BARESTE, Eugène
(1814-1861)
: Le phrénologiste
(1841). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.IV.2010) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le phrénologiste
par
Eugène Bareste
~ * ~LE type du phrénologiste ou du cranologiste, quoique assez commun
aujourd’hui, ne remonte pas à une très-haute antiquité. On peut même
dire que le dix-neuvième siècle, le nôtre, lui donna naissance : voici
comment.
A la fin du siècle dernier, siècle de protestations et de luttes, une secte composée de quelques hommes jeunes, hardis, enthousiastes, se formait en Autriche et en Allemagne : c’était celle des élèves de Gall, des partisans du fameux cours professé à Vienne sur le déplissement des circonvolutions du cerveau. – Plus tard, ces sectaires prirent le titre de phrénologistes. Voilà l’origine du type qui fait le sujet de cet article. Mille bruits contradictoires ayant circulé à Paris sur la phrénologie et ses adeptes, les propriétaires de l’Athénée Royal mirent, en 1807, leur salle à la disposition des phrénologistes. Gall s’y rendit la même année, et y fit un cours qui lui amena bien des partisans, mais qui lui suscita aussi un grand nombre d’ennemis. Bonaparte se plaça à la tête de ces derniers ; et il ne voulut jamais reconnaître la phrénologie comme une science, attendu que Gall avait dit un jour au célèbre Cuvier que Bonaparte arriverait à tout, non parce qu’il avait du génie, « mais à cause de sa fermeté, de son courage et de son orgueil. » Il paraît que l’empereur lui garda longtemps rancune de cette appréciation phrénologique, car le docteur Antomarchi, dans ses Mémoires, nous raconte à ce sujet une anecdote peu connue, que nous allons donner en entier. Milady Holland, dit le docteur Antomarchi, avait fait un envoi de livres dans lequel se trouvait une cassette renfermant un buste en plâtre dont la tête était couverte de divisions, de chiffres qui se rapportaient au système de Gall. – Voilà, docteur, qui est de votre domaine : prenez, étudiez cela, vous m’en rendrez compte. Je me mis à l’oeuvre, mais les divisions étaient inexactes, les chiffres mal placés. Je ne les avais pas rétablis, que Napoléon me fit appeler. Je le trouvai au milieu de volumes épars, lisant Polybe. Il ne me dit rien d’abord, continua de parcourir l’ouvrage qu’il avait dans les mains, le jeta, vint à moi, me regarda fixement, et, me prenant par les oreilles : – Eh bien ! dottoraccio di capo di Corso, vous avez vu la cassette ? – Oui, sire. – Médité le système de Gall ? – A peu près. – Saisi ? – Je le crois. – Vous êtes à même de m’en rendre compte ? – Votre majesté en jugera. – De connaître mes goûts, d’apprécier mes qualités en tâtant ma tête ? – Et même sans la toucher. (L’empereur se mit à rire.) – Eh bien ! nous en causerons plus tard, quand nous n’aurons rien de mieux à faire. » – On voit, d’après ce récit, que Napoléon, à la fin de sa carrière, estimait fort peu la phrénologie et les phrénologistes. Du temps de l’empire, on attaquait ou l’on défendait la phrénologie par intérêt, par goût, par système, et non par conviction. Seulement, ceux qui croyaient avoir une grande intelligence, d’après la topographie de Gall, soutenaient ce philosophe ; ceux, au contraire, qui ne pouvaient parvenir à trouver sur leur front les bosses de la poésie, de la musique, du jugement, de la bravoure ou de toute autre faculté qu’ils pensaient posséder, tournaient en ridicule la phrénologie et ses partisans. Les gens du monde s’étant emparés de cette science on se faisait alors un devoir d’inviter des phrénologistes à certaines soirées aristocratiques. Un jour, M. le baron de C....., homme d’un esprit assez médiocre, et qui s’était converti à la phrénologie, parce qu’étant chauve depuis longues années, et ayant par conséquent le devant de la tête dégarni de cheveux, il croyait posséder le front d’un homme de génie, M. le baron de C....., disons-nous, invita Gall à une soirée où il devait, disait-il, se trouver quelques antagonistes distingués. Le