Spéculations plus
mercantiles que galantes. Tarif
de voluptés à tant
la pâmoison.
Armantine fait la
chouette
à six trésoriers
à la fois. Fourberies, avarice,
filouteries. Puis
L
ES M
ADELONNETTES et L
A C
HARITÉ.
Vois-tu
parmi ces grands leurs compagnes hardies,
Imiter leurs excès, par eux-mêmes applaudies ;
DANS UN CORPS DÉLICAT PORTER UN CŒUR D'AIRAIN ;
Opposer au mépris un front toujours serein ;
Et du vice endurci témoignant l'impudence,
SOUS LEUR CASQUE DE PLUME étouffer la décence ?
Lorsqu'un auteur cherchera à lancer un trait satirique sur les femmes
entretenues, c'est toujours du carquois sanglant du
misanthrope Gilbert qu'il devra le tirer. Mais courons aux faits.
La beauté, ainsi que la fortune, est bizarre, inintelligible ; et, par
d'étranges caprices, elle choisit souvent pour son berceau, au lieu de
lambris dorés, les lieux les plus ignobles.
C'est par un de ces jeux qu'A
RMANTINE F
REMONT
naquit dans la loge d'un
portier, et du Marais encore ! A peine ses petites mains purent-elles
servir à quelque chose, qu'elle tira le cordon, alluma le fourneau à
l'entrée de la cour, reçut les lettres des facteurs, les clefs, les
chandeliers et tous les messages des locataires. Sa mère était
rempailleuse de chaise, et son père tourneur. La morveuse alla, dans
son enfance, à l'école gratuite de l'arrondissement, et parvint ainsi
jusqu'à l'âge de douze ans, sans marquer autrement que par l'éclat
d'une beauté qui promettait d'être sous tous les rapports, vraiment
extraordinaire. Quant à son goût dominant, il consistait dans la
lecture continuelle de comédies, de tragédies, de vaudevilles et de
mélodrames ; elle employait tout le produit de ses broderies à se
procurer de ces ouvrages : c'était une passion qui tenait de la démence
; et sa mère avait beau la gronder, la menacer ; inutiles tentatives !
Armantine revenait sans cesse à ces hochets favoris, en faisait ses
délices jour et nuit, et se
meublait la mémoire d'une quantité de rôles qu'elle répétait avec
infiniment de goût et d'intelligence.
Un acteur (père-noble chantant du théâtre Feydeau) retiré et
pensionnaire, se logeait dans le même hôtel ; il ne put s'empêcher de
fixer son attention sur notre héroïne, qui, dans son enfance, ne lui
avait paru, par des manies, qu'une jolie petite folle, mais qui lui
offrait, dans son adolescence, le rare modèle d'une beauté parfaite,
dont un esprit fin et naturel relevait encore le mérite. Armantine lui
apportait souvent ses lettres, son lait le matin ; et pour prix de ses
complaisances intéressées, Armantine ne manquait pas de le prier de lui
prêter Molière, Voltaire, Racine, Regnard, Marivaux, Gresset, ainsi que
tous les opéras dans lesquels avait brillé à Feydeau la célèbre Phylis,
d'agréable mémoire. Cet artiste vivait depuis des années avec une femme
d'un certain âge, qui avait joué les
ingénues pendant
vingt-cinq ans
en province. Armantine, avec ces deux vétérans du temple de Thalie,
pouvait puiser à la source des plus doctes leçons de la scène. Si de
son côté Floricourt (c'est le nom de notre comédien retiré) se plaisait
à développer, sous tous les rapports, les heureuses dispositions de
notre héroïne, soit en lui donnant des leçons de prosodie, de syntaxe,
de mythologie et d'histoire, soit sur le rythme et tous les mystères
poétiques de la versification, l'
ingénue
madame de Florimont, du
sien, se plaisait à lui enseigner toutes les finesses du métier, les
grâces du
scénario,
l'art de lancer un coup d'œil vers les loges,
celui de faire faire
vague
à sa gorge dans les moments pathétiques,
de minauder un évanouissement soudain dans une scène tumultueuse de
cabale, et de coquetter avec les grands, dont les
orgueilleux
présents devancent toujours la recherche. Cependant Armantine ayant un
faible volume de voix, l'opinion de Floricourt prévalut sur celle desa
femme ; et il fut arrêté dans cet important comité, que l'aspirante
s'en tiendrait définitivement aux
jeunes
premières de la haute
comédie : ainsi la Rosine du Barbier de Séville, Estelle des Comédiens,
la Fille d'honneur, et tous les premiers rôles à grande toilette,
formèrent son répertoire. Déjà Armantine touchait agréablement du piano
; ses mains, admirables par leur finesse, leur blancheur, faisaient
naître le plus puissant désir de les presser sur ses lèvres ; déjà
aussi elle ne se mêlait plus en rien de ces ignobles détails de ménage.
Fi donc ! Belle et instruite, on avait représenté au bon homme Frémont,
son père, que cette perle ne devait pas être barbarement sacrifiée, et
vivre ignorée dans la loge d'un portier. « Un jour, lui avait dit
Floricourt, votre fille fera le bonheur, la fortune du vos vieux ans ;
applaudie,
claquée sur
un des premiers théâtres de la capitale, les
opulents se la disputeront ; et vous-même, maintenant obscur portier,
vous aurez peut-être un insolent concierge à la porte de votre hôtel,
qui, par sa morgue, donnera de suite la plus haute idée de votre
maison. »
Fremont souriait à cette flatteuse perspective, et ses faibles notions
d'honneur s'évanouissaient devant les hochets de l'ambition que
Floricourt faisait briller à ses yeux. La mère d'Armantine avait sur la
vertu des femmes des principes plus fermes, et ne voyait dans les
destinées de sa fille, que celles d'une Laïs scandaleuse, dont la
beauté et la première jeunesse se passeraient, il est vrai, dans de
brillants boudoirs, mais la vieillesse… à l'Hôpital. Floricourt, plein
d'une morale de coulisses, ne croyait que légèrement à ces prophéties
timorées, et poussait à force notre héroïne vers le pinacle des
grandeurs de Thalie. Madame Floricourt (1), de son côté, lui prêtait
ses robes de théâtre, lui faisait faire des
répétitions habillées,
lui apprenait surtout à jouer le sentiment, l'ingénuité,
la virginité
de l'âme, qui laisse toujours présumer celle du corps : «
Car c'est là,
ma chère, disait-elle, la plus belle flèche de ton carquois. — Comment
? répliquait Armantine. — Mais oui ; ton traitement d'actrice ne
signifie rien ; sept à huit mille francs par an ! en supposant même
part entière ; tu aurais à peine pour tes
gants gras, tes
souliers,
tes bains, et tes odeurs : il faut donc songer de suite, en mettant le
pied sur les planches, à trouver un entreteneur qui fasse ta fortune.
