I
« LES PÉTUNIAS »
Me regardant par-dessus son lorgnon, le docteur conclut :
- En somme, rien de grave du tout. Du surmenage, tout simplement. Comme
remède, du grand air, du repos, du sommeil. Qu’est-ce que vous comptez
faire cet été ?
Cet été ? Ma foi, je n’ai nulle envie de m’absenter. Donc, en juillet,
je sortirai avec les amis qui ne quitteront Paris qu’en août. Ils
m’emmèneront dîner à Vieux-Moulin, à l’Isle-Adam ou à Barbizon. On
boira du champagne ; on dira des mots inutiles ; on se couchera à deux
heures du matin. J’aurai mal à l’estomac et la migraine.
En août, je sortirai avec les amis absents en juillet et rentrés le
trente et un. A leur tour, ils m’emmèneront dîner à l’Isle-Adam, à
Barbizon ou à Vieux-Moulin. On reboira du champagne ; on redira des
mots inutiles ; on se recouchera à deux heures du matin, et j’aurai
encore la migraine et mal à l’estomac. Voilà, mon cher docteur, ce que
je compte faire. Mais puis-je avouer pareil programme à un homme qui me
parle repos ? Comme je me tais, il reprend :
- Ce qu’il vous faut, c’est quitter Paris. Allez-vous-en. Couchez-vous
à dix heures, levez-vous à huit. Dormez, dormez beaucoup ; on dort mal
à Paris. Nous sommes en mai, voici les beaux jours : partez et ne
rentrez pas avant septembre.
Je le regarde attérée.
- A cette époque ! Mais où aller ?
- Où vous voudrez, excepté à la mer qui vous énerverait. A la montagne,
par exemple. Tenez, voici justement un prospectus que j’ai reçu ce
matin.
Et cet excellent homme me tend un papier bleu ciel où je lis ces mots
affligeants :
« Cuisine de famille. »
Mais, tout de suite au-dessous, cette perspective alléchante :
« Vue sur le Mont-Blanc »
Les Pétunias
(A 700 mètres d’altitude.)
Vue sur le Mont-Blanc ! Je suis conquise !
- Vous en avez de la chance, m’a dit la patronne des Pétunias, en me
montrant une chambre. C’est la mieux exposée ; elle est libre. Je vais
vous la donner.
J’ai fait trois pas vers la fenêtre.
- Est-ce que, d’ici, je verrai le Mont-Blanc ?
Sourire énigmatique de la patronne.
- Ah non ! Il est de l’autre côté, madame. Mais excusez-moi, je vous
quitte. Je crois qu’on m’a appelée.
J’ai pourtant l’oreille fine et n’ai rien entendu. Malgré ma candeur,
un soupçon me traverse l’esprit. Pourquoi la patronne s’est-elle sauvée
dès que j’ai parlé du Mont-Blanc ? N’importe ! Voici, avec un tablier
festonné, une grosse fille rougeaude qui passe dans le couloir.
- Mademoiselle ?... Montrez-moi donc une chambre ayant vue sur le
Mont-Blanc.
- Sus l’Mont-Blanc ? Y en a point.
- Comment ! « Y en a point ! » Mais le prospectus dit…
- Ah ! Vous voulez l’voir ? Eh ben, v’nez.
Je la suis. Au bout du couloir, à droite, l’escalier ; à gauche, une
fenêtre ; au fond, une porte.
La grosse rougeaude en pousse le battant. Je me trouve en face d’un
petit réduit, dans lequel les pensionnaires se débarrassent de leurs
gros bagages. A deux mètres cinquante du sol s’ouvre une petite
lucarne. J’avance la tête.
- Oh ! Vous l’verrez pas comme ça, fait la fille. Faut grimper sur la
grosse malle jaune.
Je me hisse sur la malle jaune ; je m’accroche à l’espagnolette ;
j’allonge le cou, et là-bas, tout là-bas, au bout de l’horizon, entre
deux cimes de sapins, je le vois, lui, le Mont-Blanc !
Trois centimètres de crème Chantilly.
Le prospectus ne mentait pas.
Au mur de ma chambre, une pancarte est suspendue :
« MM. les pensionnaires sont priés de descendre pour les repas au
premier coup de cloche.
Je n’attends que cela. Bien plus que la faim, le désir de connaître mes
compagnons d’exil me tenaille. Des galopades ou des pas lourds à
travers le couloir et l’escalier m’ont déjà renseignée sur l’âge de
quelques-uns ; des appels, sur leurs noms. Je sais qu’il y a une
Nénette, un M. Robert, et je devine un vieux corbeau, homme ou femme,
dont mon ouïe diagnostique mal le sexe et qui remplit l’air de sa voix
discordante.
J’entre dans la salle à manger et je suis à la foire. Autour d’une
table commune s’alignent des têtes à massacre : Deux jeunes filles ;
une dondon frôlant la quarantaine ; deux vieilles dames ; quatre jeunes
gens ; une blonde soufflée, vraie pleine lune ; un monsieur chauve ;
une jeune femme toute fine et trop pâle. Une place vide m’attend entre
une des vieilles dames et un jeune homme. Je fais treizième à la
douzaine.
Dix secondes de silence saluent mon entrée, puis les conversations
reprennent : « Depuis deux mois, j’ai engraissé de quatre kilos. – Et
moi, maigri de deux. – Moi, je n’ai pris que cinq cents grammes. – J’ai
engraissé, mais je ne dors pas lance le chauve d’une voix plaintive. –
C’est comme moi, gémit Pleine Lune, impossible de fermer l’œil. »
Tous ces gens-là sont ici pour leur santé. Bien sûr ! Qui donc
s’accommoderait au 4 mai des Pétunias, si ce ne sont les surmenés comme
moi, les amaigris comme eux ?
A la montagne, cette jeune fille, fleurie d’acné, qui vient du
Pas-de-Calais pour prendre du poids, et Mlle Nénette, qu’on vient
d’opérer de l’appendicite, et la jeune femme trop pâle, que le sommeil,
depuis plus d’un an, a fuie.
A la montagne, le vieux corbeau aux bronches graillonnantes, que j’ai
fini par étiqueter « femme ». A la montagne, le beau Robert, aux
cheveux laqués, dont les vingt ans ont grandi trop vite, et M. Ratier,
dit « P’tit Rat », qui toussote. A la montagne, toi, le chauve, au
perpétuel coryza, et Pleine Lune, qui fait l’anémie graisseuse.
Tandis que je les examine et les écoute, le dîner s’est achevé. Des
petits beurres – deux par personne, pas un de plus – ont clos le festin.
Fleur d’acné, Nénette, Robert, P’tit Rat, le vieux corbeau et le reste
ont émigré vers les fauteuils grenat usagés du salon. Je demeure seule
dans la salle à manger avec une des deux vieilles dames. Sans mot dire
alors, pour ne rien perdre certainement du dîner, elle enlève son
râtelier de sa bouche et, avec sa langue, le lèche consciencieusement.
- Madame, dis-je sans préambule à cette femme distinguée, tandis
qu’elle s’acharne après un filament de veau incrusté entre deux
molaires, comment se fait-il que toutes ces personnes se plaignent de
ne pas dormir ? Il me semble pourtant qu’à la montagne…
- Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Ça ne pense qu’à
flirter ! Rien de plus excitant. Vous n’avez pas remarqué ? Non ?
Toi, tu es une vieille flic, mon flair m’a bien guidée en m’aiguillant
sur toi. Dommage que le filament de veau soit si récalcitrant,
autrement, je saurais tout. Ayant eu la patience d’attendre que
l’appareil, nettoyé, eût enfin réintégré un palais qu’il n’aurait
jamais dû quitter, j’appris en moins d’une demi-heure :
Que Fleur d’acné, dès le jour de son arrivée, s’est jetée à la tête du
beau Robert : « Un jeune homme si bien, madame, qui n’aime pas les
sardines et me repasse les siennes. Et M. Taupin, vous savez, le
chauve… »
Comment ! Je n’avais pas vu ! Mais M. Taupin faisait la cour à Pleine
Lune !
- C’est du propre ! Ils sont mariés tous les deux ! Vous n’avez pas
fait attention : il lui a demandé de lui passer la carafe. Vous ne
savez pas ce que cela veut dire ?
J’avoue mon ignorance. Non, je ne sais pas.
- Eh bien ! Que ce soir, il ira prendre l’air sur le balcon. S’il lui
avait dit : « Voulez-vous du pain ? », cela aurait signifié, au
contraire : Il fait froid, je reste dans ma chambre ».
Voyez-vous ça ! Ces amoureux, tout de même !
La vieille Flic poursuit, ravie de mon oreille complaisante :
- Quant à cette pauvre Nénette, elle voudrait bien que P’tit Rat
s’occupe d’elle. Mais comment voulez-vous ? Une malheureuse qui suce
les murs…
Je sursaute :
- Comment dites-vous ?
- Mais oui, une malade, naturellement. Ses parents – des gens très
comme il faut, vous savez, – ont bien recommandé qu’on lui donne une
chambre ripolinée.
- Pourquoi ?
- Mais comme je vous ai dit, parce qu’elle arrache les papiers pour
sucer les murs.
Je la regarde abasourdie. Est-ce possible !
- Oh ! il ne faut s’étonner de rien, fait-elle, placide. J’ai bien
connu un charmant garçon de seize ans qui s’épilait la tête pour manger
ses cheveux.
- Brrrr !
- Et vous, peut-on savoir, madame, pourquoi vous venez ici ?
Je me mets à rire :
- Oh ! Je ne lèche pas les murs, ni ne mange mes cheveux.
« Un peu de fatigue…
- Vous verrez, ça vous remettra d’aplomb !
Et elle me glisse cette confidence pour le moins inattendue :
- Ainsi, imaginez-vous, moi, je suis d’un tempérament très constipé.
J’ai tout essayé, rien n’y faisait. Les pilules, les drogues, les eaux,
les massages, tout, je vous dis, tout ! C’était comme si j’avais joué
de la flûte. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, la montagne, ça
me déconstipe.
Enchantée, madame, enchantée.
Je suis terriblement naïve. Il m’avait suffi de lire sur la pancarte de
ma chambre que, passé 22 heures, le plus grand silence était exigé
pour, bonnement, m’apprêter, à dix heures moins un quart, à suivre les
conseils de mon médecin et à m’endormir.
Et voici qu’un léger ronflement, tout petit d’abord, perce la muraille,
puis grandit, s’élève, s’élargit, gonfle et éclate en fanfare !
Hélas ! Trois fois hélas ! J’avais compté sans les phonographes !
Successivement, celui de Mlle Nénette me verse « les Bateliers de la
Volga », « Les Chœurs Ukrainiens », un andante de Bach.
Je m’incite à la patience, au calme. Je me répète de belles phrases
philosophiques : « Il faut savoir se supporter les uns les autres. » «
Partout, on entend du bruit », et aussi autres maximes, inventées par
les gens sans-gêne à l’usage des personnes discrètes.
Enfin, le silence renaît, et je m’endors sur cette pensée consolante :
Je ne vais faire qu’un somme et dormirai tard demain matin.
Quelle audace ! Minuit sonnait à l’église quand des aboiements furieux
me réveillent en sursaut. Petit intermède qui dure une bonne
demi-heure. Une chatte, ensuite, en quête d’amour, emplit les airs de
ses vains désirs. Puis le Créateur, qui fit bien toutes choses, ayant
donné au coq mission de saluer le soleil, je n’eus plus, dès quatre
heures du matin, qu’à me répéter avec conviction : « Seigneur, que
votre saint nom soit béni ! »
Des chiens, alors – ceux de cette nuit, ou d’autres – se répondirent de
ferme en ferme, et je sombrais, malgré tout, dans l’oubli, lorsque,
sous ma fenêtre, des voix aigres de commères se mirent à discuter du
prix qu’un certain Claudinet avait vendu son cochon :
- Et j’te dis, moi, qu’il en a tiré 1 400 francs.
