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L. Bertrand : Mes débuts dans l’Université (1935)
BERTRAND, Louis (1866-1941) : Mes débuts dans l’Université (1935).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.II.2018)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-163) du numéro 163 (janvier 1935) des Œuvres Libres, recueil littéraire mensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
Mes débuts
dans l’Université

Choses vues

PAR

LOUIS BERTRAND
de l’Académie française

~*~


I

PRÉFIGURATION.


… C’était pendant la dernière semaine de septembre 1888. Autant que je me rappelle, j’avais dû prendre à la gare de Lyon un express qui partait de Paris vers deux heures de l’après-midi pour arriver à Marseille le lendemain, vers six ou sept heures du matin. Je sortais de Normale. J’avais vingt-deux ans. Récemment nommé professeur de seconde au lycée d’Aix-en-Provence, j’allais rejoindre mon poste. Une vie nouvelle commençait pour moi. Je n’étais plus un élève, j’étais mon maître, ou je pouvais en avoir l’illusion… Vingt-deux ans ! Un avenir qui n’avait rien de désespéré ! Et Marseille, la Provence, le soleil méditerranéen, la mer à l’horizon ! Le lendemain, à l’aube, je descendrais de wagon devant des paysages tout neufs pour mes yeux, dans un pays dont j’avais longtemps rêvé, et qui ne pouvait être que merveilleux ;... J’aurais dû être enchanté et, avec mon habituel tempérament, fou de joie ! Et pourtant j’étais triste, inquiet, mécontent de moi et des autres. Par la portière de mon compartiment de troisième classe, je regardais sans enthousiasme défiler les plaines médiocres du Senonais, puis, à flancs de coteau, les petites villes bourguignonnes, qui s’échelonnent avant Dijon et dont certaines sont charmantes : Joigny, Tonnerre, Montbard, les Laumes…

J’étais triste et mécontent, et je sentais d’avance que ces dispositions chagrines allaient me gâter mon beau voyage ? Mais cela pouvait-il s’appeler un beau voyage ? Ah ! ce n’est pas ainsi que je m’étais figuré mon premier grand départ, ce que j’aurais pu appeler mon « Embarquement pour la Vie » ! Je l’avais vu tout autrement ! Et je me désolais de ce que ma sortie de l’Ecole, non seulement n’eût rien de triomphal, mais fût quelque chose de si plat, de si misérable !... Je considérais piteusement ce compartiment de troisième classe qui allait être mon gîte pendant toute une nuit, ma pauvre valise en peau de truie juchée sur la planche aux bagages avec une mince couverture roulée dans une courroie. Je jetais un regard timide et secrètement offensé vers les individus vulgaires et bruyants qui m’entouraient. Et j’avoue que j’étais humilié de cet entourage, de ce pauvre équipage qui était le mien. Cela me paraissait presque une déchéance. A l’Ecole, on nous procurait des demi-places pour nos déplacements de vacances et, grâce à cette réduction de prix, je voyageais habituellement en seconde. N’étant plus normalien, je n’avais pas de demi-place. Et le trajet jusqu’à Aix, même en troisième, était encore fort coûteux pour moi. Ma bourse d’étudiant se trouvait alors à peu près vide et je ne pouvais pas espérer la ravitailler un peu avant de longues semaines. On m’avait averti, en effet, que mon premier mois de traitement me serait retenu en vue de ma retraite : raison de plus pour économiser. Quelles idées affligeantes tout cela suscitait dans mon esprit ! Ma retraite, la vieillesse, une vieillesse sans gloire et fort peu argentée, voilà pour l’avenir ! Pour le présent, ma médiocrité, ma pauvreté !... Certes, la pauvreté était pour moi une très ancienne compagne à laquelle j’étais bien accoutumé. Ordinairement je n’en avais pas conscience, en pensionnaire qui, sûr de sa maigre pitance, ne connaît pas le souci du lendemain. Ou bien quand l’idée m’en venait, je la niais joyeusement. Je ne voulais pas être pauvre. J’étais riche en imagination, riche de confiance dans l’avenir, de toutes les aspirations, de toutes les illusions qui me cachaient les misères ou les horreurs de la route. Mais voici que, dorénavant, je ne pourrais plus compter que sur moi. Il me faudrait gagner ma vie et celle des miens. Comment faire ? Quels moyens avais-je pour cela ?...

Certes, ce n’était pas le dénûment complet. J’étais sûr que, tout de même, on ne mourrait pas de faim ! Ce qui m’inquiétait et me mortifiait, c’était ce gagne-pain dérisoire que m’offrait l’Université : deux cent vingt-cinq francs et quelques centimes par mois pour nourrir et entretenir trois et bientôt quatre personnes ! Et surtout, – car ma vanité l’emportait sur tout le reste, – ce qui m’humiliait, c’était cette chaire de seconde au lycée d’Aix-en-Provence ! J’avais escompté beaucoup mieux. Depuis plusieurs années, je me préparais pour l’Ecole d’Athènes. Je devais passer trois ans en Grèce et en Asie-Mineure. Je verrais Rome, l’Italie, Constantinople, Jérusalem, enfin tout l’Orient. Et, pendant de longs mois, j’avais vécu dans la fièvre et les éblouissements des grands voyages. J’étais l’hôte des rapides, des paquebots, des hôtels cosmopolites. Par avance, je goûtais l’ivresse de débarquer dans des ports inconnus, de me promener dans de grandes villes exotiques, où chaque pas est une découverte !... Et puis rien de tout cela ! Pour apaiser ma fringale d’exotisme, de grands spectacles merveilleux, Aix-en-Provence ! une sous-préfecture des Bouches-du-Rhône ! Un petit lycée tout neuf et de troisième ou quatrième catégorie !... Mais c’était bien ma faute et c’est ce qui achevait de me navrer ! J’avais eu la sottise de me faire refuser à l’agrégation, ce qui m’interdisait toute ambition athénienne, et cela par dilettantisme, pour m’être épris d’un des auteurs du programme, auquel j’avais tout sacrifié, au lieu de piocher sagement et méthodiquement mon examen, comme les camarades. Alors de quoi me plaignais-je ? Je n’avais que ce que je méritais !...

Toutefois, pour essayer de reprendre courage, pour m’abstraire de mon entourage et me prouver à moi-même que j’étais, malgré tout, d’un autre monde que mes voisins, je tirai de mon portefeuille ma récente nomination et je m’abîmai dans la contemplation de cette importante feuille à en-tête ministérielle. Je m’affermis, une fois de plus, dans la désolante conviction que j’étais nommé, à titre provisoire, chargé du cours de seconde au lycée d’Aix. Et, pour couronner le tout, on m’enjoignait de rallier mon poste dans le plus bref délai… Ce « plus bref délai » me fit l’effet d’un coup de férule, ou d’un coup de trique administrative. Cela me rappelait cruellement que j’étais un fonctionnaire, que je n’étais pas du tout mon maître, comme je me plaisais à le croire. Le document ministériel le disait sans ménagement : « Ce fonctionnaire est invité à rejoindre son poste dans le plus bref délai ! ». Invitation sans aménité ! J’entrevoyais déjà l’horreur d’être un fonctionnaire, l’esclavage qu’il me fallait bien accepter pour assurer ma pauvre vie et dont j’ai tout de suite cherché à m’affranchir, bien qu’à de certains moments j’aie fini par l’accepter sans trop rechigner et même par le trouver très supportable…

Quoi qu’il en soit, mon instinct y était contraire. Mon premier mouvement avait été de fuir dès que je le pourrais. Je l’avoue franchement, je n’étais entré dans l’Université qu’avec l’intention d’en sortir au plus vite. A mes yeux, c’était seulement le vivre et le couvert assurés, en attendant la liberté que la littérature ou le journalisme ne manquerait pas de me donner. Pour y arriver, Athènes me paraissait un bon moyen. Ma vie là-bas ne serait qu’une succession d’enchantements. Ruines et paysages ! Méditations sur l’Acropole, chevauchées à travers le Péloponnèse ! Et, après cela, Stamboul ! Les Échelles du Levant !... Ah ! ces Échelles, quelle fascination elles exerçaient sur moi ! L’Échelle de Jacob elle-même n’était rien à côté !... Et, au lieu de ces splendeurs, de tout cet exotisme à la Loti (car l’exotisme, en ce temps-là, faisait déraisonner jusqu’à la critique), je tombais en Aix, Aix-en-Provence, sous-préfecture des Bouches-du-Rhône !... Cette vieille capitale provençale, j’ignorais tout de son glorieux passé, de ses beautés monumentales, de ses paysages, de son charme délicat !... Aix ! Ce nom un peu aigre sonnait désagréablement à mes oreilles ! Sa silhouette graphique elle-même, que je considérais pour la centième fois sur ma feuille de nomination, n’avait rien de flatteur pour mes yeux. Aix ! Une majuscule pointue, et rien derrière ! Ce mot m’était déplaisant à lire ! Et, pour comble de désenchantement, j’avais feuilleté avant de partir un vieux manuel de géographie et j’y avais lu ceci : « Aix, 18 000 habitants. Archevêché, Cour d’appel, Faculté des lettres et de droit. Siège d’une Académie. Commerce d’amandes et d’huile d’olive… ». Foin de l’huile d’olive et des amandes aixoises ! Je n’avais aucun goût pour ces denrées, et ce que je voyais de plus clair, à travers cet étalage de titres ecclésiastiques, parlementaires et universitaires, c’est que tout cela déguisait un affreux trou de province, une vieille petite ville moribonde ! D’avance, j’en avais l’âme transie…

A cette époque, la province française m’était la chose la plus antipathique du monde. Or je venais de passer deux mois de vacances en Bretagne, à Saint-Malo, puis à Paramé et à Saint-Lunaire, qui étaient alors des plages sans agrément et, sauf deux ou trois hôtels, à peu près désertes. Pourtant j’étais déjà trop sensible à la beauté des grands paysages désolés ou splendides, pour n’avoir pas aimé la poésie amère et triste de la lande bretonne et surtout la sauvage monotonie de la côte océanique. Ce qui m’avait gâté ces grands spectacles, c’est que je me trouvais, là-bas, dans une demi-domesticité, en qualité de précepteur ; mille petits froissements d’amour-propre m’empoisonnaient les joies de la contemplation. Je rapportais de cette villégiature maritime une impression funèbre, qui ne provenait pas seulement de la mélancolie des lieux ou du sentiment chagrin de ma condition, mais qui était causée en grande partie par un deuil tout récent. A Paramé et à Saint-Lunaire, devant les splendeurs marines les plus éclatantes et les plus épanouies, j’avais été constamment hanté par le souvenir d’un ami très cher, mort deux mois auparavant. J’avais même consacré les loisirs que me laissaient mes fonctions à écrire quelques pages destinées à servir d’introduction à un recueil de ses Reliquiæ. Cet ami était un camarade d’école, mon voisin de chambrée, avec qui, depuis près de trois ans, je goûtais toute la douceur d’une parfaite intimité intellectuelle. Sa disparition soudaine, – il avait été emporté, en quelques jours, par une espèce de méningite tuberculeuse, – m’avait laissé un long ébranlement. C’était ma première rencontre avec la mort. J’en étais encore mal remis. J’en avais été si frappé que j’attribuais mon échec à l’agrégation à l’écrasement moral, à la stupeur douloureuse que cet événement avait produits en moi.

Enfin moi-même je n’étais pas très bien portant. Débilité par des années d’internat, j’étais encore fort gringalet. Une terrible bronchite prise, quelques années auparavant, dans les dortoirs glacés du lycée Henri IV, m’avait si fortement éprouvé qu’à la moindre alerte je craignais une rechute. Sans doute le régime plus humain, plus nourricier, de l’École normale avait quelque peu contribué à me rétablir. Mais les fatigues récentes de l’examen, les soucis d’avenir, le milieu moral et matériel peu favorable à mon caractère comme à mon tempérament, tout cela me maintenait dans un état voisin de la cachexie. Ces influences physiques déprimantes, le sentiment d’une défaite, d’une diminution, voilà certainement ce qui m’assombrissait, tandis que je roulais, à travers les plaines de la vineuse Bourgogne, vers ce poste lointain que le pli ministériel m’enjoignait de rallier dans le plus bref délai. Et, à quoi bon le cacher ? Je voyais comme une preuve immédiate de ma déchéance dans le fait que j’étais là, chétivement rencogné dans ce compartiment de troisième classe…

Maintenant, à distance, je m’étonne d’un tel état d’âme et d’esprit. J’ai pitié de moi et je me méprise un peu. Malgré toutes mes prétentions à être un intellectuel, étais-je assez instinctif ! Je n’étais qu’une sensibilité saignante et vaguement exaspérée. Parce que les choses n’allaient pas comme je voulais, parce que je n’avais pas ce que j’aurais souhaité d’avoir comme santé, comme robustesse, comme promesses d’avenir, je m’enfonçais dans un sombre chagrin, un dégoût de moi, de tout le monde et de toutes choses, qui ne s’atténuait que pour faire place à une sorte de bouderie continuelle. J’étais incapable de m’évader de moi-même et de la rumination de toutes mes rancœurs. Je ne voyais pas ce qui s’approchait de moi, ce qui allait me saisir, m’entraîner peut-être, m’égarer et me perdre à tout jamais. Je ne calculais pas mes réactions, je n’organisais pas ma ligne de conduite en face de conditions ou de nécessités encore inconnues. Et pourtant c’était une chose bien grave, bien importante pour moi que l’attitude à adopter en ce changement soudain de mon existence.