Garde-toi, ma petite, de t'attacher à la figure, à la probité, au
mérite ! tout cela je te le jure, est d'un bien triste avantage : j'en
ai fait l'épreuve moi-même quand j'étais jeune et jolie, et j'ai payé
un terrible tribut aux illusions du bel âge. Hélas ! si jeunesse
savait, et si vieillesse pouvait ! Mais au bout de quelques années,
après avoir éprouvé toutes les catastrophes
cuisantes du
sentiment,
j'employai d'autres batteries : l’or dont j'avais trop lontemps méconnu
le prix devint mon unique idole, comme il doit être dès ce moment la
tienne ; et j'avoue que ce ne fut qu'au plus fort de mon talent
d'
ingénuité,
que j'acquis cette dissimulation ; c'était cette
perfidie savante qui met aux genoux de notre sexe un homme pieds et
mains liés. »
Armantine, pleine de gratitude pour ces précieux avertissements,
l'embrassait de toute son âme, la pressait sur son cœur comme une
tendre mère, toujours occupée de son bonheur futur, et remerciait le
sort d'avoir amené précisément dans l'hôtel deux personnages qui lui
feraient acquérir un jour la plus belle célébrité dans l'empire du
cabotinage.
Cependant tout le Marais n'était rempli que du bruit de la beauté
d'Armantine ; sa mise élégante (car madame de Florimont fournissait à
tout, persuadée qu'un jour ses avances seraient payées au centuple), sa
toilette, dis-je, éveillait tous les regards. Déjà des épiciers... en
gros, voire même le propriétaire d'une riche raffinerie de sucre de la
vieille rue du Temple, lui avaient offert leur main, trop heureux,
avaient-ils dit à peu-près, de la prendre sans le sol et sans chemise !
Mais l'
excellente
éducation d'Armantine lui fit voir les choses et
les personnes sous un prisme bien différent ; ses professeurs lui ont
inculqué des doctrines
trop sages, pour qu'elle se méprenne aussi
grossièrement sur ses véritables intérêts. « Fi donc ! se dit Armantine
Fremont ; moi, possédant déjà, comme un ingénieux perroquet, les
théâtres de nos meilleurs auteurs comiques et tragiques, pouvant régner
sur une rampe de quinquets, devant vingt rangs de banquettes, et voir
briguer au poids de l'or mes plus légères faveurs, faire enfin le
désespoir de toutes mes camarades, j'irais obscurément, au mépris des
Muses, de Thalie, de Melpomène, enfouir mes talents et mes attraits
dans un comptoir, vendre de la canelle, de gingembre et de l'indigo, ou
me confondre parmi des pyramides de pains de sucre !!!... Non, non ;
que mes destins galants triomphent et s'accomplissent ! Je veux de
l'éclat, du scandale, et non de la considération ! C'est une fumée avec
laquelle on meurt de faim. — Bien ! Bien ! ma fille, s'écriait madame
Floricourt qui l'écoutait, et la surprit dans cet édifiant soliloque :
tu serais
mon sang,
que tu ne parlerais pas mieux : je te promets, foi
de vieille ingénue, avec ces doctrines, une brillante fortune. » Madame
Floricourt, dans l'excès de sa joie, embrassa, à plusieurs reprises, sa
charmante élève, et Floricourt, étant survenu au bruit de l'entretien,
ajouta ses propres compliments, en se glorifiant d'avoir si bien
employé ses soins et ses veilles.
Le noviciat d'études fini chez ses premiers précepteurs, Armantine,
après quelques démarches, est enfin reçue à l'Académie de déclamation
de Dugazon ; à peine y parut-elle, que son débit brillant, l'étincelle
de son jeu, la noblesse de son maintien, la firent admirer de tous les
hommes, et détester de toutes les autres actrices, qui s'évertuant à
lui chercher un défaut, ne pouvaient en trouver ; ce qui, pour une
femme, et une femme exploitant les planches, est, il faut
l'avouer, la plus cruelle des tribulations. Armantine, invitée par
Dugazon à jouer quelques scènes avec un jeune premier qui se destinait
également au théâtre, s'en tire à merveille, et le professeur enchanté,
jouissant des privautés de son âge et de son rang à l'
école de droit
de Thalie, ne peut résister au plaisir d'embrasser, dans un transport
d'admiration, sa charmante et nouvelle prêtresse. Les scènes qu'avait
jouées Armantine étaient celles de la brouille et du raccommodement
dans le
Dépit
amoureux.
Evreurose, le jeune premier qui l'avait secondée, joli homme, dans la
fleur de l'âge, plein d'âme et d'intelligence, avait mis tant
d'énergie, de naturel et de sentiment dans sa tirade, qu'Armantine
profondément émue, n'avait pu retenir ses larmes, et s'était en effet
sentit délicieusement touchée : c'est là le cas de dire : On ne joue
pas toujours impunément avec les armes
à feu ! D'ailleurs
notre jeune
beauté,
toute neuve
encore, n'avait jamais vu l'ennemi de si près,
Evreurose était charmant ; les familiarités de son rôle lui avaient
permis de baiser la plus belle main, de la serrer avec enthousiasme,
avec délire, sur ses lèvres ; l'aveu,
quoique noté,
d'Armantine,
avait achevé de répandre un voluptueux désordre dans tous ses sens ;
l'action de se jeter dans les bras l'un de l'autre, les avait tous deux
singulièrement
émus moralement et corporellement. C'est pour le coup que le sein
charmant d'Armantine
faisait la
vague
agitée, sans avoir besoin de minauderies auxiliaires ! ses
joues
enflammées, son visage radieux de fraîcheur et de santé, paraissaient
une gaze sous laquelle
le lis et les roses venaient se peindre tour-à-tour ; à ces charmes,
ajoutez un pied à cacher dans la main, ce qui est du plus heureux
augure ;.... et, pour combler l'ivresse, les feux mourants de deux
beaux yeux noirs, qui semblaient languir d'impatience et de
désirs
sous le
poids de la virginité…
« Divin! divin ! unique ! s’écria Dugazon transporté ; jamais la
Contat,
Fleury,
n'ont joué une scène aussi délicieuse !.. Mademoiselle dit comme un
ange :
c'est le triomphe de la nature. Seulement quelques transitions de tons
un peu plus frappés,
et
quelques larmes dans la voix, surtout pour
les chutes des vers ; un peu plus de
projet,
d'intention dans
les
mouvements de la taille, afin d'obtenir de beaux reliefs de formes, et
mademoiselle fera faire queue à tout Paris. »
Monsieur et madame Floricourt pleuraient d'orgueil ; ce premier succès
était leur ouvrage. Molière n'avait pas été plus fier en lisant
son
Tartufe
devant la belle Ninon. Quant aux actrices témoins de cet
essai, une rage sourde était peinte dans leurs mouvements de jalousie
mal étouffée ; et tel que ce joueur qui fit passer en la lançant, une
carte à travers un carreau, si l'une d'elles eût jeté son rôle à la
tête d'Armantine, elle l'eût infailliblement tuée sur la place.
