A WALTER SICKERT
I
AUTREFOIS
UN matin d’août, tandis que l’orchestre exécutait quelque valse d’Arban
le cornettiste, Aubrey Beardsley, malade, grelottant, buvait un verre
de lait et de soda sur la terrasse du Casino. Il me montra la
trouvaille qu’il venait de faire ; c’était un exemplaire des
Mémoires
pour servir à l’histoire de la Ville de Dieppe, par Denys Guibert.
Beardsley et Oscar Wilde, attablés ensemble, riaient aux éclats du rôle
joué par les « guerriers anglois » pendant les guerres de religion.
Ceux-ci attiraient dans leurs camps du pays de Caux les petits
Polletais, pour leur apprendre l’usage du
tub et les convertir à la
religion « prétendue réformée ». Aubrey a su par cœur certaines pages
du docte prêtre, descriptions où il se délectait de cortèges, de fêtes,
de mystères représentés dans l’église Saint-Jacques. « Étonnante ville
! Quelle histoire, depuis Brennus jusqu’à Oscar ! s’écriait Aubrey. Il
me semble que je vois le Dieppe médiéval, celui de la Renaissance,
celui des époques à perruque, aussi nettement que la rue Aguado au
temps de la Dame aux camélias et de l’impératrice Eugénie. Nous
devrions organiser des
pageants, sans toutefois faire revivre
Charlemagne et la reine Berthe, sa mère ; encore moins Brennus. Ne nous
perdons pas dans la légende ! Nous commencerions aux guerres de
religion. Je me chargerais de la mise en scène ! Les Français n’ont pas
d’imagination. Il n’y a qu’à choisir, les anniversaires abondent. » Et
si j’objectais que d’organiser de telles commémorations serait plutôt
notre affaire à nous, Aubrey répliquait en riant : « Bah ! les Anglais
sont depuis des siècles chez eux, ici. »
Dieppe a toujours eu le goût des processions, des fêtes, des parades
militaires et navales, des feux d’artifice. Les
Mitouries de l’octave
de l’Assomption attiraient un grand concours de monde, jusqu’à
provoquer d’incongrues clameurs et risées dans les églises où se
donnaient des spectacles extraordinaires – quand le « Badin
Grimpesulais (clown du cru) fesait tantôt le mort, ou frappoit
des mains pour témoigner par ses applaudissements la joye qu’il avoit
de veoir la Vierge monter dans le ciel d’une manière si lente, que cela
duroit autant que la messe. Lorsqu’elle y étoit arrivée, elle étoit
reçue et bénie par le Père Éternel, un ange la couronnoit. »
Ce Dieppe somptueux, qui allait bientôt être bombardé, incendié par les
flottes britannique et néerlandaise, perdrait son caractère médiéval,
mais serait reconstruit après 1694 suivant un plan uniforme. Cette
reconstruction, due aux échevins, reste peut-être ce que nous
apprécions davantage, bien que Vauban en ait fait la plus sévère
critique. Peu d’exemples, aujourd’hui, hormis dans la rue d’Écosse, des
damiers blancs et noirs en silex et pierre, des solives ciselées du
XVIe siècle. Avec les additions et démolitions dues aux modes
successives ou à la guerre, jusqu’à l’architecture anglo-italienne
commandée par la duchesse de Berri, née princesse des Deux-Siciles, qui
patronna les bains de mer, Dieppe reste un bibelot romantique. Par les
claires nuits de lune, les fantômes de Delacroix, de Chateaubriand,
d’Isabey, de Bonnington, de Liszt, de Rossini doivent converser avec
Alexandre Dumas, Whistler, Degas, Renoir, Debussy, Gounod. Que de
revenants ! Artistes, princes, personnages politiques, leurs noms
ajoutent une poésie singulière à celui de Dieppe. Cette plage,
malhabile à la réclame, a ses fidèles, ses amoureux maniaques. On dit :
« Y venir, c’est s’engager à y revenir. » Tels, que nous avions vus
jeunes et fringants, nous les y aurons retrouvés flétris, réduits à une
existence nécessiteuse, ou serfs de clandestines voluptés. Familles
anglaises, familles françaises, déchues de leur rang ; oisifs,
désabusés, incorrigibles joueurs de baccara, vicieux, anormaux,
alcooliques, amis de bouges à matelots et des bars ! Et ces couples
venus jadis cacher leurs tendresses au fond de quelque jardin, secret
comme les villas grillagées de Florence, « tombeau des amants » !...
Qui ne peut prétendre à Capri, à Nice, daigne élire ce point de
jonction des irréguliers et des honteux, sur des rivages au climat sans
clémence – mais « à trente-sept lieues de Paris, à vingt-neuf de la
Tamise, à trente-six de l’île de Wyt » fait valoir Denys Guibert,
historiographe vétilleux.
°
° °
Par quelque voie qu’il s’y rende, le touriste prend, d’un regard, une
vue générale de la vieille cité des corsaires.
Elle a dû peu changer depuis cent ans. Du pont du paquebot, de son
automobile, ou s’il descend du train, le nouveau venu saisit en un coup
d’œil l’essentiel d’un panorama reproduit à satiété par le pinceau et
le kodak. La première fois que l’on me conduisit à Dieppe, je crains
que la nourrice qui me portait dans ses bras ne se soit écriée, si l’on
se préoccupait alors d’hygiène et de puériculture : « Quelle odeur ! »
La gare puait l’eau saumâtre égouttée des mannes de poisson ; elle
était noire de charbon. Des mareyeurs se chamaillaient. Les
Polletaises, une hotte sur le dos, dégageant des bouffées de crasse et
de congre, pataugeaient, comme leur marmaille pouilleuse, dans les
flaques croupissantes au creux des dalles. Une fois sortie de cette
géhenne, la Nivernaise épingla les rubans de son bonnet tuyauté contre
les entreprises d’un vent « à décorner les bœufs », gravit avec sa
précieuse charge – moi-même – le marchepied rapide d’un omnibus des
Messageries, engin qui sonnait la ferraille, tapissé d’une moquette
pisseuse simulant la peau de léopard. Des automobiles de palace, des
taxis s’y sont substitués, en été. Mais en hiver réapparaissent, pour
ma joie, les guimbardes de mon enfance : coupés (jadis à capitons) des
bourgeois ; berlines des châtelains du voisinage. Dieppe, qui se
voudrait moderniser durant sa brève saison balnéaire, reste, en dépit
de ses aspirations, la sous-préfecture classique, un port de commerce.
Cette provinciale est inhabile à se costumer en tenancière de casino
chic.
