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I
ANNECY
I
L y a des voyages dramatiques ; il y en a
de doux - qui pourraient être terribles : celui de la Haute-Savoie est
de cette catégorie. C’est un pays de montagnes parfois assez hautes
qui, pendant l’été se drapent des lambeaux du premier nuage qui passe ;
mais se coiffent de neige à l’automne ce qui leur donne un aspect
redoutable. Au-dessus d’elles le roi de la contrée, le fantôme éternel,
le géant des Alpes, le mont Blanc, hiver comme été, avertit les
indiscrets qui prétendent à voir de près son visage, qu’au-dessus du
plaisir de violer le silence des hautes solitudes planent toujours le
vertige et le froid, frères de la mort. Comme pour tempérer la sévérité
du paysage, tout en bas, s’étend un lac couleur d’espérance.
*
* *
Eh bien ! c’est au pied de ces hautes montagnes, au centre d’une nature
souriante et parfois majestueuse, non loin des bords d’un lac
enchanteur qu’est assise la ville d’Annecy, comme une de ces princesses
du moyen âge, dont la robe longue et ample fait autour d’elle, sur
l’herbe fleurie, mille plis profonds et chatoyants. Comme ces figures
de légende, elle porte un faucon sur le poing : de ceux que l’on voit
ici en plein ciel planant méchamment au-dessus d’un gibier aquatique ou
terrestre, en cercles cruels qui vont se rétrécissant pour atterrir au
point exact, où, immobile, comme magnétisée, se tient blottie, la proie
convoitée. C’est surtout, on le devine, sur le monde ailé que la
terreur sévit. Aussi est-il bien rare que l’on entende un chant
d’oiseau dans nos buissons ; cependant, le petit peuple des passereaux
est nombreux dans nos haies ; tout aussi sautillant que dans nos
villes, mais tout de même moins bavard et pour cause : il est attentif
à ne point éveiller le danger. D’ailleurs, le Savoyard lui-même,
l’homme des champs, des monts et des vallées, ne chante guère. Est-ce
la montagne qui l’intimide ?
Comme une jeune fille qui a des peines de coeur, cette Annecy est
pensive. Artiste de par son ancienneté qui l’a rendue experte en la vie
des choses, elle déplore le passé aboli de ses vieilles murailles et
sans doute aussi les temps nouveaux qui s’accusent en ville par de
banales façades, dont le soleil, avec son indiscrétion accoutumée, fait
ressortir les regrettables arêtes. Les anciennes, avec leurs fenêtres à
meneaux et leurs arcades ogivales, avaient si grand air ! Certes, il y
a là de quoi la chagriner. D’une voix inconsolée, accompagnée de petits
sanglots, elle se demande pourquoi on a détruit les vieux toits et ce
que l’on va faire de ceux qui restent encore, si beaux, dévalant
majestueusement des cheminées aux chéneaux par une ligne onduleuse,
qu’on ne saurait imiter d’un siècle à l’autre, eût-on l’habileté et la
science d’un Violet-le-Duc, d’audacieuse mémoire.
Mais Annecy a de plus intimes soucis. Tout autour d’elle on abat, on
reconstruit, petit à petit. Sans le lui dire, on modifie son aspect. Il
ne faut pas oublier qu’elle est femme et, en cette qualité, qu’elle a
le droit de se demander si son nouveau vêtement lui ira mieux que
l’ancien. Sur ce fond de montagnes, devant la Tournette et la ligne
souple du Parmelan, sa silhouette vaudra-t-elle celle d’autrefois ?
Mon Dieu ! Depuis quarante ans les rues d’Annecy n’ont pourtant pas
beaucoup changé ! Les magasins ne sont pas affranchis de leurs arcades.
Comme par le passé, le jour y afflue avec le soleil et y crée ces
effets à la Rembrandt que Paris leur envie. Mais que dire des nouvelles
maisons ? Ce sont elles qui menacent d’abolir cet aspect d’ancienneté
qui faisait notre joie. Ces arcades ont du bon, et si elles ajoutent à
l’obscurité, l’hiver, du moins les habitants peuvent-ils circuler par
la ville à l’abri des frimas.
Je me souviens d’un certain Mardi Gras où les masques se poursuivaient
derrière les piliers. Chienlits superbes, vêtus de longues chemises
tachées d’emblèmes tracés à l’encre, et de hauts bonnets pointus ; ils
composaient pour cette Annecy, en d’autres jours si recueillie, une
prodigieuse esquisse à la Goya.
*
* *
Pour se faire une idée du service que lui rendent ses vieilles arcades
ébréchées et dorées par le temps, il faut voir Annecy un jour de
marché. Ce jour-là leur mystère est aboli. Remplie de victuailles et de
fruits qui semblent tous rire en se regardant, elles éclatent de
lumière et de gaieté. Il semble vraiment qu’au milieu de cette joie,
toute de lumière et de couleur, les habitants d’Annecy ne sachent plus
que faire de leur mélancolie. Les orgueilleux pigeons, ailes battantes,
bravent les chats et les chiens et s’essayent à marcher dans les
ruisseaux. Les moineaux s’ébattent sur les bords d’une flaque d’eau,
d’où ils tirent à grands cris et avec mille piailleries un déchet
quelconque de salade. Au pied des marchandes venues de la montagne, se
tiennent immobiles, liés par les pattes, les poulets qu’elles amènent
de là-haut ; elles les offrent aux passants avec une gravité
religieuse. Ces femmes ne raillent pas comme chez nous, et n’insultent
pas les poches fermées : les Savoyardes sont polies. Parfois elles
tiennent leurs poulets à bout de bras, la tête en bas, exhortant le
client à soupeser le produit de leur basse-cour. Et il ne s’en prive
pas, je vous assure, le client ! Avec quelle curiosité, quel dédain,
quel mépris, les pauvres bêtes sont retournées, palpées ; et de quelle
façon l’acheteur expert éprouve la souplesse du thorax, la résistance
des pattes et du reste ! Jusqu’au croupion qui est l’objet d’une
investigation si particulièrement indiscrète qu’elle force l’animal à
une expression d’inquiétude presque humaine !
Après les légumes, salades, choux monstrueux, cardons de un mètre
cinquante de haut, voici la phalange des fromages. Spectacle émouvant.
C’est un amoncellement, puis un écroulement de visages pâles comme la
lune ; parfois aussi expressifs, et dont se dégage un fumet qui réjouit
l’âme de quiconque respecte la gourmandise. Ils font suite aux légumes
et aux fruits pour soutenir l’honneur gastronomique de la Haute-Savoie.
Quelle tenue ! Depuis les persillés (fromages bleus), en passant par
les vacherins larges comme des palets antiques, la tome grande comme un
chapeau haut de forme, la boudane, pour aboutir au noble reblechon.
Cette abondance donne malgré tout à réfléchir. Les passants mornes
frôlent ces fromages offerts à leur concupiscence ; les regardant en
dessous, paraissant dire : « Dieu ! que cela pue ! » Eh ! sans doute :
cela pue ; on ne saurait le nier ; cela sent parfois très fort la
vieille botte, celle, parbleu, qui portait au talon de fiers éperons au
temps jadis ; à cette époque où les seigneurs de bonne lignée se
vantaient d’avoir l’aisselle surette et les pieds fumants. Mais quoi !
c’est une odeur de vieille noblesse, car l’origine des reblochons et
des tomes est fort ancienne. Et puis, peut-on toujours vivre sur le
brie, qui est un fromage de pays plat, tandis que le reblochon et ses
congénères sont des fromages de montagne ?
Dans cette interminable rue Sainte-Claire, qui fut, en d‘autres temps,
la plus aristocratique de la vieille ville d’Annecy, vous verrez des
fromages d’une autre sorte : des fromages pour familles pauvres. Oui :
il y a des fromages pour tous ; et les derniers ne sont pas les plus
mauvais. Laissez-moi vous en signaler un d’aspect misérable ; il semble
avoir été écrasé par des pieds frais encore du raisin qu’ils ont foulé,
car à son humble croûte adhèrent encore des fragments de grappes. A
vingt-cinq pas vous diriez des bouses de vaches. Eh bien ! osez vous en
approcher, et, après les avoir flairés, redoublez d’audace :
goûtez-les. Pour parler comme le marchand : vous m’en direz des
nouvelles ! Y goûter : voilà le plus difficile à obtenir de nos
Parisiens, gens très intelligents mais plutôt aptes à aimer ce qu’ils
connaissent depuis toujours, en art, en littérature et en gastronomie,
et à déprécier ce qu’ils ignorent encore. De sorte que, faute d’avoir
été initiés tout petits aux mérites variés des fromages savoyards ils
ignoreront toujours celui-ci, et, de ce fait, les mépriseront tous.
Aimer et mépriser sont les deux pôles de la raison humaine, n’est-il
pas vrai ?
… Je me suis laissé entraîner, et j’en demande pardon aux lecteurs,
surtout à ceux qui n’aiment pas le fromage. Qu’il me soit cependant
permis de dire, pour ma justification, qu’en ma qualité d’amoureux des
vieilles villes, il me paraissait urgent de proclamer tout d’abord que
si on continuait à enlaidir celle-ci comme on le fait depuis plusieurs
années, Annecy ne recélera bientôt plus même un pan de muraille qui
vaille la plus petite parcelle du plus écroulé de ses reblechons. C’est
ainsi que l’enchaînement des idées m’a amené à parler du fromage, une
des gloires, je le répète, de l’Annecy de tous les temps.
*
* *
Annecy la Montagnarde est surnommée la Venise des Alpes : sans doute
parce qu’en réalité, comme l’autre, elle surgit d’un reflet aquatique.
Dans la vieille ville, les maisons, comme celles de Venise, baignent
leurs murs dans un cours d’eau, qui se nomme le Thiou. Affectant la
marche de ces petits hommes dont l’énergie renverse des obstacles
devant lesquels réfléchiraient de grands bonshommes, il bouscule ses
eaux où se reflète la tremblante image de jolies blanchisseuses, lavant
un linge étincelant au pied même des vieilles prisons. Communiquant sa
fougue aux trois canaux déverseurs du lac, ceux-ci s’en vont, comme
entraînés de compagnie, se jeter dans le Fier, qui, à son tour, s’en
débarrassera au profit du Rhône tumultueux : ce sont de ces politesses
qu’on se fait entre fleuves.
Tant d’eau donne droit à beaucoup de ponts ; aussi en compte-t-on pas
mal à Annecy. Le plus intéressant, par sa construction ancienne, est le
pont Morens. Il passe sous une voûte, reparaît dans la rue
Jean-Jacques-Rousseau (autrefois la rue de l’Évêché) et vous rend à la
terre ferme, à l’orée de la rue Sainte-Claire : celle précisément
qu’éclaire tous les mardis le firmament d’astres-fromages dont je viens
de vous parler. La rue Sainte-Claire fut, au temps jadis, la rue
aristocratique d’Annecy, je l’ai déjà dit, ainsi que la rue de l’Ile.
Au coin de cette dernière demeurait, au numéro I, la Philotée de saint
François de Sales : Louise Duchâtel, épouse du seigneur de Charmoisy.
Il est intéressant de noter aujourd’hui, en ce tour de rue bien
vétuste, la demeure d’une femme du monde d’autrefois ; son souvenir
éclaire ce coin du vieil Annecy.
Le passé d’une vieille ville est tissé de souvenirs historiques, les
uns d’un caractère sacré, les autres aussi profanes que libertins.
C’est ainsi que, dans la rue Jean-Jacques-Rousseau, ornée de vieilles
demeures, on peut voir sur l’une d’entre elles une plaque indiquant
qu’elle fut occupée par saint François de Sales dès son élévation à
l’épiscopat, jusqu’en 1610, époque à laquelle il écrivit
l’*Introduction à la Vie dévote*.
