Fragments
sur Londres.
Lorsqu’un jeune homme de l'une de nos petites villes d’Alsace vient
pour la première fois à Strasbourg, il est tout ébahi de voir cette
population nombreuse qui circule rapidement dans ses rues, ces maisons
à 4 et 5 étages serrées l'une contre l'autre : et cependant Strasbourg,
sous ce rapport, ne peut guères se comparer qu'à un faubourg de Paris.
Mais Paris même, cette grande et superbe ville, est pour l'étendue et
le nombre de ses habitants encore bien au-dessous de Londres. Là on
comptoit, en 1811, 1.990.300 habitants qui y vivent tant bien que mal.
Probablement les deux millions seront bientôt complets. Cette ville
contient donc à elle seule le quart de toute la population du royaume
d'Angleterre. On pourroit loger à Londres la masse entière des sujets
de certains royaumes, du Royaume de Wurtemberg par exemple, et les
loyers seroiept encore moins chers qu'ils ne le sont à présent. Le
loyer d'une maison située dans les bons quartiers se paie de deux à
cinq cents livres sterling par an ; c'est-à-dire de cinq à douze mille
francs, car là livre st. vaut environ 35 fr. Pour une chambre garnie on
paie une guinée, même au-delà, par semaine. Des villages qui, il y a 70
ans, étoient encore dans les environs de la ville, sont aujourd'hui
fondus dans son enceinte. La ville s'étend de jour en jour davantage.
Si cela continue, toute l'Angleterre finira par devenir Londres.
L'étranger qui vient à Londres ne tarde pas à s'apercevoir qu'il est
dans un état marchand. On y fait trafic de tout, de choses même qui ne
devroient pas être vénales. Par exemple, veut on se défaire de sa
femme, on la mène au marché la corde au cou. Le cas est rare, à la
vérité ; mais le droit existe et, quoique tombé en désuétude, il n'est
pas abrogé. L'adultère est puni par une amende pécuniaire. Tel mari
n'est pas du tout fâché de surprendre sa femme en flagrant délit, si
son complice est riche. Il n'est même pas inouï que mari et femme se
soient entendus pour des spéculations de ce genre. Pendant que
l'adultère en est quitte pour de l'argent, gare au voleur s'il est
découvert : le plus léger larcin le conduit à la potence. Que conclure
de là ? que l'honneur y est d'un moindre prix que l'or ?
On prétend que la somme des fausses lettres de change, des faux billets
de banque et autres papiers-monnaies en circulation à Londres se monte
au moins à 170.000 l. st., et celle des fausses monnaies à 500.000 l.
st. Belles sommes ! Comment pourroit-il en être autrement dans une
ville où la disproportion des fortunes est telle, que journellement
plus de 30.000 individus se réveillent le matin sans savoir comment ils
appaiseront leur faim dans la journée, ni où ils reposeront leur tête
le soir ; tandis que d'un autre côté plusde 20,000 richards en se
levant ne savent comment ils s'y prendront pour dépenser le plus
gaiement possible l'énormité de leurs revenus, et se racheter de
l'ennui ; car, ayant épuisé tous les genres de plaisir, il ne prennent
plus goût à rien ; à force de jouissances ils ont émoussé toute
sensation ; ils ont tant vécu qu'ils sont rassasiés de la vie. C'est ce
que dans le pays on nomme
spleen.
Je ne sais quel auteur français a dit : « Les hommes ont un génie si
inventif que, si le ciel avoit oublié de fixer un terme à la vie, ils
auroient eux-mêmes inventé la mort. La preuve, c'est qu'ils ont inventé
la guerre, la navigation, la médecine et l'art de la cuisine. » Si cet
auteur eût vécu de nos jours, il auroit ajouté : et les révolutions.
Les Anglais font grand cas de la cuisine. Grand bien leur fasse ! L'art
d'assouvir la faim, ou, pour mieux dire, de flatter le palais et
s'exciter à manger sans avoir faim, a quelque chose (je ne dirai pas de
si brutal, car les brutes ne font rien de semblable) quelque chose, de
si contraire à la nature que l'art de la guerre, c'est-à-dire l'art de
tuer des hommes qu'on ne connoit pas, et, qu'on ne hait pas
individuellement. Les Romains du temps de Sénèque, avant de se mettre à
table, prenoient un vomitif pour pouvoir mieux manger ; puis ils
mangeoient pour vomir de nouveau. Les choses n'en sont pas encore à ce
point-là à Londres. Mais à l'installation d'un nouveau lord-maire (le
premier magistrat de Londres), quand se donne le grand banquet, on a
coutume dans la prière de faire commémoraison des estomacs : «
Seigneur, préservez-nous des indigestions et des maladies qui en
dérivent. » Un Anglais bien joufflu, bien ventru, bien rembourré de
porc et de rostbeef, n'imagine d'autres plaisirs, sur la terre et dans
le ciel que ceux de la bouche.
Il n'est pas étonnant que dans Londres il se passe tant de choses
contre nature : la nature dans cette ville monstrueuse seroit un
phénomène. On n'y voit rien de la terre que quelques bandes étroites
entre les toits, et le ciel est presque toujours voilé par les
brouillards, les exhalaisons et la fumée. Des semaines, des mois
entiers se passent, surtout dans la mauvaise saison, sans qu'on soit
réjoui d'un seul rayon du soleil. On raconte qu'un ambassadeur
d'Espagne, rappelé de Londres par sa cour après un séjour de quatre
mois d'hiver, n'avoit pas vu le soleil pendant tout ce temps. A son
audience de congé, le roi d'Angleterre, qui l'estimoit beaucoup, lui
ayant témoigné le désir de faire quelque chose qui pût lui être
agréable, l'ambassadeur répondit : « Sire, votre bonté me pénètre dé
reconnoissance, et puisque votre Majesté le permet, j'ose lui demander
deux grâces la première, de me conserver sa bienveillance ; la seconde,
de me recommander au soleil quand un jour il reviendra en Angleterre. »
Les boxeurs ou les combats à coups de poings sont aussi une des
particularités de Londres, ou plutôt de toute l'Angleterre. Nous en
parlerons plus tard.
Que dans une ville comme Londres il y ait une prison spéciale pour les
débiteurs qui ne veulent ou ne peuvent pas payer leurs dettes, il n'y a
là rien d'extraordinaire ; on voit cela partout ailleurs. Le bâtiment
destiné à cet usage est très-ancien, il s'appelle
Ludgate.
Etienne
Forster, lord- maire de Londres au quinzième siècle, le fit réparer,
agrandir et arranger de manière à offrir à ses nombreux hôtes un séjour
plus commode. Malgré cela, ce vaste édifice avec ses cours et ses corps
de logis est encore trop étroit pour notre siècle où l'art de faire des
dettes a acquis une si grande extension. Laissons-là cette vilaine
prison, et parlons plutôt d'Et. Forster, de cet ami de l'humanité ; son
histoire plaira, j'en suis sûr, davantage à nos lecteurs que la
description de ces tristes cachots. Monsieur Forster, le père
d'Etienne, étoit un honnête marchand de la cité de Londres. Le ciel
bénit son travail, et la fortune versa sur lui ses faveurs au point
que, dans peu d'années, il devint un homme richissime que tout le monde
aimoit et estimoit. Mais cette prospérité ne dura pas. Bientôt
l'inconstante fortune lui tourna le dos ; des revers de tout genre
vinrent fondre sur lui, comme autrefois sur Job. M. Forster, en ces
tristes circonstances, prit son parti selon les principes de
christianisme alors en vigueur : il vendit ce qui lui restoit et paya
ses dettes. D'après les principes d'aujoutd'hui, ce brave homme auroit
dissimulé ses pertes, augmenté sa dépense pour conserver son çrédit ;
puis, après avoir contracté de nouvelles dettes, il auroit déposé son
bilan, fait un
honnête
accord avec ses créanciers, auxquels, s'il vouloit être bien généreux,
il auroit offert vingt-cinq pour cent. Par ce moyen, M. Forster seroit
resté après sa déconfiture aussi riche qu'auparavant. Il n'en fit rien,
aussi tomba-t-il dans la misère. Un malheur après l'autre vint
l'accabler ; le chagrin et les soucis minèrent sa santé, une longue
maladie épuisa ce qui lui restoit de ressources. A peine fût-il rétabli
que sa femme tomba malade, et il se vit bientôt sans le sou, hors
d'état de payer même les médicaments nécessaires.
M. Forster avoit un fils, nommé Étienne ; c'étoit un beau jeune homme
de vingt-deux ans, doué des plus belles qualités. Il aimoit ses parents
de tout son cœur et leur prodiguoit tous les soins que leur état
exigeoit. Aussi fut-il inconsolable quand enfin le dénuement absolu le
rendit incapable de leur procurer le moindre soulagement. Dans son
embarras extrême il se souvient d'un certain monsieur Philips, homme
puissamment riche, qui autrefois avoit été l'intime ami de son père.
C'est à lui qu'il se décide de s'adresser.
Il court chez lui, et le conjure par l'ancienne amitié qu'il portoit à
son père de lui prêter huit l. st., promettant de les lui rendre
bientôt. Mais l’ancien, l'intime ami ne pouvoit se rappeler d'avoir
jamais été lié avec un sieur Forster de la cité. Il y a des gens qui
dans certaines circonstances ont la mémoire bien foible. Cependant
Etienne ayant si bien mis sur la voie cette débile mémoire qu'il ne fut
plus possible de désavouer l'ancienne intimité, M. Philips se retrancha
derrière un torrent de doléances sur la stérilité des affaires, sur la
rareté de l'argent. Etienne y joignit les siennes de son mieux en lui
dépeignant la détresse de sa maison, et le pressa sans relâche de lui
prêter les huit l. st., s'engageant à les lui rendre au jour qu'il
fixeroit. M. Philips, pour se débarrasser enfin de l'importun jeune
homme, consent à lui compter la moitié de cette somme contre son billet.