Dès la sortie de la gare, c’étaient, autrefois, des tonnes de
cardiff, des wagons de galets pour lester les navires, puis se muer
en majolique au-delà de la Manche. Des rails, des grues, autour du
bassin Bérigny. Des piles de planches, du sapin de Norvège, des lingots
de fer, marchandises déchargées des vapeurs aux cheminées vermeilles,
ou de massifs trois-mâts dont la proue figurait une ondine ou un dieu
nordique. Oh ! les beaux agrès, comme en dessinent les capitaines au
long cours, pavoisés, le dimanche. Des mousses albinos y grimpaient, et
ces géants matelots roux, en qui nos Normands reconnaissent leur propre
type. Sur la falaise d’ouest se profilent les mâchicoulis, les
poivrières de la citadelle. A l’est, les voiles rapiécées des barques
de pêche, les faubourgs du Pollet et de Neuville, le sémaphore, le
sanctuaire de Notre-Dame des Flots. Et entre ces deux portants, comme
toile de fond, les tuiles mordorées des maisons basses, grises, telles
qu’un troupeau pressées autour du pasteur dont la svelte tour de
Saint-Jacques, jadis cathédrale, serait la houlette et le clocher en
lanterne le chapeau. Plus loin, le beffroi jésuite de Saint-Remy ; le
campanile d’une des nombreuses confréries du XVIe siècle. Moite voûte
de cuivre ou de nacre, un ciel de tableau vénitien ou hollandais, selon
la saison, ambre ou opalise ce décor aux arêtes coupantes.
Quand ces magies atmosphériques commencèrent-elles à m’émouvoir ? Le
sais-je ? De ce ciel, j’aurai vu faire de la bien bonne peinture,
depuis qu’il m’inspira mes barbouillages d’apprenti sur des galets
presse-papier. Les incidents les plus décisifs de ma carrière m’auront
surpris à Dieppe. Mes penchants, c’est peut-être la situation de cette
ville qui les détermina. Peinture, musique, littérature, et vous, démon
dévorateur de la causerie et de l’écriture, pourquoi m’avoir tendu à la
fois vos pièges, avant de m’écarteler ? Si le hasard fit que je ne suis
point né à Dieppe, Saint-Jacques devint ma paroisse, sa nef un oratoire
propice à mes méditations – aujourd’hui le rendez-vous des plusieurs
moi que je tâche à reconnaître dans les méandres de ma vie spirituelle.
Pour livrer aux lecteurs quelques souvenirs sur une petite ville où
tant de choses lui sont advenues, où il connut trop de personnes dont
il aurait pu subir l’influence, l’auteur, contraint à choisir parmi les
moments les plus sensibles à son cœur, devra sauter par-dessus des
décades. Dieppe a été son boulevard. Le risque, c’était qu’entraîné par
trop de passants, il se dispersât.
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Des amis de mon père, puis des cousins demeurés en Normandie, comme le
reste de notre famille, recueillirent, à la moindre alerte qu’il
donnait aux siens retenus à Paris, l’unique survivant de trois frêles
rejetons. Ainsi, né dans le Passy quasi provincial d’alors, ce faux
Parisien fut formé par la véritable province, par des traditions et un
esprit à peu près perdus. A Dieppe, peu de portes qui pour lui
n’évoquent une figure, un nom. Nous ne serons bientôt plus guère, ceux
pour qui la rue Victor-Hugo restera toujours la rue des Tribunaux ; la
rue du Général-Chanzy, la route d’Arques ; la mercerie du Puits-Salé, «
chez Boiservoise » ; la chausserie-confection, « la cordonnerie de
M. Moncond’huy ». Des
afternoon-tea-dancings, des cinémas font
rutiler leurs banderoles sur de vénérables porches. Le peintre en
bâtiments charrie des échelles et des camions de rue en rue, à fins de
camouflage. Mais, ô Dieppois naïfs, badigeonnez de rose le moellon et
la brique, revêtez d’un simili-colombage les façades vouées au jaune
nankin réchampi de blanc par une ordonnance du XVIIe siècle,
livrez-vous à votre fantaisie bouffonne, nouveaux propriétaires : vos
maisons à arcades, si séantes (vues du dehors !), percées de vastes
fenêtres aux petits carreaux, ornées de ferronneries, ni vous ni vos
édiles ne réussirez à en pallier l’inconfort intérieur. Rasez-les
plutôt ! Sinon vos escaliers resteront de poisseux colimaçons, vos
courettes ne recevront jamais qu’une avare aumône du zénith, comme les
ghettos de Venise et d’Amsterdam. Déplacez donc la ville d’Ango et
d’Abraham Duquesne, puisque à votre odorat répugnent les relents
suspects de l’évier, la friture et la lie des pommes à cidre ! Les
détritus ménagers – sans omettre d’autres matières animales –
blessent-ils votre délicatesse ? Eh quoi ! on allait se guérir chez
vous de tous les maux qui affectent l’épiderme, voire de la folie et de
la rage, depuis Henri IV, qu’avait mordu Fanor, son chien favori ! Mme
Récamier, la comtesse de Castiglione, les belles de la Restauration et
de l’Empire se logèrent dans les meubles que vous troquez contre du
Dufayel. A nous autres, on enseigna que le vent de mer purifiait tout,
que rien ne corrompait l’eau cristalline dont la source est à
Saint-Aubin, glauque nymphée dans les saules de la Scie.