- C’est pas possible, pisque…
Complètement indifférente aux raisons de cette impossibilité, je me
fourrai la tête sous mes couvertures, et je sentais un délicieux
engourdissement me gagner, quand le vrombissement de l’aspirateur dans
le couloir et, au rez-de-chaussée, les portes claquées par les
servantes essayèrent de me persuader que j’avais bien assez dormi.
- Quittez Paris et dormez beaucoup, m’a dit mon docteur.
Ces médecins ! Ça ne doute de rien.
Il y a cinq jours, exactement, que je suis aux Pétunias. Ce minimum a
suffi pour que la dondon quadragénaire me jugeât digne d’être
dépositaire de ses secrets d’alcôve. Comme nous remontions ensemble le
raidillon qui mène à la pension :
- Grand arrivage, cette semaine, me dit-elle. Demain matin, mon mari ;
demain soir, celui de la petite jeune femme.
- C’est donc pour cela qu’elle a l’air d’être si contente.
- Oui. Mais sa mère l’est moins.
Sa mère, c’est le vieux corbeau.
- Pourquoi ? Elle est mal avec son gendre ?
- Pas précisément. Mais cette petite est ici pour se reposer, elle est
bien tranquille ; elle commence à reprendre des couleurs, un peu de
poids, quand, patatras ! voilà le mari qui arrive et tout est
chambardé. Les hommes, vous savez, c’est si égoïste ! Il est venu déjà
passer deux jours, il y a un mois. Il fallait voir la mine de sa pauvre
femme : des yeux qui lui mangeaient la figure, madame ! Et lui, un bon
gros réjoui, plein de santé, qui s’en fourrait jusque là et voulait en
avoir pour le prix de son voyage. Si ce n’est pas dégoûtant ! Aussi, sa
belle-mère me l’a bien dit : Cette fois-ci, ça ne se passera pas comme
l’autre.
- Elle ne va tout de même pas le mettre dehors ?
La dondon s’arrêta un instant pour reprendre haleine, car le raidillon
était dur, puis cette délicieuse épouse me glissa :
- Elle n’a qu’à dire à sa fille de faire comme moi. Vous ne savez pas
d’où je viens, madame ?...
Comment le saurais-je ?
- …De chez le médecin. Je me suis fait faire une ordonnance afin que
mon mari me laisse tranquille. Oh ! Ce n’est pas que je sois malade. Un
peu d’emphysème ; ce n’est pas mortel, ni même grave, mais moi, vous
comprenez, depuis dix-neuf ans que je fais « ça, » je commence à en
avoir assez. Dix-neuf ans ! Ce n’est pas un jour ! J’ai raconté au
médecin que « ça » me donnait des étouffements. Ce n’est pas vrai, vous
savez ; « ça » m’embête seulement. Il n’y a pas été voir, n’est-ce pas
? Alors, regardez : il a bien mis sur l’ordonnance : Repos absolu sous
toutes ses formes. Evitez les excitations de tous genres. Vous
comprenez ce que cela veut dire. Non, mais, depuis dix-neuf ans, madame
! Faire « ça » depuis dix-neuf ans ! J’en ai plein le dos ! Vous
rendez-vous compte ? Dix-neuf ans !
Ce dont je me rends compte, en tout cas, c’est de la tête du mari qui
aura roulé dix heures, fait 600 kilomètres, passé une nuit dans le
train, et qui ajuste son binocle pour lire une pareille ordonnance.
Le mari n’a pas de binocle. Il est, ma foi, fort bien, cet homme. Il
trouve aussi le moyen de n’être même pas nerveux.
Sa présence précise à la jeune femme celle maintenant très proche de
son mari, à elle, et cette attente la rend aujourd’hui toute rose et
plus jolie. Je veux bien penser que, demain, ses yeux seront un peu
cernés, mais bah ! la belle affaire !
Elle aura ensuite un mois, ou plus, pour se reposer.
Les « Bateliers de la Volga » s’étant, ce jour-là, couchés de bonne
heure, je décidai de les imiter. Je tombais de sommeil. Ma pauvre
petite sieste d’après déjeuner, par quoi je complète mes nuits
écourtées, avait été, comme trop souvent, hélas, interrompue par une T.
S. F. impitoyable, pleine de bonnes intentions à me faire connaître les
cours du blé et du colza. M’en plaindre au bureau ? Inutile. Je l’avais
déjà fait ; cela n’avait servi à rien. Je m’assoupissais donc, quand un
bruit de voix violentes me fit prêter l’oreille :
- Je vous dis que non !
- Et moi, je vous dis que si !
- Vous êtes un assassin !
- Vous, une mégère !
- Daniel ! Daniel ! Je t’en supplie… !
Le vieux corbeau, la jeune femme pâle et le mari, Daniel, qui vient
d’arriver.
Puis, cette phrase, digne de l’Ambigu :
- J’ai ma fille à sauver, monsieur ! Et je la garde !
Là-dessus, une porte lancée à la volée.
Le grand silence.
Pauvres petits époux ! J’imaginais le vieux corbeau et sa fille dans la
chambre à deux lits, qu’elles occupent depuis leur arrivée, et lui,
Daniel, le mari, dans sa petite chambre, à l’étroit matelas de
célibataire seul, tout seul, lamentablement seul !
- Croyez-vous, ma chère dame, expliquait, le lendemain, le vieux
corbeau à tout venant, que je vais m’esquinter le tempérament à soigner
ma fille, pour qu’en deux jours, qu’est-ce que je dis, en deux nuits,
son mari vienne détruire le résultat d’un grand mois de traitement !
Alors, je lui ai dit : C’est moi qui casque, hein ? Ce n’est pas avec
vos appointements d’employé de banque que vous pourrez vivre et payer
ici pour votre femme. Ecoutez-moi bien : Vous ne la verrez qu’aux
repas. Et c’est à prendre ou à laisser : Ou vous ferez chambres à part,
et le jour aussi vous lui ficherez la paix, ou je rentre chez moi et je
ne donne plus un sou.
Cette mère au cœur tendre aurait bien sûr fait comme elle le disait.
Alors, elle, la petite, demeurait allongée tout le jour, sur son «
transat », devant la fenêtre grande ouverte, et lui, Daniel, pour « lui
ficher la paix », faisait les cent pas dans sa chambre en fumant des
cigarettes. Mais le vieux corbeau, cinq minutes, était-il forcé de
s’absenter, vite, une porte doucement s’entr’ouvrait ; sur la chaise
longue une fine tête se dressait, un peu de rose colorait les joues
pâles, et c’était l’ardente fusion de deux bouches jeunes et amoureuses.
Bientôt, hélas, un pas pesant annonçait un trop rapide retour.
Silencieux comme il était arrivé, l’Amour s’en allait. Il ne restait,
de sa venue, qu’un sourire narquois sur les lèvres de la jeune femme.
Mais le vieux corbeau, sitôt le seuil de la porte franchi, reniflait en
croassant :
- Ça sent le tabac, ici !
Malgré sa mère, geôlière incorruptible, la jeune femme trop pâle eut,
après le départ de son mari, les yeux cernés et des nuits blanches. On
fit venir le docteur.
Bibendum, je vous dis, Bibendum affublé d’un pantalon à côtes et d’un
feutre crasseux. Je ne voudrais pas que cet homme-là me touche.
Il est venu dans son auto. Je l’ai croisée sur la route, comme je
sortais des Pétunias pour une petite promenade. Il n’y était pas seul.
Dans le fond, une tête hirsute, toute frisottée, a évoqué en moi
l’image de la Mme Papofski du
Général Dourakine.
A mon retour, l’auto stationne devant la porte de la pension. Le coup
d’œil que j’y jette à l’intérieur me cloue sur place. Juste à ce
moment, la vieille Flic me rejoint.
- Vous avez vu, hein ?
- Oui… Quelle idée !
- Et c’est tous les jours ainsi !
- Mais que signifie ?...
Familièrement, la Flic m’empoigne par le bras.
- Marchons un peu, la cloche du déjeuner n’est pas encore sonnée.
Puis, trois pas plus loin :
- C’est la femme du docteur. Imaginez-vous qu’autrefois son mari
exerçait dans une très grande ville, à B… Un cabinet excellent. Mais
lui était horriblement coureur… Comme tous les gros hommes. Vraiment ?
Vous ignoriez ? Mais si, madame ! Mais si ! Pourquoi ? est-ce que je
sais, moi ? C’est un fait acquis. N’allez pas me demander pourquoi la
Terre est ronde. Alors, ce gros homme, sous couleur de visites à ses
malades, s’en allait faire le petit fou. Vous l’avez vu. Non, mais,
vous le représentez-vous en gilet de flanelle ? Un bon conseil, madame
: si vous êtes jalouse, n’épousez jamais un médecin. Sa femme avait le
malheur de l’être. De là des scènes, des menaces qui auraient fini par
le revolver s’ils n’étaient venus s’exiler ici. Elle y est à peu près
tranquille, mais elle le surveille, oh, là là ! Elle l’accompagne dans
toutes ses visites. C’est qu’il ne faut pas qu’il s’attarde trop
longtemps, surtout si la malade est jeune. Elle a vite fait, je vous en
réponds, de faire marcher la corne de l’auto pour le rappeler à
l’ordre. L’année dernière encore, pour passer le temps, elle faisait
dans la voiture de la broderie ou du tricot, mais depuis que le docteur
a mis à mal un petit laideron des environs qu’elle avait à son service,
elle fait tout dans son ménage.
« Et c’est pourquoi on peut la voir, comme aujourd’hui, dans son auto,
éplucher selon la saison des carottes, des épinards, des salsifis ou
des petits pois.
Ayant soupiré, la vieille Flic résuma :
- Encore une qui aurait mieux fait de ne pas se marier… comme moi,
d’ailleurs.
- Comment ! Vous aussi, vous épluchiez vos légumes en auto !
- Que non, madame, que non ! Mais à quarante-deux ans, si étrange que
cela vous puisse paraître, j’étais encore fille. Le mariage ne me
tentait pas. Et puis, un beau jour, des amis sont arrivés à me
convaincre Histoire de savoir ce que c’était…
« J’ai toujours trouvé stupides les gens qui vous déclarent par exemple
: « Moi, je n’aime pas la morue », et qui, lorsqu’on leur demande : «
En avez-vous déjà mangé ? » vous avouent que non.
« Pour savoir si j’aime la morue, moi, j’y goûte.
« Eh bien, madame, je ne l’aime pas.
« Mon mari n’était ni méchant, ni coureur, ni avare, ni dépensier, ni
bête, ni pauvre, ni laid, ni même impuissant. Il était pire que tout
cela, vous entendez, pire ! Et je l’ignorais !
« Dès sept heures du matin, il allait chercher son échiquier, en
disposait les pièces et me tenait là des heures des heures, des heures,
et des heures. Je me suis vue, madame, déjeuner à quatre heures et
dîner à onze. Bien mieux, je me souviens d’une nuit où nous ne nous
sommes pas couchés. Et ce n’est pas un cas de divorce ! Sur cet
échiquier de malheur, il avait tué, l’un après l’autre, tous ses
meilleurs amis, et ceux qui n’étaient pas morts étaient à Sainte-Anne.
Le jour où on y a interné le dernier survivant, il a eu un désespoir
affreux : « Mon Dieu ! Que vais-je devenir ? » Le lendemain, il
demandait ma main. Enfin, heureusement… Oh ! qu’est-ce que je dis là ?
Enfin mon mari est mort. Le soir même, tout ce qu’il y avait de jeux
dans la maison, tout, jusqu’à l’inoffensif loto, était à la boîte à
ordures.
« Maintenant, vous comprenez, n’est-ce pas, pourquoi je n’aime pas la
morue.
J’allais lui répliquer qu’il y a différentes façons de la manger,
quand, stridents, impérieux, agressifs, me coupant la parole, des «
couincouin » multipliés vinrent intimer à Bibendum l’ordre de
réintégrer au plus vite la cuisine-auto.
En même temps, la cloche du déjeuner fit surgir, au tournant de la
route, Fleur d’acné aguichante qui, à l’aide d’une herbe folle,
chatouillait le beau Robert dans le cou et, à notre droite, Pleine Lune
flanquée de M. Taupin. Il lui portait son ombrelle.
- Quand je vous le disais, grinça la Flic, qu’ils couchaient ensemble !