Heureusement que la plupart avaient mis du rouge de vinaigre, ce qui
est un encaustique très-puissant ; car
celles qui ne portaient que du rouge végétal, dans leurs fureurs
secrètes le firent
tomber par écailles, et de très-enluminées qu'elles étaient, elles
sortirent pâles et défaites comme une jeune mariée le lendemain de ses
noces. Pour Armantine, la nature avait pétri ses couleurs, et elle
n'eut pas, comme les autres comédiennes, des reproches sanglants à
faire à son parfumeur de lui avoir vendu des attraits si fragiles.
« Allons, allons ! tout ira bien, dit Dugazon en reconduisant jusqu'à
son fiacre sa nouvelle élève ; quelques mois de répétitions, et je
réponds des plus brillants débuts. Je suis bien avec l'administration,
avec le semainier ;..... d’ailleurs, ne suffira-t-il pas de voir....
que dis-je ! d'admirer mademoiselle ? » Armantine, ici, parla des
rivalités puissantes qu'elle avait à redouter : les premières reines de
la scène comique possédant à leurs frais, à leurs gages la grande
batterie du claquoir sous le lustre, se laisseraient-elles, sans
déclaration de guerre, en la plus légère partie de leur empire? « J'ai
déjà lu, dit Armantine, des projets hostiles sur leur physionomie
moqueuse. - Bagatelle, que tout cela, mademoiselle, reprit Dugazon ;
rappelez-vous donc ces vers prophétiques de Piron :
Que
peut contre le roc une Vague animée !
Hercule périt-il sous l'effort de Pygmée !
L‘Olympe voit en paix fumer le mont Etna.
…………………………………..
Et la palme du Cid avec la même audace
Croit et s'élève encore au sommet de Parnasse.
Vous avez un beau talent, et quand il sera fait, je vous assure
d'avance les suffrages de tout Paris. »
M. Evreurose avait demandé la permission d'accompagner Armantine ; ce
plaisir ne pouvait lui être refusé ; il avait singulièrement contribué
à faire briller, par ses propres moyens, l'aurore de la carrière de
notre héroïne ; la reconnaissance seule faisait donc un devoir
rigoureux de l'accueillir ; et quant à Armantine, l'amour naissant,
inoculé (si je puis m'exprimer ainsi) dans son cœur par le jeu d'un duo
extrêmement touchant, y faisait déjà les délicieux ravages. Notre héros
de coulisse s'en était aperçu, et mit, dès ce moment, tout en œuvre
pour dérober, à son profit, cette fleur au souffle impur du vice, et
surtout l'enlever le premier aux intrigues mercantiles de foyer, où les
acquéreurs,
gros capitalistes, ne manqueraient pas de se rendre en
foule pour la marchander. M. Evreurose fut retenu à dîner ; le repas
fut fort gai et bien fourni en vins. Le vieux papa Fremont et sa bonne
femme furent appelés au dessert, et on leur donna à chacun un biscuit
trempé dans du malaga, tandis qu'une vieille voisine gardait la loge.
Armantine ne rougissait pas encore de leur présence ; ce temps ne
tardera pas à venir, il est vrai ; mais elle n'est pas encore parvenue
à ce degré de prospérité et d'insolence qui lui fera regarder les
auteurs de ses jours comme des
êtres ignobles ; encore quelques tours de roue, et on le verra bientôt
atteindre ce beau point de philosophie filiale. Enfin, on se sépare
après avoir causé théâtre, pièces, auteurs, débuts, et n'avoir rien
laissé à glaner, à cet égard, dans le vaste champ des coulisses. M.
Floricourt avait cité tous ses triomphes, quoiqu'il fût bien constant,
dans les annales de Thalie, qu'il avait été sifflé pendant dix bonnes
années de sa carrière dramatique ; et quoique madame Florimont eût été
claquée et fessée une fois, pour ses impertinences, sur le théâtre de
Rouen, parla sans cesse de l'amour de l'espèce de l'idolâtrie que lui
portait ce même public ; elle poussa, à ce sujet, l'amour propre tout
aussi loin qu'un auteur qui vante son manuscrit, ou un libraire qui
parle de son désintéressement : l'un vaut bien l'autre, je crois.
M. Evreurose n'avait pas fait ses adieux sans s'assurer de la
permission de rendre de temps en temps ses devoirs à ces dames ;
d'ailleurs, il avait dîné, et il pouvait toujours compter sur la faveur
d'une visite de digestion. Ensuite, la conformité de sa carrière avec
celle d'Armantine, puisqu'il se destinait aux jeunes premiers de la
scène française, ne les unissait-elle pas ? Je ne parle pas des liens
de l'amour, car il existait déjà entre eux une chaîne, qui pour faire
des fleurs, n'en était pas moins forte.
Lorsque cet heureux amant fut parti, notre débutante ne tarit pas dans
ses éloges naïfs sur son compte ; et si elle joua jamais l'
ingénue au
naturel, ce fut dans ce moment. Oubliant tout-à-fait les leçons
d'intérêt majeur, d'intérêt dominant de madame Floricourt, qui déjà
voyait en elle la plus belle princesse du royaume des femmes
entretenues, elle ne songeait qu'aux grâces, au souris enchanteur,
aux belles dents de son Evreurose ; et puis, se proposant d'entrer dans
la carrière des claques et des sifflets, elle ne voyait point pour
quelle raison elle n'unirait pas son sort a celui qui devait y marcher
son égal, que dis-je ? être son soutien. La vérité ici seconderait
l'art ; parlant sans cesse d'union, d'amour, de constance éternelle,
comme actrice, elle réaliserait une chimère qui a paru jusqu'à ce jour
impossible à vérifier, celle des deux amants fidèles même au sein des
coulisses. Enfin, tout ce plan d'hymen souriait à sa jeune cervelle, et
ses songes dressèrent par avance l'autel qui devait la couronner.
« Une particularité m'a frappée, dit-elle le matin à M. de Floricourt;
c'est que la plupart des acteurs et des actrices, réputés d'ailleurs
pour être très peu catholiques, portent tous en tête d'un nom sonore,
ronflant ou délicat, un
Saint,
et les femmes une
Sainte.
- C'est tout naturel, lui répondit de Floricourt ; nous avons, quand
nous nous engageons dans une troupe, encore quelque ménagements à
garder envers nos familles et nous nous débaptisons pour leur faire
plaisir. Quant aux noms harmonieux que nous prenons, pourquoi ne pas
s'en choisir un beau quand on le peut ? cela sonne davantage sur
l'affiche ; et pour les femmes surtout, c'est beaucoup plus important
que vous ne pensez Armantine. D'abord une nouvelle dénomination fait
perdre la trace d'une basse origine (ici Armantine rougit infiniment de
l'application humiliante qu'elle pouvait se faire à elle-même de cette
réflexion) ; d'un autre côté d'heureuses consonnances en
os, en
or
surtout plaisent à l'œil, à l'oreille ; le personnage qui se propose de
vous faire du bien se dit : « Ce nom
odoriférant ne peut
appartenir
qu'à une jolie femme ; oui, je me donnerai la petite
Bellerose, la
petite
Fédor.