Car je commençais réellement une vie nouvelle. Je n’en avais nullement conscience. J’étais la bête blessée qui lèche sa blessure et qui ne sent et qui ne voit rien d’autre. J’allais entrer dans un monde ignoré, avec toutes les illusions, toutes les naïvetés d’un pauvre enfant élevé en vase clos et uniquement nourri dans les livres. J’allais me mesurer pour la première fois avec des hommes mûrs, non plus des adolescents ou des jeunes gens de mon âge, mais des vieilles gens à mes yeux, des fonctionnaires aigris et malveillants, qui ne pensaient pas, qui n’agissaient pas comme moi, parmi lesquels je serais aussi étranger que dans une tribu de Peaux-Rouges ou de Canaques. Comment me défendre contre leurs ruses et leurs manigances ? Comment m’accommoder à leurs volontés et à leurs manies, m’adapter enfin à mon nouveau logis ?... Et ces enfants que j’étais chargé officiellement d’instruire : Comment allais-je leur parler ? Comment communiquer avec eux ? Quelles choses étaient bonnes à leur dire et quelles autres devaient leur être tues ? Quelle influence pouvais-je avoir, comment agir sur eux de façon efficace et bienfaisante ? Pouvais-je seulement me mettre à leur portée ? Étais-je capable de faire un éducateur, avais-je les qualités, les humbles vertus qu’il faut pour cela, malgré le nombre déjà considérable de mes diplômes universitaires ? Je ne me posais aucune de ces questions. Je n’en avais même pas idée. On ne m’avait pas appris à parler aux hommes ni aux enfants. Aucune leçon d’expérience. On ne m’avait donné aucun conseil, aucun avertissement. Démuni et si vulnérable, j’étais lancé à l’aveuglette dans un monde ignoré de moi et tout plein d’embûches et de surprises.

Je ne sais qu’une chose, c’est que j’aimais la poésie par-dessus tout, que les lettres seules m’intéressaient au monde. Mon entrée dans l’Université, ç’avait été pour moi une entrée en littérature. Je comprenais que j’étais fait uniquement pour écrire des livres et conter des histoires, que j’aspirais au Midi, à la chaleur et à la lumière méridionales, comme à la définitive révélation de moi-même. Et j’entrevoyais que mon échec à l’agrégation allait m’entraîner bien loin de tout cela, que cette ville d’Aix, même « en-Provence », ne serait pas pour moi la révélation attendue. Non, ce n’était pas le vrai Midi, le Paradis oriental où, depuis deux ou trois ans, j’avais pris l’habitude de loger tous mes rêves. L’existence que j’allais mener là serait manquée, inutile. J’allais y perdre mon temps et, à mes yeux, toutes mes raisons de vivre.

Dans ces heures de découragement, j’exagérais ainsi mon désespoir. J’y mettais une sorte de lyrisme amer et volontairement pessimiste, où je me complaisais, évidemment par pose littéraire, mais aussi par une défiance innée de la vie. En réalité, et à bien examiner les choses, Aix ne me fut pas inutile. Pour ma part, je suis persuadé depuis longtemps que toutes les minutes et toutes les démarches importantes d’une vie humaine sont préfigurées. De même que la nature tâtonne dans ses ébauches, qu’elle sacrifie mille exemplaires défectueux à la réalisation d’un type unique et parfait, de même l’instinct qui conduit toute notre destinée s’essaie d’abord en une foule de tentatives avortées. Cet instinct s’égare aussi, mais jamais complètement. Il revient toujours à un point qui reste stable au milieu des pires fluctuations. A ma sortie de l’École, un instinct secret m’avait, à défaut d’Athènes, fait demander une ville du midi de la France. On m’envoyait à Aix. Au fond, c’était bien ma destinée, mais sous des traits ingrats, sous une forme pâle et incomplète. Et c’est pourquoi Aix, malgré tout, m’est resté cher. Il me fut une préfiguration du Sud, de la vie que j’entendais mener, de tout ce à quoi j’aspirais : une ébauche ratée, un premier élan vers la splendeur, mais offusquée de toute espèce d’ombres, de choses grises et ternes, un premier élan vers la joie, mais mêlée de tristesse et d’une foule de choses douloureuses. A cause de cela, parce que ce passage à Aix ne me fut pas tout à fait stérile, parce qu’il eut au moins l’avantage de m’indiquer ma vraie voie et de m’y confirmer, je vais essayer ici d’en dire quelque chose. Puissent ces souvenirs lointains présenter quelque intérêt pour d’autres que pour moi !
_________

Sans doute, ce soir d’octobre, dans le train qui m’emportait vers la Provence, j’avais le pressentiment des contrariétés qui m’attendaient, qui allaient entraver la marche de mon destin, et, en somme, d’un échec pire que celui dont j’avais conscience en ces instants pénibles, – d’une étape sans gloire et d’un effort en partie perdu. Aussi ne pouvais-je surmonter ma tristesse : l’approche de choses lourdes et hostiles pesait sur moi. Cela fit que je ne pris aucun plaisir aux spectacles qui passaient devant mes yeux pour la première fois. J’eus à peine un regard distrait pour Dijon, dont le seul profil, aperçu de la portière du wagon, aurait dû m’émerveiller. Et puis je succombai à la fatigue. Vers Chalon, je finis par m’endormir du robuste sommeil de la jeunesse…

Tout à coup, en pleine nuit, je fus réveillé par un vacarme de ferrailles, des cliquetis de chaînes et des heurts de tampons. Dans les ténèbres, une voix désespérée criait :

- Lyon-Perrache ;…. Lyon-Perrache !

J’ouvris les yeux et, dans la stupeur du sursaut, dans l’air vif de minuit qui me faisait frissonner sous ma couverture, je perçus, tout près de moi, une conversation entre deux individus, dont l’un était devenu mon voisin, tandis que l’autre, qui l’avait accompagné à la gare, était perché sur le marchepied du wagon. Ils causaient bruyamment avec la belle goujaterie des gens qui ne savent pas se gêner et qui, à l’hôtel comme en chemin de fer, n’éprouvent aucun scrupule à réveiller le monde. C’étaient probablement deux commis voyageurs. Celui qui partait allait s’embarquer à Marseille, le lendemain même, pour le Pirée. Celui qui était sur le marchepied lui faisait toute espèce de recommandations. Enfin il lui dit :

- Si vous allez à Athènes et si vous voyez le père Platon, faites-lui bien mes compliments.

Athènes ! le père Platon ! Ces mots proférés dans les ténèbres par une voix inconnue et qui répondaient, par je ne savais quelle coïncidence mystérieuse, à mes préoccupations intimes, ces simples mots produisirent en moi un singulier effet. J’entendais bien que ce père Platon devait être quelque marchand d’étoffes, client des fabriques lyonnaises. Qu’importe : il s’appelait Platon ! Et il habitait Athènes ! Et ce goujat de commis voyageur, qui était mon voisin, irait à Athènes et verrait le père Platon ! Avait-il de la chance !... Ce rappel de tout ce que j’avais rêvé, ce rappel brutal sur le quai d’une gare, dans les ténèbres, entre minuit et une heure du matin, ce petit incident remua toutes mes rancœurs et toutes mes nostalgies, raviva toutes mes blessures…

Accablé par le sentiment de mon infortune, j’eus beaucoup de peine à me rendormir.


L’AUBE SUR L’ÉTANG DE BERRE.

Entre cinq et six heures du matin, je me réveillai pour de bon. Il faisait déjà grand jour. Je mis le nez à la portière et je vis un paysage qui m’enchanta.

Un grand paysage maritime, avec des barques à l’abandon près du rivage, des voiles dans le lointain, les molles ondulations de la côte légèrement embrumées et teintées de rose par le soleil levant. Je crus d’abord que c’était la mer. Mais ce n’était que l’étang de Berre, un grand morceau de lagune que nous allions longer jusqu’à Rognac, la petite station d’où se détache l’embranchement d’Aix. J’eus l’impression brusque d’entrer dans un nouvel hémisphère. Ce qui me frappa d’abord, ce fut la blancheur et la luminosité de la route qui suit la voie. La poussière blanche des routes méridionales, c’est, pour moi, tout un symbole. C’est l’entrée dans une terre de prédilection. Et puis la couleur roussie des murailles et des tuiles, la gênoise au bord des toits, si caractéristique des maçonneries provençales, les petites boules vertes des oliviers, les cyprès en palissades autour des mas perdus dans les terrains pierreux. Là-dessus un air de joie, la palpitation des souffles marins, le chatoiement des vagues et du ciel à travers des brumes imbibées de soleil ; voilà pour la vie mon décor intérieur. J’étais fait pour aimer cela. Je n’aimerais en réalité que cela. Je venais de trouver ou de retrouver ma vraie patrie.

Quelques instants après, je descendais à Rognac avec mon modeste équipage et, comme j’avais au moins une bonne heure à passer avant le départ du train d’Aix, j’en profitai pour aller m’ébrouer dans la campagne… Ah ! le beau matin d’automne ! Quel allégement ! Quelle délivrance de tous les cauchemars de la veille ! Finalement, je m’assis sous un pin, au bord de la lagune. Ce furent des minutes merveilleuses, toutes gonflées et débordantes de pressentiments joyeux ou splendides : liberté, vie au soleil, fascination de l’inconnu, de tous les risques et de tous les éblouissements de l’aventure, prestige d’une terre auréolée de légende et de poésie, pleine de formes harmonieuses, de belles histoires humaines et divines, cette première vision de la Provence m’était annonciatrice de tout cela. Je n’ai connu des minutes pareilles que beaucoup plus tard : la première fois que je vis le Sud africain dans la plaine désertique de Bougzoul, ou le Nil à Louqsor, sur le seuil des pays roses, en pénétrant dans la région des mirages et des grands enchantements solaires…

Ce sont de ces minutes uniques où l’on a envie de dire comme Faust : « Instant, arrête-toi ! Tu es trop beau ! » mais le voleur instant ne s’arrête jamais. On dirait qu’il se fait un cruel plaisir de se précipiter vers tous les cloaques et toutes les platitudes de la désillusion. Dans le petit train poussif qui m’emmenait à Aix je sentis bientôt mes enthousiasmes tomber…


LA DILIGENCE DE CUCURON.

Cependant ma première impression fut des plus favorables. Je voulais, d’ailleurs, qu’elle le fût. Il m’était intolérable de penser que la ville où désormais j’allais vivre était un lieu médiocre. Je m’excitais à la bienveillance et même à l’admiration. Et, tout de suite, j’avoue que je fus très frappé par le grande style du paysage aixois, cette campagne aux molles inflexions et aux nobles feuillages italiques, la couleur chaude des terrains et des fabriques, et, aux arrière-plans, les masses architecturales de Sainte-Victoire. Je trouvais même au viaduc de Roquefavour je ne sais quoi d’antique ou de classique qui m’évoquait tout un coin de la campagne romaine, un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain. Mais il faut bien que je l’avoue aussi : à cette époque-là, j’étais aussi mal préparé que possible pour goûter le charme archaïque d’une vieille ville parlementaire comme Aix-en-Provence. Presque toutes ses beautés datent du XVIIe et du XVIIIe siècle. Or, cet art-là était à peu près fermé aux générations qui florissaient vers 1890. On méprisait en bloc tout ce qui n’était pas l’antiquité grecque ou le gothique. L’histoire de l’art finissait après la Renaissance. Enfin le midi provençal ou languedocien, le midi français n’était guère qu’un prétexte à plaisanterie. Parlez-nous des pays exotiques ! Nous donnions furieusement dans l’exotisme. Nous étions Orientaux et même Extrême-Orientaux avec Loti. Et ainsi je ne pouvais rien comprendre à Aix-en-Provence. Je n’en pouvais rien sentir.

Quand, de la portière du wagon, je découvris la silhouette de la ville, je me souviens que je me battis les flancs pour lui trouver un air avantageux et même imposant. Du moment que j’allais habiter Aix, il convenait que ce fût un endroit admirable… Hélas ! ni la tour ronde de la cathédrale, ni le clocher pointu de Saint-Jean-de-Malte qui dominaient le troupeau des maisons ne m’en donnaient une bien haute idée. Cela me paraissait mesquin, étriqué, et, en même temps, prétentieux. La mesquinerie, la médiocrité provinciale et française, voilà décidément la mare stagnante où j’allais m’enliser.

Sur le terre-plein de la gare stationnaient deux ou trois pataches, destinées au service des hôtels et dont l’aspect sordide acheva de décourager mes velléités admiratives. Quel était le meilleur hôtel de la ville ? J’avais négligé de me renseigner sur ce point. Et puis le triste état de ma bourse m’obligeait à être modeste. Je finis par jeter mon dévolu sur l’Hôtel du Nord, dont l’omnibus tout battant neuf, à l’extérieur décent mais sans faste, m’inspirait de la confiance… Et fouette, cocher ! Nous voilà roulant sous les platanes d’une avenue sans maisons ou presque, qui s’appelait alors, si j’ai bonne mémoire, l’avenue Victor-Hugo.

Tout de suite, nous arrivâmes à une grande place, aux maisons rares, elle aussi, et qui avait plutôt l’air d’un terrain vague. Au centre, un grand bassin avec son jet d’eau, ses vasques superposées, le tout d’une belle banalité administrative. De nouveau, j’eus l’impression d’une mesquinerie faiseuse d’embarras. Cela me chagrinait pour Aix et surtout pour moi. Ma vanité, non pas seulement mon grand désir de beauté et de magnificence, était intéressée à ce que ma nouvelle résidence fût belle et magnifique. Jamais prélat faisant son entrée dans sa ville épiscopale ne fut plus pénétré que moi de la solennité, de la gravité de la circonstance, ni plus soucieux de la représentation. En présence d’Aix, j’étais comme les mères de mon temps devant une grande fille dégingandée et nigaude : « Allons, voyons ! Tiens-toi droite ! » Je trouvais vraiment qu’Aix ne se tenait pas assez droite pour mon goût, qu’elle manquait de tenue et d’apparât, ou plutôt qu’elle était à la fois arriérée, rustique et pompeuse.