Par une ironie des choses, il se trouve que ce fut également dans cette
même rue, que la belle Mme de Warens vécut avec Jean-Jacques Rousseau.
Une autre plaque mentionne cette circonstance historique.
Annecy, la douce, la mélancolique, fut pourtant une ville fortifiée, et
cela se devine, en observant cet amas de maisons grises, en partie
construites en bois, qui semblent se presser sous ses murs. Tout Annecy
d’ailleurs sent encore la féodalité. Derrière elle, plus haut qu’elle,
sur la pente adoucie du Semnoz, à la lisière de l’immense forêt de
sapins du Crêt-du-Maure, se dresse le nouveau couvent de la Visitation
: demeure somptueuse, digne des deux reliques qu’elle abrite. C’est là
que repose maintenant le corps de saint François de Sales, ci-devant
prince-évêque de Genève, qui fit d’Annecy le siège de sa résidence,
quand Genève fut devenue calviniste. Y repose aussi le corps de sainte
Jeanne de Chantal, que saint François avait faite supérieure du couvent
de la Visitation, fondé par lui. Ce grand édifice achève de donner à la
ville la plus belle apparence. Sur ce fond de montagnes, avec le lac
qui s’étend à ses pieds, la belle ligne ascendante que ponctue un très
haut clocher lui compose le plus noble paysage dont la vue puisse être
charmée.
Annecy est toute parfumée de la présence de saint François de Sales et
de ses deux amies : sainte Jeanne de Chantal et madame de Charmoisy. La
gaieté qu’on y respire se ressent de ce voisinage de saints. Serait-ce
eux qui auraient assoupli le langage de ses habitants, langage où tous
les mots se prononcent sur un mode mélancolique et doux qui sent le
couvent ?
Depuis de longues années, les corps de saint François de Sales et de
sainte Jeanne de Chantal reposaient sous la coupole du grand couvent de
la Visitation situé rue Royale et qui fut démoli il y a quelque dix
ans. On le remplaça par le couvent nouvellement bâti au-dessus de la
ville. Le transfert des reliques des deux saints fut une magnifique
cérémonie. Annecy ne l’oubliera jamais. Rome, qui seule peut en offrir
de semblables, avait envoyé ses cardinaux auxquels s’étaient joints les
évêques de France en grand nombre, toutes robes flottantes, avec
camails d’hermine, chapeaux et mitres en tête. Le Saint-Sacrement, au
milieu de cette sainte foule, brillait parfois sous les rayons d’un
soleil qui, ce jour-là, se montra malheureusement avare de ses faveurs
: il ne cessa presque pas de pleuvoir pendant toute la cérémonie. Les
chanoines en robe et camail violet fourrés de petits-gris, les Pères de
tous les ordres religieux complétaient l’ensemble d’un cortège dont le
spectacle était à la fois glorieux et auguste.
Le château qui surmonte la ville d’Annecy dit assez qu’elle fut
fortifiée. L’attitude, si on peut dire, des maisons, l’indique. Elles
ont cet empressement à se grouper au pied du château fort que l’on
remarque aux abords des vieilles villes féodales. Ces maisons, dont
quelques-unes seulement subsistent, étaient du pittoresque le plus
noble ; malheureusement, le temps et la négligence les avaient rendues
insalubres. Rongées de tous côtés, elles se fussent affaissées si on ne
les avait détruites. Tout en vénérant le passé, il faut reconnaître
qu’il n’avait pas eu toutes les prévoyances, et que, malgré les beaux
toits et les élégantes cheminées, l’habitant de cette ville risquait
fort de s’y anémier. Sa vie ne tenait qu’à un choix du hasard.
Acceptons donc les flétrissures nécessaires qui sont la vieillesse des
choses, et chérissons notre Annecy tel que le temps nous l’a léguée.
*
* *
La route venant d’Aix-les-Bains amène le voyageur après une forte
descente dans les faubourgs d’Annecy, par une route large bordée de
jeunes arbres. Il n’y a pas de portes à la ville ; ou, plutôt, il n’y
en a plus : elles ont disparu avec la vieille enceinte, sauf une,
pourtant, qui subsiste encore au bout de la rue Sainte-Claire. Devant
soi, au faubourg de Boeuf, à partir du petit pont dont je vous ai
parlé, s’ouvre une belle avenue bordée de maisons sans aucun caractère
: poste, banque, etc. ; toutes constructions nouvelles dont
l’architecture, dépourvue de tradition, lutte contre le charme des
siècles. Cette avenue que n’abrite du soleil aucun platane est en été
la plus implacable des rôtissoires ; elle n’a pour elle que le mérite
de traverser la ville en droite ligne pour aller rejoindre l’admirable
avenue du Pâquier, dont l’ombre, au moins, vous abritera jusqu’au pied
de la montagne que l’on rencontre bientôt à la sortie d’Annecy.
Cette grande avenue de platanes centenaires, on osa la nommer avenue du
Président-Wilson ! tandis qu’elle se nomme en réalité l’avenue du
Pâquier. Nous lui garderons ce nom qu’elle portait avant la découverte
de l’Amérique. Elle commence au point où se dresse un groupe de la
Paix, commandé par la ville d’Annecy à un jeune artiste qui porte mon
nom. C’est sous la voûte ombreuse des magnifiques platanes que vous
gagnez la délicieuse campagne dont un lac d’azur fait la vraie richesse
et toute la féerie.
Ce décor varié oblige l’oeil le plus indifférent à l’admirer à chaque
heure du jour. Enfin, dirai-je que la beauté de ce site en impose à ce
point à tout le monde, que les plus enclins à proférer des niaiseries
devant la magie des soleils couchants restent muets d’admiration,
devant les rives du lac à l’annonce de la nuit.
La grande rue ardente que vous venez de longer jusqu’aux approches du
Pâquier, se nomme la rue Royale. Le Tout-Annecy en a fait un boulevard
assez vivant, où, tout au long de la journée, se saluent
cérémonieusement des bourgeois qui se voient matin et soir, savent tous
à quoi s’en tenir sur leurs mérites respectifs, mais gardent les uns
envers les autres une attitude respectueuse. Les Savoyards sont très
polis ; presque autant que les Japonais. Aussi ne surprendrez-vous
jamais de brusquerie, même dans leur langage que rythme un parler
chantant, mélancolique et doux, aux finales envolées. L’affirmation, si
facilement dure chez nous, s’adoucit ici, par politesse pour
l’interlocuteur, jusqu’au doute. Sollicitez-vous une approbation ? un
jugement ? on vous répond : « Oh ! pensez voir ! » Ou : « Peut-être
bien… » Demandez-vous en un quelconque magasin le prix d’un objet ? le
marchand vous répond : « Pour vous, ce sera tant » ; et cela est
soupiré plutôt que dit. Il en est ainsi depuis la rue Royale jusqu’aux
sommets des monts. Espérons que le passage des étrangers, au parler
rude, qui longent ces mêmes rues en été, ne changera rien aux
modulations de l’accent savoyard. Jamais de cris sur leurs lèvres, et
beaucoup de douceur dans leurs yeux : le reflet des montagnes a sans
doute teinté les prunelles d’un bleu fluide ; ce qui donne parfois au
regard une expression hallucinée.
Mais cette douceur et cette courtoisie n’enlèvent rien à l’aspect viril
et décidé des montagnards de la Haute-Savoie.
Aux jours de marché, ils se réunissent en groupes au carrefour du puits
Saint-Jean. Simple point de ralliement, car l’ancien puits a disparu.
C’est leur lieu de station préféré ; c’est là qu’il faut les voir.
L’époque des rapières et des manteaux retroussés ne pouvait présenter
de plus beaux cavaliers que ces hommes. Mais s’il est vrai qu’on ne se
fait bien l’idée d’un peuple que lorsqu’on connaît sa figure, il faut
que je vous trace, en un croquis hâtif, les traits d’un visage
savoyard. Tout d’abord, comme trait distinctif, sa face allongée est
séparée assez purement par un nez long, que reçoit au-dessus des lèvres
une barbe noire et touffue. Découvert, le front est haut ; mais sur les
yeux dont j’ai parlé, se répand l’ombre d’un large chapeau de feutre
noir.
Pour compléter le portrait de ces hommes élégants et robustes, il faut
dire qu’ils furent d’admirables chasseurs alpins : nul ne l’a oublié,
et que tous aiment la France. Enfin, sous son aspect méditatif, le
Savoyard cache un esprit de répartie et, dans son patois, tient en
réserve, me dit-on, un grand sens du comique. Voilà pour les hommes -
Quant aux femmes ? Du fait des Parisiens qui affluent aux pieds de
leurs montagnes, en attendant que ce soit aux leurs, les femmes de ce
pays deviennent belles. Leur tournure se ressent de cet amour immodéré
de la danse qui fait le tour du monde. Sur le haut des monts les plus
embrumés, sous le toit le plus rustique, tout comme dans les dancings
les plus réputés de Paris, les filles d’ici pratiquent le tango… etc.,
et, paraît-il, avec une grâce insoupçonnée. Elles ont toutes les
cheveux coupés, cela va sans dire ; et les jupes, très courtes,
révèlent de fort belles jambes, que les travaux de la terre ont
respectées. Ces jambes doivent, je pense, la pureté de leur galbe aux
brises alpestres, aux vents des sommets qu’elles ont fauchés.
II
SAINT FRANÇOIS DE SALES ET J.-J. ROUSSEAU
C
’EST aujourd’hui jour de marché à Annecy.
Il fait très beau temps. Très haut dans le ciel bleu, les nuages
semblent se poursuivre. Ici, sur la place, la foule est dense. Des
bandes de pigeons la rayent dans tous les sens. De temps en temps, des
voitures aux roues bruyantes la partagent en tronçons. Mais cette foule
est sage ; aucun mot grossier ne s’en échappe. Au bout du pont, près du
canal où s’abritent les bateaux, la statue de saint François de Sales,
assis, avec de gros bouquins à ses pieds, dresse sans orgueil son front
chauve. S’il n’était de bronze, il impressionnerait cette humanité qui
ondule avec tant d’indifférence autour de son piédestal. Ce front haut,
cette longue barbe, ce profil ferme sont très savoyards. Je regarde
autour de moi. Grands, découplés, coiffés de leur grand feutre à larges
bords, il ne leur manque qu’une rapière au côté ou, à la main, une
croix, à ces grands hommes graves comme des prêtres. Saint François de
Sales est de cette race-là, étant né à Thorens, sur la route de Genève.
Contrée austère, très vallonnée. Le château des de Sales est bâti sur
la pente verdoyante d’un ravin assez profond. Seules les tours du
château pointent sur la plaine, au-dessus de laquelle cheminent les
montagnes. C’est un paysage curieux où l’on voit très bien évoluer des
moines. Il est tout naturel que ce saint que nous admirons en bronze
soit sorti de là. Du reste, s’il y a en lui du prêtre, il y a aussi du
soldat.
Je me retourne pour regarder mes voisins. C’est que je sens sur moi
peser le regard intense de deux yeux. Ils sont là, tout près. Celui de
qui ils dépendent enlève son chapeau, et j’aperçois sur des lèvres très
rouges, une moustache, puis une barbe longue. Se pourrait-il ? la
moustache s’agite, les lèvres s’entr’ouvrent pour laisser passer ces
mots :
- Enfin, vous me reconnaissez ?