Devant une preuve aussi accablante, je n’avais qu’à m’incliner.
- Pourvu que ça ne fasse pas du vilain, avait-elle ajouté.
Cela en fit huit jours exactement après que M. Taupin fut rentré au
foyer conjugal.
Par les soins d’une personne dévouée à son bonheur et dont la modestie
était désireuse de conserver l’anonymat, le mari de Pleine Lune fut
averti de ce qu’on est accoutumé d’appeler son infortune.
C’était un dimanche soir. On en était au dessert. Tous les pétunias,
alourdis de crème à la gélatine, par quoi on célébrait ce jour-là la
gloire du Très-Haut, virent soudain la porte de la salle à manger
s’ouvrir brutalement, et je m’étonnai aussitôt que le tout petit homme
qu’elle vomit pût, à lui seul, faire tant de bruit.
En trois pas de ses toutes petites jambes, il fut sur Pleine Lune et,
avec une vigueur que l’on n’eût certes pas attendue de ce bout d’homme,
il appliqua sur sa large face une magistrale paire de giffles.
Mais déjà la maréchaussée accourait : grande et forte, la patronne, en
le voulant maîtriser, semblait dominer un vieux petit garçon rageur.
- Voyons, voyons, monsieur, un peu de calme !
- Elle m’a fait cornard !
- Mais, monsieur…
- Cornard, vous entendez ! On me l’a écrit. Je m’en doutais bien,
d’ailleurs. Elle ne parlait que de lui dans ses lettres : M. Taupin
par-ci… M. Taupin par-là. Il paraît qu’ils passaient tous les deux
leurs soirées seuls sur le balcon. Je t’en ficherai des roucoulades,
moi ! Que monsieur escortait madame dans toutes ses promenades ! Qu’il
venait lui dire bonjour le matin dans sa chambre ! Et que… et que…
cornard elle m’a fait ! Cornard !
- Taisez-vous ! Ce sont là choses dont on ne se vante pas !
- Cornard ! Cornard ! répétait-il en agitant ses petits bras.
Rien de plus comique que d’entendre ce chétif revendiquer ses droits à
cette auréole comme un autre ses titres à la Légion d’honneur. Et il
avait l’air de tant y tenir que la patronne et tous les pétunias
finirent par dire comme lui.
- Mais, s’indigna tout à coup quelqu’un, qui donc a pu envoyer cette
lettre ? C’est honteux.
Mes yeux, par hasard, se portèrent sur Mme Flic. Complètement détachée
de tout ce qui se passait autour d’elle, elle s’intéressait de façon
prodigieuse à la fleur du fond de son assiette. Sous l’insistance de
mon regard, machinalement, elle leva le nez.
Il me sembla la voir rougir imperceptiblement.
La vieille Flic, la dondon et moi sommes le surlendemain soir réunies
dans le salon.
Les autres pétunias sont allés au cinéma.
Le beau Robert, seul, est resté, avec un mal de tête qu’il veut de
bonne heure mettre sur l’oreiller.
Il vient de monter à la minute. Nous allons l’imiter, quand on le voit
réapparaître.
- Comment, vous n’êtes pas couché, monsieur Robert ?
- Je ne peux pas me coucher.
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il hésite, bafouille et finalement avoue.
A ceux partis au cinéma, Fleur d’acné a dit être fatiguée et vouloir se
reposer. A la patronne, elle a fait croire qu’elle allait au cinéma.
Rien de plus simple.
En réalité, elle est là-haut, dans le lit du beau Robert.
Cette charmante enfant a poussé l’innocence jusqu’à se dévêtir
complètement. Prise alors, sans doute d’une exquise pudeur, elle n’a
rien trouvé de mieux, pour cacher sa nudité, que d’enfiler le pyjama de
nuit de M. Robert et, couchée à plat ventre dans ses draps, les yeux
fixés sur la porte, elle l’a attendu.
- Quand je l’ai trouvée là, je me suis d’abord mis à rire. Cette gamine
bourgeonnante ne me tente pas du tout. Et puis, une jeune fille, non,
merci ! Je ne suis pas venu ici pour tant travailler !... J’ai pris la
chose à la blague.
« Vous avez bu des cocktails cet après-midi, ce n’est pas possible
autrement. Sortez de là, mon petit, et laissez-moi me coucher.
« Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?
« - Non, je ne m’en irai pas. Je suis dans votre lit, j’y reste. Si
vous voulez dormir, allez dans le mien.
« Voyez-vous demain matin ce scandale, quand on aurait apporté les
petits déjeuners ! Je n’avais que deux partis à prendre. Ou la
bousculer comme elle le voulait, ou redescendre, ce que j’ai fait. Je
pense qu’elle a compris et qu’elle est retournée dans sa chambre.
A mi-voix, la dondon murmure :
- On voit bien qu’elle n’a pas fait « ça » pendant dix-neuf ans.
La Flic, elle, vieille souris, reniflant l’esclandre, est déjà debout.
- Allons voir !
Chef de file, elle est la première à atteindre la porte de M. Robert.
Un chuchotement : « Elle est toujours là ! » Puis, plus haut,
glapissante et faussement étonnée :
- Mais qu’est-ce que vous faites là, mademoiselle. Vous vous êtes
trompée de chambre !
Et la dondon, renchérissant :
- Vous êtes folle ! Voyons, rendez-lui son lit, à ce garçon.
Robert, à son tour, insiste :
- Ecoutez, il est onze heures passées et j’ai une migraine horrible.
Je m’approche.
Toujours sur le ventre, la tête légèrement redressée, les yeux fixes,
paraissant ne rien voir ni ne rien comprendre, Fleur d’acné attend
toujours.
Nous nous retirons quand un long miaulement rauque, plein de désespoir
et de folie, s’élève à travers la maison.
Voyons… Voyons… Fleur d’acné !...
Une grosse boule noire passe en sifflant.
Ce n’est que la chatte en chaleur qui appelle un mâle.
Là-bas, quelque part, dans une ville du Pas-de-Calais, une bonne dame
dit à ses amies :
- Oui, ma fille est à la montagne dans une maison qu’on m’a
recommandée. C’est tout à fait la vie de famille, vous savez.
Cette nuit-là, je dormis exactement six heures. Aussi, le lendemain
matin, au saut du lit, je descendis au bureau.
Hérissée d’épingles à onduler, la patronne y faisait ses comptes.
- Madame, lui dis-je
ex abrupto, je vous annonce que je m’en vais. Je
suis venue ici pour me reposer et je ne peux pas fermer l’œil : le
phonographe, la T. S. F., les chiens, les chats, les coqs,
l’aspirateur, les maris amoureux, les maris trompés et les hystériques
m’empêchent de dormir. Je partirai dans deux jours, c’est-à-dire jeudi.
J’avais escompté une femme désolée, me faisant mille promesses, me
suppliant de rester. C’était ne rien savoir de l’âme hôtelière. Une
pointe d’ironie souligna la réponse.
- Comment donc, madame ! Mais avec plaisir ! Dieu sait si la maison est
calme, et depuis votre arrivée, vous ne faites que vous plaindre du
bruit. J’espère pour vous que vous allez au milieu d’un désert… Partez
donc, madame, et pas jeudi, mais aujourd’hui même. Une cliente de
l’année dernière, moins difficile que vous, me demande justement votre
chambre. Elle veut venir le plus tôt possible. Je vais lui téléphoner
qu’elle peut arriver dès ce soir.
Elle s’en fut faire comme elle le disait.
Tandis que je préparais ma malle, elle lança à tous les échos que
j’étais une pensionnaire insupportable, et qu’elle m’avait,
d’elle-même, priée de m’en aller. Immédiatement, le vide se fit autour
de moi, et je connus la Roche Tarpéienne sans avoir jamais mis les
pieds au Capitole.
II
CHEZ DIAFOIRUS.
- On m’a parlé, m’avait dit Mme Flic, un jour, d’une maison tenue par
un docteur aux environs de X…. C’est là que vous devriez aller pour
dormir. Tout le monde doit être dans son lit à neuf heures.
A neuf heures ! Le septième ciel !
- Je sais, avait-elle ajouté, qu’on y fait aussi les régimes.
Parfait. J’ai l’estomac délabré par toutes les « ersatz » des Pétunias.
Je ne serai pas mécontente d’avoir une cuisine simple.
De la gare de X…, un chemin en lacets qui tout le temps monte conduit à
la maison médicale. On a l’air de s’en aller au ciel. J’en suis même
bien plus près que je l’imagine. Cette maison, isolée de tout, à deux
kilomètres du plus proche village, est une manière de demi-couvent.
Dès l’arrivée, je suis fixée. Une religieuse, sur le seuil, me reçoit
avec un sourire placide.
- Voulez-vous prendre quelque chose, madame ? Ou vous coucher
maintenant ?
Me coucher ! Me coucher, de grâce ! j’ai dîné au buffet. Il est dix
heures. Qu’on ne me parle plus de rien d’autre que de dormir ! J’ai
plus d’un mois de sommeil à rattraper. Je voudrais être la Belle au
bois dormant et me réveiller dans cent ans !
Ma chambre est presque une chapelle, mais une chapelle bien mal tenue.
Voilà un docteur que j’ai bonne envie d’envoyer faire un tour à
l’exposition des Arts ménagers. Au mur, un christ de plâtre succombe
bien plus sous la crasse que sous le poids de nos péchés. A travers un
verre strié de taches de mouches, un saint François d’Assise essaie de
sourire, et la modestie d’une Vierge se voile d’une splendide toile
d’araignée.
Quant à l’eau courante, ce doit être une invention du Diable. Elle est
remplacée par une cuvette et un broc, derniers vestiges des jours
lointains.
Je cherche encore quelque chose – sans le trouver. C’est un ustensile
dont nos temps de perdition ont répandu l’usage.
« Un oubli, me dis-je, Sonnons. »
Mal lavée, une fille de campagne montre à la porte une face ahurie. Un
polo de laine grise lui descend jusqu’aux yeux, lui emboîte les
oreilles. Pas un cheveu ne dépasse.
- Mademoiselle… Voulez-vous, je vous prie…
Et je précise.
Va-t-elle seulement savoir ce que je veux ?
Oui. La voici qui revient avec l’objet demandé. Elle croit devoir
s’excuser : « On n’en met jamais d’avance dans la chambre, n’est-ce
pas, parce qu’on ne sait pas si c’est un monsieur ou une dame qui
l’occupera. »
Alors, si c’est un monsieur ?...
Tout un horizon s’ouvre devant moi.
- C’est encore heureux que j’en ai trouvé un, continue la fille. Y en a
que deux dans la maison. L’autre, c’est Mme Berlinsky qui l’a.
Madame Berlinsky, vous êtes une petite vicieuse.
Je commence à m’amuser. Allons, ce couvent me réserve des surprises.
- Dites-moi, mademoiselle.
- Delphine, qu’on m’appelle.
- Alors, Delphine, combien il y a-t-il de pensionnaires ici ?
- En ce moment, huit seulement en vous comptant, mais l’en arrive
quatre la semaine qui vient, et dix au bout du mois. En plein été,
c’est plein. Y en a ben une quarantaine.
J’en reviens à ce qu’elle m’a dit tout à l’heure : Deux pour quarante !
C’est à ne pas croire !
Je suis sûre que je sympathiserai avec Mme Berlinsky.
Je me couche. Je vais m’endormir. Oh ! merveille ! Pas de phonographe !
Pas de T. S. F. ! Rien.
A mon coup de sonnette, le lendemain matin, la charmante Delphine
apparaît : cotillon bleu, tricot marron, savates vertes, tablier
absent, mais toujours le polo gris, qui n’a pas dû la quitter de la
nuit. Une envie me prend de le faire sauter en l’air, pour voir ce
qu’il y a dessous.
La teigne peut-être.
Cinq minutes plus tard, cette mignonne soubrette aux mains noires, qui
viennent sans doute de nettoyer les poules, me présente mon petit
déjeuner.
Et ma pensée saute.