La première des maisons où je fis mes rêves d’enfant offre l’une des
façades les plus intactes du quai Henri-IV. Fut-ce la Vicomté, ou la «
coutume » des archevêques de Rouen, seigneurs de Dieppe ? «
Quantum
mutatus ab illa ! Si je la contemple souvent du trottoir de la gare
maritime, cette maison dégradée, je ne puis que m’imaginer d’après
maints autres l’appartement de M. D…, armateur, et de son épouse, qui
m’hébergeaient : la paire de conques roses sur la cheminée, les modèles
de voiliers en ivoire, les fleurs en perles sous globe, le baromètre à
sujet, les têtières en losanges d’étoffe. Les D…, ces dignes gens, sont
morts il y a plus d’un demi-siècle. On visite encore, dans leur cour,
le plan, en bas-relief, de la ville d’Anvers, une des reliques locales,
dont j’ignore la provenance, mais qui m’incita à entreprendre mon
premier voyage d’adolescent. J’aimerais finir mes jours avec le diorama
devant moi, qu’aperçoivent, des étages supérieurs, les locataires
d’immeubles contigus. Une estampe de Joseph Vernet rend avec exactitude
le dessin et l’atmosphère de l’avant-port, le collège et sa chapelle,
les arbres de la Tour-aux-Crabes, et, de cette maison que j’envie, le
fronton triangulaire, l’œil-de-bœuf central, les fenêtres cintrées de
son mezzanine. Elle est flanquée de bureaux de changeurs, de
ship-sbandlers, d’échoppes de cordiers. Quand Eugène Delacroix venait
à Dieppe noircir de notes son album à croquis, c’était là, hôtel
d’Angleterre, poste des diligences, qu’il logeait. Les voyageurs s’y
restauraient, avant ou après une traversée à bord du paquebot de
Newhaven. Toute l’activité indigène et étrangère aboutissait à
l’avant-port. Sous les arcades de la Halle aux poissons, en rangs
serrés, les tables volantes des traiteurs ; sur le carreau des ventes à
la criée, un rassemblement bigarré de matelots et de filles publiques,
de lazzaroni en haillons attendant l’heure du reflux pour haler à la
corde, jusqu’au bout des jetées, les navires en partance. Les pilotes,
en un charabia fait de plusieurs langues, discutent le prix de leurs
services. Capitaine du port, appariteurs et douaniers surveillent ce
populo querelleur, épigones d’une race de corsaires. Oserai-je faire
surgir une image qui m’obsède, quand je flâne sur ces
Zattere
normands ? Dans la maison que je convoite, je me représente, par les
matins d’hiver, le soleil dans les yeux me tirant du sommeil. Au
plafond de ma chambre zigzaguent les serpentins d’or que nouent et
dénouent sur l’eau gondoles et
vaporetti imaginaires – ici, barques
de harengs, chalutiers, remorqueurs, canoës. Les talons de bois des
femmes polletaises emmitouflées dans leurs châles noirs, frappent la
chaussée en mosaïque de silex. Si j’ouvre ma fenêtre, l’odeur du
goudron et de la vase dont s’engluent les pilotis des débarcadères me
transporte en pensée dans les parages de la
Giudecca. Est-ce une
légende ? Les Polletais auraient été une colonie de marins venus des
lagunes de l’Adriatique. Quoi d’étonnant à ce qu’ici ?.... Mais
n’insistons pas sur de simples correspondances – quoique suggestives
non pour moi seul, j’en prends à témoin Walter Sickert, peintre exquis
de Venise et de Dieppe, où il a conquis un double droit de cité.
Au temps que j’étais sous la tutelle de mes cousins le Dr et Mme L...,
une bourgeoisie composite et
importée se façonnait, moins hostile à
ce qui n’est pas dieppois depuis plusieurs générations, moins monacale
que celle de ces D… de ma petite enfance, qui n’avaient peut-être
jamais vu la ville de tous les vices : Paris. Ce particularisme prude
et réticent aura été lent à fondre, comme ces banquises que rencontrent
les transatlantiques, et qui refroidissent jusqu’aux cabines les mieux
chauffées. La « société » n’en fut que plus drôle à observer, quand
elle se recruta surtout dans les « carrières libérales » : notaires,
médecins, magistrats. Le sous-préfet – ils étaient tous « recevables »
alors – quelques fonctionnaires, les directeurs de l’enregistrement et
des domaines, celui de la Fabrique nationale des tabacs, sorti de
Polytechnique, l’inspecteur des eaux et forêts c’étaient des
messieurs, et leurs femmes des
dames. Les officiers détachés de la
garnison de Rouen devaient montrer patte blanche, s’être fait dûment «
introduire », comme dans les préfectures s’ils ne sont de cavalerie.
Moins une ville sans une vieille aristocratie, sans
d’exceptionnellement grosses fortunes, a de raisons pour se montrer
exclusive, plus les règles de préséance y sont subtiles, parfois
comiques en leur arbitraire. Les banquiers constituaient la « première
société », très à part des négociants que l’on ignorait, hormis
quelques notables de l’importante colonie britannique ; ces Anglais
condescendaient sans plaisir à ouvrir leurs salons à quelques
bourgeois de la ville.
Nous venons d’écrire : sans aristocratie. La région est riche en
châteaux, quelques-uns encore appartiennent à des familles illustres de
France. Mais la petite noblesse proprement dieppoise consistait en une
« bourgeoisie d’échevins, d’armateurs, commerçants fort récompensés par
Henri IV et Louis XIV, qui quittèrent le négoce et acquirent avec leurs
fonds des terres sur lesquelles ils furent, et où leurs descendants
vivent encore » lisons-nous dans les
Mémoires Chronologiques de 1783.
Trop tôt, j’appris à peser la valeur sociale de chaque individu selon
des conventions d’époque et de pays : en Angleterre, et dans ce
microcosme qu’était Dieppe. Que voulait-on dire par « carrières
libérales » ? me demandais-je. On ne recevait pas les « marchands », et
pourtant les Anglais, qui tenaient le haut du pavé, n’étaient-ils pas
des négociants en grains, des exploiteurs de marne ? Eux, qui
n’auraient été que des
nobodies dans leur île, se prévalaient de leur
rang d’insulaires pour parler comme des magnats à leurs confrères
dieppois. Ils occupaient les meilleurs hôtels privés, qu’ils
aménageaient à l’anglaise. Ils avaient leurs fournisseurs attitrés. Les
autres vieux hôtels avaient été achetés par les banquiers et les
notaires, anciens anoblis devenus chasseurs, agriculteurs, de tournure
et de langage quasi-paysans, mais qui gardaient pour l’hiver un hôtel à
Rouen. Sur leurs jolies maisons des paroisses Saint-Jacques et
Saint-Remy, des panonceaux désignaient les études de notaire et d’avoué
; des affiches de ventes publiques maculaient les lambris du
rez-de-chaussée. Les antiquaires guettèrent les rampes en fer forgé,
les trumeaux, les tapisseries au petit point, comptant sur l’ignorance
de ces bourgeois, supposés avares et sans souci d’embellir leurs logis.
En effet, on ne voyait point chez eux d’objets décelant un goût
personnel, nul livre, nul ouvrage oublié sur un guéridon. Des sièges
sous housses étaient rangés le long des murs comme dans un parloir. Les
maîtres se tenaient dans « la salle » après les repas, quand Monsieur
ne retournait pas à son bureau, Madame à sa chambre. Mieux gardée que
leur coffre-fort, l’intimité de ces gens prudents, soupçonneux, était à
peine consentie à la famille et à un très restreinte « clientèle ».