Etienne, transporté de joie, vole avec ses quatre l. st. à la maison,
et pour ne pas inquiéter son père sur la restitution de cet argent, il
lui fait accroire que c'est un cadeau de je ne sais quelle riche tante
qui restoit aux environs de Londres, et qui jadis avoit fait beaucoup
de caresses au petit Etienne dans son enfance. M. et Mme. Forster
recouvrèrent bientôt leur santé quand ils ne furent plus privés du
nécessaire.
Cependant le jour de l'échéance du billet arrive, Etienne va en
tremblant chez M. Philips et le prie de lui accorder un délai, lui
exposant humblement qu'ayant été obligé de veiller jour et nuit près du
lit de ses parents, il n'avoit rien pu gagner. « Je me reposai,
ajouta-t-il, sur la bonté de votre cœur. Mais M. Philips pensoit que le
cœur n'avoit rien à faire dans cela ; que le billet étant échu, il
falloit le payer ; et sans plus de façons, il fit conduire sors
débiteur à Ludgate.
Quelle désolation chez les Forster ils étoient plus affligés que le
prisonnier même que soutenoit du moins la conscience de s'être sacrifié
pour ses parents. La perte de sa liberté l'affectoit peu, s'il pouvoit
continuer à leur être utile. Pour cela il surmonte sa fierté naturelle,
et s'abaissant jusqu'au rôle de mendiant, tous les jours il va se
placer â une fenêtre avec un écriteau sur sa poitrine ou on lisoit ces
mots écrits en grosses lettres :
PRISONNIER SANS REPROCHE.
Un jour qu'Etienne étoit à son poste accoutumé, une jeune et jolie
personne, vêtue de noir et suivie d’une servante, vint à passer et
s'arrêta devant un homme âgé qui paroissoit avoir beaucoup de respect
pour elle. La jeune dame engagea une conversation avec lui. Comme par
hasard elle avoit le visage tourné vers la fenêtre derrière les
barreaux de laquelle Etienne se tenoit, il s'aperçut que malgré la
chaleur de sa conversation avec le vieillard, la jeune inconnue,
laissoit de temps en temps échapper de son côté des regards où se
peignoit toute sa compassion. (
Voyez la gravure.)
Bientôt il put juger qu'elle parloit de lui, car le vieillard tourna
soudain ses yeux du côté de la prison, et la dame, après lui avoir
serré la main, s’éloigna. Le vieillard alors s'approchant de la
grille, demande au prisonnier la signification de son écriteau. Etienne
lui raconte succinctement son histoire. Quand le vieillard fut au fait
de tout, il s'écria : « Pour quatre livres st. ! n'est-ce que cela ? En
voici huit, vous êtes libre. »
Le jeune homme, transporté de joie, alloit se répandre en actions de
grâces ; mais le vieillard lui dit avec modestie : « ce n'est pas à
moi, mais à cette noble dame qui vient de me quitter que vous en avez
l'obligation. » Et comme Etienne le pressoit de lui nommer sa
bienfaitrice, ce monsieur lui dit en secouant la tête : « Elle me l'a
défendu. » Puis il partit.
Etienne paya sa dette et courut chez ses parents. Quelle fut leur joie
! Père, mère et fils se tenoient embrassés en versant des larmes
d'attendrissement. Quand cette première émotion fut calmée, ils se
mirent à délibérer comment pour l’avenir ils gagneroient leur vie par
un travail honnête ; mais le plus vif de leurs désirs était celui de
témoigner leur reconnoissance à leur bienfaitrice inconnue. Etienne ne
sortait jamais de la maison sans promener ses regards de tout côté pour
la découvrir. Il n'y réussit pas, mais au bout d'une huitaine de jours
il rencontra la servante ou femme de chambre qu'il se rappelle avoir
vue à sa suite. Il l’accoste avec empressement et apprend d'elle
qu'elle est au service de mistriss Simpson, la plus jeune et la plus
riche veuve de Londres dont le mari étoit mort d'apoplexie depuis
quatre mois, à l'âge de soixante- huit ans.
Etienne n'eut rien de plus pressé que de voler chez sa généreuse
bienfaitrice. Il se fit annoncer et fut admis. Elle le reçut avec
bonté, écoutant en rougissant les transports de sa reconnaissance, qui
bientôt se manifesta plus encore par les larmes dont ses yeux étoient
mouillés que par ses paroles. Lorsqu'il en vint aux causes de sa
détention à Ludgate, mistriss Simpson l'interrompit en lui disant : «
Je sais tout; j'ai pris des informations sur vos parents, et touchée de
leurs malheurs, j'avois résolu d'améliorer leur sort par quelques
avances d'argent. Je veux le faire dès à présent. Quant à vous, comme
j'ai besoin d'un homme honnête, intelligent et actif pour
l'administration de mes biens, je vous destine cette place si elle vous
convient.» « Si elle me convient, mistriss ! » s'écria Etienne en
posant la main sur son cœur, les yeux levés verste ciel, « ah disposez
de ma vie. »
L'affaire fut bientôt conclue. La famille Forster ne cessoit de
remercier Dieu du changement inespéré survenu dans leur position, et
Etienne se chargea avec zèle de l'administration des biens de la maison
Simpson. Il s'en acquitta avec tant d'ardeur et d'habileté que sa
maitresse avoit tout lieu de se féliciter de son choix. Il joignait à
cela tant de désintéressement qu'elle ne put lui faire accepter qu'un
modique traitement. « Jamais, » lui disoit-il souvent, quand elle lui
témoignoit le désir de l'augmenter, « jamais je ne pourrai m'acquitter
envers vous pour tout le bien que vous avez fait à mes parents ; je ne
demande qu'à vous consacrer tous les moments de ma vie, je n'ai d'autre
ambition. » Bref, ce jeune homme ne vivoit, ne respiroit que pour sa
bienfaitrice ; il ne pensait qu'à elle et ne rêvoit que d'elle, et si
parfois il étoit obligé de s'absenter quelques jours, pour visiter un
domaine éloigné, cette courte absence lui paroissoit durer une année.
Le lecteur voit bien que c'étoit un sentiment plus tendre que celui de
la reconnoissance qui s'était emparé d'Etienne à son insu. Je n'en
décrirai pas ici toutes les gradations, ni l'inclination toujours
croissante de mistriss Simpson pour son jeune intendant. Un messager
boiteux n'a pas, l'habitude du langage des romans, qui d'ailleurs
seroit déplacé dans un almanach. Cependant, comme ce n'est pas un
roman, mais une histoire véritable que je raconte, je ne saurai passer
sous silence un événement qui contribua beaucoup à hâter le dénouement,
et sans lequel ces deux amants ne se seraient peut-être jamais avoué à
eux-mêmes le véritable état de leur cœur.
Les richesses et la beauté de la jeune veuve avoient fait une telle
impression sur un baronnet dont les terres touchoient à celles de
mistriss Simpson, qu'il la rechercha en mariage. Celle-ci rejeta la
proposition du premier abord, sans balancer. Le baronnet, piqué de ce
refus, résolut, à tout prix, de se mettre en possession de l'objet de
ses désirs, et pour y parvenir il eut recours à des moyens aussi odieux
que coupables ; tels enfin que la passion la plus déréglée pouvoit
seule les lui inspirer. Il aposta deux hommes pour enlever celle qui ne
vouloit pas répondre à son amour. Ceux qu'il avoit choisis étoient des
coquins déterminés, très propres à exécuter un pareil coup. Ils
forcèrent une petite porte du parc qui donnoit sur la campagne, et se
cachèrent près d'un bosquet où mistriss Simpson avoit coutume de se
reposer, dans les belles soirées au retour de ses promenades. Non loin
de là étoit un tertre sur lequel Etienne avoit fait élever un cabinet
de verdure pour y jouir de la beauté de la vue et s’abandonner sans
témoins à ses rêveries. Un jour qu'il s'y rendoit, il vit la porte du
parc entr'ouverte contre l'usage ; mais pensant que le jardinier étoit
sans doute sorti par-là, il n'en conçut aucun soupçon.
Mistriss Simpson qui revenoit de sa promenade, suivie de deux femmes de
chambre, s'étoit à peine assise à sa place favorite, que les deux
coquins, le visage couvert d'un masque, s'élancent de leur embuscade
l'épée à la main, et lui ordonnent de les suivre. Les femmes de chambre
poussent un cri de frayeur. Etienne l'entend et accourt à la hâte. En
repassant devant la porte du parc, il voit les deux ravisseurs qui
entraînoient mistriss de force. Tirer l'épée et fondre sur eux fut
l'affaire d'un clin d'œil. Les scélérats lâchent leur proie pour se
défendre. Mistriss tomboit en défaillance ; Etienne donne ordre à ses
suivantes de l'emmener à la hâte ; puis il presse vivement ses deux
adversaires. La fureur et l'indignation doubloient ses forces, il en
eut bientôt mis un hors de combat, l'autre s'enfuit par la porte du
parc, s'élance sur un cheval et s'échappe. Le blessé fut livré à la
justice, et le baronnet pour se soustraire aux suites de cette méchante
affaire, quitta l'Angleterre.