D’ici aux hôtels, où un valet de chambre en habit, souliers vernis,
cheveux laqués, vous apporte, à juste hauteur de son épaule, un plateau
avec des gants blancs. Alors, cette Delphine et son polo… Je préfère ne
pas la regarder… Et surtout qu’elle ne m’approche pas trop…
Je commence à verser dans mon bol – car c’est un bol – le contenu des
deux petits pots qu’elle m’a montés. Beaucoup de café, peu de lait. Et,
ce faisant :
- Dites-moi, Delphine, avant de venir ici, vous n’avez jamais servi ?
Elle rougit.
- Oh ! Madame ! Pouvez-vous croire…
Qu’a-t-elle compris ?
Ah ! ces mots à double sens ! C’est terrible !
Brave Delphine ! Je ne suis pas si indiscrète que de lui poser pareille
question. Qu’elle me dise plutôt d’où sort cette singulière odeur ? De
son cotillon ? ou de mon bol ? J’y trempe les lèvres.
- Quelle abomination ! Mais qu’est-ce que c’est… De la décoction de
queues d’artichauts ? De la roupie de singe ?... Certainement pas du
café !
- Ah non ! Le docteur dit que c’est mauvais pour l’estomac. Alors, il
nous donne ça. Nous, on ne sait pas comment ça s’appelle.
- Qu’est-ce que je peux prendre ?
- Y a d’la soupe.
- De la soupe à huit heures du matin !
J’avale pourtant, affamée, mais résignée, le brouet clair par lequel
Delphine a remplacé ce que, sous ce toit, on appelle café au lait. J’en
suis à la dernière gorgée, quand on gratte à la porte. Car, ici, on ne
toque pas, on gratte. C’est le docteur.
Pourquoi ? Je ne l’ai pas demandé. Je ne suis pas malade.
- Oh ! docteur ! Vous vous êtes dérangé…
- Comme toujours, madame. Je m’intéresse trop à mes pensionnaires pour
ne pas les voir dès le lendemain de leur arrivée. Vous me confiez votre
santé en venant chez moi, c’est bien le moins que j’en prenne soin.
Comme cet homme parle bien ! Je suis émue. Tant de sollicitude me va
droit au cœur. Des mots de reconnaissance, déjà, montent à mes lèvres,
quand il ajoute, détaché :
- Je visite tout mon monde à forfait. C’est cent cinquante francs par
mois.
La douche.
Refroidie, je le détaille. Avec sa face patibulaire, ses manières
doucereuses, son ton onctueux, son regard fuyant, il a tout d’un
moinillon défroqué. Un moinillon à col de veston couvert de pellicules
et qui s’informe :
- Voyons, qu’est-ce qui ne va pas ?
- Mais tout va très bien, docteur. J’ai l’estomac un peu fatigué,
simplement ; alors, j’ai besoin d’un régime. De sommeil aussi, beaucoup.
- Oui… oui… je vois.
Il se passe la main dans sa barbiche, qu’il porte à la Henri III.
- Il faudra vous faire un tubage, une radio de l’estomac, une analyse
de sang aussi, qui nous expliquera peut-être ces insomnies.
Et puis quoi encore ? Je proteste aussitôt :
- Je n’ai pas d’insomnies. Quand on ne me réveille pas, je dors très
bien. Neuf, dix heures de suite.
Il bondit :
- Neuf heures ! dix heures ! Mais, malheureuse ! Vous faites de
l’intoxication ! Quelqu’un de bien portant n’a pas de pareils sommeils
! C’est presque de la léthargie. Je vous le disais bien : Une analyse
du sang est indispensable.
Je demeure confondue. Une de tes phrases, ô Knock ! chante dans ma
mémoire :
« Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. »
De l’intoxication, voyez-vous ça ! Je n’aurais jamais cru ! Et mon
médecin de Paris qui me disait de dormir le plus possible !
A grands pas, à travers ma chambre, le docteur marmotte en sourdine :
- Indispensable !... Absolument indispensable !
J’élève une voix timide :
- Mais la radio de l’estomac ne l’est pas, docteur. J’étais très mal
nourrie à la pension de famille dans laquelle j’étais. Mes digestions
s’en ressentaient, voilà tout. Chez moi, au contraire, j’ai des faims
dévorantes.
- Des faims dévorantes… des faims dévorantes… répète-t-il d’un air
inquiet. Voilà qui est grave, très grave. Vous devez avoir l’estomac
bien malade pour avoir des faims semblables. L’abondance des acides
provoque ce que vous croyez de la faim, mais n’est qu’une irritation de
la muqueuse. Vous avez certainement de l’hyperchlorydrie, ma pauvre
dame. Les hyperchlorydriques ont toujours faim. Et vous ne savez pas où
cela vous conduit ? A l’ulcération, au cancer, si on n’est pas soigné à
temps !
Qui se serait jamais douté de cela ? C’est si bon de manger quand on a
faim. Il s’est levé à nouveau, sans doute pour m’impressionner plus.
- Le tubage nous renseignera. Oh ! Ne vous effrayez pas : ce n’est rien
du tout, dix fois rien, je vous dis.
Là-dessus, Diafoirus s’en est allé, très digne, avec tout son attirail
de science.
Parce que j’ai un bon sommeil, je m’empoisonne lentement ; un bel
appétit, je cours vers l’ulcère cancéreux.
J’en étais tout abasourdie.
- Surtout, surtout, ne vous laissez pas faire ! me répétait Mme
Berlinsky.
Je l’avais tout de suite repérée dans la salle à manger.
Cette petite bonne femme, assez jolie, toute jeune, très soignée, était
certainement celle qui détenait l’autre ustensile, enfin… le machin.
Nos affinités communes aidant, nous nous étions parlé assez vite.
- Mais oui ! m’avait-elle avoué en riant : c’est moi ! Vous ne pensez
pas que ce soit une des trois vieilles biques qui étaient au déjeuner.
Une assiette creuse leur suffit pour leur toilette entière. Mais
attendez que je vous les présente. La plus vieille, celle au faux
toupet, c’est Mme Saint-Enogat. Pigez-moi l’allure de son amie intime,
la Claquemare, et celle de Flaget, dite Flageolet, pucelle encore à
cinquante-huit ans. Ces trois petites folles portent, je vous le jure,
du linge en shirting. Quel âge donnez-vous à la Claquemare ?... Elle a
quarante-cinq ans. Pas un jour de plus ! Elle paraîtrait, à
Paris, la mère d’une femme du même âge. Quand elle se penche, sa jupe
remonte par derrière et on peut alors admirer deux grands volants
blancs festonnés, lui descendant jusqu’à mi-mollets. J’avais apporté un
peu de couture : une petite chemise en voile triple, vert Nil. Je n’ai
jamais osé y faire un point ici.
« Quant aux hommes, vous les avez vus ? D’abord, le petit comte de la
Grille : un crétin. Comte ! C’est à mourir de rire !
- Comte du pape, sans doute ?
- Même pas. Il est comte comme mon concierge. Son grand’père l’était
d’un château. Il occupait, dans le parc, un petit pavillon, près d’une
grille qu’il avait pour mission d’ouvrir et de fermer. Il se nommait «
Dupont », tout simplement, mais les gamins du pays l’appelaient « le
père la Grille ». Ce brave homme eut, dans sa vie, un instant de génie
: ce fut celui où, un fils lui étant né, il le baptisa Calixte. Doté
par les châtelains qui lui avaient laissé en mourant une assez jolie
somme, le jeune Calixte, ayant grandi, prit négligemment l’habitude de
signer son prénom en abréviation : Cte Dupont, puis Cte Dupont de la
Grille, puis, Cte de la Grille. Le tour était joué. Il vint à Paris,
là, ni vu ni connu : il y fut pour tout le monde le comte de la Grille,
et après lui son fils le petit crétin. A la table, à gauche, Léonard,
un timide jeune homme, élevé au Séminaire et mûr pour la calotte. Puis,
le curé du petit village de N…, qui a été opéré d’une hernie et achève
ici sa convalescence. Il lève facilement le coude. N’importe ! C’est un
chic type ! Indulgent, bon ! Et large d’idées ! Et comprenant la vie !
Je n’ai rien d’une araignée de sacristie, n’est-ce pas ? Eh bien, dans
la boîte, c’est le seul qui me soit sympathique. Les trois vieilles ne
peuvent le souffrir ! Il est trop intelligent, bien trop
au-dessus d’elle[s] ! D’eux quatre, je vous assure que c’est lui le
moins curé.
- Et vous, que faites-vous dans cette atmosphère ?
- Ah ! ça vous épate de m’y voir ! Et moi encore bien plus ! Il paraît
qu’il me faut du grand air, un régime aussi, à cause de ma descente
d’estomac. Moi, je voulais Nice, Monte-Carlo ou Juan-les-Pins, cet
hiver. Deauville ou la Baule, cet été. Je t’en fiche ! Mon mari a
découvert – je ne sais pas comment par exemple ! – cette sainte maison.
Il n’a pas voulu entendre parler d’autre chose.
Je pense à la petite chemise vert Nil, en voile triple. Lui est-elle
destinée, à lui seul ?
Au fond, il n’a peut-être pas tort, cet homme.
Non, pas tort du tout. Cette petite Berlinsky a des idées ! Le soir,
dans le salon – je pourrais presque dire dans le parloir – elle a
organisé un jeu que n’eût certes pas proposé une des vieilles à culotte
festonnée.
Tout le monde s’assied en rond. Un des joueurs, dont on bandera les
yeux, est désigné au sort. On le fait tourner au milieu du cercle, puis
il doit, à l’aveuglette, s’asseoir sur les genoux de quelqu’un et
deviner la personne, sans surtout la toucher des mains. Les hommes
mettent des couvertures sur leurs jambes, pour simuler une jupe.
Cette pure agnelle se mit alors à compter à l’aide de ces mots
cabalistiques, dont on n’a jamais pu déterminer le sens :
Pic et pic et colegramme
Bour et bour et ratatamme
Am, stram, gramme.
Comme par hasard, la dernière syllabe tomba sur elle. On lui mit le
mouchoir. Comme par hasard, aussi, au lieu de s’arrêter devant
Flageolet ou Claquemare – ou moi, – ce fut sur les genoux du petit
séminariste qu’elle s’installa. Et là, frétillant du croupion,
s’appuyant sur lui, pour le mieux deviner, collant ses seins à sa
poitrine, le frôlant de toute sa féminité, elle semblait s’amuser
follement. L’autre, pâlissant, rougissant tour à tour, oubliait
d’offrir son supplice au Seigneur. Bien mieux, il y prenait un coupable
plaisir, et si, pour son salut, il priait le ciel que cette épreuve
finît au plus tôt, au fond de son cœur, pour sa joie présente, il
souhaitait qu’elle durât tout de même encore un tout petit peu.
Glacées, les trois biques fronçaient les lèvres, telles des poules
devant un clystère.
Puis, neuf heures sonnant, Claquemare se leva.
- Montons. Le temps de faire sa prière, on ne sera guère au lit que
dans un quart d’heure.
C’est là, avant de se coucher, toute son hydrothérapie.
Le lendemain, dans le couloir, je rencontrai le petit séminariste. Ce
jeune lion avait les yeux battus et le teint brouillé
- Avez-vous bien dormi ?
- Oh non ! Madame ! Je n’ai fait, jusqu’au matin, que me tourner et me
retourner dans mon lit. Pensez donc ! Ce jeu hier soir !
Pauvre innocent ! Il a dû, toute sa nuit, réciter des actes de
contrition.
J’ai passé la mienne à crier la faim. A deux heures du matin, j’ai été
chercher, dans ma valise, un bout de chocolat. Huit jours encore de ce
régime et j’aurai maigri de dix livres.
A midi, le repas avait commencé par le même brouet clair qu’au matin.
Ensuite, trois bouchées, pas quatre surtout, d’une viande dure et
calcinée, puis un plat de purée de haricots, à discrétion par exemple !
et des confitures. Je n’ai pas la sottise de faire fi des haricots,
mais j’avoue que, lorsque j’en ai mangé quelques cuillerées, je me sens
littéralement gonflée : je crois être rassasiée. Impression, impression
seulement, qui disparaît deux heures après, pour faire place à la faim.