Et pourtant le Cours, avec ses platanes centenaires, sa double rangée de vieux hôtels aristocratiques, a certainement grand air. J’ai su par la suite qu’il avait beaucoup plus grand air encore au XVIIIe siècle, avant les bouleversements et les dégradations d’une génération utilitaire et insoucieuse de l’esthétique. Au lieu de descendre platement vers le jet d’eau et son terre-plein, il dominait la campagne, il aboutissait à une terrasse surmontée de balustres et d’où l’on découvrait, comme à Versailles, une profonde perspective encadrée de bouquets d’arbres. On a fait pis. On a essayé de moderniser ces vieux hôtels, dont on a éventré les rez-de-chaussée pour y installer des cafés, des cercles et de vagues négoces. De la patache qui m’emmenait à l’hôtel je contemplais avec tristesse ces profanations. Sur la chaussée, le long du trottoir, des cabriolets campagnards stationnaient, les brancards en l’air, et une file de diligences crottées et poudreuses, parmi lesquelles éclatait, rubiconde et bariolée comme une maritorne villageoise, la diligence de Cucuron !... Cucuron fut pour moi le coup de grâce. Je ne daignai plus rien voir, ni les cariatides des vieux logis, ni les charmantes fontaines du Cours avec leurs urnes moussues, ni, tout au bout de l’avenue, la statue troubadouresque du roi René, avec son inscription latine d’un si beau style ! Je descendis devant l’hôtel en proie à une grande mélancolie.

Par extraordinaire, cet Hôtel du Nord était aménagé dans une maison toute neuve, dans une rue qui débouchait sur le Cours et qui s’appelait anciennement (si je ne m’abuse) rue des Quatre-Dauphins, mais que la République triomphante avait débaptisée et laïcisée en rue du Quatre-Septembre. Les vernis étaient frais, les chambres propres, avec une apparence de confort, assez rare à cette époque. Enfin les patrons, des jeunes mariés qui débutaient, des gens de Marseille à l’accent cordial et violemment épicé, se montraient de toute prévenance et de tout empressement pour la clientèle. Je me souviens que je fus conquis dès le seuil, où je me heurtai à un cortège qui partait pour l’église. La belle-mère de l’hôtelier ouvrait la marche, tenant dans ses bras une petite fille tout enfanfreluchée. Et comme, en passant, je jetais à la fillette le regard extasié qui convient, la grand’mère me dit avec un sourire de triomphe et son plus bel accent de Marseille :

- On la chosse !

C’est-à-dire qu’on chaussait l’enfant pour la première fois et que cet acte important s’accompagnait d’une petite cérémonie religieuse : le prêtre bénissait les petits souliers avec lesquels la fillette allait faire ses premiers pas. Je ne sais si cette coutume, certainement très ancienne, existe encore en Provence. Mais je la trouvai au moins aussi jolie qu’édifiante. Et c’est sur cette heureuse impression que je pris possession de mon gîte provisoire.

A peine débarbouillé, je me lançai à la découverte dans les environs de l’hôtel. Comme par hasard, j’habitais un des quartiers les plus gais et les plus ensoleillés de la ville et aussi un des plus somptueux : le quartier Mazarin, ou quartier Cardinal, qui date sans doute du temps où le frère de Mazarin était archevêque d’Aix. En trois enjambées j’atteignis la place des Quatre-Dauphins, mêmement débaptisée par une municipalité amie du progrès et maquillée en place Gambetta. Je ne cesse de protester contre cette sottise homaisienne et maçonnique qui consiste à infliger aux rues ou aux édifices des noms qui hurlent avec leur destination ou leur caractère. Je n’ai aucune haine particulière contre Gambetta ni aucun des grands hommes adoptés par les Loges. Je ne m’oppose nullement à ce qu’ils aient leur rue comme Pierre ou Paul. Mais comme il est intelligent et généreux de choisir précisément l’évêché pour y coller le nom de Zola, ou la rue de la cathédrale pour y coller celui de Renan ! Sur cette petite place des Quatre-Dauphins, d’un style si noble et si classique, cette fontaine aux eaux jaillissantes, surmontée d’un obélisque romain, qu’avais-je besoin de penser à Gambetta et au Quatre-Septembre ! Aujourd’hui, ce ne sont plus que des noms démodés et qui sentent fâcheusement la réaction. En 1888, ils dégageaient un relent populacier qui, sur le premier moment, me gâta tout le charme de cette jolie placette ensoleillée et de ses élégantes architectures.

C’est, en effet, l’endroit le plus aimable et, en tout cas, le plus italien, de cette ville provençale qui rappelle si souvent l’Italie. A deux pas des Quatre-Dauphins, il y a un tronçon de rue qui s’appelle le boulevard d’Orbitelle et qui m’évoquait alors d’imaginaires visions de Lucques ou de Pise, des coins de jardins toscans avec leurs terrasses et leurs pins en parasols. Les rues voisines, coupées à angle droit et tirées au cordeau, sont pleines d’anciennes maisons sans faste extérieur, mais spacieuses et imposantes comme des palais florentins : vestibules, cages d’escaliers monumentaux, grandes salles d’apparat flanquées de larges et nombreuses dépendances. La Fontaine des Quatre-Dauphins forme le centre de cet aristocratique quartier : un bassin de marbre blanc, au milieu la vasque murmurante, ses monstres et ses attributs marins, son petit obélisque qui fait songer à ceux de la place Navone. Aux quatre angles, des hôtels aux robustes assises en pierre de taille, à la décoration très sobre, mais de proportions si amples et si justes qu’ils éveillent tout de suite une idée d’art et de magnificence. En face, la rue Cardinale, à la fois austère et lumineuse, et, dans le fond de la perspective, le portail et le clocher gothiques de Saint-Jean-de-Malte. Les grands pans d’ombre de toutes ces fabriques se découpant sur de petits pavés blancs et polis, les feuilles des platanes balançant leurs reflets sur ces surfaces éblouissantes et la chanson perpétuelle de l’eau, la gaîté du soleil sur ces façades un peu sévères et cérémonieuses, toutes ces choses exquises, ce petit ensemble de si grand style, tout cela m’apprivoisa et me ravit dès la première rencontre.

Les fontaines du Cours achevèrent de me conquérir. Avec leurs urnes et leurs vasques débonnaires toutes verdies de lichens et de plantes aquatiques, elles sont bénéfiques, riches de propriétés médicatives comme les piscines thermales. Miraculeusement, elles versent en même temps l’eau froide et l’eau chaude. Elles ont des goulots d’eau bouillante où les servantes du voisinage viennent constamment s’approvisionner et au-dessus desquels flotte une buée tiède. La chose charmante, c’est ce vif et frais mouvement, ce murmure ténu de l’eau sous l’ombre glauque des platanes. Le soir je rentrai à l’hôtel, poursuivi par des images fluides, musicales et lumineuses. Le crépuscule venait doucement. Du balcon de ma chambre, je regardai, en face de moi, un mur tout illuminé par le soleil couchant, un mur de terrasse que dépassaient les branches, chargées de feuilles et de fruits, d’un énorme et vigoureux figuier. Les figues blettes se détachaient de l’arbre et s’écrasaient en bas, sur le trottoir, comme des lambeaux de chair meurtrie. Ces taches pourprines dans cette extrême luminosité méridionale, cette surabondance des beaux fruits trop mûrs que les passants foulaient aux pieds, m’émerveillèrent. Je me rappelai mes autres émerveillements de la matinée devant l’étang de Berre. Dans la douce chaleur automnale, sur ce balcon de la ville inconnue, je me détendais peu à peu et je me rassérénais. Après tant d’années de labeur, mes souffrances physiques, mes angoisses et mes épreuves récentes, je me disais que peut-être un peu de bonheur était possible. Certes, cet Aix n’était point la grande ville magnifique et mystérieuse que j’avais rêvée. Elle m’avait un peu déçu et choqué, mais peut-être que, tout de même, on pourrait y être heureux, d’un petit bonheur modeste et sans illusions…

Là-bas, sous les platanes du Cours et de la place des Quatre-Dauphins, la chanson ténue, la chanson vaillante et obstinée des fontaines, semblait m’en donner l’assurance.


II

A LA RECHERCHE D’UN GITE.

Du moment que j’étais devenu, au moins provisoirement, citoyen d’Aix, il fallait, au plus tôt, m’y pourvoir d’un logis pour les miens et pour moi. La vie d’hôtel coûtait cher, d’autant plus que ma mère et ma sœur n’avaient pas tardé à venir me rejoindre. Nous avions hâte d’être chez nous. C’est pourquoi, dès le lendemain de leur arrivée, nous nous mîmes en quête d’un logement et nous battîmes à peu près tous les quartiers d’Aix : ce qui me permit de prendre une connaissance plus complète de la ville et même de ses faubourgs.

Décidément Aix me plaisait médiocrement. Je ne fus pas plus enchanté de mon excursion à travers tous ces vieux logis que je ne l’avais été, au saut du train, lors du premier contact. Mais je ne saurais trop le redire : j’étais alors tout à fait incapable de sentir le charme d’une telle ville et même la beauté de cette grande architecture classique. C’est longtemps après, quand je suis revenu à Aix en flâneur et en étranger, que je me suis épris des hôtels de la rue du Louvre et de la rue de l’Opéra, que j’ai admiré le Pavillon Vendôme, ses parterres à la française et ses miroirs d’eau ; que j’ai aimé, sous l’ardent soleil de juillet, le petit trottoir mélancolique et propret de cette longue rue montante, qui s’appelle la rue Emeric David ; qu’enfin j’ai pris un tendre intérêt aux fontaines mortes ou moribondes qui foisonnent dans Aix, comme à Stamboul, dans le voisinage des mosquées. Rien n’est triste comme ces vasques taries, envahies par les décombres et par toute une flore sauvage, – cette flore si pittoresque des rues d’Aix qu’un érudit local, M. Emile Lèbre, s’est amusé à cataloguer, – et aussi ces beaux mascarons du XVIIe siècle, dont les lèvres si longtemps sonores se sont tues à tout jamais. Mais ceci est une autre histoire et un autre sujet qui réclamerait peut-être tout un volume…

En cet automne de 1888, lorsque j’errais à travers les venelles obscures de la vieille ville, je n’étais sensible qu’à leur malpropreté, au manque d’air et de lumière, à l’incommodité et à la tristesse des vieilles maisons. Dieu ! que tout cela me paraissait noir, lugubre et malodorant ! Pour moi, c’était la descente au tombeau, et, avec les idées funèbres qui me hantaient alors et la tournure de mon esprit, quelque chose comme l’ensevelissement définitif de ma jeunesse anxieuse et douloureuse... Eh quoi ? allais-je donc être condamné à vivre dans ces logis cimmériens, moi qui avais rêvé d’Athènes et de l’Orient ?

Par bonheur, nous finîmes par trouver, en dehors de la ville, à l’extrémité du Cours Sainte-Anne (alors débaptisé, lui aussi, en je ne sais plus quel nom laïque et républicain) un petit appartement tout neuf, comme cet hôtel d’où nous sortions : quatre chambres, sans plus, dont une fort exiguë, mais bien aérées, bien exposées, avec une assez belle vue sur la campagne, à l’entrée de cette route qui conduit aux bords de l’Arc et à la délicieuse promenade du Tholonet. J’y installai mes premiers livres, mes photographies du Louvre, un buste en terre cuite coloriée, selon l’esthétique botticellienne de l’époque, enfin ma table de travail où s’épanouissait une lampe Carcel à globe dépoli et munie d’un abat-jour de soie transparente comme dans les premiers romans de Paul Bourget. Avec cela, les douceurs et l’intimité de la vie de famille. Serait-ce enfin le petit bonheur attendu et si longuement désiré ?...

Hélas ! Il me fallait compter avec mille soucis, qui m’empoisonnaient ces premières joies. Soucis d’argent, d’abord ! Avec ma paie mensuelle de deux cent vingt francs, nous avions à peine de quoi vivre. Si encore on avait pu vivre comme des ouvriers ! Mais il fallait représenter, avec une tenue, faire et rendre des visites : un salon (chose risible à dire !) était presque obligatoire. C’est une honte pour l’État français que la façon dont, aujourd’hui encore, il traite ses fonctionnaires. Il ne peut pas être bien servi par des pauvres honteux qui sont obligés de chercher leur subsistance en dehors de leurs fonctions… Outre cette préoccupation du lendemain, j’en avais une autre plus angoissante peut-être : celle de mon avenir. On consent bien à peiner au jour le jour, mais à condition d’entendre chanter le coucou dans le lointain. Or, sans l’agrégation, mon avenir s’annonçait précaire et misérable. Il me fallait donc préparer encore une fois ce maudit concours, et sur de nouveaux frais, avec un programme entièrement changé. J’étais saturé d’examens. J’en avais déjà tant passé ! Le cœur me manquait. Le pire, c’était de mener de front ce labeur excédant avec une lourde besogne où j’étais novice : mes cours du lycée et toutes leurs corvées accessoires, surtout les fastidieuses corrections de copies. Quand j’entrevoyais les kilomètres de copies qui allaient joncher ma carrière, il me prenait des envies de pleurer. Mais tout cela n’était rien : le plus affreux, c’étaient les humains avec qui j’allais vivre…


JE DÉCOUVRE LES HUMAINS.

Je n’exagère pas en disant qu’à vingt-deux ans je n’avais aucune idée des humains. J’étais une espèce de moine, ou de séminariste laïque, qui n’a jamais mis le pied dans le monde. Pour moi n’existaient que les bouquins et, à l’arrière-plan, l’odieuse nécessité des examens. Mes camarades, c’étaient des concurrents qu’il s’agissait de distancer ; mes professeurs, des robinets à l’onde avare ou généreuse, dont je prenais ou laissais selon ma convenance. Avec mes habitudes d’isolement et de rencognement, je ne tenais aucun compte des autres. Je croyais qu’il me suffisait d’aller de l’avant, de me développer en suivant ma ligne et en essayant de bien faire et que, si l’on ne me savait pas précisément gré de chercher mon salut par des voies personnelles, on ne pouvait pas m’en vouloir de cela… On eut tôt fait de me détromper.