Il est facile au lecteur de deviner avec quels sentiments
mistriss reçut son libérateur, lorsqu'il vint la rejoindre après son
combat. Elle aurait volé à son secours si ses femmes ne l'eussent
retenue ; elle trembloit pour sa vie, et eut peine à se persuader qu'il
n'avoit pas reçu de blessure. Leur émotion réciproque trahit le secret
de leur cœur. En un mot l'issue de cette aventure fut qu'Etienne
Forster, l'intendant de la riche et belle mistriss Simpson devint son
mari. Monté au rang que lui donnoit une alliance si brillante, il sut
bientôt se faire distinguer par ses concitoyens. Son esprit, sa
probité, son zèle pour le bien public lui concilièrent tellement leur
estime et leur attachement qu'ils l'élurent pour leur lord-maire.
Dans ce poste élevé il n'oublia pas Ludgate qui avait été le fondement
de sa fortune. Tous les ans il payoit la rançon d'un prisonnier pour
dettes, et il fit tout ce qui étoit en son pouvoir pour alléger le sort
des autres détenus. C'est à lui que cette prison doit son
agrandissement, ses améliorations et la construction d'une chapelle. On
y lit une inscription qui fait son éloge et celui de son épouse. Elle
fut posée en 1515, l'année ou Thomas Forster fut nommé lord-maire.
*
* *
Le roi d’Akin.
Sur les côtes occidentales de l'Afrique s'étend sous un soleil brûlant,
mais à l'ombre des palmiers, des cèdres, des ricins et des gommiers, un
vaste pays qu'on nomme Guinée. Il est habité par des nègres qui vivent
sous divers rois dont les royaumes portent chacun un nom particulier
peu connu des Européens. Car lorsque ceux-ci en firent la découverte
ils s'embarrassèrent peu de la géographie des Maures, mais ne
consultant que leur, caprice, ils en établirent une à leur guise. C'est
ainsi que la Guinée, ce pays où ils recueilloient la poudre d'or qui
servoit à faire leurs guinées, fut divisée en divers districts auxquels
ils donnèrent des nom» conformes aux objets qu'ils y recherchoient,
tels que l'ivoire, la poudre d'or, du poivre, des esclaves. De là les
noms de Côte des Dents, Côte d'or, Côte de Malaguette etc., tous
lesquels ils sont encore de nos jours désignés sur nos cartes. Le
royaume d'Akin ou d'Acanes renferme une grande partie de la Côte d'Or ;
mais comme il est dans l'intérieur des terres, à près de 100 lieues des
côtes, les Européens n'y pénétrèrent que plus tard.
Cependant
Frempung, le roi d'Akin, avoit entendu parler de l'apparition des
monstres marins blancs.
C'est sous ce nom que ces ignorants nègres avoient l'insolence de nous
désigner, nous autres aimables Européens. Eux qui sont noirs comme
charbon, et qui à la place de nos grands cheveux noirs, bruns, châtains
ou blonds n'ont qu'une laine courte et rude ; eux dont les nez épatés
et les grosses lèvres rendent à nos yeux leurs figures si uniformes et
si hideuses, nous appeloient des monstres ! tant les notions de beauté
sont différents et arbitraires !
Nous disons donc que le roi d'Akin avoit entendu parler des monstres
marins blancs qui étoient venus du fond ou de par-delà la mer dans de
grands coffres de bois. Des voyageurs qui avoient vu ces créatures de
leurs propres yeux, prétendoient que ces êtres avoient beaucoup de
conformité avec les hommes ; qu'ils marchoient sur deux jambes, qu'ils
avoient une voix à l'aide de laquelle ils articuloient divers sons, ce
qui fesoit supposer qu'ils pouvoient se faire entendre entre eux de
même que d'autres animaux. Ils ajoutoient qu'à l'exception du visage,
qui étoit d'un blanc dégoûtant, ils ne se ressembloient pas les uns aux
autres, ayant les parties du corps différemment conformées, plus ou
moins velues et de couleurs diverses, bleu, vert, rouge etc. ; qu'ils
étoient même la plupart marqués de différentes couleurs comme certains
oiseaux ; De nouveaux voyageurs survinrent qui prétendoient que ces
êtres sortis de la mer n'étoient pas des hommes, mais une espèce
d'amphibies ; que plusieurs d'entre eux avoient de longs poils sous le
nez qui rendoient leur figure hideuse ; que leur boisson favorite étoit
une certaine eau que nul homme ne pouvoit avaler; qu'ils avoient
voulu en goûter, mais que quelques-gouttes seulement leur avoit mis la
langue en feu, et qu'ils se hâtèrent de la rejeter. Ces êtres
extraordinaires, ajoutoient-ils, portent des espèces de massues creuses
dans laquelle la foudre est renfermée. Dirigent-ils ces massues contre
un oiseau en l'air, soudain la foudre sort avec éclat, et l'oiseau
tombe mort comme s'il avoit été percé d'une flèche.
A ces nouvelles le roi d'Akin, qui étoit un seigneur doué de beaucoup
de raison, fut rempli de surprise. Il n'ajoutoit pas foi entière, à
tout ce qu'on racontoit ; apparemment le proverbe
a beau mentir qui vient de loin
étoit-il aussi en usage dans son royaume. Cependant, ces nouvelles se
succédant et se confirmant de jour en jour, il ne savoit plus qu'en
penser. Enfin le rapport d'un homme très considéré de sa cour, qui
revenait d'un voyage qu'il avoit fait sur les côtes, mit le comble à
son étonnement. Il avoit aussi vu ces enfants de la mer, et il déclara
devant le roi qu'il les prenoit pour des hommes sortis de contrées très
éloignées. Voici sur quoi il fondoit ses conjectures.
« Il s'est établi au bord de la mer des hommes de notre race qui ont
appris la langue de ces êtres inconnus, qui même peuvent converser avec
eux, donc il faut que ce soit des hommes ; car on n'est jamais parvenu
à faire une pareille expérience sur les animaux. Mais je ne saurois
affirmer qu'ils soient doués d'intelligence au même degré que nous,
j'en doute même ; quelquefois à la vérité, je les trouvois
très-raisonnables, mais souvent aussi ils semblent entièrement dénués
de raison. Par exemple, leur plus grand plaisir est de boire de cette
eau brûlante dont on vous a déjà parlé. Quand ils en ont bu, ils
deviennent comme fous, ils rient, ils hurlent, ils chancellent et ne
peuvent se tenir sur leurs jambes ; d'autres fois ils s'embrassent,
puis ils se querellent , se battent et se blessent; d'autres font des
sauts et des gambades jusqu'à ce que le sommeil les gagne. Quand ils se
réveillent, ils paroissent redevenus raisonnables.»
« Ils ont aussi le goût de la danse, et j'ai remarqué que lorsque l'un
d'eux frotte avec un petit bâton à poils sur un morceau de bois creux
pardessus lequel sont tendus des boyaux de je ne sais quel animal, il
en résulte une espèce de sifflement qui met leurs jambes en train ;
tantôt ils marchent et glissent à pas mesurés, tantôt il sautillent à
droite et à gauche, le plus souvent ils se tiennent deux à deux en
tournoyant à perte d'haleine, ce qui est très-plaisant à voir. »
« J'ai aussi remarqué qu'ils avoient des espèces de fétiches dont ils
s'occupent beaucoup. Deux, trois ou quatre s'asseoient au tour d'une
table ; ils prennent un paquet de ces fétiches, tous de la même
grandeur, mais diversement peintes ; ils les mêlent et les distribuent
entre eux. Alors chacun se met à bien examines les siens, sans en
détourner les yeux. Bientôt le charme opère : les uns deviennent mornes
et sérieux, d'autres témoignent une joie maligne ; à mesure qu'ils
jettent leurs fétiches sur la table un à un, la joie des uns augmente,
tandis que les autres prennent un air de mécontentement, quelque fois
de désespoir, comme s'ils venoient d'éprouver un grand malheur. Du
reste ils n'ont pas grand respect pour ces fétiches, car j'ai vu de ces
sauvages qui, dans leur colère, les ont jetés à terre, même mis en
pièces.»
Le roi d'Akin secouoit la tête à tous ces rapports, comme un homme qui
est indécis s'il doit y ajouter foi ou non. Tout ce qu'il venoit
d'entendre excitoit sa curiosité au suprême degré, et il ne désiroit
rien tant que de voir par lui-même une de ces singulières créatures. Il
convoqua ses conseillers et ses serviteurs les plus expérimentés et les
plus fidèles pour entendre leur avis. Le sentiment des plus anciens
étoit qu'il devoit bien se garder d'admettre chez lui ces avortons dont
il n'y avoit rien de bon à se promettre. Mais les jeunes, aussi curieux
que le roi même, pensoient qu'il convenoit à un roi d'examiner
soigneusement tout ce qui se présentoit d'extraordinaire pour s'assurer
de ce qui pouvoit en résulter de bien ou de mal, afin d'en instruire
son peuple, aux intérêts duquel c'était son devoir de veiller. Qu'avant
tout il était important de constater si ces êtres sortis de la mer
étoient des hommes ou non.
Frempung flottant encore entre ces deux opinions contradictoires,
raconta à la jolie Mandingo, jeune négresse de quinze ans et sa
favorite, ce qui s'étoit passé dans son conseil. Celle-ci, pénétrée à
l'instant du plus violent désir de voir ces étranges figures que l'eau
salée venoit de produire, pria le roi, en lui faisant mille caresses,
d'en faire venir, Ceci le décida. Frempung envoya vers les côtes une
ambassade choisie parmi ses plus vaillants guerriers, pour inviter les
fils de la mer, s'ils étoient réellement des êtres doués de raison, à
députer l'un des leurs à sa cour, ou, si ce n'était que des animaux
inconnus, pour tâcher d'en amener un en vie.