C’est ce qui arriva. Avec impatience, j’attendis le goûter, où
réapparut, au choix, le délectable café au lait, ou toujours le même
brouet clair.
Au dîner, re-brouet, nouilles, re-confitures.
Si, un jour, je suis obligée de gagner ma vie, j’ouvre une maison de
régimes : je ferai fortune en deux ans.
Hier donc, demi-diète. Mais, aujourd’hui, je vais me rattraper : agapes
royales. Le menu porte, comme entrée : ris de veau et cervelles, et les
abats sont très nourrissants.
Nageant dans une vague sauce blanchâtre, ils apparaissent sur mon petit
plat : gros comme une noix de ris de veau, comme une noisette de
cervelle ; puis une petite tranche de je ne sais quoi, d’un aspect
grisâtre et peu engageant : c’est mou, spongieux et grenu, comme
traversé, de son vivant, d’une quantité infinitésimale de minuscules
vaisseaux. Du foie ?...
Non point.
Alors ?
J’avale la cervelle, le ris ; je goûte un peu à la sauce : c’est fade
et écœurant. Un coup d’œil vers la table de
Mme Berlinsky me montre qu’elle non plus n’a pas touché à la viande
suspecte. Nos regards se croisent et je la vois sourire.
A ce moment, Delphine et son béret gris apporte les légumes. Je
l’appelle d’un signe.
- Qu’est-ce que vous m’avez servi là ?
- J’sais point, madame.
- Voyons, voyons, me fait à mi-voix la petite Berlinsky. Cette question
à une jeune fille ! Comment voulez-vous qu’elle sache ?... N’oubliez
pas qu’elle est enfant de Marie !
Que veut-elle dire ?
Le déjeuner fini, je la joins dans le vestibule.
- Quelle cuisine ! fais-je à voix haute. C’est une horreur. Et enfin,
que nous a-t-on donné, à déjeuner ? Cette viande grisâtre… et molle…
Mme Berlinsky me pousse du coude. Derrière nous, le trio des trois
biques. Elles m’ont entendue.
- Il y a vraiment des gens bien difficiles, critique la voix aigre de
Flageolet. N’est-ce pas, mesdames ? Je ne sais pas ce que j’ai mangé,
mais j’ai trouvé ça délicieux !... Absolument délicieux !...
- Pardi ! pouffe la petite Berlinsky.
M’entraînant, elle ajoute :
- Comment ! Non… Vraiment ?.... Vous ne vous doutez pas ?... Ce n’est
pas exprès que vous faites la bête ?... Vous n’avez jamais été en
Espagne, alors ? Là-bas, c’est un mets très recherché. Après chaque
course de taureaux, on se dispute ça. Il est vrai que c’est accommodé
autrement qu’ici, avec une sauce très relevée, très pimentée… Dame !...
Vous avez entendu Flageolet ? : « Délicieux… délicieux ! » Excellente
fille ! Mais elle ne pourra plus dire qu’elle ne sait ce que c’est !
Hier soir, la petite Berlinsky a proposé un autre jeu de société, dont
naturellement le but final était d’arriver à embrasser quelqu’un de
l’assistance. Saint-Enogat lui a opposé un « non » formel. Chacun est
donc resté assis sagement dans son coin : le petit crétin, les trois
biques figées sur leurs chaises et le curé de N…, joyeux luron, qui, en
cachette, a descendu de sa chambre une bouteille de chartreuse et en
sirote un petit verre.
Crainte de la tentation sans doute, le timide Léonard, sitôt dîner, est
remonté chez lui.
La conversation sautille.
- Tiens ! lance le curé en dépliant son journal, Joséphine Baker part
pour l’Argentine.
- Qui ça, Joséphine Baker ?
C’est Claquemare qui a parlé.
……………………………………………………………………………………………………………………………..
- Dans une revue, aujourd’hui, fais-je, il y avait le portrait de
Charlie Chaplin. Il a une jolie tête, vous savez.
- Qui est-ce ? demande Saint-Enogat.
- Mais Charlot, voyons ! Vous savez bien !
Non. Elle ne sait pas.
……………………………………………………………………………………………………………………………..
- Oh ! Oh ! continue le curé, ça va mal aux Indes !
- Qu’est-ce que ça peut nous faire, ce qui se passe aux Indes !
réplique Flageolet.
Silence. Je m’émerveille de l’immensité de leur détachement de nos
pauvres choses humaines.
Pendant ce temps, avec des petits claquements de langue, le curé lappe
sa chartreuse. Un glapissement sort de Flageolet :
- Vous commettez-là le péché de gourmandise, monsieur le Curé.
Celui-ci sourit et, pensant à son ancêtre de Cucugnan :
- Oh ! mademoiselle ! Si l’on peut dire ! Ne croyez pas que je sois
gourmand ! Mais, voyez-vous… les liqueurs me donnent la goutte… Alors,
j’en prends pour me sanctifier… Comme je sais que je vais souffrir,
j’offre chaque petit verre au Seigneur.
Flageolet le regarde en dessous. Une vague intuition lui fait présumer
qu’il se moque d’elle.
Silence à nouveau.
- Incident à la frontière russo-polonaise, reprend-il. Pourvu que ça ne
finisse pas par une guerre.
- Comment voulez-vous que ces gens-là puissent s’entendre, réplique
Saint-Enogat, on m’a dit que les Polonais faisaient tout à l’envers des
Russes.
- Elle va fort, la vieille, rectifie tout bas la petite Berlinsky en se
penchant vers moi. Mon mari est Polonais et j’ai eu un amant Russe. Eh
bien, avec tous les deux, c’était exactement la même chose.
Le silence retombe.
Pourquoi, alors, ai-je dit tout haut :
- Il fera beau demain, encore. Ce matin, j’ai entendu les cloches de
l’angélus, ce qui n’arrive que lorsque le vent est de l’est. Elles
m’ont réveillée à cinq heures et demie. Heureusement que le vent ne
souffle pas tous les jours de ce côté.
Pourquoi ?... Oui, pourquoi ai-je dit cela ?
Voilà Claquemare dressée, prête au combat, la lance au poing.
- Les âmes qui ont le bonheur d’être pieuses se réjouissent de ce que
les cloches les réveillent, pour pouvoir, avec elles, chanter les
louanges de Dieu. Les paysans de cette paroisse sont plus
religieux que vous, madame, n’est-ce pas, monsieur le Curé ?
Monsieur le Curé soupire :
- Ma foi, ma pauvre dame, vous avez tort de me prendre à parti.
Imaginez-vous que le maire d’ici est communiste. Sitôt les élections,
il a interdit de sonner l’angélus. Ah bien ! Cela a fait du beau :
presque une Jacquerie.
- Je comprends cela ! Les cloches chantent la gloire du Très-Haut !
- Vous n’y êtes pas ! Mais là, pas du tout ! Les paysans ne
s’occupaient pas le moins du monde du Seigneur. Ils voulaient tout
simplement être réveillés le matin de bonne heure, pour aller aux
champs, et ils ont exigé qu’on resonnât l’angélus très longtemps et
très fort pour ceux qui ont le sommeil dur.
- Vraiment, monsieur le Curé ! Vous dites de ces choses !
- Je les dis comme elles sont, ma pauvre dame.
- Je serais curieuse, alors, d’avoir votre opinion sur un cas spécial :
ma fille a une amie intime qu’elle aime beaucoup et qui vient de perdre
son père. Ce sont des gens qui ne croient à rien. Je ne comprends pas,
d’ailleurs, comment ma fille a pu se lier avec eux. Un détail, tenez :
imaginez-vous que cette jeune femme s’est fait endormir ; pour mettre
son petit garçon au monde ! C’est un péché, ça, monsieur le Curé !
C’est un péché !
- Mon Dieu… Mon Dieu…
- Comment, mon Dieu… Mon Dieu !... Le Seigneur l’a dit : tu enfanteras
dans la douleur. Nul n’a le droit de se soustraire à sa loi. Alors,
vous approuvez cette femme ?... Vous l’approuvez ?...
Non, non ! Il n’approuve pas. Mais un accouchement, ça l’épouvante, ce
brave homme.
- Oh ! Je vous en supplie, ne me demandez pas mon avis ! Je sens que,
femme, j’aurais été très lâche. Pensez donc ! Oh ! là ! là ! là !
La Claquemare hausse les épaules de dédain, puis continue son
réquisitoire :
- Donc, le père, selon ses volontés, a été enterré civilement. La
religion défend, n’est-ce pas d’assister à des obsèques dans ces
conditions. Ma fille a tenté d’expliquer à son amie pourquoi elle
s’abstenait d’aller à l’enterrement. L’autre n’a rien voulu comprendre.
Elle a dit à ma fille qu’elle ne la reverrait jamais de sa vie, et elle
l’a mise à la porte en la traitant de sans-cœur.
- Elle n’avait pas tort.
Cela m’a échappé. Tant pis ! J’y vais de toute mon indignation :
- Certainement, sans cœur ! Comment ! Son amie est dans le chagrin, et
dans un moment aussi cruel…
La Claquemare ne daigne même pas s’apercevoir que je parle. Elle me
coupe la parole :
- Qu’en pensez-vous, monsieur le Curé ?
- Ma foi, ma chère dame, votre fille, en allant aux obsèques, aurait eu
tort aux yeux de l’Église, c’est un fait certain… mais, d’un autre
côté, elle aurait obéi à un sentiment de pitié, de charité chrétienne…
Ceci aurait compensé cela, et j’espère que le Bon Dieu lui aurait
pardonné…
- Comme, d’après vous, il a pardonné au père Moulin !
Je suis avide de savoir.
- Qui est le père Moulin ?
- Un brave homme, madame, un saint homme, me renseigne le curé. Toute
sa vie, il n’a été qu’un modèle de dévouement et de bonté. De piété,
aussi. Il allait à la messe tous les jours, et communiait tous les
dimanches. Et – à 78 ans – par une aberration inexplicable, un beau
matin, il s’est suicidé.
- Péché mortel, ricane Saint-Enogat. Il grille en enfer, votre père
Moulin, comme tous ceux qui meurent dans cet état. Vous n’allez pas
dire le contraire de l’Église !
- Oh ! Certainement non ! Je suis prêtre, madame. Mais je dirai tout de
même que j’ai prié le Bon Dieu de tout mon cœur, de lui tenir compte de
sa vie entière, et je veux croire qu’il m’a écouté. Là-dessus, bonsoir,
mesdames, je vais me coucher.
La porte refermée sur lui, les trois vieilles, dures et bornées,
échangèrent des regards scandalisés.
- Cet homme est un hérétique, dit la première.
- Au moyen âge, on l’aurait brûlé vif, ajouta la seconde.
- Et c’eût été parfait, conclut la dernière.
Puis, toutes trois, pour chasser l’esprit de révolte qui rôdait dans le
salon, firent ensemble un grand signe de croix.
Malgré l’interdiction formelle de voisiner d’une chambre à l’autre, la
petite Berlinsky s’est, ce matin, glissée dans la mienne.
- J’ai vu le toubib sortir de chez vous. Que vous a-t-il dit ?
- Qu’il me ferait le tubage après-demain, et le jour suivant la radio
de l’estomac avec la prise de sang. Il n’a pas voulu en démordre !
- Tiens ! Bien sûr ! Cinquante francs de tubage, trois cents de radio,
et cent cinquante d’analyse de sang, ça lui fait cinq cents balles.
- Croyez-vous qu’il n’obéisse qu’à ce mobile…
- Cette question ! Si je vous disais qu’à Paris, huit jours avant mon
arrivée ici, j’ai fait faire une radio des poumons, une de l’estomac et
un tubage. Je lui ai montré tout cela. Eh bien ! Il m’a déclaré que
c’était très mal fait, absolument incompréhensible, et qu’il fallait
recommencer. C’est un mercanti, rien qu’un vil mercanti !
- Il s’est pourtant fait une clientèle.
- Bah ! Celle des maris jaloux, comme le mien, qui lui envoient leurs
malheureuses femmes. Celle des bigotes de la région habituées à
l’obéissance et aux jeûnes et celle des ecclésiastiques, contents de se
retrouver ici ensemble, Tout ça lui rapporte gros, vous savez. Un de
ses confrères m’a assuré qu’il gagnait deux cent mille francs par an.