- Sans doute, mais, grand saint, je ne crois pourtant pas aux fantômes…
- Qui vous parle de fantômes ? Me prenez-vous pour un de ces intrigants
qui mystifient les vivants ? Ne savez-vous donc pas qu’on ne meurt
jamais, et qu’au moindre appel nous accourons ? Et le plus efficace des
appels, c’est une oeuvre d’art. Or Dieu a permis que tous les éléments
qui ont composé notre vie et dont nous étions si fiers, pauvres humains
que nous étions ! restent pour ainsi dire à portée de notre main, de
façon à nous reconstituer, au contact de notre image… Mais oui, simple
ébahi que vous êtes, le monde, l’air, les lointains que vous admirez,
sont pleins de Turennes, d’Henri IV, de rois, de reines, de peuples. Si
vous pouviez voir le brouillard épais qu’ils forment à eux tous, vous
en seriez stupéfait.
- Mais…
En me regardant au visage, il me dit :
- D’ailleurs, vous ne tarderez pas à vous en rendre compte, car, de gré
ou de force, il vous faudra venir à nous.
Comme secoué par une interruption de courant, je ne pus répondre à ces
quelques mots que par mon silence. Devinant mon trouble, il reprit :
- Je vois que je vous fais de la peine… Regardons plutôt ce bronze.
Vous rend-il l’idée que vous vous faites de moi ?
- Mais, dis-je, ce front me paraît être digne de celui que Votre
Grandeur me montre.
- Et le reste ? ajouta-t-il.
- Le reste me paraît avoir une haute mine ; on la souhaiterait à tous
les évêques, et même à des papes.
- Oui, me répondit-il. Se penchant à mon oreille, il ajouta cependant :
j’étais bien mieux que cela ! Tout à l’heure, une voix de femme, dans
la foule, disait : « Mais enfin, il n’est pas assez beau ! » Cette
femme qui ne m’a jamais vu disait vrai.
L’ironie et la satisfaction avec lesquelles il prononça ces paroles
m’obligèrent à constater une fois de plus que tout homme, fut-il
philosophe, tient à la qualité de sa représentation physique, et que,
même après sa mort devenu saint, il sera sans indulgence pour son
portrait.
- Grand saint, lui dis-je, ne vous alarmez pas ; la ressemblance n’est
qu’une convention. Dans les musées, sur la place publique, ici même,
pour les gens qui passent, vous êtes surtout un vaste front, une barbe
longue, enfin un masque derrière lequel la mémoire des hommes se
blottit pour vous juger à son aise.
Mais je le vois s’agiter, sa main s’élève, me faisant signe sans doute
de ne pas aller plus loin, et, d’un air un peu vexé, il ajoute :
- C’est vraiment bien la peine de se donner tout le mal que j’ai pris à
essayer de concilier les désirs des hommes avec leur goût de la vie, et
ceux des femmes avec leur dignité, pour n’être plus aux yeux de ces
hommes ou de ces femmes, qu’un symbole ; moins que cela : un front et
une barbe !
Il avait baissé la tête. Mais bientôt il ajouta :
- Avouez que, en sculpture surtout, la beauté seule fixe votre souvenir
dans la mémoire des hommes. Et je ne dis pas beauté morale, mais je
parle de l’autre, la vraie, que l’on dit si funeste : la beauté
physique. Oui, oui, elle d’abord. L’autre vient ensuite. Pour séduire
les hommes, Dieu créa les anges et Il les fit beaux ! Les hommes laids,
on ne les regarde pas : à moins que leur laideur ne leur fasse une
réclame. Voyez Socrate ! Ah ! c’est un enseignement bien fâcheux que ce
goût de la Beauté, et il faut aux artistes une prodigieuse énergie pour
s’y soustraire. Tous les gens qui se font peindre exigent qu’on les
fasse beaux !
Comme sur un escalier de Versailles, il me salua du revers de la main,
puis, comme s’il allait me quitter :
- A propos ! fit-il en se retournant, avez-vous vu la demeure de ma
chère Philotée, tout près d’ici ? Elle y revient parfois. Pour moi, je
n’y vais plus. Vous me comprenez : je suis si changé… Là-bas ou
là-haut, comme vous voudrez, cela n’a pas d’importance ; mais, ici, il
serait malséant de lui rappeler le passé, qui est son passé à elle
aussi… J’aime mieux m’abstenir…
Et sa longue silhouette se perdit dans la foule : il était en vérité
semblable à tous les Savoyards.
- Quel vaniteux que cet ex-prince-évêque, dit une voix auprès de moi.
En voilà un qui sut profiter de ses chances ! Avec quelle adresse il se
servit des sympathies féminines ! Aujourd’hui, vous diriez de lui : «
C’est un homme à femmes. » Ce serait surtout un homme du monde.
Je me retournai et reconnus, à ses petits yeux brillants sous de gros
sourcils noirs, Jean-Jacques Rousseau, de Genève.
- Et vous donc, illustre maître ? repris-je aussitôt. Que diriez-vous
de vous-même, si, dans vos séjours terrestres, vous relisiez vos
ouvrages ; Madame d’Épinay, Madame d’Houdetot, Madame de Luxembourg et
tant d’autres, depuis la pauvre fille, la servante au ruban de Turin,
jusqu’à votre Thérèse…
Je le vis rougir :
- Ne craignez rien, lui dis-je, c’est un accident, je n’en parlerai
pas. J’éveillerai plutôt le souvenir de celle dont les lumineuses mains
vous ouvrirent le séjour de toutes les clartés. Dès sa première
rencontre elle vous donna du génie. Ne lui devez-vous pas le tableau
ravissant, je veux dire la page inoubliable, de toute volupté, où vous
retracez en peintre et en poète le moment divin où, sous un rayon de
soleil illuminant ses cheveux blonds, elle ouvrit la lettre par
laquelle un de vos protecteurs vous recommandait à elle ? Songez qu’au
moment juste où il vous importait de n’être plus un enfant, elle se
trouva sur votre route. Les autres ne furent que des dilettantes. Elle
vous rendit amoureux au plus bel âge de la vie : celui dont on se
souvient toujours. Et ce n’est pas de vous seulement qu’elle fit la
conquête, mais de tous ceux qui vous lisent. Il est de mode d’en dire
du mal. Elle fut ce qu’elle fut, cela n’importe pas. Jouissez en paix
de vos souvenirs. Et si vous la rencontrez, là où vous êtes, dites-lui
qu’ici-bas tous les hommes jeunes sont encore amoureux d’elle… Ne
fut-elle pas blonde, bonne et… un peu grasse ? en un mot, une charmante
maman ? Et vous, un petit snob. N’en dites pas de mal. Depuis que vous
avez quitté ce monde, le docteur Poncet, de Lyon, nous a renseignés sur
le mal dont vous souffriez dans… votre amour-propre, et à propos duquel
vous revêtîtes cet habit d’Arménien qui vous fit une fameuse réclame,
tout en vous couvrant de ridicule. Vous deviez être charmant ainsi…
Comment un homme si simple, un philosophe n’a-t-il pas craint ?...
- Chut ! fit-il. Vous l’avouerai-je : j’aimais le costume. Oui, avec ma
physionomie ombrageuse, j’avais cette faiblesse.
A ce moment, je regardais ses yeux : sous les gros sourcils, un feu
sombre brûlait au fond des prunelles, et il rougissait. Pourtant, il
riait aussi. Je riais comme lui, pensant qu’il est bien possible que
les hommes aient un carnaval intérieur, qui leur impose l’amour du
déguisement. Par exemple : les militaires, les hauts dignitaires, les
grandes institutions, les juges, enfin… les académiciens ;
Une question me contractait les lèvres :
- Et le lac d’Annecy, lui lançai-je tout à coup, ce beau lac de Savoie,
l’aimez-vous ?
- Je ne l’ai jamais vu.
- Je m’en doutais, bien que cela soit assez étrange. Vous avez habité
auprès de lui cependant, si ce n’est sur ses rives ? Le bruit des
orages a dû maintes fois vous révéler sa présence par l’agitation de
ses eaux, par la voix de ses tempêtes tandis que les arbres se
saluaient en gestes véhéments.
- De mon temps, reprit cette ombre un peu chagrinée et fatiguée, on ne
voyait pas la nature… ou plutôt, on ne la prisait pas dans son ensemble.
- Il fallait qu’elle fût attifée, elle aussi, comme les femmes,
m’empressai-je d’affirmer ; on n’en vantait que les premiers plans :
les douces fleurs, qui, de tous temps, ont émaillé les gazons, les
buissons, les prairies ; le reste étant confié à la fantaisie. Vous
disiez : « Ruisseaux, chalets, vallons heureux… » C’était la cadence du
vers qui en donnait la vie. Ce sommaire poétique vous suffisait pour
laisser à son plan un devoir dont l’existence n’intéressait pas vos
regards parce que vous ne saviez pas regarder. La Vérité vous
dédaignait. Tel vers de
Jocelyn
peint toute la Savoie.
Me regardant dans les yeux, l’ombre me dit :
- Conscient de cette poésie de la nature et pouvant en réaliser les
accents, j’aurais donc pu être plus grand !
- Ou plus heureux, fis-je.
Il se détourna, et, les yeux dans les doigts, murmura :
- Ah ! fatale prostate ! Sans cette infirmité ma vie eût été tout autre
!
… A ce moment, je sentis qu’une présence m’abandonnait. Je me retournai
: Rousseau n’était plus là.
Les douze coups de midi sonnaient à toute volée et le soleil, comme un
gardien de musée, semblait chasser la foule vers les rues et les routes
: chacun vers sa demeure… L’on arrivait peu à peu à cet instant de la
journée où la lumière appesantie du jour fait penser à la nuit. Même
désert aux carrefours où la foule, il n’y a qu’un moment, roulait sur
elle-même. Même opacité des ombres, puisque la lumière vient du zénith.
Même silence dans les rues, car c’est l’heure du repas en attendant
celle de la sieste. Cela fait du silence partout. Instant précis où la
faim se fait sentir. Quel mauvais pauvre on ferait alors, si l’on ne
trouvait sous la main aucune
trattoria pour
l’apaiser. On sent noircir son âme à de pareils pensers. L’impérieuse
voracité frappe à la porte. Allons donc ! Il faut manger.
Ah ! voici, au fond d’un antre obscur, sous mes chères arcades, une
table à l’ombre, un couvert mis, une nappe blanche, une chaise : c’est
la grotte rêvée, et je vais m’y blottir jusqu’à l’heure où le ciel
apaisé me fera signe que, sur les routes, toute crainte d’insolation a
disparu.
*
* *
Non seulement le visage d’Annecy est charmant, mais son coeur est
mystérieux et plein de surprises. Je ne me serais jamais imaginé tant
de pittoresque dans l’intérieur de ces petites cours réservées entre
les maisons. Des charmilles y viennent prendre leur part d’oxygène et
teintent de mousse le sol qu’elles abritent. Car on ne peut dire que
cette mousse soit autre chose qu’une teinture ; mais de quel vert
adorable !
Il y en a, de ces courettes, qui forment des passages d’un quartier à
l’autre ; le plus souvent elles datent de la Renaissance, offrant tout
d’un coup sur la muraille une petite fenêtre dont la fine
ornementation, empâtée cependant par des couches séculaires de céruses
ou de simple boue, prend une saillie mordante du fait d’être à peine
effleurée par la lumière ; On ferait de ces coins ignorés des réduits
charmants si malheureusement une pensée importune ne venait vous
inquiéter. A quoi pouvaient bien servir ces cours ? N’étaient-elles pas
l’issue prévue des amas, tantôt frivoles, tantôt abjects, que chaque
matin, de nos jours, les ménagères lancent sur le trottoir ? Il n’est
pas hors de propos de supposer qu’au temps d’Hubert aux blanches mains,
et même à l’époque où le personnage élégant bien qu’austère de Mme de
Chantal parfumait de sa sainte présence les rues d’Annecy, ces mêmes
débris fussent d’une plus belle couleur que les nôtres. Je n’en doute
pas.