L'ambassade, trouva les Européens vivant dans la meilleure intelligence
avec les nègres établis dans un village sur la côte. Sur la mer on
voyoit dans le lointain un grand vaisseau avec ses mâts, ses agrès et
ses banderolles. C'étoient des Danois qui étoient venus débarquer à la
Côte d'Or dans le royaume d'Acra pour y faire refleurir le commerce
d'une de leurs colonies. Ceux-ci furent charmés d'apprendre qu'un roi
de l'intérieur de l'Afrique désiroit faire connoissance avec eux. Leur
imagination s’enflamma, et déjà ils voyoient en perspective la poudre
d'or, la gomme, l'ivoire, les diamants et les esclaves qu'ils allaient
se procurer à vil prix. Monsieur Kamp, le subrécargue, fut désigné pour
ambassadeur, et il partit, accompagné d'un interprète, avec l'ambassade
d'Akin.
Arrivé sans obstacle à la capitale de Frempung, il dut, dès le
lendemain, avoir l'honneur d'être présenté au monarque nègre. Monsieur
le subrécargue Kamp, homme de la vieille roche qui se piquait de savoir
vivre, donna un soin particulier à sa toilette.
Frempung, assis sur un carreau et entouré des principaux de sa cour
l’attendoit non sans éprouver un secret battement de cœur. Des deux
côtés de la salle étoient rangées une centaine de jolies négresses qui
brûloient d'impatience de voir l'animal marin. Enfin monsieur Kamp
entre en habit de dimanche, en bas de soie blancs, souliers à boucles
d'argent, sur la tête une perruque à queue poudrée. A sa vue, un
mouvement général de surprise se manifeste. Chacun de ces nègres et
négresses s'étoit attendu à voir un monstre extraordinaire; mais ce
qu'ils voyoient passoit tout ce que leur imagination avoit pu
concevoir. Ils croyoient tout bonnement que ces pans d'habit, cette
veste, ces culottes et ces bas étoient inhérents au corps comme le poil
des quadrupèdes ou les plumes des oiseaux.
Dans cette supposition la figure de monsieur Kamp dans son accoutrement
faisoit un grotesque contraste avec les formes herculéennes ou
gracieuses de ces nègres ou négresses dans leur état de pure nature.
Mais l'envie de rire à laquelle ces jeunes filles, et surtout la
pétulante Madingo, sentoient une disposition prête à eclater, leur
passa bientôt, car le monstre marin s'avança droit vers le roi que ce
mouvement suspect ne mettoit pas trop à son aise.
L'honnête subrécargue, qui dans son pays passoit pour un homme très
poli, ne voulant pas compromettre cette réputation en présence d'une
cour africaine, s'arrêta quand il fut à dix pas du monarque, et fit un
profond salut en étendant la jambe droite en arrière le plus qu'il put.
Frempung, non familiarisé avec cette manœuvre de civilité européenne,
l'interpréta mal, et s'imagina que l'animal étranger vouloit prendre
son élan pour lui sauter au visage. Car dès l'entrée de monsieur Kamp,
celui-ci ayant tourné la tête de côté et d'autre dans la salle, le roi
avoit remarqué la longue queue à la prussienne qui pendoit à sa
perruque, et en avoit conclu que c'étoit un singe d'une espèce
inconnue. Quand donc il lui vit faire la manœuvre que nous venons de
raconter, il s'étendit par terre tout de son long, pour l'esquiver, et
en même temps il appela ses gardes à son secours.
Le bon Danois sentit qu'il y avoit quelque mal-entendu, et ayant appris
de son interprète quelle avoit été l'inquiétude du roi, il s'empressa
de lui expliquer très humblement que son mouvement n'avoit été qu'une
démonstration de respect usitée en Europe. Frempung le dispensa pour
l'avenir de pareilles démonstrations.
L'ambassadeur, profitant du calme qui s'étoit rétabli, se mit en devoir
d'exposer, au nom du gouverneur pour sa majesté danoise du fort de
Christians-bourg, les vœux que la colonie formoit pour la conclusion
d'un traité de commerce avec S. M.' ackimoise, qui offrit des avantages
réciproques. Dans cette vue il s'étoit fait apporter dans la salle
d'audience une caisse renfermant des présents pour le roi. Mais avant
de les lui remettre, il voulut prononcer un discours qu'il avoit étudié
avec soin, et que l’interprète devoit rendre dans la langue du pays.
Pour cela ayant pris une attitude imposante et solennelle, il commença
par vanter la magnificence et la puissance de sa majesté danoise. Il
n'en avoit encore débité que quelques périodes qu'il fut interrompu
d'une manière très-fâcheuse.
Pendant que toute la cour examinoit attentivement l'être étrange venu
de la mer et écoutoit avec surprise son baragouin, l'un des conseillers
du roi s'avisa d'éprouver si cet animal pouvoit mordre, et ce qu'il y
avoit à craindre de ce côté-là. Pour faire cette expérience il prit un
long bâton blanc qu'il tint devant la bouche de l'orateur. Celui-ci
croyant sans doute que c'était l'étiquette de la cour, continua sa
harangue sans y faire attention. Le prudent conseiller, enhardi par la
douceur de l'animal, lui passa à plusieurs reprises son bâton très-près
de la bouche en répétant
gnrr ! gnrr !
pour l'exciter à mordre. Au moment même où monsieur Kamp, dans la
chaleur de son éloquence, ouvrit la bouche plus que de coutume, le
conseiller lui fourra adroitement le bâton entre les dents.
Pour le coup notre orateur fut tout déconcerté, il se remit cependant
de son émotion, mais ne voulant plus continuer son discours, il ordonna
à l'interprète de rendre au roi ce qu'il venoit de dire. Frempung ne
l'écouta pas, et comme il avoit vu que le singe étoit bien apprivoisé
et qu'il n'y avoit rien à en craindre, il s'approcha de lui et le tâta
de tous les côtés. Ce qui excitoit le plus son admiration c'étoit la
queue de la perruque ; car il croyoit avec toute sa cour que c'étoit
une queue naturelle qui, aulieu de croître à la place accoutumée,
tenoit à la nuque, chose monstrueuse qui ne se voyoit à aucun autre
animal connu. L'interprète eut beau assurer que cette queue n'étoit
qu’artificielle, et qu'elle pouvoit s'enleyer avec la chevelure
entière, on n'en vouloit rien croire. Enfin le roi demanda que
l'étranger en fit l'expérience.
Cette demande parut bien impertinente à monsieur l'ambassadeur, et il
alloit se fâcher tout de bon. Cependant pour se calmer et avoir le
temps de réfléchir sur le parti qu'il devoit prendre, il prit une prise
de tabac. Nouveau sujet d'étonnement. Quand la cour vit ce drôle
d'animal ouvrir pathétiquement une petite boite, y prendre entre deux
doigts un peu de poudre brune et l'introduire dans son nez, tous
partirent d'un grand éclat de rire ; les négresses surtout faillirent
en étouffer. Elles trouvoient cela si plaisant de la part de ce singe
qu'elles auroient donné tout au monde pour lui voir recommencer cette
opération.
Monsieur le subrécargue, qui ne pouvoit se figurer qu'une action aussi
ordinaire eût pu exciter une telle hilarité, avoit dans cet intervalle
fait ses réflexions, et ayant considéré que les ambassadeurs dévoient
souvent se prêter à toutes sortes de facéties pour atteindre le but de
leur mission, il avoit résolu de céder aux désirs du roi. Il saisit de
ses doigts le sommet de la perruque pour l'enlever de dessus sa tête,
un profond silence s'établit par toute la salle, tous regardoient
bouche béante et l'œil immobile une chose qui jusque-là leur avoit paru
impossible ! Toute la chevelure se détache, à la fois et la queue est
séparée de la nuque. Un cri général se fait entendre ; mais quand le
subrécargue, pour démontrer à l'assemblée qu'il n'en avoit pas pris de
mal, tourna en tout sens sa tête pelée, un nouvel éclat de rire
retentit, un rire bruyant, inextinguible, tel qu'on n'en avoit jamais
entendu en Afrique. Le roi que ce spectacle amusoit beaucoup, fit alors
prier le monstre d'ôter aussi sa tête, de déposer ses bras et ses
jambes, car Frempung crut désormais que tout lui étoit possible. Cette
nouvelle prétention ne laissa pas d'embarrasser monsieur Kamp, qui
commençoit à comprendre qu'on ne le prenoit pas pour un être
raisonnable. Dans de pareilles circonstances il craignoit de voir
échouer sa négociation. Il se donna donc toutes les peines imaginables
pour faire comprendre au roi qu'il étoit un être doué de raison, un
homme enfin, à la couleur et aux cheveux près, formé comme un nègre ;
qu'il pouvoit bien déposer les habits qui couvroient son corps, mais
non se séparer des membres précieux qu'il tenoit du créateur.
Frempung doutoit encore et exigea qu'il fournît une preuve sans
réplique de ce qu'il avançoit en se déshabillant et se montrant dans
son état naturel. Kamp s'accommoda au temps, mais refusa de se
déshabiller en présence des femmes. Ce seroit, disoit-il, une
inconvenance, une indécence à laquelle il ne pouvoit se résoudre. Les
négresses ne concevoient rien à son obstination, et étoient de
très-mauvaise humeur de ce qu'il les vouloit empêcher d'être témoins
d'une aussi surprenante expérience. Il eût été pourtant si drôle de lui
voir déposer, sa peau comme un vieux serpent ! S'il étoit véritablement
un homme, se disoient-elles, il ne feroit pas tant de façons. Mais M.