- Il a des frais.
- Parlons-en ! Et sa petite combine avec les religieuses. Vous savez
qu’il y a, au troisième, deux chambres minuscules, sans chauffage et
sans eau courante. Il y peut loger, à un prix très bas, deux
pensionnaires peu fortunés. Pas bête. Cela lui permet de dire qu’il
fait ici œuvre de charité et d’obtenir ainsi le concours de six
religieuses qui, avec la seule Delphine, font tout dans la boîte.
Calculez un peu ce que lui coûterait ce personnel civil. Et savez-vous
ce que, pour les six, il verse à leur communauté… Neuf cents francs par
mois ! Pour les six ! Vous entendez. Moyennant quoi, ce bon apôtre joue
les Tartufes, baisse les yeux devant les femmes et se confesse deux
fois par semaine.
« Paris vaut bien une messe », a dit Henri IV.
Je me suis pesée. Il y a dix jours que je suis ici : j’ai maigri de
plus d’un kilo. Aux Pétunias, je mangeais à ma faim, mais ne dormais
pas. Chez Diafoirus, je dors, mais je crie famine. Que faire ?
- Ah ! si j’avais la veine d’être à votre place, me répète la petite
Berlinsky, il y a longtemps que je me serais trottée !
Elle a mille fois raison. Mais où aller ? Je serais bien ennuyée, au
fond, de partir. Je risque d’être encore peut-être plus mal ailleurs,
dans cette saison intermédiaire. Le mieux est d’essayer, bien
doucement, de faire modifier mon régime. Je frappe chez le docteur et
lui débite mon petit discours. Je l’ai émaillé des fleurs les plus
belles, arrosé d’eau bénite de cour, noué d’un ruban bleu pâle et je le
lui présente tout parfumé.
- Docteur, j’ai la plus grande confiance en vous… vos soins éclairés…
votre longue expérience… votre admirable dévouement… votre haute
compétence… et patati, et patata.
Tout cela pour arriver tout de même à lui dire que je meurs de faim
chez lui.
Il me laisse étaler, jusqu’au bout, mes revendications. Puis, pour la
première fois depuis mon arrivée, il lève les yeux sur moi.
Que je les regarde bien, car c’est aussi pour la dernière !
- Madame, j’ai le regret de vous répondre que je ne change jamais rien
aux menus, qui ont été établis une fois pour toutes, et que je n’y
changerai rien. Tous mes malades s’en trouvent très bien, ils partent
de chez moi guéris et pleins de reconnaissance.
« Vous avez introduit ici un esprit d’insubordination qui n’en est pas
le genre. Vous ne vous êtes pas gênée pour vous plaindre, tout haut, de
la cuisine, on me l’a répété. (Ça, c’est Flageolet.) Vous avez osé,
dans le salon, élever la voix contre la religion (Ça, c’est
Claquemare.) et, de ce fait, scandalisé de saintes femmes. Enfin, vous
avez poussé l’audace jusqu’à discuter avec moi des traitements que je
vous indique. Je ne peux pas tolérer cela une minute de plus. Vous
voudrez bien téléphoner aujourd’hui même à X… pour faire monter une
auto et vous en aller au diable. C’est là que vous serez le mieux.
Ayant dit, Diafoirus abaissa les paupières.
Allons, bon ! Me voilà bien !
III
LA PENSION DU DIABLE ET LES DEUX NOYERS.
La pension du diable… Ce n’est pas son nom, mais je l’appellerai ainsi,
puisque c’est là que le bon Diafoirus m’a envoyée.
Elle m’enchante !
D’abord, son site, au pied des glaciers, dans une station fréquentée,
sa grande façade blanche, ses quatre étages de petit palace, son
ascenseur bonbonnière, ses balcons fleuris de géraniums et
d’hortensias, son imposant pérystile et son grand hall, et le portier,
avec son sourire à cent sous, et la femme de chambre accorte, pimpante,
délurée, parfumée (sûr qu’elle n’est pas rosière, celle-là), et la
caissière et la gérante qui ressemble à Junon, et surtout ! oh !
surtout ! l’appartement qu’elle me montre : une chambre avec bain !
Avec bain !... Mon Dieu ! mon Dieu !... Est-ce possible !
Je crois rêver…
Pincez-moi donc, madame la Gérante !
Elle ne me pince pas, mais susurre, obséquieuse :
- Alors ?... Madame…
- Eh bien ! C’est entendu, je prends cet appartement. Vous m’avez dit
n’avoir rien d’autre ?
- Absolument rien. Tout le reste est retenu, pour tout l’été, à partir
du 1er juillet.
J’en ai de la veine !
De l’eau ! De l’eau ! Enfin de l’eau !
Je prendrai six bains par jour !
Je sens que je vais aimer tout le monde ici. Le portier, la soubrette,
la gérante Junon et le chef, le chef, dieu tout-puissant des casseroles
qui tient mon sort entre ses mains.
Mon régime… Pourvu qu’il daigne le faire !
Timidement, j’insinue :
- Je dois vous dire… en ce moment, j’ai besoin de faire un peu
attention à mon estomac… Ni ragoût, ni friture… ni oseille…
Junon fronce le sourcil. L’Olympe va s’écrouler.
- C’est un régime alors ?
Je me battrais. Elle ajoute :
- Le chef n’aime pas beaucoup les régimes. Enfin, je vais descendre lui
en parler.
J’attends, tremblante, sur une chaise.
A peine l’ai-je touché, vais-je perdre le Paradis ?
Dix minutes passent, Junon reparaît.
- Le chef consent à faire votre régime.
Au jour du jugement dernier, le Très-Haut disant à ses élus : « Venez à
ma droite » n’aura pas un autre ton.
J’ai pris un bain à quatre heures. J’ai défait ma malle, puis j’ai
repris un autre bain.
Que c’est bon ! que c’est donc bon !
Et maintenant, me voici dans la salle à manger.
Charmante, elle est charmante ! Tout un côté vitré laisse la vue sur la
montagne. La tenture est assortie aux nappes des petites tables, la
vaisselle l’est aux nappes. Des fleurs dans des vases. Une centaine de
personnes. Des vieilles, des jeunes, des laides. Pas une jolie. Ah si !
une jeune fille ?... Jeune femme ?... type étranger, yeux splendides.
Un homme jeune, vers elle, se penche amoureusement. Il murmure avec
ferveur.
- Pépita… Pépita…
Des fiancés, sans doute.
Plus loin, la statue de la République, en chair et en os. On voit que
la Fête nationale approche. Elle a commencé à se pavoiser de couleurs
vives et elle est déjà illuminée des feux de mille bijoux.
Une grande rousse retardataire passe, rapide, près de moi : une odeur
de lionne encagée emplit l’air soudain.
A la table voisine de la mienne, un monsieur, une dame. Des gens très
bien. Subitement, le monsieur cesse d’être très bien.
Ils se sont acheté, au village sans doute, des escargots, petit
supplément au menu, puisque je ne vois personne d’autre en manger. On
leur a fourni les petites fourchettes à deux dents
ad hoc. Mais un
escargot récalcitrant, il ne veut pas sortir de sa coquille. Le
monsieur alors, sans sourciller, comme la chose la plus naturelle du
monde, enlève son épingle de cravate, s’en sert pour extirper le bout
de caoutchouc embaumé d’ail, le porte à sa bouche, suce son épingle,
l’essuie et, tranquillement, la remet en place.
Me voilà à l’aise. Si on me donne des asperges, je ne me gênerai pas
pour les manger avec mes doigts.
Je jette un coup d’œil au menu : Lavarets du lac, poulet rôti, petits
pois, crème. C’est parfait. Je peux manger de tout cela.
Une seconde, je revois Claquemare, Flageolet et la petite Berlinsky
attablées devant leur brouet. Une seconde seulement, car, du bout de la
salle, voici mon lavaret qui vient vers moi.
Il vient, il approche, il arrive… quand le plat, brusquement abaissé,
me laisse stupéfaite.
Mon lavaret ? des nouilles.
Attentionné, le serveur s’informe.
- C’est bien Madame qui est au régime ?
- Oui, mais…
Le serveur est déjà parti. Il voltige plus loin, dispensant les
lavarets à droite, les lavarets à gauche.
Je suis furieuse. Ce chef est stupide. Heureusement, il y a le poulet,
je le guette. Pourvu que j’aie le pilon ! C’est mon morceau préféré ou
à défaut l’aile. Je déteste les blancs. Parions que cet imbécile de
chef m’en aura octroyé un.
Le blanc ?... L’aile ?... Le pilon ?... Ah ! Ma pauvre fille ! Rien de
tout cela, mais, sur une grande assiette, une tranche de jambon.
Alors, quoi ?... C’est mon dîner ?
Oui, avec des pruneaux cuits.
Sitôt la dernière bouchée, je bondis au bureau où trône Junon.
- Madame, nous ne nous sommes pas comprises. J’aurais très bien pu
prendre le dîner ce soir.
- Alors, pourquoi m’avez-vous dit que vous étiez au régime ?
- Certainement. Pas de fritures, pas de…
- Je sais, je sais. On vous en a donné ?
- Non, mais…
- Alors, madame, de quoi vous plaignez-vous ?
Tant d’évidente incompréhension me casse les bras. Mieux vaut, me
dis-je, m’adresser à Dieu qu’à ses saints.
- Ecoutez, je parlerai moi-même au chef, je lui expliquerai…
- Oh ! de grâce, madame ! Laissez le chef tranquille. Il a horreur
d’être dérangé. Si vous allez le relancer dans sa cuisine, il est
capable de tout envoyer promener. Oui ou non, mangez-vous de tout ?
- Non. Et…
- Alors, laissez-le faire à son idée. Estimez-vous encore heureuse que
je ne vous compte pas un supplément. Les autres années, les régimes
étaient taxés deux francs par repas.
Dois-je remercier ?
Bah ! je vais me consoler en prenant un troisième bain, avant de
m’endormir.
Comme je quittais le bureau, une dame à lunettes s’est approchée de moi.
- Pardon, madame, n’étiez-vous pas à ……, il y a quelque temps, aux
Pétunias, je crois ? Moi, j’étais à l’hôtel des Alpes, mais je vous ai
plusieurs fois rencontrée dans la rue.
Là-dessus, la voilà partie en considérations sur les hôtels, les Alpes
par-ci, les Pétunias par-là. Je ne l’écoute pas. Mais soudain je dresse
pourtant l’oreille :
- Une de mes cousines était aux Pétunias il y a quatre ans. Ce qu’elle
m’en a raconté m’a ôté l’envie d’y aller à jamais.
- Oh ! fais-je, pour qui aime le bruit…
- Il ne s’agit pas du bruit, rétorque Mme Lunettes, mais ce vieux
grand-père dégoûtant…
- Quel vieux grand-père ?
- Vous n’avez pas dû le voir, il ne sort pas de sa chambre. Le vieux
grand-père qui suce des pralines.
- ?...
Un instant, Mme Lunettes hésite. Va-t-elle parler ? Va-t-elle se taire
? La tentation est trop forte, elle reprend.
- Mais oui, des pralines, toute la journée. Des blanches, des roses,
des brunes. Que voulez-vous, il aime à sucer des pralines, ce bon vieux
grand-père. A demi paralysé, il n’a pas d’autre plaisir, on ne va l’en
priver, n’est-ce pas ? Et quand je dis sucer, je dis bien : Ce pauvre
vieux n’a plus de dents, il ne peut manger les amandes. Vous entendez,
il ne peut plus manger les amandes. Or, les pralines d’un côté, cela
coûte cher, d’un autre côté les amandes, c’est excellent dans les
gâteaux. Alors, lorsque le bon vieux grand-père a bien sucé tout le
sucre autour de l’amande, il est dressé à la mettre soigneusement de
côté dans un petit sac. Quand le petit sac est plein, on régale les
pensionnaires d’un délicieux entremets. Est-ce qu’il vit toujours, ce
cher vieux grand-père ?