L’aspect des choses varie beaucoup avec la nuance de l’atmosphère. La
qualité de la lumière éveille la couleur de telle sorte que le tas de
chiffons, vu à Londres, éclairé par la lumière de Rome, pourrait fort
bien s’apparenter à l’une de ces humbles fleurs qui naissent ici et là
du choc d’un rayon de soleil. C’est pour cette simple cause que,
parfois, notre oeil, en quête d’harmonies, contemple avec volupté
certains tas d’ordures parce qu’ils lui offrent le régal d’une belle
couleur.
*
* *
Pour rejoindre la grande route, celle du retour à Talloires, il me faut
repasser sur les nombreux petits ponts qui franchissent le Thiou et ses
affluents. Le courant rapide des eaux qui s’échappent du lac menaçait
les fondations de toutes ces vieilles maisons ; les voilà pour cette
fois quittes de tout risque d’inondation. Car la municipalité les a
remises à neuf.
Les paysans qui encombraient le marché ont maintenant rassemblé leurs
voitures dans la rue Royale. Avant d’y prendre place, ils tâchent de
persuader les veaux et les cochons qu’ils ont achetés d’y prendre
place. Ils ont fort à faire. Enfin tout ce monde se case et s’écoule
par la belle route ombragée du Pâquier, vers Menthon-Saint-Bernard,
Talloires et Faverges, d’où l’on gagne la haute montagne.
De chaque rue, de chaque avenue, sortent des groupes de paysans. Les
uns ont acheté des denrées, les autres des bestiaux. Beaucoup sont
descendus des blondes solitudes alpestres et y retournent à pied, la
sacoche pleine de monnaie. Le chemin est long avec une vache au bout
d’une corde. Ceux qui ont acheté de jeunes bêtes les mettent derrière
le siège de la voiture, où il y a une place pour elles. Les pourceaux,
malgré leur groin, ont des mines de gamins révoltés ; ils sont
turbulents ; on ne peut les faire taire ; à chaque passage d’auto, ils
se bousculent, comme épouvantés par l’apparition d’un sinistre. Les
bêlements des agneaux sont attendrissants. Les mères vont à pied,
pauvres femelles massées les unes contre les autres comme des captives,
autour du char qui transporte leur progéniture…
Dans les foules composées d’animaux, je cherche toujours un âne. Je
n’en vois jamais. N’en fait-on plus ? On me dit qu’ils sont devenus
très chers et que leur travail n’est pas assez rémunérateur. Quel
malheur si l’âne, ce grand méconnu, désertait la vie des champs ! Lui,
le compagnon intelligent de notre ami le chien !
Mais un char veut passer au milieu de nous : Ce gros cheval bai à
courte croupe tombante nous met ses naseaux sous les yeux. Les moutons
ne sont ni dociles ni intelligents, de sorte qu’il n’est pas aisé de
les décider à se ranger de chaque côté de la route. Et quelle
poussière, et quel tapage, quels cris, quels bêlements ! C’est à
croire, qu’en passant, cette lourde voiture a écrasé quelques-uns de
nos compagnons. Mais le nuage s’éloigne et s’en va poudrer d’autres
groupes, jusqu’à ce que, bientôt seul sur la grande route, je puisse à
mon tour marcher un peu au pas.
Je m’aperçois que, distancé par le troupeau, je reste en arrière, non
loin d’une génisse. Je la vois de dos ; la croupe, accidentée comme un
col de montagne, me cache la tête. Cette bête a-t-elle conscience de la
situation ? toujours est-il qu’elle se retourne fréquemment pour me
regarder. Peut-être me demande-t-elle secours : elle pousse un
beuglement. Elle est fort gracieuse, étant encore très jeune ; sa robe,
couleur de marron d’Inde à demi pelé, est d’une grande richesse. Mais
je ne peux rien pour elle. Va-t-elle, au prochain tournant, bifurquer
sur Thônes, ou bien la mènera-t-on jusqu’à Faverges ? Quant à moi, fort
imprudemment, j’ai laissé partir le bateau, de sorte qu’il me faut
rentrer à pied à Talloires, et nous ne sommes qu’à Chavoires où, pour
me consoler, un groupe de toits, merveilleux il est vrai, m’arrête,
comme toujours, quand je viens d’Annecy. A eux quatre ils valent un
poème. Surtout quand, par un jour d’hiver brumeux, des enfants coiffés
d’un large feutre détachent d’un volumineux amas de fascines les fagots
destinés à allumer le feu qui cuira le repas du soir.
Ces toits ont l’aspect recueilli de moines en prières. Ils sont d’une
composition sobre comme les belles oeuvres ; ils sont secrets comme la
pensée et discrets comme l’expérience. Leur apparence ne trompe pas le
voyageur ; leur vêtement dit assez que, s’ils sont hospitaliers, du
moins ils ne sont pas des hôtels…
*
* *
Quarante-deux ans se sont écoulés depuis le radieux jour de septembre,
où, dans la splendeur d’un après-midi azuré, alors que, sous les
marronniers jaunissants, tout au bord de l’eau bleue, le sol se
jonchait de l’or des feuilles mortes, nous nous sommes fiancés à cette
nature splendide. Silencieusement émus d’une même pensée, il nous a
semblé à tous deux salutaire de bâtir ici une demeure pour abriter
notre bonheur à venir. Si à cet avenir ont manqué les chances sur
lesquelles nous comptions, nous nous sommes résignés ; et comme ce doux
pays est l’une des joies durables dont le temps nous a fait don, chaque
année, en septembre, au bord d’un azur qui est encore celui
d’autrefois, nous renouvelons notre pacte d’amour pour cette contrée
dont la beauté ne nous a jamais déçus.
III
LA MONTAGNE ET SES HABITANTS
C
’EST le matin. Le soleil à pleins rayons
achève de dévorer le sommet des montagnes. A leurs pieds le lac, sous
les caresses de la brise matinale qui ride son glauque manteau, semble
sourire ; tandis qu’aux flancs des collines émaillées de rose, les
combes s’accusent comme des plis de draperies. Toute forme trouve sa
lumière, toute harmonie invente son rythme.
Comme chaque année, je salue ces sommets. Leur ligne sans brusqueries
entraîne mes regards vers cet infini impalpable où elle semble se
dissoudre. Comme chaque année à pareille époque, dévêtus de leur
manteau d’hiver, ils se teintent d’azur à la naissance du jour et
s’enflamment aux approches de la nuit. Tisons géants, matériaux
fabuleux, instruments puissants dans cette féerie que chaque jour
réalise, pour notre joie et parfois pour notre secrète douleur, le
Divin metteur en scène que chacun de nous invoque à toute heure, au
milieu des sourires ou des larmes, debout ou prosterné. Voilà la
Tournette, petite soeur du mont Blanc. Puis le Parmelan, citadelle
prodigieuse aux flancs onduleux : sa tour principale semble s’avancer
pour protéger la ville d’Annecy. Depuis combien de milliers d’années
projette-t-elle sur le territoire de l’antique Boutæ l’élan de ses
élégantes murailles ? L’antique Boutæ ! nom étrange, donné à la ville
d’Annecy naissante, dont il semble que nul n’a pu pénétrer le sens ou
la provenance.
Il est des gens qui détestent la montagne parce qu’ils ne comprennent
et n’admirent dans la nature que ce qui est à leur portée immédiate. Je
pense en ce moment à un ami, lequel, comme Tarquin l’Ancien, quand il
est dans un champ, fauche de sa canne les plus hautes tiges. Cet homme,
mon ami, était un sabreur d’idéal. Il détestait les trajets vers le
ciel. Cette route lui était fermée. D’ailleurs, il proclamait avec une
certaine suffisance qu’il faisait partie du bataillon des gens simples,
lesquels ne sont, comme vous le savez, que les gens privés
d’imagination. Ils vous diront, par exemple, qu’ils préfèrent en
peinture une assiette de pommes peintes par un de nos plus illustres
essayistes au plafond de la Sixtine. Mirbeau, ce rouquin fougueux, qui
répandait autour de lui, d’un geste égal, la bonne et la mauvaise
parole, était de cet avis. Il encouragea tant de gens à ne rien penser
en fait d’art, qu’il en abaissa le niveau. L’art ne se fait pas, comme
dans la chanson, sans qu’on y pense. L’art est plus qu’une foi, c’est
une volupté ; et nous ne pouvons pas plus nous passer de celle-là que
des autres… Donc, pour en finir avec mon ami, il aimait en art les
petites joies ; son imagination se contentait de peu. Un brin d’herbe
entre deux pierres lui suffisait, et il se gardait bien d’amplifier
leur rôle. Un site sauvage ou gracieux l’humiliait, l’intimidait.
Lorsque nous nous promenions par les routes de Talloires, j’observais
toujours que cet ami ne portait jamais les yeux plus haut que le sommet
des tas de cailloux. Et comme pour compléter sa pensée ou la commenter,
ou pour aller au-devant de mon mépris, il ne manquait jamais, désignant
du regard nos montagnes, de déclarer que tout ce luxe de saillies et de
retraits (la variété de la montagne est difficile à peindre) tous ces
contrastes entre les pics ensoleillés et les pins au feuillage sombre,
lui faisaient l’effet de décors pour petits théâtres. Puis, subitement,
s’élevant d’un coup d’aile, il s’écriait d’une voix sonore : « Que
voulez-vous, cher ami ? J’aime la mer ! Je ne me lasse jamais de
regarder la mer ! On y voit tout ce que l’on veut ! » Puis, ses bras
formaient alors un grand rond ; il élargissait exagérément son geste,
ce qui donnait à supposer que le grand, le sublime, rejoignaient dans
sa pensée le monstrueux. Cela le sauvait. Il n’avait plus rien à dire.
Seulement on voyait très bien que dans tout ceci se glissait une bonne
part d’égoïsme, dû en grande partie à son admiration pour les idées
toutes faites. Combien sont comme lui, et ne conçoivent le beau que
dans l’exagéré !
*
* *
Serait-ce excéder les bornes de la poésie que de dire que les montagnes
ressemblent aux femmes ? Comme celles-ci, ne se servent-elles pas de
tout ce qui peut les embellir ? Les feux de l’aurore, les brouillards
du matin, le plein soleil, qui leur fait des ombres dont la
transparence modèle leurs traits sans les durcir ; enfin, le soleil
couchant, qui les allume comme des torches. Les nuages, produits de
l’atmosphère, viennent comme des joyaux de lumière se poser ici et là
sur leurs flancs. Voilà pour le jour. La nuit met à leur service des
artifices bien autrement attrayants. La lune en passant, molle et
bercée, leur fait l’hommage de sa pâleur et sème de-ci de-là des
gouttes de lumière : diamants et perles, reflets des cascades. Les
montagnes utilisent jusqu’à l’ombre ; elles s’en drapent avec
infiniment de goût, tantôt largement, tantôt discrètement. Mais les
parures qu’elles affectionnent pour la nuit, c’est l’envol des nuages
d’or ou d’argent qui se teintent de rose ou d’or pâle, selon
l’indication très fantaisiste de leur souveraine, la Lune.
La lune n’est pas toujours si pâle qu’on veut bien le dire : c’est une
réputation qu’on lui a faite. Elle aussi, comme une vraie femme, se
livre à toutes les fantaisies du maquillage ; c’est que, retenez-le
bien, si le soleil est un maître coloriste, la lune est la maîtresse
sublime des harmonies.
Comme aux Vénitiennes du XVIIIe siècle, ne voyons-nous pas fréquemment
sur son visage un masque bien noir, derrière lequel on dirait qu’elle
se consume, tant l’éclat de son foyer caché rayonne sur les sommets
d’alentour ? Puis, par les belles nuits d’été, toujours en glissant,
elle s’achemine vers l’aurore, qui, charitablement, lui jette en
passant, pour l’aider à disparaître, un voile fait de toutes jeunes
nuées prêtes à se confondre avec les premiers rayons du jour.