Kamp fut inexorable ; tout en faisant mille excuses à ces noires
beautés qui, dans leur innocence et sans y entendre malice, le
pressoient de céder à leur curiosité, il déclara nettement qu'il n'en
feroit rien. Enfin Frempung décida. Un signe de sa part et les femmes
s'éloignent.
Alors Monsieur le subrécargue tient parole et se déshabille. Le Roi
regarde cette opération avec un étonnement toujours croissant. Enfin il
voit devant lui au lieu d'un monstre, un homme auquel il ne manque que
la couleur. Il palpe chacun de ses membres non sans dégoût ; après
cette investigation il s’écrie : « Tu es un homme, je n'en puis
disconvenir ;
mais tu es blanc comme le diable. »
*
* *
SUITE DES VARIÉTÉS.
Les opérations de recrutement, au moment d'être terminées dans le
département du Jura, ont présenté dans l'arrondissement de Poligny un
phénomène que l'on peut regarder comme l'un des plus dignes d'intérêt
et de curiosité.
Lors du tirage du canton des Grandes-Planches, un père a apporté devant
l'autorité, dans une besace, deux jeunes gens appartenant à la classe
de 1822, et nés en 1802 à Foncine-le-Haut, qui pesoient ensemble 83
livres, et dont la taille de l'un étoit de 3 pieds 8 pouces, et celle
de l'autre de 3 pieds moins quelques lignes. En naissant, ils pesoient
sept livres et demie les deux. Ces enfants intéressants ont pris dans
l'urne de verre mise à leur portée, le numéros 27 et 31.
Leur physique est celui de deux enfants, l'un de six ans, l'autre de
trois et demi. Il faut assurément toute la sévérité des recherches dans
ces sortes d'opérations administratives, pour croire, sans en douter
que ces jeunes gens sont à la veille d'être majeurs. Leurs formes sont
toutes régulières et même modelées, aucune infirmité ne les a encore
atteints ; leur caractère est l’enjouement, leur figure gracieuse le
peint à merveille ; leur intelligence n'a suivi que le développement de
leur physique ; mais ils ont celle des âges qu'on leur accordé en les
voyant ; leur voix est tout à fait enfantine.
Depuis seize ans, ils suivent les écoles, et n'ont pu encore qu'épeler
et connaître, leurs lettres. Entièrement prives de mémoire, ce qu'ils
ont appris le matin est oublié le soir : du reste, ils n'ont rien qui
puisse approcher même de l'état d'idiotisme ou d'imbécillité. Ces
jumeaux sont de la plus parfaite ressemblance ; leurs cheveux sont
également blonds, presque blancs ; leurs jeux, leurs habitudes sont
ceux des enfants de leur taille.
Le père est un superbe homme, de cinq pieds sept pouces et demi, d'une
belle figure, spirituelle et même distinguée ; la mère est également
une femme très-remarquable, et leurs autres enfants sont les trois plus
belles filles-du Canton.
*
* *
Enterrements des Tunquinois.
L'enterrement des Morts est sans contre dit l'une des plus grandes et
des plus dispendieuses cérémonies du Tunquin. On y observe
scrupuleusement un rituel qui tire son origine de la Chine, et on se
garde d'autant plus d'y manquer que les Tunquinois sont pénétrés de
deux préceptes de Confucius :
Servez les morts comme les vivants ; et
ayez pour les absents les mêmes égards que pour les présents.
Ils ont la croyance que les enfants au sein de leur mère sont animés
par les âmes des enfants morts avant d'avoir atteint l'âge viril ; les
âmes des hommes faits errent sur la terre, et, font aux vivants du bien
ou du mal, selon qu'elles sont bien ou mal traitées par leurs parents :
de là vient que les Tunquinois donnent à leurs morts des vivres et des
bijoux ; ceux-ci sont placés dans leur bouche, ceux-là, à côté d'eux.
Ils ne s'approchent pas volontiers d'un mourant, mais dès qu'ils
s'aperçoivent qu'il est sur le point d'expirer, ils étendent un
mouchoir sur son visage, dans l'opinion d'y recueillir son âme. Avant
qu'on enterre un mort ; les prêtres et les devins sont consultés sur le
jour qui seroit le plus favorable pour cette cérémonie : d'où il arrive
quelquefois chez les riches du moins, que le cadavre reste deux ans
sans être enterré. En attendant, le cercueil, bien calfeutré et
proprement laqué, est placé sur quatre pieux, dans un lien convenable
où les parents viennent chaque jour lui porterie tribut de leurs
gémissements et des vivres en abondance. Le fils aîné doit pendant tout
ce temps passer les nuits couché au pied du cercueil, lequel est
recouvert d'étoffes de soie. Le cadavre y est couché sur le dos le
visage tourné vers le ciel, et la tête assujettie sur une espèce de
pâte. Les riches dépensent des sommes énormes pour l'enterrement des
membres de leur famille ; les pauvres aussi se mettent en frais autant
que leurs moyens le leur permettent.
Le jour de l'enterrement, les parents et les amis du défunt
s'assemblent en habits de deuil, qui consistent dans de longs sarreaux
de coton grossier et non-teint ; le fils ou le plus proche parent est
ceint d'une corde, et porte sur la tête un torchon de paille en guise
de bonnet. Tous marchent appuyés sur leurs bâtons pour exprimer le
poids de leur douleur ; les femmes ont le visage couvert d'un voile de
toile, et poussent des cris lamentables. Le corps est porté par vingt à
trente personnes avec lenteur et gravité ; sur le cercueil est posé un
vase rempli d'eau ; si rien n'en est versé, c'est un bon signe, et les
porteurs sont bien récompensés.
Tout le cortège précède ou suit le cercueil ; un maître des cérémonies
prescrit les génuflexions, les prosternements, les gémissements ; les
cris comme le silence se succèdent d'après son signal. Tantôt c'est une
cacophonie épouvantable : celle-ci regrette dans le défunt son mari,
celui-là son père, un autre son ami, son bienfaiteur, etc. ; un instant
après, au signal donné, tout se tait. On s'arrête souvent pour offrir
des sacrifices, puis le tintamarre, les génuflexions recommencent de
plus belle. Pendant la marche, le fils aîné se jette quelquefois par
terre, et laisse le cercueil passer sur son corps ; en vain veut-on le
retenir, il semble ne vouloir pas survivre plus long-temps à celui
qu'il a perdu : c'est le plus grand témoignage de respect et d'amour
filial qu'il puisse donner. En tête du convoi funèbre on porte des
drapeaux où sont inscrits quelques éloges du défunt, et à côté desquels
des musiciens jouent de divers instruments. Mais l'objet le plus
essentiel du convoi est le mouchoir dans lequel doit se trouver l'âme ;
après l'avoir porté avec beaucoup de précaution jusqu'à la tombe, on le
rapporte à la maison, où il est posé sur un guéridon destiné
exclusivement à cet usage. Les gens de distinction observent encore
beaucoup d'autres cérémonies; ils font diverses marques sur des
morceaux de papier doré qu'ils brûlent en l'honneur du défunt : ce sont
autant de lettres de change dont il pourra se servir dans l'autre
monde. Outre ces sacrifices on dresse des tables chargées de toutes
sortes de mets. Lorsqu'enfin tout est terminé, le cortège retourne à la
maison du deuil, on s'asseoit à un grand repas et on noie son chagrin
dans le vin.
Les grands seigneurs ont plusieurs cercueils, l'un au-dessus de
l'autre, qui sont portés sous un baldaquin, escorté par des soldats et
une longue suite de mandarins. Plus un fils fait de dépense pour
l'enterrement de ses parents, plus il est estimé et considéré : aussi
arrive-t-il quelquefois qu'à force de vouloir se surpasser l'un l'autre
par ce luxe funèbre, on finit par se ruiner. Le deuil pour les parents
se porte trois ans en habits gris de cendre avec des bonnets de paille,
mais le fils aîné doit le porter trois mois en sus ; pendant tout ce
temps on mène la vie la plus dure, la plus austère et la plus triste.
Le choix du lieu de sa sépulture est pour tout homme un objet important
dont il s'occupe long-temps avant sa mort, parce qu'on croit qu'il
influe puissamment sur le bonheur ou le malheur de ses descendants. On
ne laisse jamais croître d'herbe sur les tombeaux et autour d'eux, et
on en retourne la terre tous les ans. Les grands font construire des
voutes et quelquefois même des temples sur leurs tombeaux, Après
l'écoulement du temps fixé pour le deuil, on déterre le cercueil, et on
en retire les ossements pour les-mettre dans un cercueil plus petit
qu'on va enterrer ailleurs. Si les chaires se sont conservées
jusqu'alors, c'est une preuve que le défunt étoit un méchant homme qui
tourmentoit les vivants, aux dépens desquels il s'est conservé de la
sorte ; si au contraire on ne retrouve que des os ou de la poussière,
c'étoit un juste, et l'honneur en rejaillit sur sa famille.
De tout cela il résulte que les Tunquinois sont loin du matérialisme, et qu'ils sont bien convaincus de l'immortalité de l'âme.
*
* *
Aventures d'un étudiant.
Dans une société où les plaisirs d'une conversation spirituelle et
intéressante, passe-temps sans contredit plus instructif et plus digne
d'un être raisonnable que les cartes ou les dés, formoient le principal
amusement, un de ses membres raconta une aventure qui lui étoit arrivée
dans sa jeunesse, et que le messager boiteux, qui l'a écoutée
attentivement et qui a bonne mémoire, veut communiquer à ses lecteurs.