J’ouvre la bouche pour répondre. Aucun son ne sort. Enfin, je rassemble
mes forces.
- Je l’ignore… je ne… l’ai pas vu.
Je dois être très pâle, car Mme Lunettes, m’ayant fixée, ajoute
charitablement.
- Au fait, c’est bien possible. Je crois maintenant me rappeler qu’il
est mort l’année dernière.
Ouf ! je respire.
J’aurais vraiment mauvaise grâce à me plaindre. D’abord, ici, il n’y a
pas de bon vieux grand-père, et puis le chef déploie, pour m’être
agréable, toute la bonne volonté possible.
Depuis cinq jours que je suis là, il s’ingénie à varier mes menus.
Tantôt, on me sert les nouilles en premier et le jambon ensuite ;
tantôt le jambon d’abord et les nouilles après ; tantôt les deux à la
fois. Tantôt les nouilles sont en bouillie, tantôt elles ne sont pas
cuites, mais régulièrement, elles sont froides. Si, avec cela, je ne
suis pas contente !
Eh bien, non. Je ne le suis pas.
Ces combinaisons diverses de jambon aux nouilles ou de nouilles au
jambon m’ont littéralement coupé l’appétit. Peut-être, au fait, ce chef
est-il un humoriste et ce charmant petit espiègle s’amuse… Le résultat
est que je maigris à vue d’œil. De plus, je ne dors pas cinq heures par
nuit.
O mon docteur !
Dès neuf heures, chaque soir, au-dessous de ma chambre – de ma jolie
chambre – de mon bain, de mon bain reposant, la musique s’éveille dans
le salon.
On danse !
On danse, jusqu’à minuit.
Et le matin, tous les deux jours, à quatre heures, au-dessus de moi, un
bruit de bottes… de bottes… de bottes : deux grands gaillards de vingt
ans qui, eux, ne dansent pas, et qui, couchés à huit heures, partent en
excursion, voir le lever du soleil.
Alors…
Alors, c’est simple. Je me sens devenir enragée, et je sens aussi,
autour de ma tête, croître et s’épanouir une auréole d’or.
Une martyre, je vous dis, bientôt une sainte.
- Restez donc au salon, m’a dit hier soir Mme Lunettes qui, décidément,
m’a prise en affection. Ils sont partis se déguiser.
Que n’ai-je plus dix-sept ans ! Je me serais alors, sans doute, amusée
comme une petite folle ! Enfiler le pantalon d’un jeune homme blond, à
moins qu’il ne soit brun, m’aurait fait passer par tout le corps des
petits frissons délicieux, et l’idée seule de remettre le lendemain sur
mes épaules la robe qu’il a portée ce soir m’aurait certainement
empêchée de dormir.
Car c’est en cela qu’a consisté le déguisement.
Mlle Pépita s’est habillée avec le veston et la culotte de son fiancé,
le fiancé a mis la robe rose de Mlle Pépita. Toutes les Pépita de
l’hôtel étaient en culottes, tous les jeunes gens en robes claires :
une honnête soirée de famille avec des allures de Petite Chaumière.
Puis, au bout d’un quart d’heure et de deux fox-trott, ils déclarèrent
tous, d’un commun accord, que ça n’avait rien de drôle du tout, qu’ils
faisaient figures d’idiots, ce en quoi ils avaient parfaitement raison,
et chacun s’en fut se coucher.
Pépita aux beaux yeux montait devant moi. Elle est entrée dans sa
chambre. Son fiancé l’a suivie. La porte s’est refermée sur eux.
Pépita m’amuse. Toute petite. Une bouche délicieuse, et des yeux ! des
yeux admirables : un père mexicain, une mère roumaine. Ce croisement a
fait une ravissante Pépita.
Pépita a des mains très soignées, des ongles vernis, des robes
charmantes, des souliers élégants, mais son style n’approche que
d’assez loin celui d’un « habit vert ». Pépita, hélas, dit : « La dame
au patron » et « je lui ai causé ». Elle dit aussi « la maison où que
je travaille, c’est au coin de la rue Cambon. Ce qu’ils sont chiches !
Quinze jours de vacances seulement qu’ils m’ont donnés. Dans
l’exportation que je suis. Moi, j’aurais préféré la mode, mais ma tante
que je vis avec, elle a pas voulu. Elle a eu peur, c’te femme, que,
dans la couture, je tourne mal. C’est qu’il faut pas plaisanter avec
elle, vous savez. Mon fiancé, c’est un petit cousin à elle. Il est
gentil, dites, mon fiancé ?
- Oui, Pépita, très gentil. Mais, ce pauvre garçon, vous le mettez à la
torture. Pour vous déguiser, vous vous êtes tous les deux déshabillés,
rhabillés puis redéshabillés dans la même chambre. Avouez que s’il
avait voulu…
- Oh il aurait bien voulu, madame ! C’est pas l’envie qui lui en
manquait !
- Et vous ne vous êtes pas laissé faire ?
Je connais mal Pépita. Cette vierge prudente me regarde du coin
de l’œil. Puis, très peuple, elle envoie son bras droit rejoindre
son épaule gauche :
- Pensez-vous !… Pas de danger !... Des fois que ma tante irait y voir,
la veille des noces !
Un peu d’imagination, et on se représente très bien le petit tableau.
Réaliste, avec costumes campagnards. Un Jordaens. Léger, vaporeux, avec
fouillis de dentelles. Un Watteau ou un Fragonard.
- Est-il volage, au moins, votre fiancé ? Vous trompera-t-il,
mademoiselle Pépita ? demande Mme Lunettes, qui s’est jointe à la
conversation.
Pépita se dresse, petite poule en colère.
- Mais, madame ! Cot, cot, cot ! Ma beauté, ma jeunesse cot, cot, cot,
cot, cot, cot, cot…
- Gloussez donc pas si fort, ma petite fille ! Vous ne savez pas ce que
vous dites ! Ayez un mari qui vous trompe. C’est là le vrai secret du
bonheur. Un mari coureur, mais c’est délicieux ! Plein de prévenances
et de sourires ! Dame ! ça a toujours quelque chose à se faire
pardonner. Un mari fidèle, au contraire, c’est bougon, revêche, avare,
tatillon. Et rien à faire, vous savez : un homme naît fidèle, comme il
naît avec les pieds plats. Plût au ciel que le mien m’eût trompée mille
fois ! Il aurait peut-être été plus gracieux.
« Mais il était fidèle comme il n’est pas permis de l’être ! Vous
entendez : Pas permis !
« Et malin, avec ça ! Retors comme un vieil avoué. Il me jetait tout le
temps sa fidélité à la tête. Elle lui était prétexte à tout me refuser.
« Prendre des vacances, l’été ? Bien imprudent.
« - Si tu savais, ma pauvre amie, combien de maris n’emmènent leur
femme à la mer ou à la montagne que pour y retrouver une maîtresse.
« Aller dans le monde ?
« - Mais tu ne connais rien à la vie ! Les salons, ce sont des maisons
de rendez-vous. (Il disait mieux.) N’aie pas peur : Si je te trompais
et que je sache retrouver chez les Untel la femme avec laquelle je
couche, j’accepterais leurs invitations.
« Mais oui, mais oui, c’était comme ça.
« Une fois, tenez, je me souviens, je fis devant lui cette réflexion :
« - Elle en a de la chance, mon amie B… Son mari vient de lui offrir un
beau vison.
« - Parbleu ! s’est-il écrié. Il la trompe assez ! Il peut bien lui
donner quelque compensation !
« Possible ! Mais elle portait du vison, et moi du lapin.
« A son lit de mort, ses dernières paroles furent :
« - Ah ! Ma chère femme ! Je peux me vanter de t’avoir rendue heureuse
! Je ne t’ai jamais trompée…
« En voilà une belle affaire !
« Quelle importance, je vous demande, que quelques coupons de rente
s’égarent par-ci, par-là, si vous conservez le capital, et si, grâce à
ces quelques coupons perdus, vous avez un mari qui vous fait la vie
agréable. Je n’ai pas raison, mademoiselle Pépita ?
- Sûr que non, madame, répliqua gravement cette sage enfant en son
verbe châtié. C’est moi que je veux détacher mes coupons moi-même et
que je veux les toucher moi-même aussi à la caisse. Mon mari me sera
fidèle, je vous en fiche mon billet, parce que c’est moi que j’ai bien
l’intention de le tromper.
Un patatras coupa net la discussion. Cela venait du bureau, assaisonné
d’une voix vinaigrée et mêlé de quelques plaintes !
- Vous ne pouvez donc pas faire attention !
- Oh !... J’ai mal…
- Quelle maladroite !
En l’espèce, la maladroite, c’est la caissière. Ne s’est-elle pas
avisée, la sotte, pour débarrasser sa table, de vouloir mettre la
machine à écrire sur le cartonnier ? Or, le cartonnier est haut, la
machine lourde et la caissière petite. Ces trois choses réunies ont
fait que la machine a échappé des mains de la caissière et qu’elle l’a
reçue sur la figure. La machine, maintenant, gît par terre, tandis que
la sotte éponge avec son mouchoir sa lèvre fendue d’où le sang coule
abondamment.
- Une machine toute neuve ! glapit Junon. Si ce n’est pas malheureux !
De ses bras puissants, elle l’a replacée sur la table.
La petite caissière gémit doucement.
- Il faut aller tout de suite chez le docteur faire recoudre votre
lèvre, dit quelqu’un.
Et, se tournant vers Junon :
- N’est-ce pas, madame ?
Junon ne répond pas. Tête baissée, elle palpe la machine, l’ausculte,
fait jouer les uns après les autres tous les chiffres, tous les signes,
toutes les lettres du clavier, toutes les majuscules, toutes les
ponctuations, pousse le rouleau en avant, en arrière ; manœuvre les
leviers, vérifie les vis, enlève délicatement un peu de poussière, puis
attrape la burette à huile, et lentement, posément, graisse tous les
écrous, comme on donne un coup d’alcool à un rescapé.
Enfin, elle se redresse et pousse un soupir de satisfaction.
Dieu soit loué : La machine est indemne !
Personne, ce matin, dans le jardin. Seul, le petit garçon de la «
République » y erre, désœuvré.
La République est une grande et forte femme. Elle a, comme il convient,
des mains vigoureuses, des bras que plus d’une envierait comme cuisses
et des bagues à tous les doigts.
C’est un beau morceau.
- Hou ! Elle me ferait peur, à moi, dit le fiancé de Pépita. Je me
perdrais là-dedans !
Et comme l’autre jour elle se bourrait de gâteaux à la pâtisserie :
- Attention ! madame ! Attention ! gouailla ce gamin de Paris. Vous
allez engraisser ! Vous ne pourrez plus vous mettre à l’ombre des
fraisiers.
Le mari de la République est un gros bonnet dans le syndicat de la
boucherie. Elle ne l’avoue pas. Si elle parle de lui, elle se garde
d’insister ; elle lance, vaguement, d’un air détaché : « Mon mari, qui
est dans les affaires… » Mais ses expressions la trahissent. Quand elle
a chaud, elle dit : « Je sue comme un bœuf », et si le ciel est pur : «
C’est un temps de premier choix ».
On est fixé.
Et, à propos de Juliette Récamier, dont elle a entendu, par hasard,
accoler le nom à celui de Herriot, elle s’écrie, tout à fait sucrée :
- Ces hommes politiques ! Quels dévergondés ! Encore une avec laquelle
il couche !
La République a un petit garçon de cinq ans. Il succédera à son père.
Il porte déjà, sur le front, les insignes de sa future profession : une
jolie petite mèche frisée.
C’est, en attendant, un enfant vif et intelligent. Ce matin, il me
semble s’ennuyer royalement. Je l’appelle à moi :
- Aimez-vous les histoires ? Voulez-vous que je vous en raconte une ?
J’ai toujours déploré les contes de la Mère l’Oie. J’ai amusé des
enfants follement avec la mythologie grecque, et le voisinage tout
proche de la Suisse, cette fois, sans doute, m’inspirant, c’est
Guillaume Tell et sa pomme qui me viennent à l’esprit.
- Il y avait une fois…
L’enfant me suit, de toute son attention.