» Voilà les hommes, Armantine ; les plus vieux en fait
de galanterie ne sont que des enfants qu'il ne faut que trop
souvent fouetter. »
Notre questionneuse éternelle s'informa aussi pour quelle raison les
actrices richement entretenues venaient, en brillant équipage, au
foyer, à la répétition, ordonnant à leur livrée de se tenir dans la
coulisse, tandis qu'elles-mêmes ne représentaient souvent que des rôles
de femmes de chambre ou d'élégantes soubrettes ?... M. de Floricourt ne
put s'empêcher de sourire de cette remarque ingénue ; il lui expliqua
d'abord que la vanité, le plaisir de faire enrager une rivale entraient
pour la majeure partie dans la conduite d'une comédienne gagée au mois
par un gros financier, et que si elles pouvaient, en outre des laquais
dorés sur tranche, faire avancer leurs vis-à-vis scandaleux jusque sur
le casque de bois du souffleur, la scène ne manquerait pas alors de
ressembler à une place de voitures publiques. Il l'instruisit aussi
que, de temps immémorial, les acteurs ne mettaient jamais de
distinctions de sexe par un
Monsieur
ou
Madame,
en se désignant
entre eux ; mais la célébrité des uns et des autres fait qu'on n'ignore
jamais de qui l'on parle. « Vous serez aussi, Armantine, ajouta le
rentier de Thalie, obligée de prendre un autre nom ; le vôtre sentirait
trop le cordon,
la
loge, et il faut bien se garder de fournir au
parterre malin le plus léger prétexte de jeu de mots : il n'en faut
qu'un pour noyer à jamais le plus beau talent. »
Les études d'Armantine à la salle de déclamation de Dugazon reprirent
leurs cours ; M. Evreurose y fut assidu, fidèle, trop fidèle peut-être
pour la finesse de la taille de notre débutante, qui, éprouvant un
retard de près de deux mois, était dans les plus vives inquiétudes sur
sa fécondité indiscrète. Comment débuter dans les ingénues avec un
commencement de grossesse, parler de sa candeur, de son innocence,
ayant sous les yeux la preuve irréfragable de sa défaite et de son
expérience en amour ?... Ah ! voilà, pour Armantine, le comble du
malheur et de l’embarras !... Elle se décide à s'ouvrir à
madame de Floricourt, qui lui a dit avoir passé par les étamines les
plus terribles. «
Ce
n'est pas un crime, lui dit celle-ci, à
l'imitation d'un homme d'une grande réputation d'esprit,
mais c'est
une faute en politique de coulisse ; cependant tout n'est
pas encore
désespéré, Armantine ; combien y a-t-il de temps que vous
n'avez
vu
?
— A peu près deux mois... » Armantine allait lui expliquer
ingénuement, et
dans le plus grand détail, comment le charmant
Evreurose l'avait séduite dans la loge d'une actrice qui, probablement,
lui avait prêté sa clef ; de quelle manière subtile elle y .avait été
attirée ; elle allait encore détailler, dans sa naïveté, la couleur du
sopha théâtre de sa chute, ainsi que son élasticité dangereuse ; mais
madame de Floricourt l'arrêta dans ces surabondantes explications ;
d'ailleurs elle découvrit de suite que ce ne pouvait être qu'une
ennemie, une rivale de coulisses, Estelle sans doute, mauvaise doublure
de jeune-première, qui avait fait tomber Armantine dans ce piège, afin
qu'une grossesse vint renverser les brillantes espérances de ses
débuts. « Point d'éclat, dit Mme Floricourt, point de scène de
reproches à Evreurose ; un corset mécanique et officieux (et
j'en ai porté de semblables dans mes rôles d'ingénue) peut encore tout
arranger : pressons seulement votre admission au théâtre, et ne tardons
plus, belle Armantine, à accepter les propositions du
petit monstre
qui vous accable, depuis quelque temps, de ses déclarations et de ses
fastueuses promesses. Il est puissamment riche... — Mais il est
dégoûtant, horrible, répondait notre jeune-première. — Bagatelle que
tout cela !
il facilite vos débuts ; l'or peut tout ; l'enfant un jour sera sur son
compte, car on voit souvent des maternités avant terme ; vous
vous retirerez du théâtre ; votre fortune sera faite, et vous la devrez
à mes prudents avis. L'or, l'or, et toujours l'or ! Armantine, voilà la
vraie beauté dans un homme ; d'ailleurs, Evreurose ne perd rien dans
cet arrangement, il reste toujours le mortel préféré, et c'est sur
son amour ingénieux que vous pouvez vous reposer du soin de ses
piquants larcins. — Eh bien, répondit, les larmes aux yeux, la belle
capitulante, répondez pour moi au
petit monstre, et
je signerai la
lettre, car je n'aurai jamais le courage... » — Il suffit, repartit Mme
de Floricourt. »
Madame de Floricourt, maîtresse du demi-aveu d'Armantine, écrivit donc
de suite à M. le chevalier de Cabarance, noble et Suédois d'origine, «
qu'on s'était décidée ; et qu'on lui donnait sur vingt banquiers et
autant de duos et de princes, une préférence dont il sentirait sans
doute tout le prix. » Un écrin magnifique fut la réponse du
petit
monstre, qui voulut de suite installer Armantine dans son
hôtel, rue
Grange-Batelière ; dans l'ardeur de sa passion, le chevalier n'aurait
pas perdu une nuit pour vingt mille écus. Armantine s'y rendit plutôt
comme une victime, que comme une épouse docile, et des larmes amères
tombèrent de ses beaux yeux. M. de Cabarance les prit pour celles de
l'innocence, de la pudeur et d'un timide embarras : on ne se connaît
jamais bien soi-même, tel difforme qu'on soit. Le lecteur doit être
curieux de connaître la physionomie de ce nouveau personnage :
extrêmement petit, bossu d'un aspect repoussant, teint de
lait
caillé, mains noueuses, osseuses, pieds
idem, bouche
démeublée et
scorbutique, front chauve et yeux sanguinolens. Ces agréments étaient
héréditaires dans sa noble famille. Le chevalier avait une structure en
général cornue ; un mélange d'odeurs, de musc, de pastilles du sérail,
avec des exhalaisons de corps nauséabondes, annonçait de loin sa
présence. Tel était cet illustre personnage, qui avait l'honneur de
posséder plus de huit cent mille livres de
rente, vingt laquais chamarrés dans ses antichambres, et deux cents
chevaux de choix dans ses écuries. Ceci, je le vois, fait un peu
dresser les oreilles à nos femmes entretenues ; et la conduite prudente
d'Armantine cesse d'être improuvée. Notre voluptueux Esope rachetait sa
laideur excessive par beaucoup
d'esprit, d'usage du monde et d'amabilité ; coquet comme un singe,
c'était, d'honneur, une poupée fardée, imbibée d'ambre, et farcie de
prétentions comiques. Pour tout ce qui était du simple ressort de la
conversation, Cabarance était charmant ; mais au lit... ; figurez-vous
le
petit monstre
(ainsi que l'avait appelé la sensible Armantine)
voulant jouir de ses droits d'époux, quoiqu'il fût fait pour décourager
la plus courageuse des messalines !...