Dès mon arrivée, j’avais rendu visite à mon proviseur. Je pensais que mon extrême jeunesse, ma franchise, mes façons d’adolescent bien élevé et aussi mon évidente, quoique maladroite, bonne volonté, que tout cela me vaudrait un peu d’indulgence, sinon de sympathie, de la part de mes chefs. Tout de suite j’eus l’impression que cela précisément déplaisait. Mon proviseur me jugeait trop jeune, sans expérience, incapable de diriger une classe, et il était convaincu d’avance que le souci de l’agrégation allait me détourner de mes devoirs professionnels. Mon Dieu ! ce n’était que trop vrai. Mais c’était aussi une raison de plus pour venir à mon secours, me tendre la perche, me diriger et me conseiller doucement, sans en avoir l’air. Je sais bien que j’étais très ombrageux et sans doute plein de prétentions. Mais je me connais aussi : avec un mot cordial, une poignée de main affectueuse, enfin le moindre témoignage de bienveillance, on eût fait de moi tout ce qu’on eût voulu. Au lieu de cela, je sentis instantanément une hostilité préconçue. Et le fond de cette hostilité, c’est que j’étais normalien et que lui, mon proviseur, ne l’était point : ce sont de ces choses qui, de mon temps, dans l’Université, ne se pardonnaient pas. Et c’est pourquoi il ne me fit la grâce d’aucun conseil. J’allais être en observation sous des yeux inamicaux et qui guettaient mes premiers manquements pour les noter avec allégresse. Le bonhomme avait l’air de se frotter les mains, en se disant dans sa barbe : « Ah ! ah ! mon petit ami. Vous voilà jeté à l’eau ! On va voir comment vous vous en tirerez !... » Et je ne tardai pas à me convaincre que le cruel escomptait mon naufrage.

Le jour de la rentrée, selon l’usage, une messe du Saint-Esprit fut célébrée dans la chapelle du lycée. J’y assistai, bien entendu, avec le corps enseignant. En ce temps-là, mon catholicisme n’était ni très orthodoxe, ni très fervent, bien que ce camarade d’école que je venais de perdre, cinq ou six mois auparavant, eût tenté de m’y ramener. Question de tradition familiale, de bonne tenue morale, d’esthétique surtout, voilà tout ce que le catholicisme représentait à mes yeux. Sans doute aussi que j’exagérais mon attachement pour lui, en haine de tous les pignoufs et de toutes les brutes de l’anticléricalisme, qui alors sévissait avec un caractère de particulière abjection. Aussi fus-je très vivement choqué de l’attitude inconvenante de mes collègues et aussi des élèves pendant toute cette cérémonie. Cela dut se marquer certainement dans mon maintien et sur ma figure et il est bien possible qu’en esprit de réaction (j’ai toujours été réactionnaire avec délices !) j’aie outré un respect et un recueillement tout extérieurs. Cela fut saisi au vol par mon proviseur : dès cet instant, j’étais noté comme clérical.

Je dus passer aussi pour un insupportable « poseur », car, ne trouvant aucune agrément dans le commerce de mes collègues, je les évitais le plus possible. En général, c’étaient de très braves gens, mais avec qui je ne me sentais absolument rien de commun. Je n’y mettais aucun orgueil. Je m’efforçais même de me montrer extrêmement poli et prévenant. On ne me pardonnait pas ma politesse, pas plus qu’on ne me pardonnait ma tenue. J’étais pourtant mis très simplement. Ce qui me singularisait, c’était le port du haut-de-forme, dont j’avais pris l’habitude à l’école. Tous mes camarades portaient le « tuyau de poêle », ou, comme nous disions :

Abritaient de grands fronts sous de modestes tubes.

J’avais à Aix mes vieux chapeaux de la rue d’Ulm. Enfin, vanité scandaleuse chez un si petit fonctionnaire, j’avais un « pardessus de fourrure ». Ils appelaient ainsi un simple paletot en gros drap verdâtre que j’avais acheté à la Belle Jardinière sur mon premier argent, gagné à donner de chétives leçons. Ma mère, toujours affolée pour moi à l’idée d’une bronchite possible, y avait cousu de ses mains, en guise de collet, la peau de je ne sais plus quelle bête très peu somptueuse. Et c’est ce qu’ils appelaient mon « pardessus de fourrure ». Ce pardessus m’attira bien des sarcasmes, mais aussi beaucoup de considération de la part de mes élèves.

Tous ces menus faits ramassés, colportés et commentés par des bouches hostiles ou malveillantes, me valurent un accueil assez frais, lorsque j’allai présenter mes devoirs à mon recteur.

L’hôtel où étaient installés alors les bureaux de l’Académie est un vieux logis qui a encore assez bonne mine. Mais l’Université en avait fait quelque chose de sordide et de sinistre. J’y fus reçu par un petit bonhomme grassouillet, qui avait l’air d’une grenouille juchée sur un tabouret. Ce fut bref et tout à fait dépourvu de cordialité. Ce personnage me dit en substance : « Il faudra vous occuper de vos élèves ! Vous n’êtes pas ici pour parader et faire de la fantaisie… pour sculpter votre statue intérieure (je ne sais où il avait pêché cette expression ambitieuse, qui, somme toute, ne manquait pas de justesse). Et n’oubliez pas que vous êtes un fonctionnaire ! Les fonctionnaires doivent servir la République, qui les paie ! » Là-dessus, l’insolente petite grenouille me mit à la porte.

J’étais furieux. J’aurai voulu dire mille sottises à ce malotru. Mais mon indignation n’éclata que dans l’escalier. Je rentrai chez moi en proie à toute une tempête intérieure et, chemin faisant, j’invectivais mon recteur : « Quel droit avez-vous, lui disais-je, de me parler ainsi ? Parce que vous m’avez nourri maigrement pendant quatre ou cinq ans, vous croyez pouvoir exiger ma reconnaissance ? Mais ce peu que vous fîtes, vous l’avez fait pour vous et non pour moi. Vous m’avez nourri et dressé comme on nourrit une vache à lait et comme on dresse un cheval de trait : en vue de votre service et de votre bénéfice. Nulle idée élevée ne vous a guidé, en me fournissant ma pitance, pas plus que moi, d’ailleurs, en l’acceptant. Non ! En me dressant, vous n’avez travaillé que pour vous ! Et, ce faisant, vous avez excité en moi une foule d’appétits, que vous ne vous souciez pas de satisfaire. Vous m’avez ouvert des horizons vers lesquels vous ne me conduirez pas. Vous avez éveillé des idées que vous ne réaliserez pas, qui même seront en contradiction avec ma condition et mon milieu. Et, comme fiche de consolation, vous m’offrez un salaire misérable, au nom duquel vous réclamez ma fidélité et mon dévouement ! Encore une fois de quel droit ? Ce n’est pas vous, faction au pouvoir, qui me payez : C’est la collectivité tout entière ;… Et cette paie de famine, je ne la dois ni au hasard ni à votre bienveillance. Il m’a fallu la conquérir au prix d’un long labeur, disproportionné avec le résultat !... »

Ces colères intérieures me faisaient, comme toujours, un mal affreux. J’entrevoyais de plus en plus l’horreur d’être un fonctionnaire, un esclave public. Qu’il était donc difficile d’être un homme libre ! J’avais pensé m’assurer une demi-liberté. Et voilà que je comprenais que tout allait être à recommencer. Eh quoi ? un tel travail pour rien ! Tant d’années de ma belle jeunesse gâchées en pure perte !... J’en étais d’autant plus désespéré qu’une fois entré dans cette galère je ne voyais pas le moyen d’en sortir, – du moins pour l’instant.

Chose surprenante, c’est dans ce métier, embrassé sans ferveur, que je trouvai mes premières compensations ! Tout de suite, je m’entendis très bien avec mes élèves et, contrairement aux pronostics de mon proviseur, je sus très bien tenir ma classe. Rien n’est tel que d’être jeune. Étant très près de ces adolescents, je sus leur parler un langage qui était le leur. D’abord, comme je me le répétais cyniquement, je ne voulais pas m’embêter ! Je ne voulais pas m’assommer moi-même à faire une classe assommante. J’entendais m’intéresser à ce que je disais et aussi tirer un profit de mon enseignement, apprendre moi-même quelque chose. En réalité, j’étais le meilleur élève de ma classe. Avec une pareille pédagogie, j’avais le sentiment d’intéresser tout mon auditoire, jusqu’aux derniers des cancres. Je les émouvais par mes lectures. Je leur donnais le goût des belles choses. Tout ce petit monde vibrait, était en effervescence. Ceux qui avaient tant soit peu le sens littéraire me témoignaient autant de sympathie que d’enthousiasme. J’étais fort populaire… Mais les bêtes à concours, les figurants du tableau d’honneur et ceux qui, sur de petits carnets, supputaient leurs points pour le prix d’excellence, tous ces pharisiens m’en voulaient secrètement, d’abord de mésestimer leur besogne de piocheurs et de fouisseurs, et ensuite de négliger scandaleusement la lettre des programmes et la stricte préparation des examens…

L’administration, qui me guettait, prêtait l’oreille à ces doléances sournoises. On aurait dit que je m’appliquais à lui fournir des armes contre moi. N’avais-je pas eu l’audace ou l’inconscience, – je ne sais plus comment ni à propos de quoi, – de  prononcer en pleine classe le nom alors maudit de Zola !... En ce temps-là, Zola n’était pas l’ami des universitaires. Incontinent, je fus mouchardé par les pharisiens, ou trahi involontairement par l’enthousiasme naïf de mes fidèles. Dans les huit jours, je reçus un blâme sévère. L’atmosphère de suspicion et de malveillance devenait de plus en plus épaisse autour de moi.

Je constatai ainsi combien j’aurais de peine à faire mon nid dans l’Université. Arriverais-je seulement à m’acclimater à Aix ? Le milieu m’était toujours antipathique. Avec l’hiver et le mauvais temps, la physionomie de la ville m’apparaissait plus désolante. Aix me montrait un profil obstinément grincheux, des dehors sordides qui me navraient et qui m’humiliaient. Quand, au sortir de la bibliothèque, je rentrais chez moi par la rue d’Italie, le parapluie en main, les caoutchoucs inondés et glissant dans la crotte du trottoir, je coulais, en passant, un regard désespéré vers la sinistre rue du Bœuf, qui prenait pour moi l’apparence d’un cul-de-sac, d’une impasse infranchissable, où j’aurais été muré et enseveli à tout jamais. Et quand je descendais ou remontais le Cours, je n’entendais plus la petite chanson vaillante et obstinée qui, d’abord, m’avait mis au cœur un peu de réconfort. Le bruit monotone de la pluie couvrait celui des fontaines.

A cette mauvaise figure des choses correspondait pour moi la mauvaise figure des gens. Si le commerce des universitaires ne m’attirait nullement, celui des Aixois ne m’était guère plus délectable.


COUP D’ŒIL SUR LE MONDE EXTÉRIEUR.

Dès mon premier contact avec les habitants d’Aix, j’avais eu l’impression d’une ville livrée à l’ennemi, en tout cas sur le pied de guerre et extrêmement divisée. Je sais bien que ces divisions existent toujours en province. Mais, à cette époque-là, elles étaient, en Aix, à l’état aigu.

La grande poussée gambettiste et démocratique de 1880 faisait encore sentir ses effets. La République n’était pas très sûre d’elle-même. C’est pourquoi elle se montrait volontiers persécutrice. Elle battait le rappel des bonnes et des mauvaises volontés. Les fonctionnaires se voyaient obligés et même sommés d’entrer dans ses cadres. De là la semonce de mon recteur : « Servez la République qui vous paie ! » On se sentait domestiqués et enrégimentés. Sans doute, sous l’ancien régime, le gouvernement central savait faire entendre et, au besoin, imposer ses volontés. Mais cela n’allait jamais que jusqu’à un certain point, sauf en cas de révolte ouverte : la province, ou la cité, restait, en somme, maîtresse d’elle-même et de son administration. Certes, cette administration n’était pas parfaite. A tout le moins était-elle profondément locale, commise à des hommes qui représentaient les véritables valeurs et les meilleures traditions du pays. Lorsque j’arrivai à Aix, c’étaient des étrangers, des métèques, des fonctionnaires ou, parmi les indigènes, des parvenus ou des intrigants, enfin les plus médiocres ou les plus vils éléments, qui conduisaient la barque, qui remplissaient les assemblées municipales et régionales. Le maire était un Israélite, comme, d’ailleurs, le procureur général et, je crois bien aussi, le premier président. Le sous-préfet, en dehors de son caractère officiel, ne manifestait rien qui pût le définir. Le député, Aixois d’origine si je ne me trompe, n’avait pour lui que l’appui des Loges et un fervent désir de caser lui et les siens… Aix, capitale de la Provence, vieille métropole militaire, parlementaire et ecclésiastique, m’apparaissait découronnée. Cette déchéance, j’en voyais comme la preuve vivante dans l’aspect négligé des rues, la souillure et la dégradation des plus nobles vestiges du passé. Cette ville aristocratique s’encanaillait, cette insigne beauté se défaisait dans la poussière et dans l’ordure.

Au milieu de toutes ces ruines, une grande ombre subsistait : celle de l’Église. Pour prendre une idée de la puissance qu’avait été l’archevêque d’Aix, il suffisait de voir sa résidence, le fastueux palais accoté à la cathédrale et qui est devenu, aujourd’hui, un musée de tapisseries et de meubles anciens. Ces prérogatives et ces antiques splendeurs étaient bien oubliées vers 1889. Le prélat qui occupait le siège des Grimaldi et des Mazarin était alors un ancien curé de Lyon, porteur d’un nom quelque peu crapuleux et vaguement effrayant : chose horrible à dire, il s’appelait Monseigneur Gouthe-soulard !.... Excellent homme d’ailleurs, ayant la réputation d’un prêtre extrêmement charitable et muni de toutes les vertus sacerdotales, mais d’un caractère rétif, combatif et contentieux. Les gens du gouvernement le considéraient comme un abominable fanatique. A tout instant, le ministère des Cultes, pour une incartade plus ou moins maladroite, le cassait aux gages. A cette époque-là, il soutenait un procès retentissant contre je ne sais plus qui, peut-être bien contre le ministre lui-même. Et je me rappelle que ce procès passionnait la ville et contribuait encore à augmenter les divisions.