phrénologiste, redoutant peu les combattants de salon, se rendit à l’invitation de son noble ami. Un des invités, plus jeune que les autres et mis avec une certaine recherche, attirait depuis quelques instants l’attention du phrénologiste : il était de moyenne taille, marchait, causait avec une grande aisance, et ne faisait que rire avec les dames, de Gall et de sa doctrine. « Comment, disait-il d’un air fort gai et en se balançant d’une façon toute gracieuse, comment peut-on croire qu’un homme, tel savant qu’il soit, puisse lire sur la tête d’un autre ses goûts, ses penchants, ses sentiments !... - Cela est pourtant, monsieur, dit le docteur Gall en l’interrompant tout à coup ; et, sans me croire un tireur d’horoscope, ajouta-t-il, je puis, si vous le désirez, faire quelques applications de ma science sur votre tête. - A merveille ! » s’écria le baron de C....., enchanté de mettre la phrénologie à l’épreuve sur un noble Allemand qu’il ne connaissait pas encore très-bien. L’antagoniste parut hésiter ; mais les jolies dames qui l’entouraient l’ayant prié de leur donner ce plaisir, il céda. Le phrénologiste promena à plusieurs reprises ses longs doigts osseux sur toute la surface du crâne, s’arrêta, recommença de nouveau, mesura mentalement les différents lobes du cerveau, compara les parties les plus saillantes, et se mit à réfléchir. « Eh bien ! docteur ? » dit brusquement l’individu impatienté de cette lente opération. « Eh bien ! monsieur, repartit Gall, il est heureux que vous soyez né noble et riche, et que vous n’ayez jamais connu ni les horreurs de la misère, ni les souffrances de la faim. » Tous les visages étaient pâles. Un silence effrayant régnait au milieu de cette assemblée, tout à l’heure si gaie, si joyeuse, si animée. « Pourquoi cela ? » fit arrogamment le noble Allemand. Le phrénologiste posa son index sur les temporaux. « Parce que vous avez là deux organes plus développés à eux seuls que tous les autres réunis. - Et quels sont-ils ? - Ce sont ceux de la destructivité et de l’acquisivité, que le vulgaire appelle improprement organes du meurtre et du vol, » répondit Gall d’une voix grave et assurée. Le noble Allemand tressaillit. « C’est charmant ! charmant ! s’écria le baron C.... en riant à perdre haleine ; mais, cette fois, reprit-il lorsqu’il se fut un peu calmé, le docteur se trompe ou la phrénologie est en défaut. » Gall ne répondit rien et passa dans un autre salon. Les dames, fort contentes d’échapper aux investigations du phrénologiste, se mirent à commenter cette aventure ; et le noble Allemand, très-soucieux, se retira deux heures plus tôt qu’il n’avait coutume de le faire. Huit jours après cette soirée, M. le baron de C... annonçait avec effroi au docteur Gall que le prétendu prince allemand était un célèbre assassin de Berlin, qui venait d’être saisi sur le territoire français. Cette anecdote, racontée diversement par les journaux du temps, fit grand bruit, et donna quelque crédit aux phrénologistes. Dans les dernières années de la restauration, le nombre de ces sectaires augmenta considérablement. Après la révolution de 1830, ces nouveaux observateurs formèrent le projet de se réunir en corps et de fonder une académie. – Des hommes d’un grand savoir, tels que MM. Broussais, Fossati, Bouillaud, Ferrus, Dumoutier et autres, se mirent à leur tête et créèrent cette fameuse Société phrénologique, qui devint par la suite la société de tout le monde, excepté celle des phrénologistes proprement dits. Une fois la société constituée, tout individu qui avait 24 francs dans sa poche pouvait en faire partie. Ce seul titre de réception fit le plus grand tort à la doctrine de Gall, et l’on peut dire que les membres de la Société phrénologique, – la plupart gens du monde, – arrêtèrent les progrès de la phrénologie, mais en revanche augmentèrent le nombre, fort inutile du reste, des faux phrénologistes. A cette époque, ces messieurs étaient aussi fiers, aussi tranchants qu’un enfant nouvellement