« Lorsque je fis mes études à Heidelberg (nous laissons, parler le
héros de l'aventure), je me plaisois pendant les vacances à faire dans
les environs des excursions à pied. Au bout de quelques années, et
quand je me disposai à quitter l'université pour retourner dans ma
ville natale, je résolus de visiter encore le lac de Constance.
J'espérai y arriver au temps des vendanges mais j'avois compté sans mon
hôte, ou, pour mieux dire, sans mon professeur, chez lequel je suivois
avec quelques camarades un cours privé, que notre savant traîna
tellement en longueur que les arbres se dépouilloient déjà de leurs
dernières feuilles lorsqu'enfin il tourna le dernier feuillet de son
cahier. Mieux vaut tard que jamais, me dis-je, en faisant mon paquet,
et je me mets en route. Les bords riants du lac, quoiqu'ils eussent
déjà perdu la plus grande partie de leur parure, offroient encore des
charmes capables de satisfaire un homme peu exigeant et aussi grand
admirateur des beautés de la nature que moi ; si seulement les frimas
n'avoient pas hâté leur arrivée d'autant de semaines que j'en avois
éprouvé de retard.
« Un soir il tomba tant de neige que je dus précipiter mes pas pour
atteindre un abri. Une petite auberge isolée fut le premier qui se
présenta, et voici quelle étoit sa situation : à sa gauche l'entrée
d'une vallée profonde et étroite, à sa droite des broussailles
très-touffues ; le silence qui régnoit dans cette contrée déserte
n'étoit interrompu que par le bruit monotone et lointain d’un moulin ;
les parois escarpées d'une montagne bornoient la vue en face de cette
bicoque, et par derrière elle étoit adossée à un côteau de vignes qu'il
falloit tourner pour arriver au misérable village dont ce cabaret
faisoit partie. En entrant dans le cabaret je le trouvai rempli de
paysans à moitié ivres, assis au tour d'une table, qui écoutaient avec
grande attention les historiettes de brigands et de revenants que leur
racontait le maitre d'école, et qui me firent éprouver à moi-même un
secret frémissement, tant elles étoient épouvantables. Heureusement sa
mémoire s'épuisa en même temps que sa bouteille, et sa langue devint
immobile quand il n'eut plus de quoi l'arroser. Il se leva, paya son
écot et sortit d'un pas mal assuré ; son auditoire ne tarda pas à le
suivre.
« Pendant ce temps on m'avoit servi un frugal souper à une autre table
à laquelle un homme en habit de chasseur étoit assis dans un coin
vis-à-vis de moi. Dans le premier moment je ne fis pas grande attention
à lui, la faim qui me pressoit ne permettant pas de m'occuper d'autre
chose que de mon assiette. Quand mon estomac fut enfin apaisé, mes
autres sens reprirent leurs fonctions ; je recommençai à voir et à
entendre. Alors le chasseur me donna dans la vue. Le chapeau enfoncé
dans la tête, il paroissoit insensible à ce qui se passoit au tour de
lui ; je m'aperçus néanmoins qu'à la dérobée il tournoit de tous côtés
des yeux perçants. Je lui adressai la parole, il me répondit avec un
accent étranger qui me parut plus affecté que naturel, quand je voulus
continuer la conversation, il coupa court. J'en conçus de fâcheux
soupçons, et ne me crus pas trop en sûreté dans ce lieu. Cependant le
chasseur prend de la table son couvert qui lui appartenoit, et le remet
dans le fourreau de son énorme couteau de chasse. M'imaginant qu'il
m'avoit fait voir celte arme dans la vue de me braver, je fis semblant
de chercher quelque chose dans mes poches, et j'en tirai mes pistolets
que je déposai devant moi sur la table. L'inconnu n'y jeta pas même les
yeux. Alors je me lève brusquement, et lui disant sèchement bon soir,
je demande après ma chambre. Pendant que l'hôte me conduisoit à travers
la cour dans un petit corps de logis séparé où étoit la seule chambre
décente et chauffable de l'auberge, je le questionnai sur le compte du
chasseur étranger; mais il ne put m'en donner le moindre renseignement.
« A peine me vis je seul qu'une frayeur panique s'empare de moi.
Resterai-je ? Irai-je plus loin ? Si je reste, je passerai pour le
moins une mauvaise nuit ; si je pars, je m'expose à la risée et aux
brocards du cabaretier et de ses gens. Où aller d'ailleurs par le temps
qu'il fait ? comment diriger mes pas dans l'obscurité ? Pendant que je
délibère ainsi, on frappe doucement à ma porte. J'en suis tout
interdit, et je ne réponds pas. On frappe plus fort, je demande qui est
là, et une voix que je crois reconnoître pour celle de mon voisin de
table, me dit d'ouvrir. Je réponds d'un ton brusque qu'à pareille heure
je n'ouvrois à personne. Là-dessus on s'éloigne. Je prends sur le champ
mon parti, je me rhabille et remets mon paquet sur le dos. Dans cet
instant on frappe de nouveau, et j'entends la voix du cabaretier qui me
prie instamment d'ouvrir. Je tire le verrou, l'hôte entre et derrière
lui le chasseur, qui se place devant moi en me disant d'un ton froid et
calme « Je suis *Jean de Constance* ; vous aurez entendu parler de moi.
» Je n'ignorois pas que le chef d'une bande de brigands qui répandoit
la terreur dans ces contrées portoit ce nom, aussi en fus-je si troublé
que je lui dois encore la réponse.
« Ne craignez rien, continua-t-il en me frappant assez rudement sur
l'épaule ; couchez-vous tranquillement, il ne vous arrivera pas le
moindre mal. J'ai déjà fait la même promesse à cet homme. Mes gens se
réuniront ici cette nuit, ils se conduiront paisiblement, tant que...»
Ici il éleva la voix... « tant qu'on ne les inquiétera pas. » Cela dit,
le redoutable Jean s'en va et emmène l'hôte avec lui.
Mon premier mouvement fut de prendre la fuite ; mais je me ravisai
bientôt. Où aller ? Dans le cabaret ?... Supposé même que le cabaretier
ne fût pas complice de la bande, quel secours pouvois-je en attendre ?
Dans le village ?, Le brigand est trop prudent pour m'y laisser aller.
M'échapper secrètement ? Le scélérat a sans doute pris des mesures pour
l'empêcher. Mieux vaut rester. Après tout il y a chez ces sortes de
gens une certaine probité de métier, et ce ne seroit pas la première
fois que la parole d'un brigand auroit été plus sacrée que tel
engagement souscrit par un soi-disant honnête homme. Je me résignai
donc à faire ce que monsieur le capitaine Jean m'avoit ordonné,
c'est-à-dire à déposer toute crainte et à m'enfoncer dans mon lit. L'un
et l'autre me devint également impossible. Je reste donc levé et je
prends un livre ; mais réfléchissant bientôt que la lumière dans ma
chambre pourroit déplaire à ces messieurs et m'attirer une mauvaise
affaire, je résolus de la cacher dans un coin. Avant d'y procéder je
voulus, selon ma coutume en voyage, visiter le dessous de mon lit.