Oui, les montagnes sont comme les femmes. Et si, d’après elles,
quelques-uns de nous conçoivent l’idée de faire un chef-d’oeuvre,
qu’ils prennent bien garde de ne les peindre que s’ils se sentent sur
le point d’en devenir amoureux. Il faut de la passion pour cela !
sinon, ils n’obtiendront rien d’elles. Pour plus de sûreté, je
conseillerai à ceux qui ne les aiment qu’avec leur raison, d’aller voir
les tableaux des sublimes primitifs ; ils pourront à leur aise admirer
le tact nuancé dont ont fait preuve ces grands amants de la nature qui,
si noblement, mais si sagement, groupaient au fond de l’horizon,
parfois au-dessus des nuées, l’altier élan de leurs montagnes.
*
* *
La variété des éléments ne forme pas la seule parure que les montagnes
empruntent aux aspects de l’univers. L’homme y participe par le choix
des lieux où il établi ses demeures, soit à leurs pieds, soit sur leurs
pieds, soit sur leurs genoux et leurs épaules ; allant enfin jusqu’à
escalader leur tête. Il n’est jusqu’aux troupeaux, qui ne semblent à
distance un manteau mouvant. Ils ajoutent un geste à tous ceux que
suggère la nature, laquelle, sous son air majestueux et parfois morose,
n’est qu’une grande agitée.
On aurait pu croire que jusqu’ici, dans cette belle Savoie, l’intrépide
visiteur de ses beautés aériennes se serait plu à les gravir sans
tenter d’y introduire le confortable (eau chaude, eau froide, bain à
volonté, etc… - coût : cent francs par jour). Aucune roue, semblait-il,
ne saurait mordre sur ces pentes abruptes où les sentiers, naguère,
étaient à peine tracés. Nulle possibilité de virer sur place, au cas où
l’on se serait trompé de route. Quant à la descente, pour l’effectuer
en voiture, il apparaissait que seule une âme préparée pour le danger
était capable, à chaque tour de roue, de résister à la vision affreuse
d’une descente fatale au fond de la vallée.
Cette crainte n’existe plus. L’homme a dépensé pour son éducation une
si belle dose de logique, que, peu à peu, il perd le sens du danger. Il
arrivera peut-être même à ne plus rien craindre ; mais aussi peut-être,
à ne plus rien aimer. Le danger est un attrait pour qui le comprend. Et
sommes-nous bien sûrs qu’en rendant notre âme impassible, nous ne
supprimerons pas notre valeur morale ? Nous ne reconnaîtrons le danger
qu’à la manière des rats ou des singes, que le moindre bruit met en
fuite. Est-ce que cela ajoutera au goût de la vie ? Le danger est une
volupté qu’elle nous offre, et à laquelle bon nombre de nous ne
résistent pas. Par quoi la remplacera-t-on ? Par des cars, pour
lesquels on a fait des routes jusque dans la Maurienne et la
Tarentaise. Cela clôt toute discussion.
C’est que ce sont de rudes montagnes que cette Maurienne et cette
Tarentaise. Semblables aux personnages des grands plafonds italiens, où
le sol, en se renversant vers le ciel, semble fuir, eux, les habitants
de cette contrée dévalante, dressés à vivre à même l’espace, ne peuvent
voir le danger où nous le voyons, nous, gens de plain-pied. Que ce
danger soit sur leur tête ou sous leurs pieds, qu’importe à ces braves
habitués à tenir tête aux cyclones. Ils sont résignés à l’envisager du
jour où ils s’éloignent des bras maternels. Ils ne sont prudents que
pour leurs troupeaux, leur donnant asile dans leur maison pendant
l’hiver. Enfermés avec eux comme dans une étable, ils forment comme une
famille, endormie dans la chaleur d’un même foyer. Enveloppés d’un même
silence, un souffle commun scande la fuite des heures.
Mais, dehors ? Ah : dehors, sous un firmament glacé, l’herbe seule
s’émeut des caresses du vent qui parcourt les sommets sous le froid
regard de la lune. C’est son affaire.
Eh bien, c’est parmi ces singuliers habitants que se promèneront les
absurdes cars, véhicules terrestres, dont les habitants d’occasion,
vidés de toute imagination capable d’en faire les spectateurs dignes
des beautés qu’ils parcourent, à moitié engourdis, passent la revue
d’un des plus beaux spectacles de la nature.
Nos campagnes auront-elles le même sort ? Elles agonisent de la trop
grande fréquence sur nos routes de ces lourdes voitures automobiles ;
de ces
cars
larges comme des wagons. (Serait-ce par prudence que nous leur donnons
un nom anglais ?) Il s’agirait de protéger nos délicieux villages. Mais
il faut à ces monstres des routes assez larges pour circuler librement.
On élargit donc, et, pour élargir, on détruit, on démolit des chalets,
de vieilles gentilhommières, de petits manoirs, de mignonnes villas
anciennes, accueillantes avec leurs murailles savamment patinées par le
Temps, ce vieux migrateur barbu comme Harpignies, qui combine si bien
les paysages. Ainsi les précieux villages disparaîtront-ils à leur
tour, en attendant la faillite des cathédrales, que l’on entoure de
squares au milieu desquels elles prennent des airs de grandes filles
sans emploi, abandonnées par leurs parents.
Touristes qui aimez la maison savoyarde qu’abrite sur les confins de la
plaine un grand noyer ; les lavoirs en plein air où bouillonne le linge
joyeux ; les petites églises et les presbytères encore un peu
gothiques, venez les saluer au plus vite et leur dire adieu, car ils ne
tarderont pas à disparaître. Les gens ne se doutent pas que démolir des
maisons c’est toucher à l’histoire d’un pays, peut-être à sa santé.
Dût-on être obligé de restaurer un de ces jolis monuments qui se
dressent si discrètement parfois au milieu d’une pelouse, à l’entrée de
quelque douce ville de province, il ne faudrait le faire qu’avec
d’infinies précautions : comme, dans les musées on refait un nez à une
statue antique. Et encore ces restaurations sont-elles si périlleuses
que les archéologues vraiment épris d’art ont renoncé à en assumer la
responsabilité.
Notre secrète passion est d’égaler l’Amérique. On a inventé par toute
la terre mille prétextes pour supprimer ce qui faisait le charme de
certaines villes fameuses par leur précieux oubli du confortable, et
que, précisément, leur modestie désignait comme refuge à nos rêveries.
Sans doute, nous n’avons pas supprimé leurs murailles, mais nous les
avons, comment dirai-je ? dévêtues, refaites en partie, pour mieux les
machiner. On les a forcées à des attitudes qui ne sont pas les leurs.
En supprimant ceci, en ajoutant cela, on les a changées. Comment
ose-t-on les visiter encore ? Comment se trouve-t-il des gens pour
supporter une Venise bientôt sans gondoles, et qu’on songe à doter d’un
métro ? Rome se meurt en s’embellissant. On sait que les marais Pontins
ont chassé leurs moustiques ; qu’enfin la Campagne romaine, qui devait
un peu à la crainte de la fièvre l’austère mélancolie qu’on y goûtait,
livre maintenant son sol désertique à la foule des badauds ; ils en
reviennent sains et saufs, mais désillusionnés. Constantinople sans ses
bachi-bouzouks n’est plus qu’un décor sans acteurs, une toile de fond
que ne longe plus aucun figurant. Athènes voit son Acropole rongée par
les maisons neuves. Rien ne reste du charme d’antan. Rien, vous dis-je,
ne subsiste de notre autrefois splendide. Jusqu’à Naples qui se nettoie
; le Vésuve lui-même fume trop : « il fume gros », me dit-on. Il veut
faire de son mieux, vaincu, sans doute, par les clameurs des touristes
qui, avides d’émotions, exigent un funiculaire confortable pour l’aller
voir de près. Seulement, qu’on y prenne garde : les volcans se vengent
à leur façon. Le danger qu’il recèle en ses flancs pourrait bien, un
jour, le délivrer, et pour longtemps, des organisateurs de grands
spectacles et des accommodeurs de grandes routes ; on tentera
certainement un jour de faire de lui « quelque chose » : un belvédère,
un casino, qui sait ? peut-être un hôtel à quatre cent francs par jour,
y compris l’éruption…
Voici pour les grandes villes, qui, jusqu’à ce jour, ont mérité les
hommages du monde entier. Quant à leurs habitants, ils ont l’air de
domestiques d’hôtel ou de sportsmen. Ils portent le nez plus ou moins
long, selon le pays. L’Orient, jadis superbe, n’est plus habité que par
des comparses ; il ne reste plus rien de ces Turcs superbes, qui sont
la légende de notre enfance. Les Bretons (et tous les autres) ne se
costument plus : ils s’habillent ; et comment ! Sans leurs magnifiques
yeux bleus ou gris et leur port de reine, leurs femmes ressembleraient
aux quelconques ouvrières de Paris. Je peine peut-être les amoureux du
progrès ; mais les artistes, qui ont pour principale fonction de
regarder, et que cette fonction passionne, ont bien le droit de dire
une fois ce qu’ils pensent de la transformation qui s’opère dans le
décor du monde, dont ils ont la vanité de se croire les gardiens.
*
* *
La montagne n’est pas la seule beauté de la Savoie. Il y a les villages
et leurs maisons, qui pour être moins connues et moins étudiées que les
maisons antiques, les égalent, du moins, par la beauté de leurs toits.
Je ne veux pas faire ici un cours d’architecture ; mais la proportion
de ces toits, qui retombent sur les murs de l’habitation comme des
manteaux de tuiles brunes, est une trouvaille de génie. Si on les
mesurait, si on raisonnait leurs pentes et leurs sommets, ils
pourraient servir de leçon à plus d’un constructeur de villas. Voilà
encore une chose à révéler avant de la détruire. Ne détruisons donc
plus rien. Conservons avec soin des sujets de comparaison, non pour
imiter les modèles du passé, mais pour perfectionner les nôtres.
Faisons vite, par exemple, car on démolit ferme en ce moment. La
banlieue qu’on nous construit autour de Paris n’est-elle pas hideuse
avec ses toits rouges sur des murs jaunes ? Et les proportions de ces
murs ? et le sens du groupement de tous ces nids de misère, qui font
penser à un pénitencier ! Quel ennemi du travailleur des villes a donc
pu les imaginer ? Rien pour la joie des yeux. Rien pour remonter le
moral de l’ouvrier pauvre, qu’on a jeté là, comme on jette un tas de
détritus encombrant de notre vie malsaine. Exemple à fuir.
Le Savoyard, lui, a une vraie maison. Elle est un abri, dans toute la
force du mot ; elle est plus : c’est une patrie. Sans erreur de
proportions, sans faute d’architecture, elle annonce le paysan dont
elle protège l’outillage. A l’aide des instruments qu’elle abrite il
fouille le sol et récolte son blé. Sa maison est le sommaire de sa vie.
Elle n’a pas la gaieté des façades provençales où se suspendent en
festons des pelures d’oranges ou des guirlandes de tomates. On n’y
chante pas : on y médite ; peut-être sur la grande nourricière
capricieuse et cruelle qui travaille sous nos pieds : la terre, dont
les spéculations secrètes peuvent enrichir ou ruiner.
Nous ne pouvons nous défendre d’être comiques en louant outre mesure la
royauté de ce soleil, qui, en été, tarit les sources, alors qu’il les
faudrait abondantes, et, de ce fait, pousse les bestiaux à l’abattoir,
alors que les pluies diluviennes entraînent les semences au ruisseau.