Entre filles et garçons, même cousins, une politesse cérémonieuse
équivalait à n’avoir pas de rapports du tout. Une de mes jeunes
cousines que j’embrassais me mordit l’oreille, pour me guérir de mon
envie : nous avions cinq ans. Et quels deuils se succédaient, longs et
rigoureux !... En tant que changement de toilette, les femmes disaient
n’avoir qu’à raccourcir ou à rallonger d’éternels crêpes. Il semble
qu’il y ait eu, en Normandie, un code déterminant la mimique et les
regards des gens dans la rue, pour les personnes qu’on y croise, selon
qu’on les reçoit ou qu’on ne les invite pas ; regards brusques,
contrits, désolés ou évasifs, et, si même sympathiques, jamais appuyés
; quelquefois si distants que celui qui les provoquait pensait avoir
commis un attentat à la pudeur. Un jeune couple tel que mon cousin le
Dr L… et sa charmante femme (une Rouennaise comme de juste) était plus
dégourdi. Néanmoins, je lis dans une lettre retrouvée de mon père ces
admonestations : « Tu te plains du manque d’amabilité de tes bons
hôtes, commence donc par leur témoigner plus de tendresse et de
confiance, mon cher petit ». Nous fréquentions le sous-préfet, quelques
fonctionnaires qui n’étaient pas sans cesse en instance d’avancement ;
et ceux qui partaient n’ambitionnaient que de revenir plus tard prendre
leur retraite à Dieppe. J’ai conté, dans
Idéologues (Mme
Vigneaux-Durochet et Jeanne d’Arc ou
Il n’y a que le premier pas qui
coûte), l’aventure d’une de ces mondaines provinciales, veuves presque
centenaires de fonctionnaires, qui tenaient, encore récemment, cercle
de whist chez l’aînée, leur présidente, gardienne des lois de la
sociabilité. Ces dames, entraîneuses de ma cousine L…, avaient dû être
les étoiles fixes d’une classe hardie de bourgeoises, affamées de
concerts symphoniques, de soirées théâtrales, qui, se frottant aux
élégances étrangères durant la
saison, languissaient après la clôture
des bains, quand il leur fallait transporter leurs ouvrages de
tapisserie chez l’une ou l’autre, au lieu de bavarder dans leurs tentes
sur l’estacade. Huit mois sur douze, Paris et l’univers leur étaient
amenés là, comme sur un trottoir roulant. C’est avec leur face-à-main
braqué sur les toilettes des baigneuses
chic qu’elles s’élevaient à
la Connaissance, et plus d’une rêvait, dans son alcôve, des plaisirs
tentaculaires de la saison défunte, escomptant ceux de la prochaine :
la réouverture du bazar du Casino, le déballage du couturier Marion,
concurrent de Worth, l’apparition de la première liste d’étrangers dans
la
Gazette Rose. Double vie fatale des résidents de stations
balnéaires ! Mais Dieppe se targue de n’être point une bourgade comme
Vichy : on prétend s’y suffire à soi-même. D’où l’ironique curiosité de
miennes parentes à l’égard des oiseaux migrateurs dont elles épiaient
du dehors les grâces désinvoltes, à travers le brise-bise du
Royal, à
l’heure des dîners. Les tables fleuries de cet hôtel fameux, « l’un des
plus chers d’Europe », les candélabres premier Empire du restaurant
excitaient mille convoitises chez les jeunes gens. Si nos parents
pinçaient les lèvres, haussaient les épaules, ils n’en restaient pas
moins cloués aussi sur le trottoir de la rue Aguado, après une frugale
collation prise à sept heures sous l’abat-jour vert de leur lampe
Carcel. Mon cousin, « médecin des Bains », nous désignait les
personnages notoires, des nababs, ses clients, qui dépensaient par
quinzaine, chez l’hôtelier Larçonneux, élève et gendre de
l’illustrissime chef Lafosse, des sommes suffisantes pour entretenir
les œuvres charitables de ma cousine. Pour la Manufacture de dentelles,
pour Notre-Dame des Flots, les dames patronnesses quêtaient à l’église,
préparaient, dès l’hiver, des ventes annuelles, des kermesses qui les
rapprocheraient quelques minutes des Belles dont elles n’eussent,
sinon, examiné les bijoux qu’à travers la buée des vitres du
Royal.
Longs crépuscules sur les pelouses et la rade ! Ma cousine avait mis
sous clef sa demeure, sise rue d’Écosse. La dernière bouchée avalée,
j’avais hâte de me faire conduire là où l’on s’amuse. Nous biaisons par
le Marché aux veaux. Un ouvrier ferre encore un cheval. Le feu rougit
la forge. Combien je voudrais emmener du côté de la mer mon petit
voisin, le fils du maître forgeron… (Pourquoi m’interdire de répondre à
ses signaux, quand il m’invite à descendre de mon balcon barboter dans
le ruisseau ?) Mais on m’entraîne par un autre chemin ; nous prenons le
plus court : la rue du Géant, la rue Péquet aux sombres échoppes. Les
mansardes sont déjà closes. Les cloches de Saint-Jacques versent sur
les toits feuille-morte le branle de l’angélus. Ma cousine n’ira pas au
rosaire. A cause de l’enfant, on se bornera, ce soir, à s’agenouiller
dans la chapelle du Sépulcre. Puis on traversera l’église pour en
sortir par l’autre porche. Dehors, le soleil couchant teinte d’orange
la place Duquesne,
Piazzetta dieppoise. Pour la fête de l’Assomption,
baraques foraines, carrousels, ménageries, marchands de sucre de pomme
envahissent le grand quadrilatère et ses issues. On aperçoit les vigies
de l’avant-port, le ciel violet, à l’est, sur le Pollet. Déjà au XVe
siècle, les fêtes de la mi-août, les joutes nautiques se donnaient ici.
Des trirèmes d’or escortaient le char d’Amphitrite sur un lac factice,
où nageaient des naïades. Je possède un lustre à vingt bougies, que les
riverains suspendaient à des arceaux sur la voie des cortèges royaux.
Plus prosaïquement, les « Assemblées » de ma jeunesse employaient le
gaz, les quinquets à huile… Mais perçons la foule fétide venue des
quartiers pouilleux. Les boules de verre, les frégates en verre filé me
font oublier le Casino. On me gronde, si je m’arrête devant une
loterie. « Ton papa te confie à nous pour respirer l’air de la mer,
petit coquin ! Avance, marche donc ! A la plage ! » Les vitrines de la
Grande Rue étincellent. Pâtissiers, adorables ivoiriers ; irrésistibles
étalages de poupées, pêcheuses de crevettes, statuettes en terre cuite
de Graillon, sébiles russes, bêches à équilles – et les vieux bijoux
normands de chez M. Rolland, l’horloger que je voudrais dévaliser !