sorti du collége, ou un auteur après le succès de son premier ouvrage. Ils ne voyaient, n’adoraient qu’une chose : la phrénologie. Suivant eux, les savants modernes devaient être considérés comme des gens sans valeur, puisqu’ils plaçaient toujours, les malheureux ! le courage dans le coeur, tandis que les phrénologistes le trouvaient constamment sur la tête !... Mais comme la différence est assez grande entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, les phrénologistes (membres de la société), qui connaissaient parfaitement la doctrine de Gall, se séparèrent de ceux (toujours membres de la société) qui ne l’avaient jamais étudiée et la compromettaient toujours. Ce schisme nécessaire servit à établir ces deux types contemporains : – le phrénologiste savant et celui qui ne l’est pas. On voit que nous avions besoin, pour être complet, de faire connaître à nos lecteurs les différentes espèces de phrénologistes du passé, avant d’arriver à la physiologie des deux types bien distincts du phrénologiste moderne – : du savant et de l’ignorant. Nous allons commencer par parler du premier, c’est-à-dire du moins commun. Le phrénologiste savant est toujours docteur. Il est quelquefois membre de l’Institut, officier de la Légion-d’Honneur ou président de la société phrénologique. – On en a vu cependant qui n’étaient ni académiciens, ni même associés à la susdite société. Il peut avoir quarante-cinq ou cinquante ans ; il est d’une taille moyenne, et porte sur son front bombé, couvert de rares cheveux gris, les organes que Spurzheim a désignés sous les noms bizarres de comparaison, causalité, localité et idéalité. Le phrénologiste a un autre organe placé à la partie postérieure de la tête, qui le force à ne point rester célibataire. Aussi à l’âge de trente ans prend-il une femme jeune et belle, qui lui donne un grand nombre de fort jolis enfants. Le phrénologiste savant est médecin en chef d’un hôpital de Paris ou de la province, ou directeur d’une maison d’aliénés : – ce qui ne veut pas dire que tous les médecins d’hôpitaux et les chefs de maisons de santé soient des phrénologistes savants. Celui que nous examinons en ce moment est généralement observateur. Il croit au développement des masses encéphaliques, au déplissement des circonvolutions du cerveau, à l’innéité des facultés et au perfectionnement de l’espère humaine par l’éducation. Il connaît à fond le grand ouvrage de Gall et de Spurzheim sur l’Anatomie et la physiologie du cerveau. Il a commenté les Observations du fondateur de la phrénologie, sur la possibilité de reconnaître les facultés morales et intellectuelles de l’homme et des animaux, et il se propose de donner une suite au Traité de l’éducation du premier disciple de Gall. Il a déjà publié d’excellents travaux sur les fonctions du système nerveux, sur l’aliénation mentale et sur les autres maladies du cerveau. Le phrénologiste savant va peu dans le monde ; et cependant il est invité partout. Mais comme il ne veut pas faire de sa science un instrument de plaisir, une nouvelle chiromancie à l’usage des oisifs ennuyés, il reste chez lui, ou visite les colléges, les hôpitaux, les prisons, tous les établissements publics, en un mot, où il peut recueillir des faits, et observer quelques-uns de ces phénomènes rares, exceptionnels, que la nature se plaît à répandre autour de nous, comme pour nous apprendre à être plus circonspects dans les jugements que nous portons sur elle. Le phrénologiste savant fait des cours de phrénologie toute l’année, soit à l’École de médecine, soit à l’Athénée Royal, au Musée phrénologique ou au palais de la rue de l’Abbaye. Il donne des consultations chez lui une ou deux fois par semaine, va tous les mois rendre compte de ses observations à la Société phrénologique, et prononce tous les ans un superbe discours à l’Hôtel-de-Ville. – Nous avons besoin d’ajouter que ces discours ne sont pas toujours superbes, ni prononcés par des phrénologistes savants. Autrefois il faisait partie du