Dans ces conditions, le pauvre petit fonctionnaire que j’étais n’avait aucune bienveillance à attendre du clergé. Aux yeux des personnes bien pensantes, un universitaire était une manière de pestiféré. Mes relations ecclésiastiques se limitaient strictement à notre aumônier, homme prudentissime et dont la position entre chèvre et chou était des plus délicates, au surplus complètement nul et sans aucun intérêt pour moi.

Parmi les autres débris du passé, il y avait aussi le faubourg Saint-Germain de l’endroit, tout un petit clan nobiliaire, qui tenait encore une assez grande place. Ces hobereaux étaient, en général, fort désargentés, mais ils faisaient toujours bonne figure dans leurs vieux hôtels qui étaient, en somme, ce qu’il y avait de mieux à Aix. A tout le moins, ils sauvaient la face. Ils continuaient à recevoir et à s’amuser entre eux. Ils donnaient même des fêtes, très jalousées des gens d’administration qui n’y avaient point accès. Bien entendu, moi chétif, je n’avais même pas l’idée de pénétrer dans un milieu si renchéri. J’en aurais tout ignoré sans les cancans de mes collègues et sans un voisinage qui finit par amener de très superficielles relations de politesse entre un de ces hobereaux et moi. La maison, dont j’avais loué le second étage, était habitée, en effet, par un M. de Z…, descendant d’une ancienne famille provençale, et par sa nombreuse progéniture. Je savais par ma propriétaire qu’il avait été officier de marine et qu’il était marié à une jeune femme très brillamment apparentée. Catholique fervent et même militant, il avait donné sa démission pour protester contre les fameux décrets visant les Jésuites et la magistrature, et il était venu planter ses choux à Aix-en-Provence. Il faut prendre cette vulgaire formule au pied de la lettre. Ce marin était devenu un jardinier de première force, un passionné de la bêche et de l’arrosoir. Tous les jours, je le voyais de ma fenêtre s’escrimer contre les plates-bandes du jardin. En manches de chemise et en salopette de toile bleue, cet homme, qui était un colosse, noir et velu, poilu jusqu’aux yeux, ne cessait de fouir la terre, de charrier des seaux d’eau, de planter des échalas. Du matin au soir, il travaillait, bouleversait, retournait son jardin. Il y mettait un sombre acharnement. On aurait dit qu’il y assouvissait toutes ses rancunes politiques, qu’il y brûlait ses fureurs rentrées et que c’était la République elle-même qu’il éventrait à coups de pioche, qu’il noyait sous les douches de ses arrosoirs, qu’il enterrait sous le fumier. Il ne s’interrompait qu’à la tombée de la nuit pour aller à son cercle et rendre ses devoirs à sa femme. Toujours en mal ou en promesse d’enfants, la malheureuse ne quittait pas sa chaise longue. Car ce vigoureux époux était aussi bon père de famille que bon jardinier et bon chrétien.

J’avais beau plaisanter sa manie, il m’inspirait une sorte de respect, ne fût-ce que pour la superbe intransigeance de ses convictions. Nous échangions quelquefois un salut en nous croisant dans l’escalier ou le corridor, et, tous les dimanches, nous nous rencontrions à la messe de Saint-Jean-de-Malte, notre paroisse. Je me souviens qu’un de ces dimanches il daigna m’aborder à la sortie de l’église. Nous cheminâmes ensemble jusqu’à notre logis. Le colosse ne me cacha pas que c’était uniquement à mes sentiments chrétiens que je devais cet honneur, car un professeur de lycée ne pouvait que lui inspirer le plus profond mépris… Un peu interloqué par cet accueil, j’essayai de détourner la conversation. Mais que lui dire ? J’espérai intéresser cet ancien officier de marine, en lui parlant de Loti, dont j’étais fanatique et dont le nom était dans toutes les bouches… J’entendis une belle antienne ! Cet homme terrible n’avait pas plus de considération pour Loti que pour les professeurs de lycées… Loti, par ses livres, avait porté atteinte à la discipline. C’était un corrupteur, un destructeur d’énergie. Un marin devait regarder la mort en face et non gémir et se désespérer devant elle… Toutes ces raisons me parurent du dernier commun et tout à fait étrangères à la littérature. J’étais alors incapable de comprendre ce qu’il y avait de sain et de sensé dans ce jugement sévère et je fus si indigné d’une telle diatribe contre mon cher Loti que, dorénavant, à la sortie de la messe, j’évitai ce brutal.

Cela m’enfonça de plus en plus dans mes préventions contre le faubourg aixois : ces gens à particules ne pouvaient être que des sots ! C’était singulièrement exagéré, c’était même tout à fait injuste et absurde. Depuis, j’ai eu le temps de changer d’avis et j’ai dû rendre hommage à tout ce que cette vieille aristocratie aixoise comptait d’esprits distingués, d’érudits éminents, passionnés pour l’histoire et pour les antiquités de leur ville et de leur province : les de Saporta, les de Ribes, les de Tourtoulon, les Duranti de la Calade et combien d’autres !...
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Il y avait enfin le clan des fonctionnaires, que dominaient de haut « ces messieurs de la cour ». Les militaires, simples fantassins, n’avaient pas grand prestige. Cependant quelques-uns d’entre eux, riches ou titrés, frayaient avec le faubourg : ce qui leur valait d’être mal notés et furieusement jalousés par les robins et autres fonctionnaires de l’endroit. Un des rares civils qui eût un pied dans les deux mondes était le fils d’un négociant de Marseille, gros garçon très snob et très sot, autant que fier de ses écus et qu’on appelait : le Veau d’or. Le Veau d’or, à cause de ses accointances avec le Faubourg, était de tous les bals et de toutes les sauteries. On se l’arrachait dans les salons de la magistrature et de l’université. Notre recteur s’étant décidé, quoique fort grigou, à donner une fête, il fit répandre mystérieusement le bruit qu’on y verrait le Veau d’or… Au dernier moment, le Veau d’or se décommanda. Ce fut une catastrophe, dont le Faubourg fit des gorges chaudes pendant toute une saison.

Naturellement, j’étais exclu de ces réjouissances mondaines. Un professeur de lycée, cela ne comptait pas, cela n’existait pas aux yeux de la magistrature et de la Faculté ! Nos confrères de l’Enseignement supérieur, eux aussi, nous écrasaient sous leurs mépris. Cependant certaines maîtresses de maison, ayant des filles grandelettes à marier, faisaient exception en faveur des plus jeunes et des plus sortables d’entre nous. J’avoue que j’avais peu de goût pour ces plaisirs : le monde qu’on voyait là m’inspirait une sainte horreur. Mais quoi ? A vingt ans, quand les jambes vous démangent, on ne chipote pas trop sur la qualité de ses danseuses. C’est ainsi que je dansai plusieurs fois à la Recette des Finances, non pour les beaux yeux des deux demoiselles du logis, mais parce que je pouvais y contempler à loisir celle qui fut le premier éblouissement de ma jeunesse, celle que j’appelais : la divine Juliette !

Cette divinité incomparable était la fille d’un professeur à la Faculté des Lettres, à qui l’on doit un des premiers livres, un des plus originaux et des plus fervents sur l’Afrique du Nord. Ce cher monsieur X. au rebours de ses collègues de la Faculté, avait bien voulu me témoigner quelque sympathie. Tout de suite, je fus séduit par sa cordialité, par je ne sais quoi d’ « artiste », de fantaisiste et même d’un peu bohême qu’il portait dans toute sa personne. Nul n’était moins fait que lui pour être universitaire. On peut même dire que l’Université l’avait détourné de sa vraie voie ; il était né journaliste.  Très grand, il aimait toutes les grandeurs, il avait le goût de la pompe et du faste. Et puis, c’était un homme qui paraissait joyeux de vivre, enthousiaste et entraînant. Quand il se mettait au piano, après avoir caressé sa barbe et rejeté sur son front, d’un air inspiré, ses longs cheveux d’artiste, il faisait courir un frisson dans les moelles les plus inertes et dans les jambes les plus engourdies : une valse tapée par lui était irrésistible. Et, quand les danseurs, fourbus, tombaient épuisés sur les chaises, il se levait du tabouret, toujours de son air inspiré, et il avait une façon de vous dire : « Mon cher, venez-vous au buffet ? » qui vous ouvrait des horizons fascinateurs. Le régal pouvait être des plus chiches, on y était entraîné, sur ses lèvres un accent et une splendeur que seul il savait y mettre… Et puis enfin c’était le père de Juliette.

Celle-ci avait déjà cet attrait pour moi de ressembler à un personnage de roman. Elle était la Charlotte de Werther, qui coupe le pain en tartines pour les enfants. Car elle avait une ribambelle de petits frères et de petites sœurs, dont elle s’occupait avec un soin touchant et maternel. Or, cette jeune fille si sérieuse possédait le sens inné de la toilette et de toutes les élégances, des élégances et des toilettes à faire tourner toutes les têtes. Avec cela, des doigts de fée. Des robes de bal dignes des plus grands couturiers éclosaient, en une nuit et comme par enchantement, sous ses mains, – des robes d’une ligne et, en même temps, d’une distinction et d’une simplicité suprêmes. Les dames du Faubourg en étaient malades. Et que dire des chapeaux de Juliette ? Je me souviens d’une toque de velours vert, garnie de violettes de Parme, qui m’éblouit et m’ensorcela pendant tout un hiver. Et ces chapeaux, comme ces robes, étaient l’œuvre des doigts de fée…

Ainsi mise, avec son air de descendre d’un portrait de Greuze, elle n’avait aucune peine à être la triomphatrice de tous les bals. Danseuse éblouissante autant qu’infatigable, elle était princesse du boston et reine du quadrille des lanciers. Une foule d’adorateurs plus ou moins platoniques papillonnaient constamment autour d’elle qui, comme perdue dans un rêve, ne semblait pas s’en apercevoir. Les militaires surtout se distinguaient par leur ferveur. Et, parmi ces brillants danseurs en uniforme, il y en avait un, pâle et beau, avec quelque chose d’austère et d’un peu mélancolique, qui s’appelait le lieutenant Pétain. On m’assure que ce futur maréchal de France était un des danseurs les plus assidus de Juliette. Je crains que ce ne soit une légende. Toutes les Aixoises de ce temps-là veulent avoir dansé avec Pétain. Un jour que je rappelais au maréchal ces temps lointains et ces sauteries de la Recette des Finances, je lui disais :

- Monsieur le maréchal, quel valseur éblouissant vous étiez alors ! On s’en souvient toujours à Aix !...

- Oh ! il ne doit pas y avoir bien longtemps ! me répondit froidement le maréchal.

Ce scepticisme plein de sagesse doit être conforme à la vérité. Je crois que ce lieutenant, toujours si réservé et peut-être un peu timide, ne se signalait point par des façons conquérantes, enfin n’offrait rien de voyant ni dans sa tenue ni dans son attitude ! En ce qui concerne Juliette, il devait faire comme beaucoup d’entre nous, comme moi-même, qui me bornais à l’admirer de loin et timidement… Elle était trop belle ! C’était une œuvre d’art que l’on contemple avec ravissement dans un musée, mais sans oser jamais penser qu’elle puisse appartenir à quelqu’un. Et ainsi nulle beauté, je pense, n’a été plus admirée. Elle l’est toujours. Les années n’y font rien. La beauté de Juliette étant divine, je me persuade qu’elle est immortelle.
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Au milieu de ces rares et très innocents plaisirs, j’étais poursuivi par le cruel souci de mon examen. Cette préoccupation constante m’empoisonnait toutes mes joies et jusqu’à l’humble félicité familiale que je me flattais d’avoir assurée, au moins provisoirement. A cela s’ajoutaient les tribulations administratives, car j’étais plus que jamais surveillé par des chefs sans bienveillance. Et puis enfin les lourdes corvées scolaires… Pour comble de malchance, je n’arrivais pas à m’acclimater à Aix. Je continuais à n’en voir que les mesquineries et le profil le plus grincheux : une petite ville de province, malpropre, décrépite et cancanière, voilà comment elle m’apparaissait.

Je trouvais aussi que ce beau pays de Provence n’était pas précisément un paradis en hiver. Cette année-là, à partir de novembre, ce furent des pluies presque continuelles. Puis des coups de mistral qui vous transperçaient jusqu’aux os. Enfin, des températures très rigoureuses. Je grelottais dans ma chambre exposée au nord et, comme la plupart des appartements méridionaux, mal défendue contre le froid. Les fontaines du Cours étaient gelées. Elles ne faisaient plus entendre qu’un clapotement imperceptible, celui du goulot d’eau bouillante, qui continuait à couler sous les glaçons en dégageant une buée qui se confondait avec le brouillard du dehors. On frissonnait rien que de les regarder.

Tout cela ne contribuait point à égayer mes pensées. Je me laissais aller à une tristesse de plus en plus opprimante, lorsqu’un événement funèbre acheva de m’accabler. On s’en souvient peut-être : j’étais encore mal remis d’un deuil récent, celui d’un camarade d’école, dont l’amitié m’avait été aussi douce que bienfaisante. Et voici qu’à Aix un autre de mes camarades mourait presque subitement.

Ce garçon, qui était mon collègue au lycée, un professeur d’histoire, ne tenait pour ainsi dire aucune place dans ma vie. Il n’existait entre nous que des liens de camaraderie, et encore assez lâches. Nous nous étions entrevus au lycée Henri IV, où il était mon ancien, et, pendant deux ans d’internat, nous avions tout juste échangé quatre paroles. Je l’avais retrouvé à Aix, où il venait d’être nommé en même temps que moi. Nos communes fonctions et nos souvenirs de lycéens nous rapprochèrent automatiquement, bien que je n’eusse pour lui qu’une très médiocre inclination.