Non, vite, tournons à droite, engouffrons-nous dans une autre ruelle
obscure. Dès le coin, le souffle rafraîchit mes joues en feu. A l’autre
bout, c’est l’esplanade, l’horizon, la mer, l’ « Établissement », les
jardins de pétunias et de géraniums. Déjà j’entends les vagues qui se
brisent sur les galets. A contrejour, les dômes du Casino, dans la
brume, prennent un galbe oriental. Là-bas, à l’occident, une autre fête
des yeux : le Château, indigo, profile ses tourelles sur les nuages
incendiés. Les dîners de table d’hôte s’achèvent. Des files de dames en
chapeau de paille de riz, en jupe crinoline et burnous d’Algérienne,
s’acheminent vers le bal ou le concert, au bras de gentlemen à favoris,
un manteau sur le bras – parfums très doux, dialogues en anglais, en
langues inconnues. Aux balcons des hôtels et des villas, shalls
écossais sur de la mousseline blanche. Le docteur L. nomme les
aristocratiques possesseurs de cette maison à terrasse, de ce pavillon
devant lequel piaffent les chevaux d’une calèche, d’une victoria ; le
tigre, haut comme une botte, de M. le comte d’Osmont, saute sur le
siège d’un tilbury ; les postillons de Mme la baronne de Poilly sont en
selle. A l’hôtel du Rhin, S. A. I. la princesse Mathilde doit recevoir.
« Est-ce la Patti, qui chante, ou Christine Nilsson ? Écoute, écoute !
» L’affiche du théâtre annonce
La Grande-Duchesse de Gérolstein,
opérette de Meilhac et Halévy, musique d’Offenbach.
Ces galas étaient des adieux, la fin de l’Empire ; la guerre
disperserait demain « les belles familles » pour lesquelles ces
programmes étaient organisés – au grand dépit des citoyens mêmes qui
exultèrent lors de la proclamation de la République. S’ils avaient
exploité les « étrangers », vécu de leur faste, les mêmes démocrates
frustrés feignirent l’indifférence, quand les quinquets s’éteignirent.
N’ayant joui que par les yeux, ils s’avisèrent que leur rôle de
spectateurs avait été quelque peu celui des pauvres devant le
restaurant du
Royal. La légende fameuse de J.-L. Forain : « Tiens !
ma table est prise » ne fait plus rire ; cette espièglerie gouailleuse
exprime un sentiment éternel qui s’affirme parfois férocement.
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° °
L’analyse que Proust a faite de ses émois juvéniles quand, tout
enflammé pour la petite Gilberte, il attendait d’être invité chez les
Swann, me reporte à mes années d’apprentissage.
Le temps était venu des leçons de danse et de ne plus piétiner, en
ronde, au bal d’enfants. M. et Mme Cellarius tenaient un cours de
maintien dans la salle des Bains Chauds, construits par Mme la duchesse
de Berri. Sous les girandoles et les pâtisseries dorées du plafond, on
nous enseigna les « quatre positions », le quadrille des lanciers, la
polka, la redowa, la valse et la scottish. Les Cellarius nous
inculquèrent aussi quelques notions indispensables à un fils de famille
qui s’avance sur le parquet ciré de ses hôtes : « Laissez errer vos
regards sur la société, à gauche quand votre pied droit est en avant,
le regard à droite quand c’est le pied gauche. » L’invité procède ainsi
jusqu’à l’instant fatidique du salut aux maîtres de la maison. Alors,
il esquisse deux pas en avant, puis deux à reculons, le torse
gracieusement penché ; il relève la tête, salue ; enfin, d’un geste
aussi naturel que possible (mais qui nous faisait crier, car Mme
Cellarius manquait de nous démettre le poignet en le voulant
assouplir), le cavalier présente un bouquet enveloppé de papier à
dentelle. Pourquoi tairais-je que je fus le chouchou de ces anciens
maîtres de ballet de l’Opéra ? Auteurs de
La Danse des Salons,
illustré par Gavarni, ils me décernèrent comme prix d’excellence un
exemplaire de cet ouvrage. M. Cellarius, en habit noir et escarpins,
fardé, la barbe noircie, et Madame, en ample jupe de taffetas
tourterelle, son visage plâtré enjolivé d’accroche-cœur bleus,
m’épouvantaient comme la momie en cartonnage, figure où l’une des
élèves s’enfermait pour choisir son cavalier. A mon génie de valseur,
bien que je n’eusse que sept ans, mes maîtres faisant honneur, je
prenais part au cotillon. Mais j’avais mes exigences !... Entre tant de
ces jeunes élèves de Terpsichore, il en était une, et point deux, pour
qui j’entretenais une gênante partialité ; toute autre que ma Gilberte
me choisissait-elle comme partenaire, je fondais en larmes, poussais
des hurlements, m’enfuyais vers les banquettes de l’estrade, où je me
blotissais sous l’aile tutélaire de ma cousine. Mme Cellarius cédait à
mon caprice ; je redescendais faire un tour de valse avec ma dulcinée.
Les parents de
ma Gilberte, qui s’appelait Sophie, habitaient la tour
enchantée qu’était pour moi leur villa, accrochée aux flancs de la
citadelle. Cette villa à peine moins rudimentaire que les autres,
passait pour la plus dispendieuse, et mes cousins la jugeaient digne de
loger la cour des Tuileries, puisqu’on y avait des baignoires, de l’eau
courante, des tapis d’Aubusson, des crédences de Boulle. Bref, c’était
la
Villa des Terrasses, dont les jardins en étages serpentaient
jusqu’à la corniche de la falaise. Parfois, j’accompagnais ma camarade
de plage jusqu’à la porte cochère ; deux valets de pied l’ouvraient, la
refermaient sur moi et ma bonne. Ma Gilberte et sa miss m’avaient donné
rendez-vous au Casino pour le lendemain, mais oncques ne m’engagèrent à
les suivre dans le royaume des mille et une féeries où trônaient le
baron et la baronne. Quels étaient les plaisirs de l’héritière
présomptive ? Quels, les bienheureux courtisans en herbe qui, selon les
récits de Gilberte, ayant audience chez elle, mangeaient de ces tartes
aux pommes et à la crème d’amandes, spécialité d’un ancien chef du
Khédive, le cuisinier de sa maman ? Selon Gilberte, les gâteaux des
pâtisseries empoisonnaient les enfants. Dans quel écrin reposait ma
Gilberte, ce joyau rose ? Je me perdais en conjectures sur l’étiquette
familiale, selon laquelle ma chérie devait, tout à tour, se montrer si
bonne fille avec moi sur le galet, ou au cours Cellarius, et assumer un
ton si altier au seuil de la villa des Terrasses. Combien elle était
plus intéressante que les petites filles de la ville, mes compagnes,
avec leur air d’orphelines au couvent, leurs longs pantalons de calicot
dépassant de longues jupes, et coiffées d’une résille que maintenait un
peigne rond ! Les robes de ma Gilberte étaient courtes, ses jambes nues
; à son col découvert tintinnabulaient des médaillons, de minuscules
sabots émaillés, pendus à une chaîne ; ses boucles blondes s’emmêlaient
aux guipures de son corsage. Elle était divine et désolante, quand elle
me déclarait un quotidien congé : « A quelle heure vous baignez-vous,
demain ? Bonsoir ! » et remettait son ombrelle enrichie d’un manche
d’ivoire à l’un de ses serviteurs, en frac à boutons armoriés.