comité de rédaction de l’ancien Journal de la phrénologie, édité par Baillière ; mais depuis que ce savant recueil n’existe plus, il écrit des brochures sur l’appréciation phrénologique des têtes de nos contemporains illustres ; si illustres il y a ! Quand le crâne d’un grand criminel roule sur l’échafaud, c’est à lui qu’on l’apporte pour le décrire, pour le faire mouler, et surtout pour mettre à découvert la prétendue bosse du crime, qui n’y existe bien, suivant les uns, qu’autant qu’elle n’y existe pas. – Ce mot est d’un phrénologiste. Voici un fait qui prouvera comment ces messieurs pratiquent la science de Gall et de Spurzheim. Il y a cinq ou six ans, nos lecteurs doivent se le rappeler, on découvrit à Paris, rue de Vaugirard, un squelette de femme. La cour voulant savoir si ce squelette était réellement celui de la femme qui avait été, disait-on, assassinée par les nommés Bastien et Robert, on pensa à la phrénologie ; et sans autre préambule, on envoya à M. Dumoutier (l’un des phrénologistes les plus habiles), une lettre du procureur du roi, qui lui enjoignait de se rendre à la cour d’assises. M. Dumoutier monte dans un fiacre qui l’attendait à sa porte, et arrive au Palais. On l’introduit dans la salle des témoins, et là, on lui présente un squelette. « Examinez la tête de cet individu, lui dit-on, et donnez-nous les détails les plus circonstanciés sur sa vie. » Le phrénologiste se met à l’oeuvre ; palpe ce crâne à demi rongé et prêt à tomber en poussière ; et au bout d’une heure, ses observations étant consignées par écrit, il les remet au juge d’instruction. « Mais vous êtes sorcier ! lui dit celui-ci après avoir pris connaissance du rapport. - Pourquoi donc ? demanda le disciple de Gall d’un air satisfait. - Parce que les observations que vous venez de me donner se rapportent entièrement aux renseignements que j’ai fait prendre sur les goûts, les défauts, les habitudes de cette malheureuse femme, victime de sa crédulité et de son avarice... » Le lendemain les journaux de Paris parlaient de cette aventure comme d’un prodige. Le phrénologiste savant vit très-vieux : la société phrénologique ignore pourquoi. Nous pensons, nous, que, phrénologiquement parlant, cela dépend du développement harmonieux de toutes les facultés de son cerveau. Cependant il meurt ; et un jour en vous réveillant, vous lisez dans votre journal à la suite des faits divers : « Encore une perte pour la science !... M. un tel, médecin en chef de tel hôpital et célèbre phrénologiste, est mort hier soir. Son convoi aura lieu demain à telle église. Ses nombreux amis sont priés de considérer cet avis comme une invitation. » Passons maintenant au type assez commun du phrénologiste non savant. Celui-ci, que nous appellerons tout simplement le phrénologiste, attendu qu’il se fait ainsi nommer dans le monde, est tout ce qu’on veut ; médecin, pharmacien, négociant en vins ou en sucre, homme de lettres, instituteur de campagne, marchand de bougies, avocat ou artiste. – Il est de plus électeur et juré, quelquefois éligible et député, rapporteur du conseil de discipline de la garde nationale, membre de la société phrénologique et presque toujours actionnaire du nouveau journal la Phrénologie, lequel ne paraît jamais. Physiquement parlant, le phrénologiste est gros et court, s’il n’est pas sec et maigre. Sa tête présente invariablement ces deux formes bien distinctes : – ou celle du coco en largeur ; – ou celle du pain de sucre en hauteur. Le front du phrénologiste, quoique légèrement déprimé, est entièrement dégarni de cheveux... et bleuâtre aux extrémités supérieures : – ces messieurs se font de très-beaux fronts à l’aide du rasoir. L’âge du phrénologiste est un problème pour bien des gens. Si celui qui se donne ce titre a été converti par Gall, il est chauve, et alors il approche de la soixantaine. Si, au contraire, il est devenu phrénologiste en suivant les cours du palais abbatial ou de l’ancienne Société de civilisation, il a de vingt cinq à quarante