Trois jours auparavant, il était venu chez moi. Nous avions devisé assez longuement au coin de mon feu. Et, brusquement, on m’apprenait qu’il était mort, emporté, me disait-on, par une typhoïde foudroyante. D’abord, je n’avais pu réaliser la chose. Que ce garçon fût mort, que cette aventure tragique le concernât, c’était, à mes yeux, invraisemblable, voire un peu ridicule. Et même si c’était vrai, cela n’avait aucune importance, aucun intérêt pour moi ! C’était bien différent de ce qui était arrivé à mon camarade d’Ecole, l’autre mort que j’avais tant pleuré, quelques mois auparavant ! Cela, oui ! c’était une chose tragique, affreuse, révoltante ! Mais ce quelconque pédagogue !...

Je me laissai emmener à l’hôpital, où on avait dû le transporter. Et, chemin faisant, je me souviens que j’avais la tête ailleurs et que je me laissais distraire par des propos oiseux, n’arrivant toujours pas à prendre la chose au sérieux. Et puis, lorsque je fus devant l’hôpital, cette vieille bâtisse d’aspect sinistre (je la vis du moins ainsi), ce pourrissoir, dont l’odeur se sentait de loin et qui puait la misère et la mort, je commençai à frémir. Je ne sais plus la figure qu’a l’hôpital d’Aix, mais, ce jour-là, sur le point d’en franchir le seuil pour reconnaître le cadavre de mon camarade, je lui trouvai quelque chose d’effrayant. Tout me désolait et me soulevait le cœur de dégoût : ces relents de phénol et d’iodoforme, cette vétusté, cette décrépitude des murailles et des corridors, toute cette poussière de ruine… Et puis, les salles que nous traversâmes, au milieu d’une touffeur nauséabonde, ces lits qui ressemblaient à des chevalets de torture, ces draps souillés, les poutres enfumées du plafond, qui me parurent lourdes et comme feutrées de toiles d’araignées, des toiles d’araignées séculaires, noires et poudreuses comme de vieux drapeaux et, dans des coins sombres, de vagues peintures, de vieux tableaux aussi enfumés et décrépits que les murs, où je crus distinguer des scènes macabres, des visages à l’expression hagarde et terrifiante comme des masques de damnés. Mon imagination, très frappée, faisait sans doute tous les frais de cette vision d’enfer.

En tout cas, c’est en proie à ce cauchemar que je pénétrai dans la chambre mortuaire, très haute de plafond, sans rideaux, ni tapis, nue et frigide comme un caveau ou comme une prison. Pour tout mobilier, un lit, une chaise, une table de nuit. Au bord du lit, recroquevillée sous la couverture, une chose quelconque, une guenille humaine, qui n’avait plus de forme, une petite figure blême, dure et mate comme de la pierre, des narines pincées où un peu de sang brunâtre s’était figé : plus rien de ce que j’avais connu ; une carcasse de bête, une branche d’arbre mort à la lisière d’un champ… quelque chose de profondément étranger, qui me semblait si loin, si loin de moi et qui pourtant me bouleversait dans toutes les fibres de ma chair et jusqu’au fond de l’âme !...

L’impression fut terrible ! Je m’enfuis… Je m’enfuis au plus vite, comme traqué par cette image épouvantable… A partir de cet instant, une atmosphère de mort m’environna, me pénétra. Cela se mêlait, pour ainsi dire, à mes aliments. Tout ce que je mangeais ou buvais prenait comme un goût de mort. Et cette obsession devint d’autant plus forte, qu’en ma qualité de camarade du défunt je dus m’occuper d’avertir la famille, ranger ses hardes et ses livres dans la pauvre chambre meublée qu’il occupait à un second étage de la triste rue Cardinal. Enfin, le jour de l’enterrement, devant le cercueil, je prononçai l’éloge funèbre.

Je revins, brisé, de cette cérémonie. Pour comble de malheur, j’avais dû y prendre froid, étant resté tête nue, un fort long temps, sous une bise glaciale. A mon tour je tombai malade, au point que je dus m’aliter : une bronchite aiguë, qui prit tout de suite un caractère inquiétant et qui m’ôta pendant plusieurs jours l’usage de la parole : j’avais, d’ailleurs, le larynx très fatigué par mon métier, me laissant aller à parler des heures entières. Les inquiétudes de ma famille et du médecin lui-même, inquiétudes qui n’échappaient pas à mes regards anxieux et soupçonneux, réagissaient sur moi et contribuaient encore à ma démoraliser.

Durant de longues semaines, je me crus perdu, je sombrai dans un désespoir sans bornes. Il est impossible, même sur le moment, de définir des états pareils. Je ne sais plus de quoi ni comment j’ai souffert. Rien que pour le sentir, il faudrait y être encore. Je sais seulement que j’étais très malheureux, très désespéré et que ma souffrance était surtout morale. Mais c’était une souffrance au delà des forces. J’ai eu alors l’intuition de choses, la conscience d’états d’âme qui n’ont pas leur équivalent dans la vie normale, sur le plan habituel de l’existence. Et pourtant ces choses et ces états singuliers me paraissaient doués d’une réalité extraordinaire, baignés d’une clarté qui surpassait toutes mes évidences familières. J’avais très nettement la sensation que cette clarté était la véritable, que je voyais le monde et moi-même sous leur vrai jour, que mon monde habituel n’était qu’une superficielle et machinale illusion. Cela durait quelques instants pour s’effacer à tout jamais, et reparaître sous une autre forme et dans un autre mode, à des intervalles assez espacés, mais toujours en me laissant un long ébranlement et une longue terreur. Je compare ces fantasmes à ces îlots qui, selon les navigateurs, surgissent inopinément des profondeurs du Pacifique, qui se profilent pendant quelque temps sur l’horizon et qui s’effondrent sans laisser de trace. Plus rien ! C’est comme si ces affleurements n’avaient jamais été. Inutile de chercher ces terres sorties de l’abîme, ces terres réelles qu’on a touchées, repérées et inscrites sur la carte : disparues, englouties à tout jamais ! Plus rien que la surface unie et sans transparence des grandes eaux impénétrables…

Dans ces cruels instants, j’étais de l’autre côté de la toile. J’étais exclu de ce côté-ci, je n’y entrerais plus jamais, j’étais condamné !....Etre condamné ! quel sens accablant et mystérieux dans ces mots. Je ne comprenais rien à tout cela. J’avais seulement conscience que c’était fini pour moi, que j’étais arrivé au terme, qu’il n’y avait plus rien, que la durée elle-même allait s’abolir. J’éprouvais une effroyable sensation de vide. Et pourtant, par une contradiction absurde, je souffrais d’être exclu de ce vide, j’en souffrais à crier d’angoisse. Eh, quoi ! ma jeunesse, ma débordante jeunesse, voilà donc à quel trou noir elle aboutissait ! Toutes les pages funèbres de Loti sur l’écoulement, sur l’évanouissement atroce des êtres et des choses, tout cela, quand la crise était passée, me revenait en mémoire. Je n’avais plus le courage ni le désir de vivre, cela me paraissait la plus vaine des illusions, et pourtant je me désespérais de me sentir condamné et c’était une véritable agonie.

Les miens ne se doutaient point de ce qui se passait en moi, pas même le médecin solennel et bien pensant qui me soignait. Seule, une amie de ma mère, qui était venue me visiter, mit le doigt sur le mal. Avec une douce ironie, elle me dit, en me touchant le front :

- C’est cela qui est malade ! Si on pouvait vous couper la tête, vous seriez bientôt guéri !

Elle avait raison. Je fus long à guérir, parce que, comme on dit, le moral était frappé. Quand j’eus repris quelques forces, le médecin jugea qu’il serait dangereux pour moi de continuer mes cours… Quelle nouvelle catastrophe ! Interrompre mon service, c’était la famine pour moi et les miens. Par bonheur, le certificat médical qui me fut délivré me représentait comme si gravement atteint, que je pus obtenir un congé payé.

Mais le souci de mon examen me ressaisissait de façon plus urgente que jamais, puisqu’en somme j’avais perdu, pour une aumône provisoire, le chétif emploi dont je vivais. Je n’allais quitter mon lit que pour ma table de travail…


III

PRINTEMPS AIXOIS.

Ce congé, que je venais d’obtenir, c’était pour moi une véritable délivrance. Une première fois, je m’évadais de l’Université. Malgré le souci de mon examen et les besognes ardues d’une fastidieuse préparation, j’en éprouvai un tel allègement que ma convalescence fit des progrès rapides.

Bientôt, ma maladie passa à l’état de souvenir. Mon humeur se rasséréna. Avec le printemps, l’âpre climat provençal s’était subitement radouci. Aix en devenait presque gai. Sur le Cours, les fontaines débarrassées de leurs glaçons s’étaient remises à chanter. Entre les branches reverdies des platanes, on entrevoyait la campagne toute blanche sous ses amandiers en fleurs. Je me mis à faire des promenades dans les environs de la ville, qui sont d’une couleur extraordinaire, mais dont une foule de préoccupations tristes m’empêchaient alors de goûter tout le charme. Comme pour les beautés architecturales d’Aix, c’est seulement plus tard que j’ai senti l’agrément et le caractère si original de son paysage…

Très fréquemment j’avais pour compagnon de promenade un de mes élèves du lycée, qui m’était resté fidèle, même après que j’eus cessé mes fonctions, c’était un futur poète… Que dis-je ? C’était déjà un poète, cet adolescent à la chevelure apollinienne, aux yeux éblouis, qui avait toujours l’air de sortir d’un songe, ou de descendre de l’Olympe, et d’être encore titubant d’une cuvée de nectar ou d’une galimafrée d’ambroisie : c’était Joachim Gasquet.

Il venait me prendre chez moi à la sortie du lycée et, par la route du Tholonet, nous descendions ensemble, tout en devisant, jusqu’aux bords de l’Arc. De quoi parler avec Gasquet, sinon de poésie !... Ah ! cet élève de seconde se souciait fort peu de son baccalauréat ! Nous eussions, d’ailleurs, jugé dégradant, lui et moi, d’arrêter notre pensée sur des formalités scolaires, si inférieures. Nos entretiens n’étaient que de vers et de poètes. Je lui récitais tout ce que je savais alors d’alexandrins. Et Dieu sait si mon répertoire était copieux et varié ! A cette époque-là, j’ai su des milliers de vers par cœur, en homme qui, ayant renoncé à écrire des vers lui-même, se console en écoutant ceux d’autrui. J’étais tout plein des poètes qui florissaient ou qui étaient à la mode vers 1889 : le Verlaine de Sagesse, le Bourget d’Edel et des Aveux et, bien entendu, Sully Prudhomme, Banville, Leconte de Lisle, Baudelaire. Même le Richepin de La Mer et de Nana Sahib ne me laissait pas indifférent. Des camarades d’Ecole, qui passaient pour « avancés », m’avaient initié à Mallarmé, le premier Mallarmé encore à demi parnassien et fâcheusement intelligible, encore que très tarabiscoté. Je me gargarisais du fameux sonnet Talon-rouge et Pompadour :

… je voudrais être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse aux baisers de vos lèvres.
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres…

Enfin, par ces mêmes camarades, qui fréquentaient chez Philippe Berthelot, lequel fréquentait chez Heredia, j’avais eu la révélation et même la copie de quelques-uns des plus coruscants sonnets des Trophées, alors inédits.

Je déversais tout cela dans les oreilles avides de Gasquet, qui buvait littéralement mes paroles : ce qui me flattait infiniment et me donnait une haute idée de mon prestige d’initiateur. Le front au vent, les lèvres entr’ouvertes comme pour saisir au passage les souffles de l’inspiration, il était le disciple dans toute sa candeur et dans tout son émerveillement. Il me donnait l’illusion d’une domination complète sur lui-même. On aurait dit que j’étais pour lui l’illuminateur et l’animateur. Je crois d’ailleurs qu’il m’aimait comme un frère aîné : il avait seize ans j’en avais vingt-deux. Nous nous sentions très près l’un de l’autre. Tout de suite, nous nous étions compris, reconnus comme de même famille, comme à l’unisson pour les choses essentielles. Mais cet être candide et câlin était aussi très rusé. Cette ruse, dissimulée sous des airs admiratifs et soumis, s’enveloppait d’une séduction qu’ont subie tous ceux qui l’ont connu. Pour moi, je n’y résistais point. Gasquet aurait pu me mener par le bout du nez, sans que je m’en doutasse… Après que j’avais dégoisé des strophes et des strophes, il me proposait à son tour de me réciter une pièce, et cette pièce était de lui. Il me la récitait timidement, comme en demandant pardon. Mais le tour était joué : il m’avait servi ses vers. Et j’aurais eu bien mauvaise grâce vraiment de refuser mon indulgence à quelqu’un qui venait de montrer un tel enthousiasme pour mes poètes. Par une douce réciprocité, j’admirais Gasquet. Au fond, j’étais stupéfait d’une virtuosité si précoce. Les vers de cet adolescent qui n’étaient que des pastiches de Victor Hugo, voire de Déroulède, avaient déjà une fermeté de rythme et de langue qui m’ébahissaient, avec cela un souffle lyrique et de belles sonorités verbales. J’avoue que ce verbalisme et surtout cette extrême facilité m’inquiétaient un peu. Gasquet a toujours eu un don de mimétisme extraordinaire. C’était un moule amoureux de toutes les formes, qui, instantanément, y marquaient leur empreinte.

Au début, cette singulière faculté d’absorption et d’assimilation me rendit peut-être injuste pour lui. Cela m’empêcha de voir ce qu’il était essentiellement : je veux dire le lyrique le plus intégral que j’aie connu, un être qui vivait littéralement sa poésie. La poésie égale à la vie : cette chimère, Gasquet, à de certains moments, m’a fait croire à sa réalité. J’ajoute que la poésie qu’il a vécue dépassait de beaucoup celle qu’il a écrite et que ce très grand poète ne pouvait guère être admiré que de ceux qui l’ont connu et qui ont partagé sa vie.