Le chevalier désira, par vanité, qu'Armanlne débutât aux Français. Ce
moyen de la rendre plus célèbre flattait son orgueil, et son triomphe
sur maints compétiteurs auxquels il la soufflait. Mais à peine entrée à
ce théâtre, dont elle fit les délices, elle le quitta pour
n'y plus reparaître. Elle avait reçu tous les sacrements d'une femme
entretenue ; elle avait, dis-je, changé de nom (car désormais c'est à
madame P
ALMIRE DE S
AINT-P
HAR
que nous aurons affaire).
Qu'avait-elle besoin de se compromettre dans un foyer ?... Cependant
son Evreurose, toujours adoré, continue d'indemniser notre héroïne de
ses douloureux sacrifices ; il n'a pas laissé de gémir, en amant
délicat, sur un évènement qu'il n'a pu empêcher, et toutes ses
occupations tendent désormais à enlever au
petit monstre des
faveurs
que le sot trompé croit posséder exclusivement dans son temple de
Crésus.
Examinons un peu l'intérieur, le manège habile de Palmire, qui a fait
des pas de géant dans le machiavélisme profond des femmes
entretenues... Allons, m'y voilà ; je suis dans la chambre à coucher,
je possède toute la scène. Palmire est déjà heureusement accouchée d'un
beau garçon, l'enfant de l'amour, qu’on a mis sur le dos très-commode
du petit monstre (jusqu'où ne vas pas la vanité et la crédulité
paternelle !) une belle nourrice cauchoise est dans l'appartement, près
d'une opulente barcelonnette ; et notre héroïne, dans le plus riche
négligé,
règne en souveraine sous ces lambris fastueux, tenant dans ses bras le
charmant poupon d'un côté, le présenant à baiser au chevalier de
Cabarance, tandis que d'un autre elle glisse à une intelligence
négresse un billet pour son amant Evreurose. « B
AISE TON
JOLI PAPA, MON
PETIT C
HARLES, dit-elle avec
perfidie... Ah, chevalier !...» C'est
vraiment une comédie à pouffer le rire. Le petit monstre est caressé,
adulé, flatté de toutes les manières ; et tandis que ses valets même
rient aux éclats dans l'antichambre, sous le vestibule, Cabarance se
croit chéri d'une femme sincère, et se complaît dans les glaces à
remercier la nature des avantages qui lui procurent tant de félicité.
Si la pauvre dupe n'était désignée en arrière que sous le titre
de
petit monstre,
en face on ne lui épargnait pas
les propos les plus flatteurs : tantôt c'était
maman, mon minet, ma
bobonne ; tantôt
mon amour, mon charmant ami,
et puis
petit
garçon; les impostures de cette espèce ne tarissaient pas,
et il n'y
avait pas de mouches si grosses que Cabarance n'avalât sans difficulté,
du moment qu'elles étaient assaisonnées du miel de la flatterie. Le
grand art, le principal manège de Palmire dans cette savante intrigue
de bon ton, était d'éviter des nuits terribles pour ses sens, pour sa
délicatesse ; car
du moment que le chevalier montait dans sa couche à estrade, telle
qu'une grosse araignée qui parcourt sa toile, son cœur se soulevait,
toute sa personne frémissait d'horreur, et c'était là que
s'évanouissait la force de dissimulation qu'elle pouvait soutenir.
L'idée de voir, de
sentir
le monstre appliquer ses lèvres vénéneuses
sur son sein, sur sa bouche de roses, d'être blessée par les angles
aigus de ce corps équivoque, et de s'
identifier dans une dernière
crise avec ce squelette empesté, ... ce sacrifice, dis-je,
dépassait les forces humaines, et Palmire ne s'y était résignée
quelquefois, dans le principe de ses liaisons, que pour donner
un
prétexte au fruit prématuré de ses premières amours.
Cependant le
chevalier, d'une nature lascive et nerveuse, obsédait sa maîtresse ; et
réclamant trop souvent les preuves de la passion qu'elle disait
éprouver, Palmire s'était procurée une femme de chambre de sa taille,
qui, moyennant un prix convenu pour chaque nuit, savait adroitement se
substituer à notre héroïne ; et faisant prendre complètement le change
à notre Esope
trompé, par son dévouement héroïque, elle épargnait à sa maîtresse des
complaisances trop douloureuses. L'amour était heureux dans ces
adroites substitutions favorisées par une obscurité complète ; car
Palmire, d'une pudeur excessive, exigeait despotiquement que le
chevalier éteignît toutes les lumières. Lorqu'Evreurose introduit
furtivement dans le boudoir voisin, employait avec Palmire, en
brûlantes caresses, des heures fortunées, tandis que le
Sosie de
notre friponne, Ninski, la soubrette chargée de
bien fatiguer le
chevalier de Cabarance par ses transports fougueux, et même de lui en
donner la question, assurait ainsi à Palmire un long repos et les plus
riches offrandes pour prix de son
amour prétendu.
C'est par ces ruses, et mille autres variées à l'infini, que notre fine
intrigante soutenait avec avantage un rôle difficile. Quant à ses
dépenses, ou plutôt ses prodigalités, elles étaient incalculables ; un
millier de louis se vidait en un instant comme un cornet de dragées :
la toilette du matin seule absorbait en flacons, en cosmétiques, plus
de cent écus ; ses caprices étaient incroyables. Le
petit monstre ne
se refusait à aucun, et vantait partout l'ordre et
l'économie de sa maîtresse, qui ne lui coûtait que cinquante mille
francs par mois.
Outre les gants gras, les draps de toile de Hollande calandrée, pour
maintenir un air toujours frais, les bandes de veau émincées ne
s'appliquait, le soir sur les joues la belle Palmire, afin de conserver
l'éclat de sa fraîcheur, elle recueillait, sur une batiste tendue,
aussitôt son lever, les premières vapeurs d'un bouillon
particulièrement soigné par son maître-d'hôtel, et s'essuyait le visage
avec le linge imprégné de cette huile balsimique ; sa gorge, toujours
soutenue par des élastiques ouatés, ne courait pas le risque de perdre
de la rondeur et de sa beauté : un jour d'artiste ménageait sa vue dans
ses appartements. Son goût favori était de coucher avec une chemise de
batiste noire, presque collante sur ses formes, afin de faire ressortir
la blancheur éclatante de ses bras, de son cou et de ses superbes
épaules ; et lorsque Palmire sortait 1 bain, cinq à six femmes
de chambre étaient chargées d'abord de l'essuyer avec le linge plus
fin, mais encore de la macérer de toutes ces crèmes odorantes que le
luxe voluptueux de la Perse et de la Turquie ont inventées à grands
frais pour entretenir le vernis d'une peau satinée. Celle-ci, par
exemple, était chargée de faire disparaître ces petites pellicules
imperceptibles ; celle-là arrangeait les ongles des pieds, et leur
donnait cette transparence rose qui plaît tant à l'œil ; une autre
parfumait ses beaux cheveux, et leur faisait refléter ce brillant, ces
nuances charmantes qui parent si bien le front d'une jeune beauté. La
toilette de ses attraits les plus secrets était faite avec un soin
scrupuleux : une femme de chambre eût été chassée de suite et
impitoyablement, si elle eût manqué à ses devoirs minutieux. Une
superbe Circassienne, honorée du mouchoir de sa Hautesse, n'est pas
plus délicatement soignée.