ans et porte des lunettes. Le phrénologiste de Paris ou de la province – car la province fournit aussi beaucoup de phrénologistes, non savants – est très-arriéré sous le rapport du costume. Le paletot, les sous-pieds et les gants lui sont parfaitement inconnus. Ce type singulier, ou, pour nous servir du langage des naturalistes, cette classe de phrénologistes se divise comme les autres classes de l’échelle zoologique en ordres, en familles et en genres. – Il y a le phrénologiste marchand, genre assez commun, qui spécule sur l’ignorance et la crédulité publiques comme d’autres sur les laines et l’huile de colza. Il a une boutique de mouleur, ou d’empailleur d’oiseaux ; il expose des têtes en plâtre, couvertes de lignes de toute couleur, qu’il vend très-cher et qui ne sont bonnes à rien. – Il y a le phrénologiste artiste, genre appartenant assez généralement à la famille des méconnus et à l’ordre des incompris. Celui-ci peint ou sculpte des têtes monstrueuses et pleines de bosses avec le désir très-louable d’être naturel et vrai. Au salon dernier on voyait un tableau excessivement mauvais, peint d’après ce système. Chaque personnage avait la tête plus ou moins bombée ; mais malheureusement ces bosses, n’étant point à leur place, donnaient à cette oeuvre, incomprise du public et digne d’un incompris, une physionomie étrange. – Il y a encore le phrénologiste avocat, qui, dans ses plaidoyers, fait remarquer au jury l’excellente conformation de la tête de son client... voleur de profession ; – et enfin le phrénologiste homme de lettres l’un des genres les plus estimés de cette honorable classe. Ce dernier a l’avantage d’écrire une foule de Manuels et d’articles, sur la phrénologie qu’il ne connaît pas. Mais revenons au phrénologiste homme du monde. Une singularité a dû souvent frapper nos lecteurs : c’est la manière avec laquelle marche et se présente le phrénologiste. Ne croyez pas qu’il veuille ressembler dans ses allures au commun des hommes : il est phrénologiste ! il est observateur ! et doit par conséquent marcher autrement que vous et moi. Aussi voyez-le dans les rues le nez au vent, le chapeau en arrière, le pantalon tacheté de boue, les parements de son habit retroussés sur eux-mêmes, comme pour mieux laisser apercevoir deux mains longues, sèches et osseuses, – tous les phrénologistes ont les mains ainsi faites. – Voyez-le, courant et observant tout à la fois, s’arrêtant devant les vieillards les plus chauves, entrant dans les magasins de modes et de lingeries, dans les écoles publiques, et demandant très-poliment la permission de tâter la tête à quelqu’un. – Ceci est un portrait. Si vous avez le malheur de connaître un de ces phrénologistes, et que par un surcroît d’infortune vous le rencontriez soit au bal, au théâtre, ou à la promenade, en vous abordant, au lieu de vous tendre la main, il vous ôtera votre chapeau et vous palpera le crâne malgré vous. Si par une louable curiosité vous lui demandez quelques renseignements sur votre organisation cérébrale, il vous en donnera mille qui seront tous faux et à côté de la question. Il y a peu de temps un de ces phrénologistes monomanes prétendit avoir découvert à l’Hôtel-des-Invalides une tête mieux organisée que le prototype de Spurzheim sur lequel se trouve la topographie nouvelle. On y alla,... mais quel fut le désappointement des savants lorsqu’ils trouvèrent sur les épaules d’un vieux soldat de l’empire une tête remplie de bosses, c’est vrai ; mais de bosses faites à coups de lance et de crosses de fusil. Le même phrénologiste voulant un jour prendre sa revanche, réunit quelques amis afin de leur prouver que la phrénologie était bien une science : ce que personne ne conteste. Il avait entendu dire au célèbre Broussais que les deux conformations les plus opposées étaient celles du nègre Eustache Bellin couronné par l’Académie pour avoir sauvé six personnes et trois chiens, et de l’assassin Lacenaire condamné à mort par la cour d’assises. Pour contrefaire le