Au temps où nous errions au bord de l’Arc, en récitant du Verlaine ou du Banville, je ne lui en demandais pas tant. Je le dispensais de devenir un grand homme. Il me suffisait qu’il se passionnât pour les mêmes choses que moi. Bientôt il me dépassa et me distança dans ma passion pour les choses littéraires. Dès ce temps, il était grand liseur, grand dévorateur d’imprimé. Le moindre bouquin le fascinait. C’est ainsi que nous nous rencontrions souvent devant la boutique de Dragon, qui était alors et qui est resté le grand libraire d’Aix. Après avoir jeté un coup d’œil aux dernières nouveautés étalées dans la vitrine, nous nous décidions à franchir le seuil de la librairie et, alors, c’était un enchantement : nous jouissions de Dragon, de ses livres et de ses discours.

On peut dire que, sans Dragon, la physionomie d’Aix ne serait pas complète. C’est pourquoi on me pardonnera de le silhouetter en passant. D’abord, c’est un type d’Aixois qui reflète en sa personne les plus beaux traits de cette honorable ville. Il en a le caractère et l’accent. Il l’aime et l’admire jusqu’en ses verrues. Il en connaît toutes les histoires présentes et passées. Il est au courant des généalogies, des alliances et des brouilles de famille, des scandales et des moindres faits-divers. Il a un pied dans tous les mondes : le Palais, l’Université, le clergé, l’aristocratie. Au fond de sa boutique, il lui en revient toute espèce d’échos. Mais surtout Dragon est un des derniers libraires de France, un des derniers représentants de cette noble corporation qui, autrefois, comptait des noms illustres dans les lettres. C’était une sorte de noblesse qui exigeait des titres et des capacités spéciales. Aujourd’hui, le premier venu, pour peu qu’il y entrevoie un bénéfice palpable, s’improvise libraire. Il vend des livres comme il vendrait des pommes de terre, les yeux fermés et n’importe quoi, pourvu que la denrée soit vendable. Le libraire qui s’intéresse aux livres pour eux-mêmes, qui est soucieux du nom de l’auteur et de la qualité de l’œuvre, est une espèce à peu près disparue. Pour ma part, je ne connais plus que deux libraires en France : c’est Floury à Paris et Dragon, en province. Je ne doute pas qu’il n’y en ait encore quelques autres, mais ils doivent être des exceptions.

Non seulement Dragon s’intéresse aux livres, il est lui-même un lettré et un érudit passionné pour les antiquités et les traditions de sa ville et de sa province. Est-ce trahir un bien grand secret que de révéler que lui-même écrit sous le voile discret du pseudonyme ? Si Dragon ne nous a pas donné de romans tout comme un autre, c’est que les loisirs lui ont manqué. Et il ne se contente pas d’aimer les lettres et les livres, il aime aussi les écrivains, dont quelques-uns sont fiers de se dire ses amis. Dragon les protège, du plus petit au plus grand. C’est ainsi qu’on a vu Barrès lui-même briguer son amitié. Barrès, comme nous tous, est entré dans la librairie de la place des Prêcheurs. D’un fauteuil, avancé par le maître du logis, l’auteur de Colette Baudoche a pu contempler les beaux platanes de la place et la charmante fontaine de Chastel. Ce fauteuil était devenu, pour Dragon, comme une pièce de Musée. Il le montrait aux visiteurs, en disant, avec une respectueuse émotion :

- C’est là qu’il s’est assis !

Et, désormais, personne ne s’y asseyait plus… Mais, un peu de fraîcheur s’étant mise entre Dragon et Barrès, à la suite de manœuvres occultes et d’intrigues ourdies par la jalousie, Barrès ne revint plus. Alors, le fauteuil désaffecté fut rendu par Dragon à l’usage courant. Ce fut la seule vengeance de cet homme d’esprit : tous les derrières d’Aix eurent le droit de s’asseoir sur le fauteuil de Barrès.
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En ce temps-là, la librairie de Dragon était une manière de salon où l’on cause. Bien entendu, c’était surtout Dragon qui causait. Et, tandis que ses paroles tombaient, nombreuses comme celles des vieillards homériques, Gasquet et moi fourragions à loisir dans ses bouquins. Nous étions dans doute de fort médiocres clients. Mais cet indulgent ami nous laissait dévorer des yeux tout ce que nous convoitions si ardemment et que le triste état de notre bourse nous interdisait d’acheter. Et ainsi Dragon, sans le savoir, a été le grand enchanteur de mes maussades journées aixoises. Il a maintenu le lien entre la littérature et moi. Gasquet était pour moi la poésie vivante. A cause de tout cela, je leur dois d’avoir pu traverser sans trop de découragement une des plus mauvaises passes de ma vie.

Un autre réconfort me vint de la grande ville voisine, de cette admirable Marseille, où j’allais, de temps en temps, passer une journée ou une soirée. Tout de suite, Marseille me conquit. Je la trouvai bien plus méridionale et, pour tout dire, plus orientale que le reste de la Provence. Avec ses foules cosmopolites, elle réalisait mes premiers rêves d’exotisme. Mais surtout, quel mouvement, quelle vie intense, quelle débauche de couleur et de lumière ! Comme cela me décarêmait de la frugalité aixoise ! Et aussi comme cela me changeait de la petite vie provinciale française, de la froideur et de la tristesse du Nord, de tout ce que j’avais détesté à Paris comme dans ma Lorraine natale !... Assurément, Marseille est loin, comme valeur d’art, des grandes villes d’Espagne et d’Italie. Aucun style, pas un beau monument. Un grand village poussiéreux et plein de charrettes. Mais quel merveilleux paysage ! Dès cette époque-là, j’en sentais ardemment la beauté : la Corniche, le Golfe et ses Iles, l’immense horizon marin et, de l’autre côté, ces roches éclatantes et découpées comme de classiques architectures, y a-t-il quelque chose de plus beau, en Méditerranée ?  Très certainement, la Méditerranée orientale n’a rien de pareil à nous offrir. Et, le long de toutes les côtes de la mer latine, il n’y a pas un paysage comparable, sauf celui de Naples qui, s’il lui est supérieur, ne l’emporte que par ses ruines antiques et la poésie de ses souvenirs.

Je me rappelle mon émotion lorsqu’à mon premier voyage, par la portière du wagon, je découvris cette immense coupe liquide et lumineuse qu’est le port de Marseille dominé par la nef aérienne de Notre-Dame de la Garde. J’eus l’intuition immédiate que c’était là un des plus grands spectacles du monde. Avant même de visiter la ville, je courus vers les quais et les môles. J’allai jusqu’au bout de la jetée, jusqu’à l’extrême pointe que frôlent les transatlantiques et les paquebots d’Orient. Devant la plaine ondulante des vagues et tous les éblouissements du large, la poitrine dilatée par les souffles marins, je m’abîmai dans une longue contemplation. Je ne pouvais pas quitter cette pointe du môle. Sûrement, je devinais que Marseille serait pour moi le lieu de toutes les partances…

Il me fallut pourtant revenir à Aix-la-Somnolente. Lorsque, rentré par le dernier train, je remontai le Cours, au bruit monotone des fontaines, j’étais triste comme un prisonnier après une promenade sur la plate-forme de la prison, une plate-forme d’où l’on découvre la campagne et la mer…


JE FAIS LA CONNAISSANCE DE SYVETON ET DU
PETIT CANARD.


C’est vers le début de ce printemps que je fis plus ample connaissance avec un de mes collègues qui, plus tard, devait jouer un certain rôle politique et mourir tragiquement, dans des circonstances encore aujourd’hui mystérieuses : Gabriel Syveton…

On se souvient peut-être que Syveton fut, avec Vaugeois et quelques autres, un des fondateurs de la Ligue des Patriotes, qu’il fut quelque temps député de Paris, un des députés nationalistes les plus fougueux, qu’à la suite de l’Affaire des fiches il souffleta, en pleine Chambre, le général André, ministre de la Guerre et promoteur de cet odieux système, et que, peu après cette gifle retentissante, on le trouva mort devant un réchaud à gaz. La première stupeur et la première explosion de colère passées, ceux de ses amis et compagnons d’armes qui avaient été ses plus chauds défenseurs semblèrent esquisser un mouvement de recul et abandonner la défense de sa mémoire. Pour ma part, j’ignore tout de cette sinistre affaire, je ne prétends nullement la débrouiller. Mais n’ayant eu qu’à me louer de mes rapports avec Syveton, ayant pris de son caractère, du moins, à cette époque, une idée non seulement favorable mais des plus sympathiques, je tiens à dire ici le bien que j’en pense, ne fût-ce que pour contrebalancer le mal qu’on a dit de lui et dont je ne suis pas juge.

En cette année 89, Syveton, alors fraîchement agrégé, venait d’être nommé professeur d’histoire au lycée d’Aix, en remplacement de ce camarade dont la mort soudaine m’avait si étrangement frappé. D’abord nous observâmes, l’un vis-à-vis de l’autre, une attitude très réservée, pour ne pas dire défiante. J’étais quelque peu distant. Syveton ne l’était pas moins. En outre, ses façons, que je trouvais franchement ridicules, m’éloignaient de lui.

Il nous arrivait de Lyon, avec des prétentions à l’élégance qui choquaient et amusaient fort les Aixois, esprits satiriques et médisants. On se poussait du coude quand on voyait Syveton, le monocle à l’œil, en melon de feutre gris et en ulster à pèlerine, – ce qui était alors le comble du chic, – se pavaner sur le Cours en faisant des effets de badine. A Lyon, il avait été reçu chez de grands industriels, amis de sa famille, et il en gardait un éblouissement. Il fallait l’entendre parler de ces « grands soyeux » : il en avait plein la bouche. L’opulence lyonnaise lui avait certainement tourné la tête. Dès cette époque-là, il ambitionnait plus ou moins secrètement de mener, lui aussi, la vie à grandes guides… En attendant, l’Université lui allouait une haute paie de deux cent cinquante-quatre francs par mois. Comment imiter, même de loin, les « grands soyeux » de Lyon avec ce maigre budget ! Il est entendu qu’en ces temps lointains l’argent avait beaucoup plus de valeur qu’aujourd’hui, mais ce n’est vrai qu’en un certain sens. Je me souviens très bien qu’avec cette somme, quand on avait payé sa pension, sa chambre garnie et sa blanchisseuse, il vous restait à peine deux louis pour les frais de magnificence. Étudiant à Lyon, Syveton avait dû être encore plus serré qu’à Aix. Un boursier d’agrégation ne pouvait guère toucher plus de quinze à dix-huit cents francs annuels. Qu’il eût fait des dettes pendant ses années de préparation aux examens, cela me paraît plus que probable. De là les allures à la fois étriquées et fastueuses de ce jeune professeur.

Mais ce n’était pas seulement Syveton qui souffrait de la gêne : la vérité, c’est que, tous, nous tirions plus ou moins le diable par la queue. Je le répète : la misère du fonctionnaire français est une chose scandaleuse et déplorable, préjudiciable à l’État. Je sais très bien que j’avais, à Aix, tout juste de quoi vivre, en menant une existence extrêmement modeste. A plus forte raison, quand on veut s’accorder quelques douceurs et lorsqu’on rêve, comme Syveton, des grands soyeux lyonnais. Lui non plus, en entrant dans l’Université, n’avait pas fait vœu de pauvreté, ni d’humilité, ni de chasteté. Et cependant, pour être un bon pédagogue, je crois que toutes ces vertus sont nécessaires. Elles sont exigées des ecclésiastiques. Et ainsi les universitaires peuvent être des professeurs plus brillants ou plus érudits, il leur est difficile d’être d’aussi bons éducateurs que les prêtres.

Vivre « dans la purée » est une calamité affreuse, quand on a vingt-cinq ans, tant soit peu d’ambition et le besoin de la propreté. Syveton avait ce besoin-là et, je crois bien, une foule d’autres besoins. Il me paraît incontestable aussi que, dès ce même temps, il avait un certain goût pour « la fête ». Au lendemain de sa mort, les journaux de gauche se sont évertués à vilipender ses mœurs. On l’a représenté comme un abominable débauché, un passionné et un vicieux. Cela me paraît fort exagéré. En tout cas, à Aix, il ne manifestait rien de particulièrement scandaleux. Certes, à cette époque, c’était une ville extrêmement pudique. On était obligé d’aller cacher à Marseille les plus obscurs débordements. Syveton faisait comme tout le monde, peut-être un peu plus que tout le monde. Je me souviens qu’un jour, s’étant toqué d’une petite grue rencontrée au palais de Cristal, il commit l’imprudence de la ramener à Aix et de se montrer avec elle dans la rue. Seulement, par pudeur, il lui avait fait prendre un voile de veuve et il la donnait pour sa cousine ; la ruse fut facilement éventée et le scandale affreux… Voilà, pour ma part, tout ce que j’ai connu des débauches de Syveton ! Je souhaite qu’il ait toujours été aussi modéré dans ses plaisirs.
__________

Ce qui me rapprocha de ce professeur d’histoire, ce fut précisément l’histoire.

La littérature le laissait assez indifférent. Il ne partageait pas du tout mes admirations pour les romanciers contemporains ; quand je lui parlais de Loti ou de Maupassant, il tirait une bouffée de sa pipe et il me répondait, d’une lèvre négligente :

- Tout ça ne vaut pas mon vieux Balzac !

Du bout de sa pipette, il tapait à petits coups complaisants sur un exemplaire horriblement culotté de Vautrin ou de César Birotteau, un de ces petits bouquins à vingt-cinq sous, que vendait autrefois la Librairie Calmann-Lévy. Ces romans de Balzac, c’était ses bréviaires. Et le fait est qu’il y avait déjà et qu’il y a toujours eu, chez lui, quelque chose d’un héros balzacien, un peu ténébreux. L’ambitieux, l’homme avide de richesse et fasciné par les mondains ou les jouisseurs, y trouvait de quoi repaître sa manie. Mais je crois aussi que cet universitaire, qui avait le sens de l’histoire, aimait en Balzac le grand historien des mœurs de la Restauration. Il en aimait aussi la politique. Au fond, ce futur député nationaliste de Paris était un absolutiste dictatorial.