Le même Phoebus, qui nous enchante, accable le cultivateur de plus de
soucis qu’il n’a de rayons. C’est pour cela que ce cultivateur nous
méprise un peu, comme des enfants trop jeunes pour leur âge.
Environné de montagnes, le paysan savoyard est nécessairement un
solitaire. Bien qu’intéressé, comme tous les paysans, il est rêveur,
très humain. Il connaît le prix de la vie. Ce n’est pas lui qui dirait
tout naturellement, comme certaine paysanne de la Brie : « Mon Charles
? il est à Paris, chez un boucher. Que voulez-vous, il aime tuer, cet
enfant. »
Je ne sais trop pour quelle raison presque tous les enfants savoyards
sont beaux et blonds. Blonds avec abondance. Ils se développent
volontiers en hauteur. Cette persistance de la ligne montante leur
confère une élégance qui flatte l’oeil en l’étonnant. Ne vous est-il
jamais venu à l’idée que les lignes des paysages d’une contrée, de même
que l’atmosphère d’un pays, influent sur la formation physique et
morale de l’indigène ? Dans ce pays de plans allongés, qui se relèvent
pour former des montagnes, il n’y a presque point d’hommes trapus.
Je ne puis croire à la persistance en Savoie d’une race exclusivement
italienne, car, dans un moyen âge, assez reculé, il est vrai, les
Maures les plus basanés l’ont occupée. D’où vient donc cette
persistance de la chevelure blonde ? de chez nous ? Aurions-nous donc
si bien travaillé depuis 1859 ?
IV
SOUVENIRS DE TALLOIRES
U
N jour, lassés du spectacle monotone de la
vallée de Grésivaudan et de l’Isère, ce fleuve triste, sans couleur et
sans voix, nous accourûmes à Annecy, tentés par la beauté d’un lac dont
on nous avait dit merveille. Nous fîmes le tour de ce lac, et lorsque
le bateau s’arrêta au ponton de Talloires, sans hésiter, à la seule
inspection des rives, notre choix fut fait. Aussitôt les bagages
descendus, nous allâmes nous installer dans un charmant hôtel de
construction ancienne qui s’appelait : Hôtel Bellevue.
Le spectacle de ces eaux calmes sous l’azur frissonnant concordait si
bien avec les joies que nous espérions encore de la vie, que, nous
étant consultés du regard, nous décidâmes d’établir là, tout au bord de
cette onde, une retraite, sans plus. Notre image s’y mêlerait à celles
de ces monts, dont les flots berçaient le reflet capricieux. Le terrain
acheté, tout petit d’abord, d’accès un peu étroit (ce qui fut modifié
dans la suite), la construction d’une maison fut décidée avec, tout à
côté, un atelier assez vaste pour y exécuter mes grands travaux à
venir. En attendant la réalisation, pendant quelques années nous
habitâmes tour à tour de charmantes demeures, dont le souvenir nous est
resté précieux : le chalet Riotton, la villa Rogès, laquelle est
devenue un vaste et confortable hôtel : Beau-Site.
Les touristes d’aujourd’hui ne se doutent pas de ce qu’était l’arrivée
à Talloires à cette époque reculée. Un seul bateau faisait quatre fois
par jour le tour du lac et débarquait ses passagers dans la solitude
d’un rivage que n’illustrait ni kiosque ni buffet. Pour accéder au
bateau quelques planches, assemblées à l’aide de pilotis, formaient un
pont qui aidait à franchir deux mètres d’eau. Au-delà vous accueillait
le petit paquebot, fumant à lui seul autant qu’une usine. Ceci fait, le
capitaine, ancien marin, donnait le signal du départ. Le petit vapeur
reprenait sa route ; moussant, clapotant comme un gros bateau, il
regagnait le port d’Annecy avec la dignité d’un bâtiment auquel
s’étaient confiées déjà pas mal de vies humaines. Les jours de marché,
on faisait route avec les paysans. Tous apportaient une denrée, si
petite fût-elle : une poignée de haricots dans un mouchoir, quelques
pieds de céleri, des blettes (légumes sans grande saveur dont on
raffole ici), etc., etc. Les tentations plus sérieuses étaient déjà
arrivées à la ville depuis le matin.
A chaque ponton, la voix du capitaine s’élevait pour recommander aux
passagers de ne point se grouper à la descente, de peur de faire
pencher le bateau. Et dans tout ce mouvement, au milieu des rires et
des réclamations, le voyage se poursuivait gaîment jusqu’au port
d’Annecy.
Pourquoi un bateau si petit ? en voici la raison : quelque temps après
l’annexion, l’empereur Napoléon III fut convié par les notables à
visiter le chef-lieu de la Haute-Savoie. Il s’y rendit en compagnie de
l’Impératrice. Pour la circonstance les dits notables avaient construit
un radeau, à l’aide d’un plancher fixé à six ou huit embarcations à
rames. Je ne sais si l’Impératrice osa monter sur ce radeau improvisé,
mais, sans hésiter, un empereur étant naturellement un conquérant dont
le devoir est de tenter toutes les aventures, Napoléon y monta, et,
bravement, accomplit sans broncher une promenade sur le lac, remorqué
par les notables en manches de chemise, aussi heureux de se montrer
bons rameurs que fiers de faire les honneurs de leur beau pays au
nouveau souverain. Celui-ci, le jarret tendu et le poing sur la hanche,
revint au port sain et sauf.
Mais l’Impératrice, restée à terre à l’heure la plus chaude de la
journée (il était midi et on était en plein été), ne voyant pas sans
inquiétude son auguste époux s’éloigner jusqu’à n’être plus dans la
distance qu’une silhouette assez crâne, se promit bien que cette
promenade ridicule serait la dernière et que, pour l’éviter dans
l’avenir, elle ferait à sa bonne ville d’Annecy le cadeau d’un petit
bateau de plaisance qu’elle possédait quelque part. C’est celui-ci qui,
à son arrivée à Annecy, fût baptisé :
La Couronne de Savoie.
*
* *
Huit jours à peine après notre arrivée à Talloires nous recevions de la
municipalité une invitation à assister à la fête de nuit qu’elle
donnait le soir même, à dix heures, sur cette
Couronne de Savoie,
en l’honneur d’André Theuriet.
A l’heure indiquée nous étions là. Il y avait déjà foule. Nous vîmes
d’abord M. Taine, Mme Taine et leur délicieuse fille, dont la vie
devait être si tôt interrompue. M. et Mme Perrot et leurs trois filles,
vivantes et brillantes, comme écloses du matin ; et enfin nous
découvrîmes Theuriet et la bonne madame Theuriet, au milieu d’un cercle
de jeunesse.
Theuriet était resplendissant. Tout d’un coup, le silence se fit. Alors
il avança de quelques pas, et nu-tête, avec l’air un peu hagard du
poète qui va réciter des vers, il nous dit son « Ode à la Fée des
Cyclamens », qui eut un vrai succès. Theuriet et Mme Theuriet en pleine
lumière étaient tout brillants du plaisir très délicat de se sentir
honorés, fêtés par une élite de touristes. Plus qu’un autre, Theuriet
devait apprécier les exploits de ceux-ci, car il excellait à gravir
comme un jeune homme tous les sommets environnants. Il serrait des
mains, remerciait, tandis que Mme Theuriet, tout en rondeur, allait
jusqu’à baiser quelques fronts de jeunes filles. Excellente femme ! Je
ne puis l’imaginer à cette heure dans le silence du tombeau…
Au-dessus des têtes joyeuses, la lune, tout en or cette fois, penchait
vers nous son auguste visage.
Pour qui connaît l’âme des artistes, un vivat, un battement de mains,
en un mot un applaudissement, si discret soit-il, suffit à les consoler
des négligences du succès. Ce n’était pas ici le cas. Aussi notre poète
pouvait-il jouir en toute conscience de l’effet que produirait sur ce
jeune monde son évocation de la Savoie.
Cette ode fit plus peut-être pour sa gloire que ses romans, lesquels
seraient déjà presque oubliés, peut-être, si certaines pages de nature,
admirablement comprises et placées à propos, n’égalaient les plus
belles études de paysage de nos grands paysagistes.
Nous avions connu le poète et sa femme chez l’éditeur Charpentier, à
ses soirées de la rue de Grenelle. Est-ce ce souvenir qui leur était
agréable, où étaient-ils bien disposés par la réussite de cette fête ?
Je ne sais, mais il nous sembla qu’ils nous revoyaient avec plaisir. De
suite on convint de se retrouver à la villa Bétrix, leur logis d’alors,
situé au bout de la rue où se dressait le nôtre, qui avait sur le leur
l’avantage d’être une très vieille maison savoyarde. La nôtre n’était
pas encore bâtie.
Se voir, c’est charmant quand on se plaît. Mais se revoir est
délicieux, parce que le Temps, qui est toujours en marche, comme l’on
sait, fournit à la mémoire une foule d’images qui aident admirablement
à la résurrection d’un monde de faits, osons le dire, d’un tas
d’histoires auxquelles le souvenir, doublé de ce charme que donne la
distance, ou plutôt les jours écoulés, ajoute un prix inestimable. « Le
souvenir est un vin généreux, mais il lui faut de la bouteille ». Les
Theuriet et nous, persuadés, sans doute, de la vérité de cet axiome,
fûmes probablement les uns et les autres fort brillants. Les histoires
que nous débouchâmes nous donnèrent beaucoup de joie. Ah ! le Passé
!... Comme c’est amusant, quand il ne s’y mêle pas trop de regrets ou
trop de larmes… Enfin, on se revit tous les jours ; mais comme nous
étions en septembre, les pluies savoyardes et les rappels de Paris nous
obligèrent à nous séparer.
A Paris, nous nous revîmes et nos relations continuèrent. Mais l’air de
Talloires leur allait mieux ; l’intimité s’y faisait plus large. Aussi
l’été suivant reprirent-elles de plus belle devant le sourire de notre
lac.
*
* *
Les Theuriet ne venaient pas seuls à Talloires. Ils amenaient avec eux
un vieil ami : M. F., qu’ils avaient surnommé le Canaque, et « Lafan »,
une petite chienne pourvue d’une queue en forme de panache et d’un
corps trop allongé pour être d’une race définie. Heureusement pour
elle, son museau retroussé et ses gros yeux gris, très attentifs, lui
enlevaient ce qu’avait de vulgaire son attitude de chien de rencontre.
Un tabouret lui servait de socle. Confortablement installée, la
sympathique Lafan avait sa place marquée auprès de sa maîtresse sur la
véranda, les jours de réception.
Ces gens étaient si simples que tout le monde, après les premières
paroles échangées, remarquait que le Canaque avait pour son hôtesse une
affection qui venait de loin ; non pas de ces affections que le monde
nomme « béguin », mais un sentiment des plus respectables, consolidé
par le Temps.
D’ailleurs les soixante ans de Mme Theuriet pouvaient sans remords y
goûter quelque douceur. Elle y avait d’autant plus droit, la pauvre
femme, que, mariée en premières noces avec un certain peintre de fleurs
dont la renommée n’a point, je pense, dépassé les limites de son
quartier, elle ne fut pas heureuse. Ce peintre de fleurs avait la main
lourde, ou trop légère. Cela n’indiquerait-il pas qu’il n’avait aucun
talent ?
Le Canaque n’était plus aujourd’hui qu’un vieux soupirant encore ému,
mais infiniment respectueux. Toutefois, ne pouvant se défendre des
souvenirs du passé, il lui arrivait de donner à son idole d’autrefois
le surnom un peu ridicule d’Ondine. Et cela devant le Maître qui,
commodément installé dans sa petite pagode (il était le Bouddah de la
maison), témoignait par les fréquents nuages de fumée qu’il expulsait
de sa bouffarde que l’allusion ne lui déplaisait pas. Elle n’avait
qu’un inconvénient : elle n’expliquait point le rapport qui pouvait
exister entre cette maîtresse de maison déjà mûre et le roseau que ce
surnom évoquait.
