Si vous voulez voir la
Maison de malheur des Flamands, il vous faut
suivre la ligne du boulevart, traverser la solitude du passage Vendôme,
entrer dans la rue Dupuis, vous risquer entre l'avenue des deux
rotondes de boutiques qui forment le Temple, et arriver jusqu'à
l'extrémité de la rue de la Corderie, en face de la porte cochère
surmontée d'un n° 1 presque effacé.
Là, autorisé par de nombreux écriteaux d'appartements à louer qui se
balancent aux ais disjoints de cette porte, vous monterez au troisième
étage, par un escalier qui se trouve à gauche dans la cour : une fois
au quatrième étage, vous ouvrirez une des fenêtres intérieures, et vous
vous trouverez nez à nez avec la
Maison de malheur des Flamands ;
maison enfouie au milieu de culs-de-sacs, de ruelles étroites, et qui,
basse et toute petite, ne s'aperçoit distinctement, au milieu de ses
voisines à quatre étages, que des fenêtres indiquées.
Si la
Maison de malheur des Flamands n'a qu'un étage, en revanche
elle a deux toits : l'un, en tuiles couvertes de mousse, et dont la
pluie et le vent ont arrondi les angles et angulé la surface plane ;
l'autre, moderne, eu égard au premier, étale prétentieusement ses
petites ardoises brunes. Malgré cinquante années au moins d'alliance,
ces deux toits grimacent entre eux et ne savent point s'harmonier. Il y
a entre les fétissures de terre cuite et les fétissures minérales, une
ligne de démarcation bien distincte, que, dans le temps peut-être, a
bouchée un peu de mortier, mais qui, devenue depuis lors le domaine de
la pluie, forme une manière de ruisseau, probablement le Rubicon des
deux toits.
Deux toits constituent deux mansardes : il y en a une aristocratique,
avec les fenêtres à grandes vitres ; avec la barre transversale pour
appuyer les bras du locataire, lorsqu'il veut regarder dans la rue, et
appeler le marchand de légumes qui passe. La seconde, petite, comme
l'infortuné Ragotin au spectacle, s'efforce de lever la tête derrière
le dos de son arrogante rivale, et de prendre de la sorte sinon un peu
de vue, du moins un peu d'air et de jour. Mais en désespoir de cause,
le locataire de cette mansarde en a garni l'étroite ouverture avec des
hautes tiges de capucines, des débris de pots où végètent des rosiers
et un pommier nain qui montre successivement de mois en mois des fleurs
grêles et des fruits avortons. Ces fruits tombent tous rongés de vers,
excepté quelquefois une pauvre pomme pâle, ridée, biscornue, sans
saveur, et devant laquelle s'extasie pourtant du matin au soir un vieux
homme à l'air vénérable.
La maison dont je vous parle, la plus laide et la plus pauvre du
quartier, en était, au quinzième siècle, l'une des plus belles et des
plus riches. Il fallait voir sa façade de bois, sculptée de figures
bizarres, ses pignons pointus, ses portes de chêne, et son enseigne
peinte aussi bien qu'un missel, sur la tablette de laquelle on voyait
un cygne dont le cou s'enlaçait à une croix d'or : le tout surmonté de
cette légende :
Au signe de la croix. C'est là que demeurait Michel
Watremetz, venu de Flandre, le plus riche et le plus habile rubricateur
qui se trouvât dans la ville de Paris. Il n'y avait que lui pour
fabriquer comme il faut les volumes de la sainte Bible, et quinze
apprentis passaient toute la journée à peindre et à écrire des copies
du livre saint ; copies que revoyait soigneusement Michel, pour
l'exactitude du texte.
Il était aidé à cela par sa jeune et jolie fille, Odette, laquelle,
tandis que son père collationnait des yeux le manuscrit, le lisait,
elle, à haute voix, afin qu'il ne pût y avoir ni de mots oubliés, ni de
passages tronqués. Odette faisait la joie de son père et la passion de
tous les jeunes rubricateurs, qui plus d'une fois en la regardant
faisaient par mégarde des taches à leur vélin, et oubliaient de
transcrire exactement les mots de la Bible. Quant à Odette, elle ne
prenait point garde à eux, par une bonne raison : c'est qu'elle avait
pris trop garde à un jeune Allemand, arrivé depuis peu à Paris, et qui
était venu demander de la besogne au rubricateur. Il y avait mis pour
condition, néanmoins, qu'il travaillerait chez lui ; et il laissa, en
garantie du vélin qu'il emportait, une riche chaîne d'or dont il ornait
son chaperon.