Aussi avec qu'elle délicatesse on dessinait cet arc, ce croissant
d'ébène qui orne le chapiteau du temple que tout mortel révère !... Un
peigne d'or, enrichi de pierreries, lui était particulièrement consacré
: et Armantine, née dans l'obscure soupente d'une loge deportier,
n'ayant jamais fait usage, jusqu'à l’âge de quinze ans, de la plus
modeste cuvette de bois, se voit, en ce moment, parfumée dans une
baignoire de marbre, et traitée en tout comme une sultane favorite.
Voilà la fortune ; elle est comme la plupart des femmes ; il lui faut
de la singularité et de fortes transitions.
Palmire ne se nettoyait jamais les dents qu’'avec une poussière de
perles pulvérisées devant elle ; plusieurs colliers de prix avaient
déjà passé au mortier ; la poussière qu'elle jetait sur l'écriture de
vingt billets oiseux, inutiles, ou sur ceux de son Evreurose, était de
diamants pilés : des sommes considérables étaient engouffrées par ces
caprices effrontés. Ses
lieux
à l'anglaise étaient harmoniques, et
une musique délicieuse couvrait d'un bruit officieux le bruit
parfois
trivial de la nature. Par un excès de fausse
délicatesse, ou plutôt par
ton de femme entretenue, jamais son amant n'avait entendu le
murmure ondoyant de
ce joli petit besoin
si naturel et
si
fréquent chez les dames ; il fallait que son
Evreurose se bouchât bien les oreilles encore ne s'en rapportait-elle
pas à lui, et les lui fermait-elle elle-même de ses jolis petits doigts
auriculaires.
Voilà, il faut en convenir, d'exquises mignardises ! Ce sont pourtant
toutes ces puérilités qui séduisent les opulents, et l'emportent sur
les attraits d'une épouse légitime, qui rougirait d'ailleurs d'avoir
recours à de pareils enfantillages pour se faire aimer.
Parlerai-je de ses équipages, de ses coureurs, de ses chevaux, de ses
bals scandaleux, où elle paraissait les pieds couverts de pierreries ;
de ses repas splendides, de ses loges à tous les théâtres, où elle
allait se faire admirer, sans donner la moindre attention à la
pièce?... si, par exemple, l'intérieur de ses voitures, garni de satin
brodé, frangé or, orné de glaces, d'une pendule et d'une toilette
mobile, lui faisait sentir, en coupant un ruisseau, le moindre
balancement, aussitôt la voiture impertinente était renvoyée chez le
carrossier. Je ne citerai pas le nombre de ses chapeaux, de ses
souliers, de mille et mille étoffes, jetés ensuite dans une vaste
manne, et devenant le profit des femmes de chambre ; il serait
incalculable ; elle en avait pour le salon, pour la voiture, pour la
promenade et pour le tabouret, c'est-à-dire pour avoir le pied immobile
et en montre. Citons, à propos de cela, la réponse de son artiste en
chaussure. Palmire s'étant fait conduire un après-midi à la place du
Palais-Royal, avait parcouru les galeries ; mais à peine eut-elle fait
quelques pas, que ses souliers de reps, couleur scabieuse, étaient
crevés de toutes parts. Rentrée au logis, elle fait appeler le
cordonnier de grand ton ; il arrive en cabriolet, et habillé tout en
noir, comme un homme de robe. « Comment, lui dit-elle, je porte à peine
une demi-heure vos
souliers, et les voilà perdus ! Je peux exiger qu'ils durent au moins
une heure ;
n'est-ce-pas,
maman
? » dit-elle, s'adressant au chevalier, qui se
trouvait là. — On ne peut être plus raisonnable, ma belle, répondit le
petit
monstre. L'artiste, confondu de ce grand événement, examine, et, tout
glorieux de sa pénétration, il s'écrie enfin :
Ah ! je vois ce que
c'est ; madame a marché ! cette chaussure était destinée au tabouret
immobile. Palmire reconnut sa méprise, et fit ses excuses.
Abonnée au Journal des Modes de la Mézengère, elle recevait un
exemplaire sur vélin rose doré ;
Leroy n'apportait
des ajustements
que par grosse. Le cheval qu'elle montait était un arabe des haras du
grand-pacha d'Alexandrie, et qui avait coûté trente mille francs.
On ne finirait pas si l'on voulait détailler toutes les prodigalités
scandaleuses de Palmire. Ajoutez un sapajou qui joue, qui déchire de
superbes parures oubliées sur le sopha ; une épagneule nourrie de
poulets, tandis que son père avait vainement essayé, après vingt
lettres restées sans réponse, de pénétrer jusqu'à elle, et était mort
privé des secours nécessaires à sa vieillesse. Monsieur et Mme de
Floricourt n'avaient pas été plus heureux, et certes ils recevaient le
digne prix de l'éducation et des saines doctrines qu'ils avaient
inspirées à leur élève. Mais l'important pour notre déhontée est de
faire reconnaître son fils, le charmant petit Charles, et de pouvoir un
jour revendiquer les droits d'un titre légitime. Déjà le chevalier de
Cabarance séduit, toujours enivré d'amour, et surtout d'amour-propre,
est près de signer un dangereux écrit, œuvre de la perfidie et des
escroqueries galantes de sa maîtresse. Palmire le presse dans ses bras,
le cajole, et surmontant ses plus violents dégoûts, elle l'accable de
caresses ; elle applique ses lèvres de carmin sur ses lèvres odieuses,
dans le but intéressé de faire doter son fils d'une rente de vingt-cinq
mille francs, quand un laquais entre une lettre à la main. Le chevalier
la décachète, lit ;... son visage devient encore plus pâle ; il
repousse Palmire, qui lui continuait ses fausses minauderies, et sort
furieux de l'appartement, en déchirant avec rage la donation généreuse
qu'il avait déjà écrite
pour
son cher Charles. Dans ses mouvements
précipités, la missive fatale s'était échappée de ses mains ; elle
n'était pas signée ; mais quel coup de foudre pour Palmire ! Le voici :
« Une syrène affreuse vous trompe ; Charles est l'enfant de l'amour ;
Armantine, dans ma loge même, le 15 novembre, le matin, avant la
répétition du Théâtre-Français, s'est laissée ravir ses prémices par le
beau Evreurose : rapprochez les époques, et permettez qu'on vous
arrache enfin l'épais bandeau qui vous couvre le jugement et la vue. Je
voulais perdre une rivale de coulisses, en la soumettant à une
grossesse incommode ; je voulais alors lui enlever votre cœur, et tous
mes plans ont échoué ; mais pour peu, mon cher chevalier, que vous
veuillez vous
rappeler que Palmire n'a été enceinte que sept mois ; (du moins pour
vous) ; que Evreurose, qui avait un engagement pour Bordeaux, a préféré
payer un dédit de deux mille écus, que votre bourse a d'ailleurs
acquitté, plutôt que de quitter la capitale, vous n'aurez plus le
moindre doute sur ce perfide manège. Apprenez encore que Ninski, par
une manœuvre adroite, se substituait à Palmire pendant les nuits que
vous n'obteniez qu'avec des peines infinies ; que Evreurose, introduit
dans le boudoir voisin de votre alcôve, vous dérobait les véritables
tendresses de
votre perfide, tandis que vous ne seriez dans vos bras qu'un mannequin
gagé ; que tous vos gens ne vous désignent que sous le titre insolent
du
petit monstre,
que vous a donné votre délicate amie ; et qu'enfin
vos sottes prétentions, votre tournure grotesque, et surtout les
ESPIÈGLERIES COMIQUES d'Armantine à
votre égard, vous ont rendu la
fable de toute la capitale. »
Le masque était arraché. Ninski, cette soubrette officieuse que Palmire
avait impolitiquement chassée dans un accès d'humeur capricieuse, avait
tout révélé à cette dénonciatrice rancunière, Estelle, qui briguait les
rôles de jeunes-premières dans le temps même que Palmire l'avait
emporté sur elle, sous le double rapport de la vanité et de l'intérêt ;
et cette même Estelle, pour se venger et perdre sa rivale dans l'esprit
du chevalier de Cabarance, avait tracé ce perfide écrit.