Pendant que je m'en occupai, la chandelle tombe du chandelier et
s'éteint. Désespéré de cet accident, je me jette sur le lit. Je n'y pus
tenir long-temps, l'inquiétude et l'ennui m'en chassèrent bientôt, et
je me mis à me promener en long et en large. Mais ma chambre étoit au
rez de chaussée, vraisemblablement elle étoit surveillée, le capitaine
m'avoit ordonné de me coucher, il ne falloit donc pas m'exposer à être
vu. Nouvel embarras. Je vais me tapir derrière le poêle. Les poêles de
cette contrée sont très grands en terre cuite, avec deux ou trois
marches à côté de la même matière, sur lesquelles les gens du pays
aiment à se reposer en hiver. Je montai sur la plus élevée, et de ce
poste je pouvois voir tout ce qui se passoit dans la cour. Il sonna
minuit. Cinq ou six figures passèrent comme des ombres, se dessinant
distinctement sur la neige. Pas le moindre bruit ne se faisait
entendre, seulement le cliquetis des carreaux de mes fenêtres
interrompoit de temps en temps, sous les coups du vent, ce sinistre
silence. Mes joues étoient brûlantes, tandis qu'un frisson fiévreux
faisoit claquer mes dents. Presque hors de moi je retourne eu
chancelant vers mon lit, qui n'étoit séparé du corridor que par une
mince cloison en planches. J'avois à peine fermé les veux que j'entends
tout près de moi un bruit de chaînes. Croyant m'être trompé, j'écoute
en retenant mon haleine. Le même bruit se répète très-distinctement ;
j'entends en outre marcher très-légèrement, et un cri perçant comme
d'un enfant. En même temps ma porte craque comme si l'on faisoit des
efforts pour l'enfoncer. Je saute du lit à pieds joints, et dans ma
frayeur je traîne tables, chaises, tout ce qui me tombe sous la main,
devant la porte. Mes membres tremblent, une sueur froide se répand par
tout mon corps ; j'étais sur le point de perdre connoissance, quand la
porte craque de nouveau. Le désespoir me ranime, je prends un pistolet
de chaque main, et fermement résolu de me frayer un chemin à travers
les brigands ou à vendre chèrement ma vie, je m'avance précipitamment,
et me cogne avec une telle violence contre ma barricade que je recule
chancelant et tout étourdi. Alors je cours à la fenêtre, que j'ouvre et
que j'enjambe ; mais au moment que je vais passer l'autre jambe pour
m’élancer dans la cour, je reçois au front un coup violent qui me jette
à la renverse sans conoissance. J'ignore combien de temps je restai
dans cet état, seulement je me rappelle qu'en reprenant mes sens je vis
la lueur d'une lumière qui jetoit sur le plafond de ma chambre l'ombre
vacillante d'une figure humaine. Bientôt on frappe à ma porte et
j'entends la voix de mon hôte qui me dit : « Etes, vous éveillé, mon
bon monsieur ? ouvrez, tout est parti, nous sommes délivrée » Il fut
obligé de me le répéter avant que j'y ajoutasse foi. Enfin je
débarrasse la porte et j'ouvre. Le cabaretier entre précipitamment d'un
air effarer ; mais lorsqu'il m'eut éclairé de sa lanterne il recule
épouvanté en me voyant pâle, défait la tête ensanglantée, les yeux
hagards, les cheveux hérissés. « Que cette nuit étoit horrible ! »
s'écria-t-il en se jetant sur un siège, « Volontiers je serais venu
près de vous ; mais ces coquins nous avoient défendu, sous les plus
terribles menaces, de quitter nos lits. Ils ont tramé quelque nouveau
coup ; j'espère du moins qu'il ne sera pas dirigé contre-moi. » - Dans
ce moment le bruit de chaines qui m'avoit tant effrayé dans la nuit se
fait entendre de nouveau. Je saisis la lumière et cours voir ce que
c'est. Ce spectre, le croirez-vous n'étoit autre chose qu'un tire
bottes assujetti au plancher par une chaîne comme c'est assez
généralement l'usage dans les petites auberges, pour que les voyageurs
ne puissent pas l'emporter. Le cabaretier en voyant mon étonnement se
mir à rire, « Vous n'êtes pas le premier, me dit-il, que ces maudits
rats ayent épouvanté de la sorte. »
Je n'eus pas plutôt la clef de cette énigme que je devinai facilement
toutes les autres. Je m'asseois sur mon lit, et passant en revue tout
ce qui m'étoit arrivé celte nuit, je rougis de moi-même. Le craquement
de la porte était l'effet naturel de la chaleur du poêle sur des
planches encore neuves ; les pas, les cris que j'avois entendus
provenoient des voleurs à quatre pattes qui se disputoient le bout de
chandelle que j'avois laissé tomber tout près du tire bottes ; et le
coup que je reçus à la tête, grâces en soient rendues au vent qui
poussa le volet contre mon front ! il m'a sauvé la vie. Car, si j'avois
effectué mon projet de sauter dans la cour, les deux brigands qui y
étoient en sentinelle m'auroient fait un mauvais parti. Si, dès le
principe je n'avois pas perdu la tête, j'aurois réfléchi que le
brigand, eût-il voulu me dévaliser ou m'assassiner ne seroit pas venu
chez moi se nommer pour que je me tienne en garde. Je n'ignorois pas
d'ailleurs que les voleurs ne font jamais d'effraction dans les lieux
où ils se rassemblent. J'aurois pu me dire tout ceci et autres choses
encore pour me rassurer, si la peur ne m'avoit pas troublé la raison. »
*
* *
Les feuilles allemandes, sous la date de Varsovie, 4 mai, ont publié le fait suivant :
« Un juif aubergiste, à qui un voyageur anglais avoit confié, pour la
lui garder, une cassette qui contenoit pour plus d'un million de
valeurs, a nié ce dépôt lorsque le propriétaire le lui a demandé, et il
a persisté en justice dans sa dénégation. Dans son désespoir l'étranger
a porté plainte devant le grand-duc Constantin. Ce prince fit tous ses
efforts pour amener l'aubergiste à un aveu, lui promettant même son
pardon. Tout fut inutile. Alors S.A..I. porta la conversation sur
d'autres objets, et ayant, tiré sa montre, comme s'il doutait qu'elle
alla bien, il dit au juif de tirer la sienne pour savoir au juste
l'heure qu'il était. Le prince feignant de trouver cette montre, fort
belle, lui proposa de l'échanger contre la sienne ; l'aubergiste, qui
ne perdait assurément pas au troc, y consentit avec empressement. Alors
le prince s'étant retiré pour un moment dans son cabinet, envoya un de
ses gens avec la montre du juif, dire de la part de celui-ci à sa
femme, qu'il avoit besoin de la cassette à elle connue pour conclure
une affaire avec le grand-duc ; la femme, à qui l'exhibition de la
montre de son mari ne laissait aucun doute, remit la cassette au valet
de chambre. Le grand-duc ayant alors les moyens de convaincre le
scélérat, lui offrit encore le pardon, s'il voulait avouer son crime.
Celui-ci persista obstinément dans sa dénégation par serment, Le prince
le livra alors au tribunal militaire, qui le condamna à être fusillé
par vingt juifs ; ceux-ci exécutèrent si maladroitement cet ordre que
le coupable n'expira qu'après deux heures de souffrances.
*
* *
Nouvelle spéculation manufacturière.
Si le lecteur a trouvé étrange d'apprendre l'année dernière qu'on avoit
vendu au marché des souris à la douzaine, enfilées comme des alouettes,
que dira-t-il si aujourd'hui je lui apprends qu'on en fait des
ouvrières dans les fabriques ? Vive l'industrie ! vive le génie du
commerce qui sait tirer parti de tout ! Ne voilà-t-il pas que M. Halton
en Angleterre s'est avisé d'employer les souris dans sa filature ! Sans
doute que ces animaux rongeurs l'auront importuné outre mesure quand
ils lui inspirèrent l'idée de les transformer en êtres utiles à la
société. Eh ; pourquoi ne feroit-on pas travailler cette race parasite,
lorsque chien, animal bien autrement intéressant, est depuis long-temps
condamné à faire mouvoir le soufflet du cloutier ! M. Halton fait donc
pour essai faire quelques douzaines de petites roues, du genre de
celles que font mouvoir les écureuils, mais proportionnées à la
grandeur et la force des souris, ces roues, il les adapte à ses
dévidoirs ; des souris sont enfermées, elles courent et font bon gré
malgré elles l'office de dévideuses.
Comme elles ne reçoivent par mois que pour un sou de farine d'avoine,
nourriture qu'on a trouvé suffisante, parce qu'elles deviendroient
paresseuses si on les engraissoit trop, l'habile fabricant, qui sait
son barème par cœur, a calculé que chaque souris lui rapporte un
bénéfice clair et net de 8 fr. par an.
Je trouve, moi, qu'il a oublié d'évaluer un autre bénéfice qui résulte
encore pour lui de sa nouvelle invention : c'est que désormais il peut,
il doit même se passer de chats. Dans une grande fabrique on ne pouvoit
tenir jusque-là moins de dix chats ; un chat ne vit pas uniquement de
souris, il mange aussi du rôti, voire même de la volaille si on lui en
donne ou s'il peut s'en procurer par adresse ; du moins faut-il lui
passer une subvention fixe de nourriture que je puis évaluer, sans
exagération, à un demi sou par jour : cela feroit donc, si je n'ai pas
oublié mon abécé en arithmétique, 91 fr. d'épargnes par an. Or, ce
qu'on épargne est autant de gagné, ceci est incontestable, et si nous
ne le savions depuis long-temps, nous l'aurions appris de reste par ce
qui se dit chaque année à la tribune lors des débats sur le budget.
Quel beau revenu l’on pourroit se faire avec seulement deux ou trois
mille souris ! Vraiment c'est bien dommage qu'on ne puisse appliquer
l'invention de M. Halton aux presses d'imprimeur : c'est alors que le
lecteur aurait des almanachs à bon marché, si au lieu de faire du dégât
dans les ma-gasins de librairie, en rongeant sans respect les
messagers, boiteux, les souris étoient forcées de les imprimer.
*
* *
Le fou et son conducteur.
Les journaux de Londres ont rapporté cette année l'anecdote suivante :
Il y avoit dans le comté d'Hertsfordshir un fou. Comme sa maladie étoit
de nature à troubler la tranquillité publique, on avoit obtenu l'ordre
de le faire conduire dans une maison d'aliénés. On le saisit, et l'on
se met en route. Le fou et son gardien, près d’arriver, descendent dans
une auberge et couchent dans la même chambre. Comme le gardien dormoit
profondément, sou malade se lève, s'empare du porte-feuille, y prend,
l'ordre dont le conducteur étoit chargé, s'habille, sort sans éveiller
son compagnon, et se rend auprès du directeur de la maison des aliénés
; il lui annonce qu'il a l'ordre de lui amener un fou qui loge en tel
endroit. « Mais, dit-il au directeur, ne vous y trompez pas, c'est un
fou fort singulier.
Il a des accès d'une bizarrerie inconcevable. Croiriez-vous qu'en ce
moment il soutient que c'est moi qui suis le fou, et que c'est lui qui
doit m'amener ici ; mais vous voyez l'ordre dont je suis porteur ; je
vous prie donc de m'accompagner et de me donner main-forte s'il est
besoin.
On se transporte, en effet au lieu indiqué : bon gré mal gré, on se
saisit du conducteur ; il s'obstine en vain à se prétendre raisonnable
; on l'emmène ; on le place dans un lieu destiné au traitement des
fous, et plus il se prétend raisonnable, plus il se débat, plus on lui
administre de douches. Cependant, le véritable fou regagne son village
bien content de son exploit.
Le gardien est enfin parvenu à se faire reconnoître pour raisonnable ;
mais cette aventure a failli lui faire réellement perdre la tête.