Gaspard Hantz, ainsi nommait-on l'Allemand, au lieu de passer
assidûment les journées à peindre des bibles, ne songeait qu'à se
promener et à jouir de la vie. Fastueusement paré, on le rencontrait du
matin au soir, le poing sur la hanche, et faisant les yeux doux aux
belles. Souvent même il venait dans l'atelier de maître Michel, et là,
s'asseyant sur le coin d'une table, il souriait à Odette, il lui
murmurait à l'oreille des paroles qui la troublaient, et il finissait
toujours par emmener avec lui quelques-uns des apprentis, qu'il
hébergeait galamment à souper. Cela n'arrangeait point maître Michel,
et il se félicitait tout bas d'avoir pris en gage la chaîne de Gaspard,
tant le vélin lui semblait aventuré.
Point du tout. Un mois s'était à-peine écoulé, que Gaspard arriva, par
un beau matin, avec sa bible terminée. Jamais caractères n'avaient
présenté une régularité semblable ; jamais il n'y avait eu moins
d'erreurs dans la copie. Aussi, Michel dit-il en avenant ses écus d'or,
et en hochant la tête :
— Ce n'est point vous, garçon, qui avez peint cette bible: un an
n'aurait point suffi à pareil travail, et vous l'apportez complet au
bout d'un mois !
— Je l'ai si bien fait, que j'offre de recommencer semblable chose en
quinze jours.
— J'accepte, répliqua maître Michel.
Quinze jours se passèrent durant lesquels Gaspard ne changea rien à sa
vie joyeuse : au bout des quinze jours il apporta la bible.
Maître Michel la collationna, et quand il eut fini, c'est-à-dire une
semaine après, il complimenta Gaspard, en lui disant : Je n'ai trouvé
que trois fautes, les trois mêmes que j'avais trouvées dans la première
bible.
Le vieillard ne trouva pourtant rien de bien étonnant à cela : ce
pouvait être après tout une de ces manies qui viennent aux personnes
faisant des métiers d'habitude, et ce que l'on appelle en termes d'art
des tics. De nos jours, les compositeurs d'imprimerie, entre autres, en
contractent de semblables, et il est des fautes dans lesquelles ils
retombent constamment, quoiqu'ils sachent qu'ils commettent une faute
et qu'ils aient l'habitude de la commettre.
Au bout d'une année, Gaspard avait fourni à maître Watremetz quinze
bibles ; c'est-à-dire, plus que n'auraient pu en écrire trente
rubricateurs. Maître Watremetz renvoya donc plusieurs de ses apprentis,
qui, mécontents et jaloux, menacèrent Gaspard de leur vengeance.
Sur ces entrefaites, maître Michel proposa à Gaspard de venir demeurer
en son logis. Gaspard céda d'autant plus volontiers à cette demande,
qu'il aimait éperdument Odette, et qu'Odette, nous l'avons dit, le
payait d'un tendre retour. Le bon jeune homme ne comprit pas que le
vieux Flamand ne l'attirait chez lui que pour l'épier : car il était
évident que Gaspard ne transcrivait point les bibles qu'il fournissait
à Watremetz : il y avait là-dessous quelque mystère. Il importait au
rubricateur de le pénétrer, et il s'était dit qu'il fallait qu’il le
pénétrât.
A toutes ces réclamations du père d'Odette, Gaspard alléguait toujours
qu'il travaillait la nuit ; et en effet, la nuit, une lampe brillait
sans-cesse dans sa chambre. Mais quand le vieillard vint écouter à la
porte, il entendit le ronflement sonore du jeune homme, témoignage
irrécusable d'un sommeil de bon aloi.
Enfin ne parvenant à rien découvrir, il adressa des questions si
prenantes à Gaspard que celui-ci lui répliqua :
— Eh ! bien, oui, cela est un secret, un secret qui peut faire la fortune
d'un homme, et même de deux. Donnez-moi en mariage votre fille Odette,
et je vous dirai, mon secret, et nous deviendrons riches à bientôt nous
passer de vendre des bibles.