Dans le premier mouvement de colère, Palmire s'était élancée sur son
cordon de sonnette, avait fait acheter une bouteille d'eau-forte,
demandé ses chevaux, sans plus de réflexion. Les passions, chez les
femmes vicieuses, marchent comme les révolutions : elles ne savent ni
reculer ni hésiter. La voilà donc partie au grand trot pour le
Théâtre-Français, où son cocher a
reçu ordre de la conduire. « Estelle est-elle au foyer ? demande-t-elle
au semainier, au caissier, aux ouvreuses, du ton d'une habituée du
théâtre.-— Oui, madame, lui dit un ouvrier du magasin qui la reconnaît
; on répète en ce moment : elle est en scène ou à la salle des acteurs.
» Palmire, sans plus de questions, franchit
quatre à quatre les escaliers, court d'abord vers la salle des artistes
: personne ; alors elle se dirige vers les coulisses, et reconnaît
aussitôt, à la voix, son ennemie, qui, en ce moment, chargée d'un rôle
à grandes minauderies, recevait d'un amant plein de feu les plus belles
déclarations d'amour rimées, les plus pompeux compliments sur ses
charmes... « Oui, ses charmes ! s'écrie Palmire en lui jetant au visage
un flacon d'eau-forte ardente (2) ; c'est à présent qu'elle est
vraiment bien ! » On peut juger des effets terribles et des ravages
combustibles de la liqueur corrosive ! La flamme pétillait sur la
figure, sur le sein
d'Estelle, qui jetait des cris affreux, et, dans ses vociférations,
demandait une prompte vengeance contre l'assassin. « C'est moi-même,
monstre anonyme ! afin que tu n'en doutes pas, s'écria Palmire,
puisses-tu voir sur mon visage ma joie délicieuse de te rendre la
figure aussi affreuse que ton âme! »
Il était impossible à Estelle de rien distinguer, puisque le chirurgien
appelé déclara qu'elle était en très-grand danger de perdre la vue. Le
commissaire chargé de la police du théâtre jugea de son devoir
d'arrêter Armantine, qui allait se retirer, radieuse de son cruel
triomphe. Elle eut beau pester, jurer, fulminer, il lui fallut, bon gré
mal gré, le suivre à la préfecture, où le fait, déclaré et attesté par
dix témoins, la fit mettre, en définitif, aux Madelonnettes. Sans ses
espiègleries galantes avec le petit monstre, elle aurait pu compter sur
sa protection et la puissance de sa fortune ; mais le chevalier de
Cabarance, rentré chez lui, avait visité le boudoir mystérieux, théâtre
de sa honte, puis les lettres, le portrait, les vêtements, le linge
même de Evreurose ; d'après un billet
trouvé dans un nécessaire, il était certain qu'il y avait passé la
dernière nuit ; il trouva ensuite une autre missive, dans laquelle il
était question de la donation de vingt-cinq mille francs de rente qu'on
devait subtiliser au chevalier en faveur du
cher Charles, et
dévoilait le projet, qui y était clairement expliqué, de fuir ensemble
à l'étranger lorsqu'on aurait bien dépouillé le
petit monstre, y
disait-on encore en propres termes. Ce complot infâme rendit
inflexible, inexorable le chevalier, qui, cependant, était
naturellement bon. Palmire, malgré ses torts, écrivit à Cabarance, qui,
pour toute réponse, renvoya de suite aux Madelonnettes, à sa mère,
l'enfant habillé seulement d'une grossière robe de bure, comme les
pauvres de la Charité, en la menaçant d'un procès criminel si elle
osait avoir l'impudeur de lui écrire
encore.
Oh ! que cela m'étonne pas le lecteur, l'amour-propre d'un bossu est
presque aussi susceptible que celui d'un journaliste, ou la morgue d'un
gentillâtre à ailes de pigeon triomphantes. On se tromperait de
beaucoup en s'imaginant que Palmire se consola dans les bras de son
fils ; pervertie comme toutes les femmes de sa race, le pauvre Charles
ne fit qu'un saut des Madelonnettes à la Bombe,
son premier destin ; et le gouvernement fut obligé de prendre soin de
ce digne rejeton des coulisses.
Sortie des Madelonnettes, Armantine voulut rompre encore quelques
lances ; un échec ne met pas entièrement un guerrier hors de combat.
Par une bizarrerie étrange, elle vint à se lier avec cette même
Estelle, qui, devenue laide à faire peur, fut obligée de quitter le
théâtre, et même tout commerce de galanterie. Elle avait monté un
sérail dans le bon ton ; Armantine lui proposa d'oublier le passé, et
lui promit de se conduire désormais en
coquine de bien.
C'est dans
ces nouvelles espiègleries que Palmire, astucieuse et rouée consommée,
fait faire la chouette à six trésoriers à la fois, dans une maison où
elle fit construire six portes d'entrée et de sortie différentes, afin
que ces amants ne se rencontrassent pas. Dans un appartement, elle est
jeune personne intéressante avec sa mère, et ne vivant, en sa qualité
de jeune artiste,
que
du produit de son pinceau ; elle vous peint en trois
séances ; elle a donc, en bas sur la rue, un tableau de jolies
miniatures, et vous
fait
pour trente-six francs, mais vous
attrape
complétement pour soixante. Dans une autre salle, c'est une noble
retirée avec sa tante ; elle a un coffre de faux parchemins, et se dit
descendre en ligne collatérale de Louis-le-Débonnaire : les jobards
entichés d'armoiries et d'orgueilleuses vétustés, accourent la
secourir, et un peu de galanterie se glisse dans ces nobles
connaissances. Là, dans cette quatrième salle, elle est veuve d'un
avocat ; munie d'un dossier de
pièces, elle sollicite le gain d'un procès qu'elle gagne et perd
tour-à-tour sur son canapé, moyennant les frais de procédure. Ici, elle
est figurante à l'Opéra, et va droit au fait par un entrechat ouvert.