*
* *
En Angleterre il est des gens qui par goût ou par point d'honneur,
quelquefois par spéculation, plus rarement par colère ou esprit de
vengeance, se défient au combat à coups de poings. Un amateur de ces
sortes de combats en rencontre-t-il un autre également renommé en ce
genre, ou bien voit-il un homme d'une stature qui promette un champion
digne de lui, il l'arrête et lui montre les poings. Celui-ci est obligé
d'accepter le combat, ne veut point passer pour un lâche. Les champions
sont-ils d'accord pour une partie de coups de poings, ils se
déshabillent jusqu'aux hauts-de-chausses et se mettent en position ;
alors les bras s'allongent, se retirent, les coups de poings se
distribuent de part et d'autre ; dans les commencements tout se passe
de sang-froid et selon les principes de l'art, mais bientôt les
combattans s'échauffent, le combat devient plus vif, et l'on ne se
quitte que lorsque l'un, quelquefois l'un et l'autre des combattans ont
les yeux pochés, les dents enfoncés, et quelque côte de rompue. Voilà
ce que l'on nomme boxer. Celui qui soutient le combat le plus
long-temps, et qui est encore debout lorsque l'adversaire n'en peut
plus et demande merci, est le vainqueur.
Chez nous, si pareille fantaisie prenoit à deux individus, on iroit
bien vite chercher main-forte pour mettre le holà. En Angleterre au
contraire, on se garde bien de troubler deux boxeurs dans leur
divertissement, on fait cercle autour d'eux ; le riche, le pauvre, le
lord, et le décrotteur, tout s'arrête pour voir ces combats ; on prend
parti pour l'un ou pour l'autre des deux combattans, des paris
s’engagent, et un coup de poing maîtrement appliqué a souvent décidé du
gain et de la perte des sommes les plus considérables.
Un semblable combat a eu lieu il y a quelques années entre Cribb et
Molineux, deux des plus fameux boxeurs de la Grande-Bretagne. Avant de
raconter ce grand événement, je dois faire connoître les deux héros à
mes lecteurs. Cribb est connu pour la meilleure pièce de chair humaine
que la nature ait coulée dans son moule. C'est un terrible mangeur. En
souplesse et dans l'art de donner des coups de poing, il ne le cède à
aucun boxeur, et les surpasse tous en courage. Le nègre Molineux
s'étoit déjà mesuré quelques mois auparavant pendant vingt-cinq minutes
avec ce redoutable adversaire, et la victoire étoit restée si
long-temps douteuse, que même au moment de l'issue du combat il se
faisoit encore des paris pour Molineux. Ceci étoit bien fait pour
exciter la jalousie la plus violente parmi les amis de Cribb ;
l'orgueil national se révoltoit de voir qu'un nègre eût tenu tête au
premier boxeur de la Grande-Bretagne. Quelque grande que fût leur
appréhension pour l'issue d'un nouveau combat, ils forcèrent néanmoins
Cribb d'accepter le cartel que Molineux lui avoit envoyé de nouveau.
Cribb, pour défendre son honneur, se soumit au régime le plus sévère.
Le capitaine Barclay, son protecteur déclaré, fit sur lui l'essai d'une
méthode qu'il avoit inventée pour former un boxeur parfait, et qui
avait pour but de diminuer le poids du sujet tout en augmentant ses
forces. Effectivement, retiré dans un coin solitaire de l’Ecosse, le
genre de vie auquel il fut astreint sous la direction du capitaine,
rendit Cribb plus léger de trente Livres. Molineux n'avait pas
l'avantage d'être dirigé par un maître aussi expérimenté ; il ne
pouvait prendre conseil que de soi-même, et n'étoit pas assez
indépendant pour pouvoir s'adonner exclusivement à l'étude de son art.
La plaine de Thisleton-Gap, dans le comté de Rutland, fut choisie pour
le théâtre de ce combat remarquable. Au centre de cette vaste plaine,
on érigea une estrade élevée de six pieds, au tour de laquelle on forma
un cercle au moyen de cordes fixées à des pieux. La veille du combat on
n'auroit pu se procurer un asile, ni même un lit à vingt milles à la
ronde. Lorsqu'enfin le jour remarquable et si impatiemment attendu vint
à pointer, des spectateurs en foule affluèrent de tous côtés dans la
plaine ; les piétons se placèrent immédiatement au tour de l'enceinte,
en rangs tellement serrés qu'il leur devenoit impossible de faire le
moindre mouvement. Derrière eux et à perte de vue, on voyoit une
immense quantité de spectateurs à cheval, en voitures et sur des
charriots de toute espèce, les sièges, les impériales et jusqu'aux
roues, tout étoit couvert de monde.
Peu avant midi arrivèrent les seconds, leur vue causa dans le public
une agitation extraordinaire, il annonçoit l'approche du combat. A midi
le noir Molineux parut dans l'enceinte, mais Cribb sauta le premier sur
l'estrade et salua l'assemblée avec beaucoup de gaieté ; de bruyans
applaudissements retentirent de toutes parts. Le salut de Molineux
excita des acclamations moins nombreuses, cependant on en put juger
qu'il ne manquait pas non plus de partisans.
Cribb avait une mise élégante ; son extérieur est vraiment imposant, sa
taille est de cinq pieds et demi. Molineux portoit un habit bleu, des
pantalons de nankin. Il n'est pas si grand que son adversaire, mais
il a une poitrine large, des épaules d'Hercule et une paire de
bras muscleux, faits tout exprès pour asséner des coups de poing.
On fit enfin les apprêts de la manière la plus solennelle ; il est
impossible de décrire quelle étoit en ce moment l'impatience et
l'anxiété de la multitude. L'air résolu des combattans, la force qu'ils
décéloient, l'animosité du nègre, tout annonçait une lutte terrible.
Cribb et Molineux se déshabillent ; tous les spectateurs sont dans la
plus vive attente.
Le combat fut cette fois de courte durée, mais des plus violents. Cribb
fut assailli par son adversaire avec tant d'impétuosité qu'il auroit
succombé s'il n'avoit bientôt repris son aplomb, grâce à sa fermeté et
à l'excellence de son éducation, toute entière dirigée vers le pugilat.
Le nègre, au contraire, étoit tellement emporté par sa fureur que
bientôt essoufflé il se donna aveuglément en prise aux coups meurtriers
de son adversaire. Il reçut à la gorge un coup qui lui causa une
hémorragie interne, et on s'apercevoit de temps à autre que le sang
manquoit de l'étouffer. Le coup qu'il reçut dans le côté au moment de
sa chute, ressemblait à un coup de marteau, et fut entendu des
spectateurs les plus éloignés, qui en témoignèrent leur satisfaction
par de longs applaudissements. Malgré cela il faut dire que le nègre se
bat bien ; Cribb avoue lui-même que personne ne frappe avec tant de
vigueur, et il en portait sur son corps des marques parlantes. Mais
quand une fois Molineux a reçu quelques coups trop violents, il
s'emporte et oublie toutes les finesses et ressources de son art : dans
les derniers moments il se battait en frénétique, et tomba comme une
énorme poutre. Ses seconds furent obligés de le relever comme une masse
de plomb, et de le conduire comme un enfant prés de Cribb. Dès lors la
victoire ne fut plus douteuse. Après la onzième attaque Molineux ne fut
plus en état de soutenir le combat, et Cribb, à grand cris fut proclamé
vainqueur.
Molineux resta long-temps étendu sur le plancher comme mort. Le
chirurgien qu'il avoit amené avec, lui, de Londres le saigna, et
quelque temps après on le porta plus qu'on le conduisit dans sa
voiture. Il avoit la machoire en pièces et deux côtes fracassées. Cribb
sauta en bas de l'estrade et fit quelques entrechats pour montrer au
public qu'il, était encore, en état de donner et de recevoir des coups
de poing.
Selon la coutume anglaise le reste de la journée se passa en banquets
qui furent prolongés jusqu'au lendemain. Les vainqueurs,
c'est-à-dire ceux qui avaient parié pour Cribb, célébroient leur
triomphe le verre à la main ; les vaincus cherchaient à noyer
dans le vin le souvenir de leur perte. C'est ainsi que s'amusent les
anglais.
Anecdote.
En. 1359 les anglais assiégeaient la ville de Rennes en Bretagne. Les
braves Bretons avaient déjà repoussé plusieurs assauts, lors, que les
anglais, désespérant de s'emparer de la ville par la force des armes,
résolurent de la réduire par la famine, et convertirent le siège en un
rigoureux blocus. En effet les assiégés eurent bientôt à souffrir de la
disette-. Pour rendre leur situation encore plus insupportable par le
spectacle de l'abondance, les assiégeants s'avisèrent de faire passer
devant les murs de la ville, et sous une forte escorte, un grand
troupeau de bestiaux ; pour perpétuer même ce genre de supplice, ils
établirent- à une petite distance de la place un nombreux troupeau de
porcs qu'ils firent garder par l'élite de leurs troupes. A cette vue le
célèbre Bertrand Du Guesclin, qui se trouvait parmi les assiégés,
imagina un stratagème pour s'emparer de ce troupeau sans effusion de
sang. Il fit faire dans toute la ville la recherche d'un porc vivant,
et on fut assez heureux pour en découvrir le seul qui se trouvât encore
à Rennes. Il fit conduire ce cochon sous l'une des portes de la ville
qu'il avoit fait ouvrir ; là on tourmenta l'animal en le pinçant à la
queue et aux oreilles pour le, faire crier. Aussitôt que le
troupeau de porcs des anglais eût entendu ces cris poussé par
l'instinct, il se mit à courir d'un trait vers le lieu d'où ils
partaient, et sans que ses gardiens pussent l'arrêter, le troupeau tout
entier se précipita dans la ville, dont les portes se fermèrent
incontinent derrière lui. Alors les habitans coururent sur
les remparts en criant aux Anglais : Au lard ! au lard ! qui veut
acheter du lard.