Alors, il lui apprit qu'un art merveilleux venait d'être inventé eu
Allemagne, et que cet art permettait de reproduire avec une rapidité
inconcevable des bibles et d'autres livres ; que grâce à la mobilité
des caractères employés, la correction la plus sévère devenait chose
facile : « J'ai encore trente bibles en dépôt chez un ami dévoué,
ajouta Gaspard ; je puis m'en procurer cent, si je le veux. J'aurais pu
les vendre moi-même, mais, cela aurait éveillé l'attention. On est
assez porté, dans votre pays, à expliquer par la magie ce que l'on ne
comprend pas, et je ne me soucie point de démêlés avec la hart et le
bûcher. Voilà pourquoi je me suis présenté chez vous comme clerc
rubricateur. »
Malgré les explications de Gaspard, le vieux Watremetz ne se sentit
tout-à-fait à l'aise qu'après avoir reçu du jeune homme, le nom et
l'adresse de Schœffer, le vendeur et le fabricant de bibles, et une
note détaillée sur les moyens de correspondre avec lui.
Pendant ce temps-là se faisaient les apprêts de mariage de Gaspard et
d'Odette. Les noces étaient fixées à huit jours, quand un matin, l'un
des anciens clercs de maître Michel entre chez lui magnifiquement vêtu,
et lui apprit que, grâce à la mort d'un parent éloigné, il se trouvait
des plus riches, et que son père venait d'être nommé prévôt des
marchands : amoureux d'Odette, il mettait à ses pieds sa nouvelle
fortune.
La figure de Watremetz s'allongea de se voir dans la nécessité de
renoncer à l'alliance d'une famille si fortunée ! Maudit Gaspard, qui
le prive de l'honneur de marier sa fille au fils du prévôt des
marchands !
— « Gaspard ! Quoi, j'ai pour rival Gaspard, ce misérable qui a vendu
son âme au diable, en échange du secret de fabriquer lorsqu'il veut des
manuscrits ! La justice tient la main levée sur lui, et le frappera
bientôt. Cette affaire a pensé vous devenir funeste à vous-même ; on
vous accusait d'être son complice. Heureusement par le crédit de mon
père j'ai fait taire de semblables soupçons. Pour Gaspard, rien au
monde ne pourrait l'ôter à la hart qui l'attend. »
Hélas ! tout cela ne se trouvait que trop réel. Le malheureux Gaspard
fut jeté en prison : en vain il invoqua le témoignage de maître Michel,
en vain il voulut donner des éclaircissements pour prouver son
innocence, on le jeta dans des instruments de torture, on lui fit
avouer, à force de douleurs, son association imaginaire avec le diable,
et il fut condamné au feu, à faire, avant le supplice, amende honorable
sous le porche Notre-Dame et devant la maison du rubricateur. Toutes
les bibles que l'on avait trouvées chez lui furent données au couvent
des Bénédictins, qui les bénirent, les exorcisèrent et les vendirent à
leur profit.
Arrivé devant le logis du rubricateur, le patient, au lieu de réciter
les paroles de l'amende honorable, agita ses fers les uns contre les
autres, et se dressant, montra son visage pâle et son œil étincelant de
menace :
— Je suis victime de la trahison et de l'ingratitude, s'écria-t-il ; tu
le sais bien, Michel, qui es là à m'écouter, et qui tâches de faire
bonne contenance. Tu aurais bien voulu, n'est-ce pas, que mes juges ne
t'obligeassent point à cette dernière entrevue. Eh! bien, merci, adieu,
et malheur ! Malheur, car quiconque né en Flandre viendra reposer sa
tête sous le toit de cette maison prendra de l'infortune pour toute sa
vie, à commencer par toi, Michel. Maintenant, vous autres, menez-moi au
bûcher.
Trois mois après, maître Michel pleurait et s'arrachait les cheveux sur
le tombeau de sa fille. Six mois après, un incendie dévorait la maison
et toute la fortune de maître Michel. Un an après, maître Michel,
devenu fou, errait demi-nu, dans les carrefours de Paris, tendant la
main, pour obtenir de quoi manger, et amusant par des propos sans suite
la canaille et les enfants.
Déjà si terriblement vraie à l'égard de maître Michel Watremetz, la
prédiction de Gaspard ne se réalisa que trop par la suite. Est-ce
hasard, est-ce l'effet de la malédiction d'un mourant ? C'est hasard,
nous ne pouvons admettre d'autres causes, et néanmoins, il faut le
dire, ce hasard a quelque chose de bien étrange.