Rien n’était plus charmant que le regard de cette femme où restait un
peu d’enfance. Ces regards-là vous conquièrent toujours. En vérité le
Canaque, conquis depuis longtemps, se sentait très à l’aise entre le
Maître et Ondine. Les taquineries que ni André ni elle ne lui
ménageaient, étaient assez drôles. La timidité du Canaque en
fournissait le thème. Ils y laissaient tomber les dernières feuilles
vertes d’un automne assez alerte encore, du moins pour le poète, qui
les débitait toujours sous le couvert de ses minces paupières de petit
mulet rétif, tandis que ses deux mains s’en allaient tâter sous les
larges manches de sa veste bretonne l’intégrité de ses biceps.
M. F., « le Canaque », conservons-lui son surnom, accompagnait le
Maître dans ses chasses aux champignons. Theuriet les connaissait
admirablement, autant que les essences d’arbres : il avait fait partie,
jadis, de l’administration des Eaux et Forêts. A eux deux, ils n’en
rataient pas un sur cet admirable Roc de Chère, que connaissent bien
tous ceux qui ont vécu à Talloires.
Pendant ce temps, Mme Theuriet, bien installée, bien calée dans sa
chaise longue d’osier, recevait des visites sur l’une des deux
vérandas, dressées sous le toit de la maison, l’une au levant, l’autre
au couchant. Elle avait imaginé de se concilier les gentillesses des
gens du pays en faisant des cadeaux à leurs enfants. Mais, pour donner
à bon escient et les exhorter au travail, elle avait recueilli sur eux
des notes en même temps qu’elle écrivait soigneusement leurs noms.
Naturellement, les tout petits, qui n’allaient pas encore à l’école,
n’avaient pas de notes, aussi les récompensait-elle surtout pour leur
bonne mine et leur jolie figure. D’autres enfants, des grands, qui
auraient pu se passer de tout autre encouragement que celui de leur
propre conscience, venaient solliciter un sucre d’orge, une pipe en
sucre et les obtenaient. Donner était la grande joie de Mme Theuriet.
Athée convaincue, elle habillait cependant les enfants de choeur, en
récompense de quelque service rendu par le curé. Aussi, qui sait ? lui
fera-t-on peut-être là-haut la surprise de l’appeler en Paradis…
La voici donc sous sa véranda ; et tous les mioches, l’oeil fixé sur
elle, attentifs à l’appel. « A toi ! - disait la Madame - tends la
main, voilà quatre bonbons, un jouet, un instrument de travail. »
Venait après, ce qui nous amusait beaucoup, le tour des bérets pour les
grands ; bérets timbrés d’une Tour Eiffel en or. Tous ceux qui les
recevaient et s’en coiffaient alors sont à présent des hommes, et je
les rencontre souvent. Ceux du moins qui ont échappé aux horreurs de la
dernière guerre. Quant aux femmes, je les revois, à peine vieillies ;
elles sont, à l’heure qu’il est, travailleuses aux champs, laveuses et
surtout mères et même grand’mères, car voilà bien quarante-deux ou
trois ans qu’avait lieu la scène que je viens de décrire. « Bonjour,
Balmont !... Bonjour, Prestoz… Ah ! c’est vous, Augustine ! » Et à
chaque appel de nom je sens quelque chose, un souvenir remuer en moi.
Et moi donc ! pourrais-je dire ? que suis-je devenu, sinon un
vieillard, une feuille jaunie qu’un coup de vent, tout à l’heure,
enverra Dieu sait où…
Mais, là-haut, sur la véranda, d’autres visites abondent. Ce sont
celles des femmes pour la plupart âgées qui, passionnées par la fine
psychologie du Maître, désirent l’entretenir de leurs essais
littéraires, lui demander son avis, et, enfin, il faut le dire,
satisfaire à leur grand désir de lui raconter leurs vieilles petites
histoires. Afin de se trouver plus en confidence, il était donc tout
simple d’inviter à déjeuner Ondine et son époux, parfois le Canaque,
sans oublier Lafan.
Or donc, à certains jours, un char du pays emportait les trois amis
vers quelque repli de montagne dans une de ces demeures charmantes,
vestiges du temps passé, maisons de bourgeois, dont les murs blancs et
les toits d’ardoises égayent les vallées. Parfois un petit château leur
réservait le délicat accueil d’une table finement servie.
Theuriet était très gourmet. Il parlait d’un mets de façon à vous le
faire concevoir sous une forme qui, subitement, allumait votre faim. Il
excellait par exemple à décrire les espèces de champignons. Les gens
qui l’invitaient savaient à quoi ils s’engageaient. On les avait
d’ailleurs certainement prévenus. Devant une grande fenêtre ouverte, on
installait les Theuriet face à de belles montagnes dont les cimes
s’enfuyaient, poursuivies par le soleil. Il y a toujours dans ces fonds
de montagnes quelque petit nuage en suspens dans l’atmosphère, que le
soleil absorbe tout d’un coup. Cela donne de la vie au paysage, et
Theuriet, mieux que personne, savait admirer cette chasse au nuage,
comme un homme qui aime la vie, même dans l’immobilité apparente de la
nature. Mais peu à peu le soleil abandonnait la cime des monts qui en
devenaient mauves en attendant que la nuit prit la place du jour. Alors
on réattelait, et de même qu’on était venu, on s’en retournait sur le
même char, mais cette fois en chantant quelque refrain à boire dont
notre poète était l’auteur.
Ah ! que ces gens étaient heureux ! mais le plus heureux des trois
était Mme Theuriet. Elle s’organisait des triomphes partout. Les plus
beaux de tous étaient ses retours en bateau, du marché d’Annecy. Dans
le salon de notre petit vapeur, bien assise à la place du fond, qui
formait une niche où on l’avait installée dans le meilleur fauteuil,
parée de tous ses bijoux et de ses robes les plus précieuses
(transparentes en été, légèrement opaques en automne), Ondine trônait
comme une sainte. A ses pieds, sa femme de chambre, qui la suivait
partout, rangeait ses achats, nombreux comme des offrandes. Tous les
fournisseurs avaient le sourire, auquel répondait son sourire à elle,
maternel et ravi, à l’adresse du vendeur qui avait eu l’attention
d’accompagner jusqu’au bateau sa marchandise.
Les gens qui descendaient du pont, arrivés à la porte de ce salon
étroit, au bout duquel joie, sourire, bonté, semblaient pour un moment
avoir élu leur séjour, étaient sans doute tentés de s’agenouiller
devant cet autel du bien-être. Que cela était réussi ! quel délicieux
tableau à faire ! « Qu’elle est dépensière ! » disaient les gens
sérieux. Peut-être ! Mais cette femme avait la générosité gracieuse.
Elle avait longtemps rêvé d’être presque riche, pour satisfaire son
désir de donner. Avouez qu’il était bien naturel qu’elle usât de la
situation enviée de son mari, qui lui apportait l’aisance, sans
laquelle il est bien difficile de donner libre cours au plus noble des
plaisirs qui est de changer en masque joyeux la face morose d’un
malchanceux.
… Ah ! qu’il faisait beau voir Theuriet descendre de la Tournette ! Le
col de chemise déboutonné jusqu’à la poitrine, ses cheveux gris
rajeunis par la brise des sommets, qui faisaient au Maître comme une
auréole. Il avait l’air d’un enfant heureux. Éreinté, mais tout
électrisé par l’orgueil de son exploit, son pas résonnait
triomphalement. Aussitôt revenu chez lui il courait vers le bain que sa
compagne attentive lui avait préparé à la villa Bétrix. Écoutez-la
plutôt, disant d’un accent convaincu : « Je l’essuie d’abord bien…
ensuite je le frictionne vigoureusement », et elle se frottait les
bras, pour montrer comment elle faisait. Prenant un temps, elle
ajoutait avec une certaine volupté : « Je le mets dans son bain bien
chaud, et enfin, chère amie, quand il en sort, je l’enveloppe de
flanelle de la tête aux pieds… Et puis », etc… etc…
Tous ces bons soins remettaient Theuriet à neuf et faisaient briller de
plaisir, sous ses gros sourcils, le petit oeil agile dont les paupières
à demi fermées ne parvenaient pas à éteindre la malice.
*
* *
Theuriet travaillait beaucoup et, ayant besoin de tout son temps,
n’ouvrait son hospitalité qu’à peu d’amis.
C’est chez lui que je connus Ferdinand Fabre. Ce petit homme replet et
de teint pâle, coiffé d’un bonnet noir, saisissait au premier abord,
mais la sympathie se faisait attendre. Sa face grognonne faisait penser
qu’il ne devait jamais sourire ; de sa bouche garnie d’une grosse
moustache blanche sortait une parole brève ; il exagérait son accent de
Bédarieu jusqu’à le rendre terrible par sa manière d’étouffer le son de
certaines voyelles. Pour moi, je ne l’entendais jamais sans ressentir
un léger frisson. Cependant, il racontait des histoires plaisantes et
parlait volontiers de lui. Quant à l’Académie, où il souhaitait un
fauteuil, il faisait des mots prudents sur ses futurs confrères.
Theuriet était immobile à ces moments-là, fumant à gros flocons, le
regard voilé. Lui aussi convoitait un fauteuil sous la Coupole, mais de
sa bouche aucun lazzi ne sortait.
Fabre faisait, paraît-il, des scènes à son hôte sur le luxe auquel
celui-ci se laissait aller, indigne d’un homme de lettres. Luxe bien
restreint en vérité : il consistait à venir s’abriter en Savoie sous un
toit bien modeste. Mais les plus belles scènes étaient celles que Fabre
faisait à la maîtresse de la maison. D’un doigt désignant son corsage,
toujours un peu entr’ouvert, il lui disait : « Madame Theuriet (il
faisait donner l’I), c’est vous qui entraînez André dans des dépenses
folles ; c’est vous qui…, etc.. » L’excellente femme en demeurait
terrifiée et toute pantelante. Pour l’achever, il ajoutait : « Cette
robe a été payée d’un rrroman, Madame ! »
Fabre, comme tous les hommes qui ont passé par le séminaire, avait
gardé quelque chose du prêtre ; ainsi ses gronderies résonnaient-elles
comme des anathèmes. Dans ces moments-là il avait une certaine
ressemblance avec Clemenceau.
Heureusement que le comique trouve sa place partout.
Theuriet et Fabre travaillaient de compagnie dans deux petits cabinets
situés aux deux bouts de la véranda du levant. Lorsque, pour se reposer
de son travail et dégourdir ses jambes, l’un d’eux apparaissait sur la
dite véranda, l’autre ne tardait pas à surgir de sa retraite, et, d’un
pas allègre, marchait à la rencontre de son ami, l’oeil fixe, le pas
menaçant, la bouche close, de telle sorte que tous deux se croisaient
avec l’impassibilité de gens qui se détesteraient sans s’être jamais
vus. Ce chassé-croisé durait environ vingt minutes ; puis, brusquement,
ils disparaissaient pour reprendre leur travail. Sur le fin visage de
Theuriet, on distinguait bien un peu d’ironie. Quant à Fabre, il était,
là comme toujours, le censeur, l’homme au visage sévère que redoutait
la pauvre Ondine.