Mon récit est à peine terminé que la République apparaît. Le petit
garçon court à elle.
- Maman… maman ! Ecoute : je vais te raconter…
Et je l’entends qui embrouille tout : Guillaume Tell… La pomme… la
tête… la flèche… La République le laisse dire. Hélas, tout cela est
pour elle, lettre morte et, quand il a fini, elle éclate d’un juste
courroux :
- C’est absurde ! c’est absurde des jeux pareils ! Comme s’il n’y en
avait pas d’autres ! Et qui est ce petit Guillaume Tell ? Au moins, ce
gamin, arrivé hier soir. Je te défends de jouer avec lui, tu m’entends
! Vois-tu qu’il te mette une pomme sur la tête et aille te crever un
œil avec sa flèche. Ce petit Guillaume Tell a des idées stupides ! Je
me charge bien, par exemple, de le dire à sa mère !
Je suis révoltée, hors de moi, indignée. Pépita l’est tout autant et
Mme Lunettes encore plus.
La cause ? Une grande jeune fille, admirablement belle, apparue avec sa
mère le lendemain de mon arrivée. Mais… sous les larges yeux gris,
profonds, émouvants, un cerne violacé, caractéristique, qui dit tout de
suite pourquoi elle est venue à la montagne.
Toute la journée, les deux femmes s’isolent complètement, tantôt dans
leur chambre à deux lits, le plus souvent dehors, la jeune fille
étendue sur une chaise longue. Et, tout à coup, les gens sursautent, à
la toux caverneuse qu’elle essaie, en vain, de maîtriser. Pour venir à
la salle à manger, la mère porte une petite boîte rectangulaire, en
bois marron, avec poignée de cuivre, semblable à celles des artistes
peintres. Ne vous y trompez pas : elle ne renferme ni couleurs, ni
pinceaux, mais de grands et larges mouchoirs, dans lesquels la
malheureuse enfant tousse et crache d’un bout à l’autre du repas.
Depuis hier, plus fatiguée sans doute encore que d’habitude, elle n’est
pas sortie de la chambre. Les commentaires vont leur train.
- Je ne reste pas ici, dit la République. Pensez ! Avec mon petit
garçon !
- Et moi, fait Pépita. Sûr que je me carapate aussi. Je ne suis pas
venue pour attraper des microbes.
On décide qu’une délégation sera envoyée à Junon.
- Mais, mesdames, il n’y a pas de danger, répond celle-ci, doucereuse.
Cette jeune fille vient d’avoir un petit rhume, mais elle n’est
nullement malade.
Les déléguées tiennent bon. Junon, non plus, ne lâche pas pied. Les
unes parlent bacilles. L’autre les tue d’un sourire railleur : les
bacilles ? Pftt ! Mais où Junon ne raille plus, c’est lorsque les
déléguées insinuent que dix pensionnaires parlent de s’en aller si la
jeune fille demeure.
Cela devient sérieux.
Junon daigne réfléchir. Le fruit de ses réflexions est que, dès le
lendemain, les deux dames sont embarquées pour une destination inconnue.
Le soir même arrivent à l’hôtel deux grandes et belles jeunes filles de
dix-huit et vingt ans, respirant la pleine santé. Elles ont fait dans
la journée Chamonix, Saint-Gervais, Sallanches, Passy, Combloux, sans
trouver, nulle part, une seule chambre libre. Nous sommes en juillet
maintenant, et ce matin encore, ici même, avant l’expulsion de la jeune
malade, l’hôtel aussi était au complet. Junon se précipite.
- Mais oui, mesdemoiselles ! J’ai une chambre superbe, à deux lits, au
levant. Elle était occupée il n’y a pas deux heures par une dame et sa
fille qui ont été forcées de rentrer subitement à Paris.
Les deux voyageuses cherchaient un gîte pour six semaines. Quelle
aubaine d’en trouver enfin un ! Enchantées, elles s’installent.
Mme Lunettes, qui était aux écoutes, rattrape Junon dans le hall.
- Mais, madame, vous n’y pensez pas ! Donner à ces enfants la chambre
de cette grande malade. Elle était tuberculeuse… On n’a pas désinfecté…
C’est criminel, madame ! Criminel !
Junon la toise. De quoi se mêle-t-elle, celle-là ? En voilà des
scrupules ! Puis, sans hésitation aucune :
- Si, madame. J’ai brûlé du sucre.
Petits bacilles de Koch, croissez et multipliez en paix.
J’en ai assez ! J’en ai assez ! J’en ai assez ! J’en ai assez !
Assez des airs de danse, jusqu’à minuit. Assez d’être réveillée tous
les jours à l’aube ; assez du jambon ; assez des nouilles froides ! Ou
on me variera mon régime ou bien…
Ou bien quoi ?... Oui, quoi ?... M’en aller ?... Ou cela ?... A cette
époque-ci, je ne trouverai de place nulle part. L’exemple des jeunes
filles d’hier, errant toute la journée pour s’échouer ici, devrait
m’inciter à la patience ; aussi la longue station que je viens de faire
dans ma baignoire… Ma baignoire, ma seule consolation ! Rien de tout
cela ne m’arrête, et me voici devant Junon.
Je me voudrais douce, souriante, présentant gentiment ma réclamation,
et je reste effrayée en entendant ma voix : elle est sèche, nerveuse,
mordante, pointue.
- Enfin, madame, oui ou non, puis-je avoir des nouilles chaudes ? Voilà
sept jours que je les mange froides. Je tiens à vous dire aussi que je
n’en veux plus à tous les repas.
- Madame n’est pas satisfaite ?
Oh ! ce ton ! Le pressentiment qu’on va, une fois de plus, me dire de
m’en aller. La diplomatie exigerait que je baisse la voix d’un octave.
Impossible ! Je poursuis sur le mode aigu :
- Pas précisément. Et apercevant sur la table le menu de déjeuner :
Ombres chevaliers frits ; rien de plus simple que de m’en faire cuire
un au court-bouillon. A la place du civet de lapin, dites donc au chef
qu’il me fasse une côtelette sur le gril, avec pommes à l’anglaise.
Quant au dessert…
Junon me regarde absolument comme si j’étais soudain frappée
d’aliénation mentale. La stupéfaction de mon audace la fait presque
bégayer.
- Au chef… au chef… Aller dire ça au chef !... Pour qu’il me plante là
à la veille du 14 juillet, avec tout l’hôtel plein !
Ça vient… ça vient… elle va me flanquer dehors…
Complètement hors d’elle, elle éructe :
- Je préfère, madame, préparer votre note.
Ça y est !...
Une fois de plus !
Foin des lambris dorés. Pour être nourrie de la sorte, je suis bien
bête, au surplus, de payer si cher. J’ai repéré dans le village, sur la
place des deux noyers, une modeste pension de famille du même nom. Il
n’y a là ni hall, ni portier, ni ascenseur, et le Ciel soit béni ! ni
chef.
Ceinturée d’un tablier bleu, une cuiller à la main, la patronne me
reçoit au seuil de la cuisine. Elle a chaud. Une goutte de sueur tombe
de son menton dans la cuiller dont elle va, tout à l’heure, arroser le
rôti.
Chance inespérée ! Elle peut me donner une chambre.
- Chasseur ! Chasseur ! Prenez les bagages de Madame, pour le 8.
Un chasseur ici !
Déjà, je rêve d’un jeune éphèbe en livrée marron à bouton d’or.
Plus pittoresque, la vérité surgit : grosses galoches, chaussettes,
mollets nus et mâchant des boules de gomme, ses dix ou douze ans
affublés, en investiture de sa charge, d’une énorme casquette plate qui
lui descend jusqu’aux oreilles.
Chasseur, ce galopin de village ! Quel Poulbot !
D’une main preste au pugilat, il empoigne valise, mallette, boîte à
chapeaux, écorne l’une aux barreaux de l’escalier, de l’autre érafle le
mur, fait dégringoler la boîte aux chapeaux, la rattrape au vol, puis,
en vitesse, jette le tout sur le lit du 8, pour s’en aller, descendant
la rampe à califourchon, reprendre, sur la place, la partie de billes
interrompue.
Je m’efforce à une douce indulgence.
Voyons… voyons, je le sais bien que je ne suis pas au Carlton ! J’ai un
toit, c’est déjà beau ! Et la patronne m’a juré, tout à l’heure,
qu’elle ferait, en régime, tout ce que je voudrais.
- Mais pour aujourd’hui, n’est-ce pas, a-t-elle ajouté, comme c’est
bientôt midi, ce sera, si vous voulez bien, du jambon et des nouilles.
Encore !
Après le déjeuner, j’avisai une petite bonne et la priai de m’indiquer
ce que vous devinez.
Ah ! ça, par exemple !...
Arrivée dans cet endroit, vous fermez la porte, naturellement. Puis
vous cherchez le verrou, en haut, en bas, au-dessous de la serrure,
au-dessus. Vous ne trouvez rien. Vous rouvrez la porte, pensant que,
peut-être une clef, restée à l’extérieure, va vous permettre de vous
enfermer. Rien encore. Vous refermez la porte, et vous demeurez là, un
peu perplexe, jusqu’à ce que vos yeux tombent sur une petite pancarte
collée au battant :
Pour prévenir de la présence
On est prié de chanter.
Quoi ?...
Tra la la la la la la ?
Ou plutôt, peut-être, « Au Clair de la lune » ?...
Vingt minutes après, je revenais de la poste, un télégramme à la main.
Ce télégramme, vieux de deux mois, je l’ai reçu le jour de mon départ
de Paris, au moment où je montais en taxi pour aller à la gare. Il
émanait d’une cousine de province, m’annonçant la naissance de sa
petite fille. Je l’avais fourré au fond de mon sac de voyage, d’où je
viens de le sortir, précieusement, avant d’aller à la poste.
Tout le long du chemin du retour, je me suis composé une figure
attristée. Ah ! mais, j’en ai assez d’être mise à la porte ! Cette
fois, je m’en irai dans les honneurs.
- Eh bien, madame, s’enquiert la patronne en m’apercevant, les nouilles
étaient-elles bonnes ?
- Excellentes ! excellentes ! mais je suis désolée… Je viens de trouver
ce télégramme à la poste restante où je faisais envoyer mon courrier.
Mon frère (je n’en ai point) est au plus mal. Il faut que je m’en aille…
On est prié de chanter…
Ah non ! non ! Tout, mais pas ça !
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REQUIESCO IN PACE.
J’ai refait ma malle. Je suis rentrée à Paris. J’ai maigri ; perdu le
sommeil ; perdu l’appétit et le goût de la vie. J’ai le teint jaune et
les yeux creux. Ma concierge aussitôt s’est alarmée :
- Madame a donc été malade ?
Avec joie, j’ai repris possession de mon appartement. Il y a de la
poussière, mais moins que chez Diafoirus. Dans la cuisine, ô joie ! la
boîte aux nouilles est vide.
Tous les locataires sont partis à la campagne. L’immeuble est désert.
Je suis seule. Aucun bruit. Je n’ai dit à personne que j’étais revenue.
Tout le monde me croit à mille kilomètres, donc pas d’invitations.
Je m’endors à neuf heures et me réveille à huit. Je mange ce qu’il me
plaît. Les rôles, ici, sont remis à leur place, et, si ma cuisinière
s’obstine à me servir des plats que je n’aime pas, c’est elle qui prend
la porte et non pas moi.
Depuis deux mois à ce régime, j’ai reconquis mon poids normal, une mine
superbe ; je suis bien disposée. La vie est belle.
Hier, j’ai décidé d’aller chez mon médecin. Pour ne pas l’influencer,
je lui ai laissé croire que je venais de passer quatre mois à la
campagne.
- Bravo ! bravo ! m’a dit cet homme perspicace. Je vous trouve en
excellente forme. C’est parfait ! Mon traitement vous a
merveilleusement réussi. Eh bien, l’été prochain, si vous vous sentez
un peu fatiguée, vous saurez ce qu’il y a à faire : vous n’aurez qu’à
repartir aussitôt d’où vous arrivez.
Je suis tout à fait de votre avis, mon cher docteur.
M.-L. ARSANDAUX.