Onze Flamands, à ce que raconte la tradition du Temple et de la rue de
la Corderie, vinrent habiter la Maison de malheur, et des onze, pas un
seul ne put échapper au sort funeste dont l'avait menacé la prédiction
de Gaspard. L'un fut assassiné par des brigands, l'autre se jeta dans
la Seine ; il y en eut que l'on étendit en place de Grève, sur une roue
: les moins à plaindre succombèrent à d'horribles maladies, et
s'éteignirent après avoir supporté ce que la misère a de plus âpre. —
Je ne veux vous conter que les aventures des deux derniers Flamands qui
habitèrent la Maison de malheur.
L'un, Jean-Paul Labadie, arriva un beau jour de Flandre avec une somme
assez ronde, dont il acheta un magasin de mercerie fort achalandé, et
dans lequel un Alsacien avait fait une fortune rapide. Ce magasin était
établi à la
Maison de malheur des Flamands. Malgré les menaces de la
tradition, Jean-Paul fit marché avec l'Alsacien, et deux années se
passèrent, au bout desquels, s'applaudissant des succès de ses
affaires, il épousa une jeune et jolie fille du quartier du Temple, à
laquelle sa beauté devenue populaire valait le nom de la
Belle du
Temple. Un soir que Jean-Paul s'en revenait chez lui, on l'arrêta de
par le roi ; on lui montra une lettre de cachet, et il fut jeté dans un
cachot de la Bastille.
Jugez de son désespoir !... Ce désespoir dura vingt années. Vingt
années, Jean-Paul ébranla de ses mains les barreaux de fer de sa prison
; vingt années il resta là, ignorant pour quels motifs on l'avait
plongé dans un cachot. A la fin, un jour on le rendit à la liberté,
grâce à la visite que fit par hasard à la Bastille je ne sais quel
personnage qui le prit en pitié.
Ce fut alors seulement qu'il connut la vérité ; c'était à la demande du
marquis de Beaufremont qu'il avait été mis à la Bastille. Le marquis,
voulant se débarrasser d'un mari importun et se trouver tout-à- fait à
l'aise pour faire sa maitresse de la
belle du Temple, avait obtenu
sans peine une lettre de cachet contre Jean-Paul. Une fois sa victime
oubliée et jetée là, dans la fange et dans la misère, le séducteur
avait oublié le mari, et le mari était demeuré vingt ans à la Bastille.
Voici maintenant l'histoire de la dernière personne de Flandre qui
habita la Maison de malheur.
C'était une jeune fille, une parente de celui qui trace cette notice
sur la maison de malheur des Flamands ; une jeune fille, belle et douce
; un ange qu'un mauvais sort vint jeter dans ce lieu de malédiction.
Héloïse Pennequin pouvait, comme André Chénier, poser un doigt sur sa
tête défaillante, et dire en soupirant :
J'avais là quelque chose.
Comme lui, elle est morte à l'âge des illusions, à cet âge où l'on
croit encore à l'amitié, à l’amour, au bonheur ; à cet âge où les
prestiges de l'esprit, de la beauté et de la jeunesse, peuvent jeter
sur la vie qui échappe un long regard de regret et de douleur.
Hélas ? de tous ceux qu'elle chérissait avec une tendresse si vive, un
bien petit nombre a conservé quelque souvenir de la pauvre Héloïse. On
peut sans crainte aujourd'hui dire son nom devant eux, pas une larme ne
coulera ; on n’exhalera point un soupir . . .. Il y a dix-huit ans
qu'elle est morte ; et quel regret survit à dix-huit années ? Son père
était un homme d'une imagination ardente, mais désordonnée. Employé
dans les fournitures de l'armée de Russie, il gagna des sommes
considérables qu’il dissipa en folles dépenses. Les évènements de 1815
le laissèrent sans emploi. Il lui fallut revenir, presqu’aussi pauvre
qu'il en était parti, au sein d'une famille nombreuse.
Habitué au superflu et à la prodigalité, déjà il ne supportait que
péniblement des veilles prolongées bien avant dans lit nuit par le
travail. Exténuée de fatigue et de misère, sa femme vint à
succomber.... Alors un découragement absolu s'empara de l'infortuné,
que minait sourdement une maladie d'épuisement et de langueur.
L'ainée de quatre enfants, et atteinte elle-même d'une phthisie
pulmonaire, Héloïse oubliait ses propres souffrances pour consoler son
père. Ni l'aigreur de ses plaintes, ni les brusqueries que lui
arrachait le désespoir, ne purent décourager le zèle de cette angélique
créature. Elle était toujours là, devançant les désirs du malade,
adoucissant l'excès de sa douleur, et sachant par de tendres caresses
le soustraire aux remords de sa folle conduite.