L’automne rappela le ménage du Maître à Paris, où je ne sais plus
quelle occasion leur fournit les raisons de leur intimité avec la mère
de la pauvre Marie Bashkirtseff. C’est, je crois bien, la demande qu’on
fit à Theuriet de mettre en ordre la correspondance ou plutôt les
mémoires de l’infortunée jeune fille (et même, malheureusement, de les
épurer). Alors le ménage Theuriet alla à Nice, séjour préféré de ses
nouveaux amis russes, et leur vie fut changée. Ils ne revinrent plus à
Talloires qu’en passant, et, quand on les revit, leurs récits étaient
pleins des plaisirs de là-bas, si bien que la simplicité de ces gens
excellents s’en trouva altérée. Puis le romancier, le paysagiste,
l’amant de la nature, sans doute plus désireux des honneurs qu’on
aurait pu le croire, se laissa nommer maire de Bourg-la-Reine. Nous le
vîmes alors de moins en moins. Enfin ils moururent ; elle d’abord, et
lui après. Le Canaque les suivit, ainsi que Lafan ; et il ne resta plus
d’eux qu’une grande aquarelle de moi, qui les représentait tous les
quatre ; je l’aperçus un jour, à la vitrine d’un marchand de tableaux.
*
* *
Il peut paraître étrange que je me sois laissé entraîner à parler de
Theuriet et de sa femme, de sa maison et même de Lafan sans oublier le
Canaque ; la raison ? c’est qu’ils vinrent à nous à un moment heureux
de notre vie, et qu’il m’était à peu près impossible de parler de
Talloires, sans mêler leur souvenir à celui de ce délicieux pays. Ces
gens y ont été si heureux en même temps que nous, ils y ont tenu tant
de place et leurs personnages étaient si attachants, qu’il m’a semblé
que je ne pouvais me dérober au devoir de parler d’eux.
Là, tout près de nous, à l’angle du chemin qui mène à la grande route,
vers Faverges, les mots « Rue André-Theuriet » sont inscrits sur le mur
d’une maison. Et j’avoue que toutes les fois que je tourne ce coin de
route, malgré moi mes yeux se relèvent jusqu’à ce rappel du passé.
Alors je les revois, ces excellentes gens, s’avançant comme autrefois
au balcon, avec leurs bonnes figures souriantes et leurs gestes
accueillants. Pendant quelques minutes mon coeur saute dans ma
poitrine, comme disent les bonnes gens, et j’envoie mon souvenir à cet
homme de talent et à son excellente compagne, dont les noms, je
l’espère bien, retentiront longtemps encore dans cette belle contrée.
*
* *
Tout en haut du Roc de Chère, à mi-chemin de Talloires et de
Menthon-Saint-Bernard, sur le versant qui forme une falaise, au-dessus
de ce dernier village, parmi les buissons touffus, on aperçoit, du
bateau qui redescend de Doussard sur Annecy une maisonnette aux murs
rustiques, abritée de tuiles rouges. Il n’est pas facile de la repérer
parce que nul mouvement, de quelque nature qu’il soit, ne la désigne
aux regards du promeneur qui vient de Talloires par la route, ni à ceux
du touriste qui arpente le pont du bateau, venant d’Annecy. Le guide ne
manque pas toutefois de la lui indiquer. Mais à peine a-t-il constaté
sa présence qu’il la perd de vue et doit renoncer à l’apercevoir de
nouveau. Pourtant c’est la dernière demeure de Taine, où sa femme et sa
fille, Mme Paul-Dubois, sont venues le rejoindre.
Au milieu de ce paysage riche de montagnes aux lignes souples, cette
simplicité entourée de silence produit une grande impression. Et on ne
peut se défendre d’un serrement de coeur à la pensée que sous ce toit
modeste trois précieuses dépouilles promises à l’éternité sont à la
merci du premier barbare, qui concevra à cette place même
l’établissement d’un lieu de plaisir. Pour ces sortes de gens, peu
importe la majesté d’un paysage et le prix de la solitude. Les terrains
n’ont-ils pas de nos jours plus de valeur que le souvenir ?
Peut-être Hippolyte Taine, en véritable philosophe, a-t-il choisi cette
fragile demeure à cause de cette fragilité même, se disant que la terre
est un immense sépulcre et que tous les mausolées dont on la surcharge
ont à peine préservé les dépouilles qu’on leur confie. Surtout il s’est
dit, et cela, certainement, que la seule chose que le temps ne détruit
pas, c’est la pensée. Dès lors, fier de l’oeuvre qu’il laissait
derrière lui, Taine n’a plus songé qu’à se bâtir un abri contre les
atteintes imprévues et les fantaisies de la matière jusqu’au moment de
la dispersion finale et inéluctable.
L’aspect de Taine, son personnage étaient intéressants. Sa démarche
simple sollicitait l’esprit et l’on se retournait pour le voir de dos.
Car il était de ces gens dont le dos est expressif.
Un jour, comme je le regardais de loin, assis sur un long tronc d’arbre
que l’on venait d’abattre, il vint à moi. Je ne le connaissais pas
encore et en m’abordant avec un salut affable, bien que réservé, il me
parla de ma maison que l’on construisait à cette époque. En s’excusant,
il m’avertit de la grande nécessité qu’il y avait pour moi d’ajouter à
mon terrain, et cela avant que la maison ne fût bâtie, un autre terrain
donnant sur la route, afin de me rendre plus indépendant du voisinage.
Je n’avais en effet à ce moment, pour sortir de chez moi et me répandre
dans le voisinage, qu’un sentier qui bordait le lac ; une fantaisie du
Conseil municipal pouvait m’en interdire l’usage. Très reconnaissant de
cet avis et du sentiment qui l’avait inspiré, je me confondis en
remerciements et, d’un pas égal et souple, mon précieux interlocuteur
retourna à son tronc d’arbre. Ce fut notre première entrevue. Je
laissai à mes amis Perrot le soin d’y donner une suite, qui me permît
de fréquenter cet homme dont je désirais passionnément faire la
connaissance.
J’avais déjà lu de lui, dans
la Vie Parisienne,
je crois, sous le pseudonyme de Thomas Graindorge, le récit d’une
soirée à la Maison pompéienne du prince Napoléon. Dans ce récit
humoristique et surtout mondain, j’avais admiré la description d’un dos
de femme appuyée à une colonne et dont le châle, glissant des épaules,
découvrait un bras, qui, sous la plume de l’écrivain, paraissait un des
plus beaux du monde ; un bras antique et pourtant mondain, un bras
dessiné par M. Ingres. Et je ne parle pas de la façon admirable, et si
picturale, dont les draperies étaient indiquées dans ce récit à la fois
clair et libre comme la nature elle-même. Plus tard, lorsque je connus,
à Aix-en-Provence, l’admirable « Thétis implorant Jupiter », du même M.
Ingres, je repensai à la femme décrite par Taine dans la Maison
pompéienne, et depuis, dans mon esprit, ces deux figures sont liées
l’une à l’autre par les liens de l’art le plus noble et le plus vivant.
Chose étrange : ayant en lui cet instinct du chef-d’oeuvre, M. Taine
pouvait raisonner d’art à propos des pauvres oeuvres d’un Gleyre. Il
admirait sans sourciller les tableaux indigents de ce Suisse, et, à
propos de Rembrandt, au nom de la philosophie, il discourait sur les
vieilles mains de la mère du Maître, que l’on admire dans les portraits
que celui-ci fit d’elle. Il disait alors des choses fort belles, mais
si à côté !...
Ah ! si les gens qui veulent parler d’art empruntaient le langage de
Taine lorsqu’il parla de la jeune femme de la Maison pompéienne, quel
bien ils nous feraient, à nous les artistes ! Surtout s’ils pouvaient
s’abstenir de toute technique et de toute philosophie ! Quel service
ils nous rendraient !
Les livres d’Hippolyte Taine, qu’un ami m’avait prêtés jadis à Rome,
m’avaient plutôt intimidé qu’instruit. Après leur lecture je me sentais
comme les blessés sur le champ de bataille ; tantôt d’une main, puis de
l’autre, j’essayais de me remettre sur pied. En vain : je ne faisais
que ramper. La couleur, qui joue en peinture le rôle de la musique, le
dessin qui est notre conscience, sont les éléments de toute force
devant lesquels nous devons nous prosterner. Taine ne paraissait pas en
faire grand cas et si le génie vient à passer, ce génie qui se présente
à nous toujours comme la solution d’un rébus, Taine ne semblait en
faire hommage qu’à une vingtaine d’artistes, sans plus, aux pieds
desquels à tout jamais l’art devait vivre. Et donc qu’est-ce que l’art
? Qu’est-ce que le génie ? Nul ne l’a jamais bien expliqué. Mais à coup
sûr l’un et l’autre ont passé un jour devant cette épaule nue de la
Maison pompéienne au moment précis où un poète-philosophe était là pour
la décrire, et pourtant nul ne paraît s’en souvenir. Voilà ce que je
n’eusse manqué de lui dire, si j’avais osé ; et, si j’avais été plus
audacieux, je lui aurais dit qu’en art, la logique n’est pas toujours
la vérité, mais que celle-ci est à la base de toute production comme
une racine en terre attendant humblement que le génie la féconde.
*
* *
Le moment vint (et il devait venir) où je lui demandai de descendre
jusqu’à Talloires. J’étais en ce moment occupé à terminer mon plafond
de l’Hôtel de Ville : « La Vérité, entraînant les Sciences à sa suite,
répand sa Lumière sur les hommes. » Une figure nue (la Vérité) y secoue
sur la terre une gerbe lumineuse. Cette déesse aérienne vole à la
manière des oiseaux, en ramenant en arrière la pointe de ses pieds : ce
qui fut jugé inconvenant par un des amis de Taine que j’avais convié à
venir avec le Maître. « Voilà une déesse qui marche comme on danse à
l’Opéra », me dit-il, avec cette sûreté dans le jugement que l’on
acquiert sur toute chose, en même temps que l’usage du monde, vers
l’âge de soixante ans. Et, par une mimique expressive et dégoûtée, il
indiqua combien le geste lui paraissait inconvenant. Bonnement,
j’expliquai, et fus encore moins compris. Mais M. Taine avait compris,
lui, et, d’un mot très juste et très flatteur, il remit les choses au
point. Jugeant la composition dans son ensemble, il me dit simplement :
« C’est astral. » A ce moment, mes yeux erraient sur mon tableau, et il
me parut tout à coup que cette parole prononcée par cet homme éminent
illuminait mon oeuvre.
*
* *
C’était un lieu charmant que la maison de Taine à
Menthon-Saint-Bernard, où venaient Renan, Ferdinand Fabre, Perrot, le
directeur de l’École normale, sa femme et ses filles, M. Boutmy, les
Boislisle, etc… De temps en temps un pasteur obèse, d’une chapelle
réformée d’Annecy, pâle et vêtu de noir, et d’une sévérité un peu
hagarde, mettait des « repos » (nous autres peintres, nous dirions des
« noirs ») parmi la jeunesse qui se groupait, fort gaie, autour de Mme
Taine et de sa fille. Les jeunes gens et les jeunes filles, dirigés par
elle, passaient leur temps de vacances à parcourir les grandes routes
et les vallées, à gravir les sommets d’où ils se plaisaient à lancer
des cris de ralliement. Ah ! quel beau temps ce fut pour « l’Errante »,
ainsi s’était nommée elle-même cette Académie de Marcheurs. Jusqu’au
jour où les échos de cette jeunesse se turent, les médecins ayant
déclaré que certains de la troupe avaient excédé leurs forces. Alors
tous durent se reposer et quelques-uns prendre le lit : la montagne
redevint silencieuse. Nous-mêmes dûmes quitter le pays pour quelques
années. Quand nous y revînmes, les habitants de Boringe (1) avaient
cessé d’exister.
Paris, février 1930.
NOTE
:
(1) Boringe était le vieux nom de la propriété de Taine que celui-ci
avait pris soin de conserver.