Enfin, dans le sixième appartement, Palmire, est grande tireuse de
cartes, mais pour hommes seulement ; elle prédit des choses étonnantes,
évoque un petit diable couleur de rose qui vient à sa voix, petit lutin
qui n'est qu'elle-même travestie en démon d'Opéra : et quand on veut se
donner à ce joli Lucifer, on a affaire au meilleur diable du monde.
Armantine, sous ce sextuple
déguisement, a donc su faire venir l'eau au moulin, et consolider sa
paix avec Estelle, qui devient quelquefois, en une seule soirée, sa
mère, sa tante, sa sœur ou sa cousine, selon l'intérêt des
circonstances. Malheureusement cette laborieuse campagne n'avait pu
avoir lieu sans lui faire courir
beaucoup de chances. Déjà l'art de M. Laffecteur et les sirops de
cuisinier employés sans succès,
faisaient conjecturer une maladie grave qu'on ne pourrait extirper en
se bornant
à la
blanchir ; les fonds étaient épuisés ; Estelle avait
disparu avec la caisse : c'était la riposte du flacon d'eau-forte.
Ainsi l'infortunée Palmire, brûlante d'une fièvre causée par des maux
sourds, se voit réduite à aller dans une chaise à porteurs à l'hospice
de la Charité. Elle y arriva de nuit, et n'entrevit pas sans effroi,
dans le centre de deux files de lits à rideaux verts et numérotés, la
fatale civière sur
laquelle on transportait à la salle de dissection le corps putride
d'une jeune femme galante qui venait d'expirer d'un apostême de gale
vénérienne répercutée. Ses sens frémirent ; l'analogie de sa situation,
(car elle-même en était perdue), lui fait faire les réflexions les plus
douloureuses ; elle jette, comme sur l'immense horizon, un œil rapide,
épouvanté, sur toute sa vie ; elle n'y voit qu'oubli de toutepudeur,
qu'escroquerie, ingratitude monstrueuse, scélératesses froidement
méditées, et pas une
obole, et pas une larme données à la mémoire de son pauvre père.... et
sans doute, pour tout héritage, sa malédiction paternelle. Elle se
représente, du temps de ses prospérités, ce respectable vieillard
insulté par une insolente valetaille ; sa douleur, en voyant toujours
ses lettres suppliantes méprisées et sans réponse. Par une conséquence
plus vive, elle déverse toute sa haine sur la Floricourt, cause de sa
ruine ; elle plaint aussi sa pauvre mère, qui, sans doute, se dit-elle,
n'aura pas survécu longtemps à son malheureux époux.
C'est au milieu de ces sinistres et tardives réflexions, qu'une
sœur-grise désigne le lit n°14 pour la nouvelle arrivée ; l'habit
uniforme de l'hospice, qui consiste en une casaque de treillis de laine
extrêmement grossière, lui est passée : une table de nuit est à sa
gauche, contenant des breuvages et un bassin d'étain ; un crucifix
d'ivoire, un bénitier et une branche de buis dominent le chevet du lit
de douleur. C'est à cet aspect imposant que Palmire, ayant pour la
première fois des idées de religion, croit voir Damoclès tenant son
épée suspendue sur sa tête ; elle l’implore, elle le supplie de
l’épargner, elle s'accuse ; mais le silence règne, et les remords seuls
se font entendre.
Quand les lampes furent allumées dans la grande salle, et qu'elle put
mieux distinguer les objets, elle jeta ses yeux inquiets à droite et à
gauche. « Nous voilà maintenant séparées ! disait une voix éteinte ; et
cette nouvelle venue va contrarier nos entretiens. » Armantine croit
reconnaître ses accens ; ils la font frissonner. « Expliquez-vous
mieux, madame, répond-elle, et dites plutôt que je transmettrai
fidèlement à votre amie tout ce qu'il vous plaira de lui faire dire. »
A ces paroles, l'inconnue transportée se lève sur son séant, persuadée
confusément qu'elle a près d'elle une personne qui lui est
très-chère ; par son mouvement, ses rideaux à demi-tirés, Palmire a
reconnu sa mère, sa pauvre mère que la misère et l'âge ont conduite à
l'hôpital. Toutes deux se sont évanouies dans le transport d'une si
forte secousse ; et a peine la vieille Fremont a-t-elle rouvert les
yeux, qu'elle instruit sa fille que madame de Floricourt est la
personne qui occupe le lit voisin. Ainsi le malheur et le vice
amenaient au même but ces trois victimes. D'un côté, Palmire rougissait
des torts affreux qu'elle avait eus envers sa pauvre mère ; d'un autre,
elle éprouvait un sentiment d'horreur involontaire en jetant les yeux
sur celle qui avait séduit sa jeunesse.
La visite du matin arrivée, un chirurgien en chef, accompagné de
quelques élèves, vinrent, une pencarte à la main, questionner
notre héroïne ; puis ils découvrirent son sein sans aucun ménagement :
un d'eux le toucha, le pressa avec force... —
Tumeur vénérienne et
gangreneuse, déclara-t-il brusquement et avec l'orgueil de
la science ;
Opération
samedi, et lit de misère. Quelle sentence !... Puis il
passa, après avoir fait écrire ses ordonnances et remèdes
préparatoires, au lit suivant. Voilà donc notre martyre de la
galanterie condamnée à mort peut-être! et, pour premier supplice,
devant languir pendant trois jours d'attente, et n'ayant pour avenir
que ses douleurs !... Elle appelle sa mère, qu'elle croit
endormie ; point de réponse, sa mère sommeille du repos éternel, et n'a
pu survivre à l'émotion de la veille. Une infirmière passe, s'informe,
tâte le pouls ;
C'est
fini, dit-elle tout bas, et elle tire le
rideau. Une civière est apportée, et le corps amaigri de la Fremont
passe sous les yeux de sa fille, pour aller au grand tombeau banal. La
Floricourt subit le même sort le lendemain, en demandant pardon à Dieu
de toutes ses erreurs ; et a peine en vingt-quatre heures, Palmire,
pendant toute sa vie, habituée à des tableaux gracieux, voit la mort
planer, frapper autour d'elle, sans pouvoir éviter elle-même ses coups
impitoyables. Le terrible samedi approcha enfin ; on prit de force, à
quatre hommes, l'infortunée Palmire qui demandait à
grands cris du poison comme le plus grand des bienfaits ; on la lia
presque nue sur une table ; un des plus savans praticiens de Paris
l'opéra ; mais elle ne survécut que de peu de jours à ses douleurs
affreuses, et la même tombe ensevelit le vice, le malheur, la vertu et
la séduction : c'est assez le sort commun de toutes les choses de la
vie. Au surplus, à quoi sert de prêcher les femmes galantes ? Elles
n'ouvrent jamais les yeux que quand elles sont près de les fermer pour
toujours.
FIN.
NOTES
:
(1) Que nous nommerons alternativement madame de Florimont.
(2) Ce fait est réel.