes
évidents de la dégradation des moeurs. Aujourd’hui, enfin, le hasard
est courtisé jusque dans tout le cours de la voie publique ; à qui donc
pourrait-on accorder encore une pleine confiance, quand on voit surtout
que, quelque désastreuse que soit la passion du jeu, elle n’en règne
pas moins parmi nous, et dans toutes les classes, et dans tous les
carrefours avec la plus dévorante fureur ? elle s’y étend même, chaque
jour, sur une plus large surface ; car, si l’esprit du siècle est
l’égoïsme, et son espérance le hasard, son unique dieu c’est l’or.
Aussi la famille des
Baziles
pullule-t-elle avec une honteuse rapidité, chez un peuple où, tout
abjecte que soit la source de l’opulence, son éclat n’en absout pas
moins ceux qui la possèdent ; enfin, la passion du jeu est devenue
journellement et plus coupable et plus audacieuse, dans ses intentions,
sa marche, et ses résultats, depuis que le jargon de la bourse a envahi
jusqu’à la société.
Oui, la bourse et ses turpitudes sont devenues nos plus redoutables
fléaux ; c’est le jeu avec ses flatteuses illusions et ses dangers
réels ; c’est le jeu précédé, accompagné et suivi de tous ses maux et
de tous ses forfaits : c’est le jeu, avec la crainte, trop souvent
justifiée, de voir votre mise dévorée entre les mains de celui qui est
chargé de la faire, et qui joue à son profit avec des fonds qui lui
sont confiés. Celui qui, sur un tapis vert, égorgeant ou égorgé sans
pitié, risque de ruiner son avenir et celui des siens, ne hasarde, du
moins, que ce qu’il possède ; il semblerait donc un ange près de ceux
qui, dans un palais modelé sur les temples des infâmes divinités
antiques, jouent sans pudeur la fortune de tels qui ne peuvent se
passer de leur ministère ; ces agents infidèles, abusant de la foi
publique, se croiraient-ils encore quelque probité, le jour où,
déclarant une faillite, parfois frauduleuse, ils forcent leurs
créanciers à les libérer à perte ? Se croiraient-ils hommes d’honneur,
au moment où, trompés par de coupables spéculations, ils se
prépareraient à solder leurs comptes en saisissant l’arme meurtrière
qui va consommer le crime par le crime ?
O Asmodée, détourne un moment les yeux de ces ridicules dont,
maintenant, la peinture ne corrige plus personne ; et porte enfin tes
regards foudroyants sur des forfaits qui compromettent la fortune
publique comme les intérêts privés, en détruisant toute confiance, par
la ruine de toute moralité. Perce donc, non-seulement le toit de ce
Pandémonium, où des hurlements sataniques se font journellement
entendre, au nom des passions les plus sordides, mais aussi ceux de
tant de misérables, revêtus d’or et pétris de fange ; montre-nous près
du brillant hôtel d’un fastueux et insolent publicain, grand-seigneur
improvisé, l’humble galetas où gémit sa victime ; oppose aux délires
d’une joie coupable, les sanglots de l’innocente indigence ; et
stigmatise à jamais ces hommes d’or et d’orgueil, qui aspirent à la
fortune par le crime, et au pouvoir par la fortune ?
LE
COMTE ARMAND D’ALLONVILLE.