Ma reine n’était d’ailleurs que la fille d’un baron de la finance, au
nom germanique. Mes cousins me disaient : « L’habit ne fait pas le
moine. » Néanmoins, je gage qu’ils m’eussent permis de goûter, avec ma
Gilberte, aux tartes servies par les valets de sa mère. Une offre
terrible, entre celles si douces que je brûlais mais désespérais de
recevoir, me fut octroyée, un soir, par l’institutrice de Sophie, au
retour d’une de nos promenades, dans la voiture attelée d’une chèvre
blanche harnachée de cuir rouge, l’équipage de l’héritière du baron… «
Voulez-vous déjeuner au
Royal, avec Mme la baronne et quelques
enfants ? Il est bien entendu que vos parents ne viendront pas avec
vous… » Ceci, qui allait de soi, car mes cousins, s’ils avaient été
priés aussi, n’eussent pas accepté l’invitation, les froissa si fort
que je dus, sur leur ordre, renoncer à ma liaison de plage. Les jupes
blanches de Gilberte se confondirent dans un nuage de tabliers blancs.
Je ne bougeai plus, dorénavant, quand elle me faisait signe de venir
pêcher la crevette avec elle. J’obéissais ; de même que lorsqu’on
m’ordonnait, Dieu sait pourquoi, de détourner mes regards du petit
forgeron sur la place du Marché aux veaux. Mais Elle ! Je la
contemplais, à l’insu de ma cousine, je balbutiais un adieu, «
m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur
inaccessible aux enfants de mon espèce, de par des lois naturelles
impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille blonde à la peau
parsemée de taches de rousseur, qui riait en laissant filer sur moi de
longs regards sournois et inexpressifs… » (
Du côté de chez Swann). –
Mais je la rencontrai vingt ans plus tard à Londres, toute dépouillée
de son mystère d’antan : une quelconque habituée du Ritz, prête à
agréer des hommages moins respectueux.
°
° °
Chaque enfant tire d’où il peut les thèmes de ses rêveries, divins
préludes à l’action. Les plus insidieux, je les aurai extraits
d’arrière-boutiques où d’autres ne se seraient point tant attardés.
Mlle Julie Potel tenait deux magasins, au bout du quai du Hâble, près
du Calvaire des marins. L’Orient m’est apparu là, sous les espèces
d’albums chinois en papier de riz, de défenses d’éléphant, de
madrépores, d’arbres de corail ; Mlle Potel tenait une pacotille du
Japon, des Indes, de l’Afrique, butin des matelots, ses pourvoyeurs.
Elle vendait du thé de Ceylan, des services en porcelaine à reflets
métalliques dite « luster », du Wedgwood moderne, des théières en
métal, devenues communes, mais nouveauté en France après l’Exposition
de 1867. La vieille marchande devait être la fille de quelqu’un des
derniers corsaires, dont les exploits s’arrêtent vers 1811. Elle nous
remontrait, en sa superbe naïve, que les corsaires, ou « butiniers »,
furent une milice qui s’illustra en ses guerres contre Philippe IV
d’Espagne, et combien on s’abusait en assimilant ces nobles
corsaires
aux affreux « flibustiers ». Il n’était point loisible à tout le monde
d’armer en course un bâtiment solide, bien gréé et équipé, et d’obtenir
d’un ministre une
lettre de marque, sur cautionnement de 37.000
francs. Entre deux « courses » sur les océans, les équipages se
livraient à toutes sortes de bombances et de prodigalités dans Dieppe
et ses environs. La sensible Mlle Potel déplorait que leurs « prises »
sur des navires de commerce britanniques eussent parfois été brûlées
sur notre plage ; elle se souvenait d’avoir pleuré devant des tas de
mousselines brodées du Bengale, de châles de Kachemire, calcinés. les
restes d’autres captures artistiques, ainsi qu’une beaucoup plus banale
bimbeloterie, que Julie Potel pouvait encore acquérir de loups de mer
amateurs, non corsaires, excitaient en moi les pires instincts ; quand
elle me les montrait, je les eusse volés.
Le quai du Hâble, bordé de cabestans rouillés, de nasses pour la pêche
à la plongée ; les ruelles adjacentes que balayent les vents du
nord-est, où les chaleurs de la canicule sont tempérées par la brise,
me semblaient le cadre idéal pour un petit musée secret de ces
richesses exotiques, lesquelles entraient en contrebande par le chenal,
dans les flancs des cargos. Les oisifs commencent leur journée par un
tour à la poissonnerie, musardent autour de l’avant-port en surveillant
les pêcheurs des quais. Mais l’appât dont ils ne se lassent point,
c’est la causerie météorologique avec les gardiens du phare et du
sémaphore, sur la jetée d’ouest, quand les hautes volutes et la salive
écumeuse de la mer démontée n’en interdisent pas l’accès. De la
rotonde en granit, à l’extrémité de cette jetée, par des nuits d’orage,
Eugène Delacroix étudiait les effets de la lune sur les flots ; je
connais des aquarelles qu’il n’a pu exécuter que là, des soleils
couchants dramatiques sur le bois de sapins de Varengeville, la pointe
d’Ailly. Une vaste ceinture de falaises, mangées par les marées,
entamées par les éboulements, part des dunes du Pas-de-Calais pour
rejoindre l’embouchure de la Seine.