savant, il fait venir du Musée phrénologique deux épreuves moulées sur nature de ces deux célébrités ; et se fiant aux étiquettes qu’elles portaient, il tâche de démontrer clairement à son auditoire que la première tête, quoique ayant les parties latérales comprimées, possédait l’affreux organe de destruction, tandis que l’autre d’une organisation contraire, était réellement celle d’un homme bienveillant et dévoué. Ces derniers mots étaient à peine prononcés, que ses amis partent d’un éclat de rire : – Ils avaient changé les étiquettes !... Fiez-vous après cela aux observations cranalogiques de ces faux disciples de Gall ! Si le type du phrénologiste savant que nous avons analysé précédemment repousse le célibat, – et en agissant ainsi il est conséquent avec lui-même, puisqu’il croit à l’existence et aux manifestations du cervelet – le type de celui que nous disséquons en ce moment est parfaitement de l’avis du premier. Il plaide la cause du mariage, et à trente ans il se met en devoir de chercher une femme. Oh ! c’est alors que nous le plaignons, le pauvre phrénologiste ! car il n’admet pas comme Gall la sainteté de toutes les facultés que Dieu a données à l’espère humaine ; non certes ! Il a horreur de certaines bosses, et il prend toutes ses précautions pour cet organe fatal ne se développe jamais. Il palpe la tête, il observe la physionomie de toutes les jeunes filles, innocentes et belles qu’on lui présente ; et c’est lorsqu’il consent à partager son existence avec l’une d’elles, qu’on peut dire, avec raison, que malgré sa science il est certain... de ne l’être de rien. Au bout de quelques années de mariage il se voit père de plusieurs petits garçons qui ne lui ressemblent point. Mais qu’est-ce que cela lui fait ! Il est père ! Il est heureux !... Et il pourra palper à son aise la tête de ses enfants ! Le phrénologiste a un cabinet de travail dans lequel il se garde bien de travailler. Ce cabinet, fort propre du reste, et décoré avec luxe, est orné d’un bureau couvert de papier blanc, de brochures et de livres non coupés ; d’une magnifique bibliothèque renfermant des ouvrages de phrénologie et de physiognomonie superbement reliés, mais vierges dans toute l’acception du mot ; de consoles en bois doré sur lesquelles sont placés les plâtres topographiés de Gall et de Spurzheim, les têtes moulées sur nature des assassins célèbres, des grands hommes politiques et des voleurs distingués ; enfin de tableaux synoptiques, de portraits, d’un divan, et d’un piano criard et toujours faux : – car ces messieurs sont rarement musiciens. En général, le phrénologiste ne se mêle pas de politique. Il se rappelle bien avoir été autrefois d’un parti ou d’une doctrine quelconques ; mais depuis qu’il fait partie de la Société phrénologique, il a rompu avec ses anciens collègues, et maintenant il regarde la phrénologie comme sa charte et son Dieu. Il lit indifféremment le Journal des Débats et le National ; mais quand ces journaux osent dire que Lacenaire, Avril ou Soufflard n’ont pas la bosse du crime, il envoie aux gérants de ces feuilles – qu’il méprise intérieurement – une réclamation qu’on n’insère jamais. Le bonheur du phrénologiste, c’est de suivre toute sa vie des cours de phrénologie qu’il ne comprend pas ; d’assister régulièrement et d’applaudir de même aux séances de la Société phrénologique et de l’Hôtel-de-Ville ; de payer à l’avance et par trimestre ses 24 francs de cotisation ; d’élever en serre chaude des insectes inoffensifs à l’usage de la phrénologie comparée ; et enfin de rechercher si d’après les bosses de la tête du lézard, ce reptile n’est pas, comme l’a dit Alphonse Karr, l’ennemi au lieu d’être l’ami de l’homme. Après avoir ainsi vécu, il meurt en léguant à ses collègues sa biographie que personne ne veut lire, et au Musée phrénologique, sa tête qui ne reçoit jamais les honneurs du moulage. Heureux phrénologiste, que la terre te soit légère ! EUGÈNE BARESTE.
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