C’est par la politique que Syveton m’amena à l’histoire. Jusque-là, je n’avais rien compris à l’histoire. Cela, d’ailleurs, ne m’intéressait pas. Pour moi, il n’y avait que la poésie et, quand on me parlait d’autre chose, j’aurais volontiers répondu avec Leconte de Lisle :

Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel !...

Syveton me fit toucher du doigt le lien de l’histoire avec la politique, cette politique dont j’étais bien forcé de constater l’existence, puisque je souffrais de ses turpitudes ou de ses violences. En bon romantique, j’abominais mon époque, j’avais l’aversion de tout ce qui, à mes yeux, diminuait et enlaidissait mon pays. Syveton me fournissait des arguments à l’appui de mes haines ou de mes répulsions instinctives. Il me montrait le mensonge de l’histoire officielle. Et déjà il se préoccupait de redresser les absurdes et iniques préjugés contre l’ancien régime et en faveur de la Révolution toutes les sottises qui traînent dans les manuels et les histoires selon la formule laïque et républicaine.

Avec ses habitudes combatives, Syveton révolutionnait jusqu’aux popotes universitaires par la vigueur de ses discussions et la virulence de ses invectives. Il fallait le voir, à la table de la pension où les professeurs prenaient leur repas. J’adorais ces manières. Je trouvais Syveton héroïque, car il était seul contre tous, ou presque seul. Il n’avait pour le soutenir qu’un vieil avocat, échoué là je ne sais comment, et qu’on appelait M. Bouteille. Sous l’Empire, M. Bouteille avait été républicain. Mais c’était un homme de sens, d’expérience et même ayant un réel savoir et beaucoup de lecture. Fidèle à ses anciens principes, M. Bouteille commençait par contredire les paradoxes de Syveton. Puis, peu à peu, emporté lui-même par ses rancunes contre la République, ou touché par l’évidence, il concédait, en fin de compte, qu’il y avait du vrai dans l’opinion de son contradicteur. Et Syveton était tout fier d’avoir capturé M. Bouteille…
__________

C’est à la popote, au cours d’une de ces agapes tumultueuses, que j’eus la joie de rencontrer le Petit Canard.

J’avais surnommé ainsi un de nos collègues, professeur de philosophie au lycée de Marseille, qui venait, deux fois par semaine, faire un cours à la Faculté d’Aix. Un petit homme à la figure poupine et toute ronde, au petit museau allongé en forme de bec, aux petits yeux pétillants comme des perles noires et dont les cheveux frisés du bout se recourbaient en queue de canard. Ce surnom était une absurdité, que je ne cessais de me reprocher. Mais il me paraissait impossible de l’appeler autrement, tellement il était gentil, onctueux et duveté : on avait envie de le prendre dans sa main, comme un petit canard jaune fraîchement éclos. Sa parole elle-même, habituellement suave et mesurée, ressemblait à un doux coincoin.

Ce charmant collègue était un Stéphanois, ami d’enfance de Syveton, qui l’avait introduit dans sa popote, où j’étais invité quelquefois. Extérieurement, rien de plus dissemblable que ces deux camarades. Mais le Petit Canard rejoignait Syveton par une égale fermeté et même par une égale intransigeance de principes. Quand il s’animait dans la discussion il devenait capable des mêmes emportements, et, parfois, il atteignait à une réelle éloquence : on oubliait son coincoin pour ne plus sentir que la force de sa logique et la ferveur de ses convictions. C’était un catholique pratiquant : chose rare, à cette époque, dans l’Université. Avait-il une foi bien profonde ? je n’en sais rien. Mais j’admirais le bel ordre de ses idées et la solidité de ses raisonnements. Il se révélait un apologiste de première force. Son catholicisme était de défense et d’attaque plutôt que d’exposition et d’édification. A cette époque-là, il ne pouvait guère en être autrement. La tâche urgente, c’était de rabattre l’orgueil et l’infatuation naïve de l’adversaire, qui croyait avoir emporté une victoire définitive. A tout instant, le Petit Canard le harcelait et envahissait ses lignes où il portait la confusion et la déroute. M. Bouteille lui-même, vieux mécréant, se laissait entraîner par cette vigueur dialectique. Assurément, un esprit plus préoccupé que moi du fond des choses aurait souhaité des déclarations plus doctrinales et plus substantielles. Mais notre ami était encore un tout jeune homme, ayant l’ardeur combative de son âge. Plus tard, sa pensée originale s’est définie et approfondie. Bien qu’il soit mort prématurément, il a eu le temps de devenir un aigle de la métaphysique et l’un des maîtres de la pensée contemporaine.

Pour moi, je ne voyais qu’une chose : c’est qu’il était un beau lutteur, un lutteur qui n’hésitait pas à attaquer des gens que j’abominais, des idées qui m’étaient contraires et asphyxiantes : aussi bien le kantisme pédant et protestant des universitaires, que le niais catéchisme maçonnique, ou l’abject credo naturaliste et scientiste qu’on tentait alors de nous imposer. De même que Syveton, avec son histoire, me fournissait des arguments contre la démocratie, l’admirable Petit Canard me munissait de bonnes raisons contre les mangeurs de prêtres et tous ceux qui augmentaient la laideur et la dégradation morale de mon pays.

A mon grand regret, je ne le voyais qu’assez rarement, lorsque je réussissais à le saisir, à la sortie de son cours. Et ainsi Syveton, parmi mes collègues, restait mon unique consolation.


NOTRE ÉQUIPÉE A GARDANNE.

Pendant les deux derniers mois que je passai à Aix, mes relations avec ce dernier devinrent plus fréquentes et plus intimes.

Je me pique d’avoir un certain flair des gens, un diagnostic psychologique qui se trompe rarement. Or, en ces temps-là, je n’ai jamais rien soupçonné en mon camarade qui pût m’éloigner de lui ou diminuer mon estime. Certes, il me paraissait très préoccupé d’arriver et plein d’une admiration un peu candide pour les gens chic et les gens riches. Mais j’aimais sa bravoure, sa générosité. Et j’eusse été bien surpris si l’on m’eût rapporté de lui un acte contraire à l’honneur.

Je n’ai jamais eu une si claire vision de son caractère que pendant toute une journée que le hasard me fit passer avec lui.

C’était un matin de la fin de juin. Dès l’aube, le temps s’annonça si radieux que je ne résistai pas à l’envie de faire une courte promenade, avant de me replonger dans les sombres besognes de l’agrégation imminente. J’avais lu, la veille, tout d’une traite, le Disciple de Paul Bourget qui venait de paraître, et j’étais encore si transporté de ma lecture que je mis le volume dans ma poche, afin d’en relire, chemin faisant, les plus beaux passages. Mais, pour racheter cette débauche, je mis dans une autre poche un mince exemplaire de Quintillien, chapitre X de l’Institution oratoire, qui figurait au programme du concours. Comme cela j’étais muni et, si la fantaisie me prenait de prolonger ma promenade, j’avais de quoi me mortifier dans du latin, après une telle orgie littéraire.

Il devait être très tôt : à peine sept heures du matin. Le Cours était à peu près désert. Les fontaines chantaient leur chanson la plus fraîche, et, tout en dévalant sous les hautes branches des platanes, je me récitais à mi-voix la strophe fameuse de Banville que Bourget avait enchâssée dans sa préface :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore,
    Vous tous qui m’aimerez,
Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
    O bataillons sacrés !...

Ce lyrisme romantique m’enivrait. Cette « nouvelle aurore » annoncée par le poète, il me semblait que je la voyais luire entre les branches des grands arbres et que, là-bas, tout au bout du Cours et de la campagne ensoleillée, des pays de rêve resplendissaient et, plus loin encore, des montagnes cristallines qui touchaient le ciel et se confondaient avec lui… Et c’est alors qu’à ma grande surprise je rencontrai Syveton, – un Syveton sans monocle et sans feutre gris, en simple veston d’intérieur et en casquette de voyage, – qui prenait le frais sous les platanes, en fumant sa pipette et en bouquinant ses éternels romans de Balzac à vingt-cinq sous…

Nous causâmes… Nous remontâmes le Cours, tout en devisant du Disciple, de Balzac et de Bourget. Nous marchions avec tant d’allégresse que, tout à coup, Syveton me proposa d’aller jusqu’à Luynes. J’alléguai mon examen. Mais ce diable de garçon avait réponse à tout : on serait rentré pour onze heures et, si je tenais absolument à piocher mon Quintillien, eh bien, je le piocherais dans l’herbe, au bord de l’eau, dans un endroit ombragé et délicieux qu’il connaissait… De tels arguments m’ébranlèrent, et nous voilà partis !... Jusqu’à l’endroit ombragé et délicieux ce fut un petit trajet qui me parut le plus court et le plus agréable du monde. A l’ombre maigre des peupliers blancs, Syveton se mit à lire son Balzac et moi je m’abîmai dans mon Quintillien. Au bout d’un quart d’heure, il me dit :

- Puisque nous voilà en train, allons donc jusqu’à Gardanne !... Il y a là un petit restaurant pas cher et très bon où nous déjeunerons !

C’était bien tentant ! Mais c’était aussi la fin du mois : il me restait à peu près cinq francs dans mon porte-monnaie. Je le confessai à Syveton qui, rappelé brusquement au sentiment de la réalité, tâta son gousset et constata qu’il ne lui restait plus que deux pièces de quarante sous :

- Qu’à cela ne tienne ! me dit-il ; avec neuf francs, nous pouvons faire à Gardanne un excellent déjeuner… Vous comprenez, dans ces trous de campagne !...

Il en paraissait tellement sûr que je ne résistai plus. Nous voilà en route pour Gardanne ! Dix heures du matin ! Un soleil ardent ! Des kilomètres qui se multipliaient comme à plaisir. J’avoue que je commençai à tirer la langue et que le chemin me parut dur jusqu’au restaurant pas cher où nous devions faire un si excellent déjeuner…

Syveton, tout de suite, fut du dernier bien avec l’hôtelier. Il avait déjà la poignée de main électorale. Mais, malgré toutes ces politesses, le déjeuner fut médiocre, si médiocre qu’il jugea indispensable de l’arroser d’un petit vin du cru… Folie des grandeurs ! Je m’épouvantai :

- Mais, dis-je, vous oubliez que nous n’avons que neuf francs à nous deux !

- Mon cher, me dit-il, vous n’y entendez rien ! Vous verrez que nous en aurons de reste !...

Et la bouteille fut commandée.

Quand nous eûmes soldé l’addition, il nous restait deux sous : nous avions frôlé la banqueroute. J’en tremblais encore. Mais mon compagnon n’était pas homme à se démonter pour si peu. D’office, sur les deux sous restants, il acheta une orange, – pour notre soif, – et enfin, en passant devant la gare, avec le dernier sou, un journal de Paris, pour les dernières nouvelles de la Chambre. Le futur député nationaliste se préfigurait.

Étant donné notre totale désargenture, il ne pouvait être question de prendre le train pour rentrer à Aix. Nous dûmes faire dix à douze kilomètres à  pied sous un soleil méridional et presque caniculaire ! Ce fut un supplice pour moi. J’étais fourbu, je pouvais à peine me traîner, avec mon Bourget dans une poche et mon Quintillien dans l’autre. Mais Syveton me gouaillait :

- Allons ! un peu de courage ! Je vous invite à dîner au buffet de la gare où j’ai pris pension… il y a là un de ces petites bourgognes !...

Et il claquait de la langue en fredonnant :

        Y a la goutte à boire,
         La goutte à boire, là-bas…

Ce Syveton était un entraîneur. Mais je n’en pouvais plus. J’abattais les kilomètres sans rien voir. Je me souviens seulement qu’avant d’arriver à Aix nous croisâmes une bande de petites orphelines en promenade sous la conduite de deux religieuses… Alors Syveton, apercevant les deux bonnes sœurs :

- Saluons-les, mon cher !... Ça leur fera plaisir, à ces braves filles !

Ces mots, tombant au plus fort de ma fatigue et de ma détresse, ne sont jamais sortis de ma mémoire. Pour ces mots-là, je me sens prêt à pardonner à Syveton bien des choses dont on l’accuse et même la gifle au général Fichard !

Enfin j’arrivai, expirant, au buffet de la gare. Mais le petit bourgogne promis et surtout la verve triomphante de Syveton ranimèrent à peu près mes énergies. Je crois bien qu’en sortant du buffet j’étais un peu gris, surtout grisé de grand air et d’espace, enfin enchanté d’une équipée qui aurait pu tourner plus mal.

La soirée s’acheva dans le jardin du café Sauvaire : le jardin d’un ancien hôtel parlementaire, où c’était une élégance d’aller prendre des glaces. Des collègues rencontrés sur le Cours nous y avaient conviés. Nous trouvâmes là tout le beau monde d’Aix, le monde des fonctionnaires, bien entendu. Assise à une table avec quelques jeunes femmes la divine Juliette, en toilette claire et en grand chapeau Marie-Antoinette, attirait tous les regards.
_______

Je crois bien que cette journée un peu mélangée fut ma plus belle journée d’Aix, – à cause de Syveton d’abord et de son joyeux optimisme, de son entrain et de sa belle assurance devant la vie, qui m’était un exemple, mais aussi à cause de Bourget et de son Disciple, de la « nouvelle aurore » prédite par le cher Banville, de la campagne élyséenne, du grand chapeau de Juliette et, enfin, de mes amies les fontaines, qui tintaient délicieusement sous les platanes, par cette nuit chaude de juin…

Quelques semaines plus tard j’allais quitter Aix pour n’y plus revenir que de loin en loin. Hélas ! j’y avais à peine entrevu ma route et comme le fantôme de ce que je devais tant aimer plus tard. Il me restait encore à traverser de grands espaces glacés, de longs jours de froidure et de désespérance, avant de toucher à la Porte d’or du Sud…

LOUIS BERTRAND,
  de l’Académie française.


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