Mais les forces de la jeune fille trahirent son courage ; il lui fallut
renoncer au travail qui nourrissait toute une famille nombreuse ; il
lui fallut succomber sous le poids de la maladie : quand son père,
avant d'expirer, imposa des mains défaillantes sur le front de l'enfant
dont la piété avait adouci ses derniers moments, elle-même n'avait plus
à vivre que peu de jours.
Héloïse avait toujours cultivé en secret la poésie. Rarement elle
communiquait, même à l'amitié la plus intime, ces émanations d'une âme
douce et passionnée ; car le génie a aussi sa pudeur. Et puis, en
écrivant, elle cédait au besoin d'exprimer ce qu'elle éprouvait, et non
pas à un vain désir de gloire. Ce n'est point pour être écoutée que la
fauvette chante dans les bois ?
Mais lorsque la jeune fille se vit en face de la mort, sa voix devint
moins timide et plus harmonieuse. Le front pâle, appuyé sur une main à
demi glacée par le froid du trépas, elle traçait de l'autre, avec une
rapidité merveilleuse, des vers imparfaits, sans-doute, mais où se
révélait à chaque instant une sensibilité extrême, une imagination
rêveuse, une poésie pleine de rhythme et de mélodie.
On éprouve je ne sais quel charme douloureux à lire ces fragments,
premier jet d'une pensée incomplète, et que la mort n'a point laissé
achever. On ne reste point froid devant l'idée d'une adolescence
flétrie si vite, d'une voix suave si précocement étouffée.
La veille de sa mort, le 20 décembre 1816, elle avait commencé une
élégie, dont elle n'a tracé que les premiers vers. Je vais transcrire
ici ces dernières paroles d'une mourante ; elles semblent réaliser la
tradition antique qui donne au cygne expirant des soupirs harmonieux et
des chants pleins de douceur.
CLAIRE.
La nuit, dans un hospice, une vierge pieuse,
Seule, près d'un mourant, veillait silencieuse.
Du rosaire ses doigts parcouraient les saints nœuds ;
Pour le pauvre malade elle formait des vœux,
Et le regard fixé sur sa couche grossière
Attendait qu'il ouvrît sa débile paupière.
Mais il a soupiré ; son front pâle et flétri,
Lentement soulevé, retombe appesanti.
La fille du Seigneur doucement l'encourage,
De ses lèvres approche un pur et doux breuvage.
Immobile, sur elle il attache les yeux :
« Oh ! ne fuis pas, dit-il, bel envoyé des cieux !
J'aime tant les accents de ta voix consolante !
Ces traits qu'a desséchés une fièvre brûlante,
Les cris d'un malheureux qui ne sait que gémir,
Ange consolateur, ne te font pas frémir ?
Tes pleurs mouillent mon front . . . N'es-tu pas comme un rêve
Que suit un long regret, qu'un léger bruit enlève ?
Oh, ne fuis pas! Ou bien que tes ailes d'azur
M'emportent avec toi, loin de ce monde impur. »
Sur le pudique front de la vierge ingénue,
Une douce rougeur soudain s'est répandue.
« Je ne suis pas, dit-elle, un ange du Seigneur.
Orpheline, en naissant condamnée au malheur,
On m'admit par pitié dans cette humble retraite ;
Un funèbre linceul fut posé sur ma tête ;
On récita pour moi les hymnes du trépas,
J'abjurai les mortels que je ne connus pas...
Et pourtant leur aspect a pour moi bien des charmes :
Si d'un infortuné je puis sécher les larmes ;
Oubliant les douleurs dont il est accablé,
S'il sourit à ma voix et s'endort consolé,
Claire est heureuse alors comme une sœur chérie
Qui près du lit d'un frère, à genoux veille et prie. »
…………………………………………………
Le nom d'Héloïse ne lui survivra point ; mais peut-on s'empêcher de
donner un regret à tant de jeunesse, de vertus et de génie frappés
avant le temps ? Peut-on ne pas lui appliquer ces paroles de Bossuet :
« Elle a passé comme l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait,
avec quelle grâce ! vous le savez, et le soir elle a été flétrie et
foulée aux pieds ? »
Voilà l'histoire de la
Maison de malheur des Flamands.
S. HENRY BERTHOUD.