L’emplacement des boutiques ensorcelantes de Mlle Julie Potel et des
hangars de cordiers est recouvert par les jardins et le manège du
palais d’un Roumain. Son père, hospodar de Valachie, habitait toute
l’année une maison basse, en galets taillés, d’armateur. Quelque temps
qu’il fît, il sortait, en bonnet d’astrakan, pelisse de fourrure, dans
un cabriolet timbré d’une grosse couronne princière. Il menait ses
steppeurs circassiens d’un train majestueux. S’il neigeait, il visitait
ses chasses, son haras, en traîneau. Le Dr L. divulguait « les mœurs
barbares de ces Orientaux », s’ingéniait à inventer les motifs auxquels
les multimillionnaires obéissaient, qui préféraient l’incognito dans
leur triste résidence dieppoise à leur splendide hôtel du faubourg
Saint-Germain. Pourquoi abandonnaient-ils leurs domaines danubiens à
des régisseurs ? Les cousins chuchotaient devant moi : « Le prince X.
aurait des concubines, une ribambelle d’enfants. » Or, je localisais,
gratuitement, ce gynécée dans une maison voisine de la sienne, au bout
de la plage. Un ingénieur du canal de Suez venait de construire dans sa
cité natale une soi-disant « villa » italienne, et une autre que l’on
appelle encore « mauresque », à cause de son patio et des croissants
qui somment les piques de ses grilles. Des treillages, des
moucharabiehs aveuglent les fenêtres de ce harem supposé. Je me
haussais sur la pointe des pieds pour entrevoir les cellules
obscures donnant sur le « cortile », d’où s’élevait le panache d’un jet
d’eau. L’architecte du même ingénieur enrichi à Suez avait bâti –
disait-on sur son ordre – le temple maçonnique, une ridicule mosquée en
briques normandes, coiffée du Croissant. De cet orientalisme ingénu,
l’on ne saurait dire quelle transposition allait faire un écolier,
quand, à onze ans, il s’initierait à la littérature dans une
arrière-boutique de libraire en lisant Victor Hugo. Je débutai par les
Orientales et la
Légende des Siècles, contre la volonté de mon
maître, qui aimait les poèmes de Laprade et de Bornier.
Je ne puis me lasser de célébrer les arrière-boutiques où s’ébaucha ma
culture… Il y avait encore les pianos, les harpes, les violons, les
bustes de compositeurs du magasin de M. Godard, chef de l’orphéon.
Lorsque Mme Godard me faisait apprendre par cœur des morceaux faciles
(mais classiques !) des
Bonnes traditions ̶ une sélection de
Lohengrin réduite, le
Mancenillier de Marcailhou, le
Désert de
Félicien David – d’autres continents s’ouvraient à moi. Si bien que
j’ai pu écrire, sans trop de complaisance, que les souvenirs de mes
premiers élans me ramènent toujours au havre d’où j’appareillai pour de
longs voyages – dont je n’aurai réalisé les plus lointains qu’en songe.
Sur le môle de Marseille, porte de l’Orient, les parfums brûlants de
l’Ailleurs n’auraient pas titillé les sens d’un jeune Méridional plus
que n’excitèrent mes soifs les bouffées tiédies que j’aspirais dans un
petit port de la Manche. Je pourrais consacrer tout un livre aux
boutiques dieppoises. Certaines me furent comme autant de ces cavernes
où Barbe-Bleue enfouissait ses pierreries. En face du marchand de
musique se trouvait la boutique des braves Ropert, alors dite «
friperie ». Les mêmes magasins, ceux du fils, adjoint au maire, sont
encore fouillés par les amateurs, sur la foi de générations d’autres
collectionneurs en l’authenticité des surprenantes trouvailles que l’on
y fait à si bon compte. Je ne me demande plus par quel hasard tant
d’objets étranges auront passé par là : le caractère de la vie locale
dans le passé l’explique. Il n’y avait qu’à attendre pour recueillir,
sous le marteau du commissaire-priseur, la succession des résidents
anglais et d’anciennes familles d’armateurs. Au XVe siècle, de si
grande prospérité, les Dieppois, quoique surtout commerçants,
cultivaient les beaux-arts, la littérature, la cosmographie et
l’hydrographie. Ils ont eu leur « Académie d’esprit », dans le genre
des Jeux floraux, mais « dédiée à chanter la Sainte-Vierge » : le
Puy
de Dieppe, ou Podium. L’art de sculpter l’ivoire est proprement
dieppois, depuis 1364, lorsque des mariniers eurent découvert la
Guinée. Ils se targuaient d’avoir précédé Christophe Colomb en Amérique.
Tous les chemins semblent vous conduire au carrefour sur lequel les
Ropert ont leur maison : le Puits-Salé, jadis la principale des
innombrables fontaines qui jasent dans le silence nocturne des vieilles
rues. Si, pour être descendus une fois dans un hôtel de la plage, entre
deux trains, vous restez incrédules à l’égard d’un pittoresque trop
vanté, venez et revenez au Puits-Salé, le matin, le samedi, jour de
marché, et le soir, surtout en automne, quand le cadran de l’horloge
s’allume au café des Tribunaux, dont la terrasse offrit ses tables, ses
encriers, à tant d’artistes anglais de l’ère victorienne. Tournez le
dos à la rue de la Barre, évitez le choc des cyclistes sans grelots,
les horions des travailleurs saisis d’une animation méridionale à la
sortie des ateliers. Les promeneurs semblent se croire sur la
Cannebière, infatigables à descendre et à remonter la voie triomphale
des boutiques. Notez les modulations chromatiques que le crépuscule
tire des pierres rongées de Saint-Jacques, oxydées par les embruns ;
suivez la lente décroissance des teintes au-dessus des toits en tuiles,
des pignons d’ardoises. Puis du regard vous enfilerez la Grande-Rue,
qui s’embrase par en bas, s’éteint par en haut dans la cendre du ciel.
°
° °
Durant la décade qui suivit la chute de l’Empire, Dieppe-plage somnola.
Il s’embourgeoisa, devint la station d’été choisie par ces familles
d’hommes d’affaires (dont pas mal de financiers israélites) qui
soutinrent les premiers pas du gouvernement démocratique, et de
certains transfuges de l’orléanisme qui s’y rallieraient. La société de
Napoléon III leur céda les demeures rudimentaires dont s’était
accommodée son élégance.
Cette phase de notre histoire mériterait d’être mieux connue. Les
passions que déchaînait autour de nous la politique, la sévérité des
ostracismes prononcés par ma mère, mais que l’amitié fléchissait
quelquefois, m’ont été le plus pénibles à Dieppe, durant les vacances,
quand certains de mes nouveaux camarades de Condorcet (où l’on m’avait
très en retard fait entrer), étaient d’un milieu suspect. Les lunettes,
la redingote haut boutonnée de M. Thiers, et l’importante Mlle Dosne
inspiraient aux Dieppois respect et crainte, provoquaient de la part de
ma famille des critiques virulentes. Je n’en comprenais pas la raison.
On m’engageait à admirer les princes d’Orléans, lesquels, revenus au
château d’Eu, honoraient Dieppe de leur sympathie. La princesse
Clémentine surveillait les ébats de son fils Ferdinand, le futur roi de
Bulgarie, quand il pêchait l’équille avec d’autres enfants, comme s’y
était abaissée ma Gilberte. Après la sentimentale, j’allais faire mon
éducation politique dans l’entourage d’une famille où je trouvai, dès
alors, celle que je ne quitterais plus et à qui j’associerais ma vie.
A la villa des Terrasses, longtemps encore restée pour moi la Tour
enchantée de l’infidèle Gilberte, les amours de la Patti et du ténor
Nicolini avaient ensuite donné un regain de poésie et de gloire. Je
n’étais plus le pupille de mes cousins, mais, n’admettant que Dieppe
comme « campagne », ma mère s’était installée, en face des Terrasses,
chez une Mme Briffard, loueuse de garnis que retenaient pour l’été
nombre de familles dites « distinguées ». Oh ! l’étonnante Mme
Briffard. Une autre Julie Potel – et sa maison, un non moins étonnant
magasin de meubles boiteux, de souvenirs cocasses, de pendules à
troubadour, de lithographies napoléoniennes que n’était la boutique du
bout du quai. J’eus certaines libertés de voisinage dans ce
phalanstère, réputé « comme il faut », mais où de compliqués couloirs,
des caveaux voûtés, des escaliers sans autre issue qu’une des chambres
ou que le « privé » d’un logement, se prêtaient aux aventures. Élise
X…, la « grande » parmi nos camarades, était fille du directeur d’un
journal parisien
de gauche. Elle allait introduire dans notre troupe
d’adolescents en vacances, et jusque dans nos jeux, non l’esprit
d’envie, mais de dénigrante hostilité à l’égard des familles qui
n’étaient point « républicaines ». Ce vocable, honni chez nous,
s’ennoblissait, me semblait-il, dans la bouche d’Élise X…, si savante,
un si puissant cerveau ! D’une voix enrouée de gavroche, elle nous
lisait les journaux. Elle me fit connaître Michelet, l’histoire de la
Révolution. Grimpant sur une chaise, elle nous adressait des discours
subversifs. Il fallait répondre à ses questions, chacun de nous étant
tour à tour Mirabeau, Barnave, Saint-Just ou Robespierre. Elle voulait
nous faire jouer des tragédies, Élise serait la Charlotte Corday de
Casimir Delavigne. Protestante très calée sur le dogme, elle tâcha
d’entamer notre foi, car nous autres « Romains » croupissions dans «
les ténèbres de la superstition ». Notre « obscurantisme » nous valait
des brocards cuisants de la part de cette aînée qui, plus tôt
renseignée que les autres filles quant aux fonctions respectives des
deux sexes, se mit en devoir de déniaiser ses camarades. Je lui dois ma
première cigarette, n’ayant pas osé d’aller jusqu’à la pipe en terre
dont cette virago garçonnière et démocrate, magnanime, invitait à tirer
quelques bouffées le nigaud que j’étais.
D’un côté, la maison Briffard faisait face à l’entrée des artistes
derrière le théâtre. Élise était dans les meilleurs termes avec une
costumière. Je crois qu’à sa suite je pénétrai, par les coulisses, dans
un autre monde du merveilleux. Il n’y avait pas à barguigner,
lorsqu’elle décidait d’une équipée. La villa des Terrasses était
vis-à-vis nos fenêtres. Quand Gounod, en septembre, venait chez ma
mère, il chantait
Faust et
Roméo et Juliette avec Adelina Patti,
faisait répéter Nicolini, aux Terrasses. Élise me fit observer, une
nuit, l’échelle de corde au moyen de laquelle le ténor se rendait chez
Adelina, femme du marquis de Caux. Nous savions la topographie des
lieux ; notre entraîneuse mobilisa son équipe pour la prise de cette
Bastille. Elle s’était mis en tête que, par les toits, quiconque
n’avait pas le vertige pourrait, en chaussant des sandales de bain,
observer par des lucarnes – qui sait ? se glisser dans des intérieurs
où il y aurait « quelque chose de rigolo à voir ». Les garçons ne se
risquèrent point à ces tournées policières, mais les filles
prétendirent qu’elles s’y étaient écorché la peau, pour ébahir ces
pleutres qui restaient chez eux, penchés sur leurs devoirs de vacances.
La Bastille à explorer, c’était, aussi bien que la villa des Terrasses,
la citadelle qui la surplombait – le château fort, d’où la duchesse de
Longueville s’évada pour échapper aux gendarmes du roi. Tout ce
quartier, alors pareil au dessin d’Isabey, mélange d’architecture du
XVe siècle, de la Renaissance et de Louis XIV, se terminait en bas, du
côté de la mer, par les bastions du Bas-Fort Blanc ; de l’autre, par la
porte de la Barre, où des ânes à louer se tenaient à la disposition des
enfants sans voitures à chèvres, comme celle que ma Gilberte avait
conduite. Les anciennes douves, desséchées, étaient devenues un square
qui s’enfonçait jusque sous le pont-levis du château fort, entre de
hautes murailles de briques, désespoir des peintres qui s’appliquent à
en rendre le rose exquis. Le château servait alors de caserne ; le
commandant de la place y habitait. Des sentinelles gardaient la
poudrière : obstacle fascinant pour Élise X… et ses chevalières, qui
nous juraient avoir délivré d’imaginaires prisonniers. Les créneaux,
les longues et étroites ogives de la chapelle-poudrière, les chemins de
ronde, quel décor à la Walter Scott, romancier dont nos pères avaient
été nourris et que nous lisions en anglais, comme le
Robinson Crusoé,
de Daniel de Foë. Je me demande si les filles et les garçons
d’aujourd’hui substituent, comme ceux de mon temps, leur chétive
personne à celle des héros que les livres leur évoquent. Sans doute,
mais ce sont les Sherlock Homes, les gentlemen-cambrioleurs du ciné,
les Belles de New-York. Le culte de la jeunesse doit faiblir pour les
grandes figures historiques ou classiques dont nous peuplions la ville
de Dieppe, dont nous eussions peuplé tout autre séjour.
Comme Mme Godard ne me suffisait plus, en tant que musicienne, et qu’un
pianiste alsacien, M. Anschütz, lisait à quatre mains avec moi, une
heure chaque matin, les opéras de Wagner, je devenais assez fier de mon
érudition toute fraîche. Inutile de dire que Gounod était trop de notre
intimité pour que je ne me vantasse devant lui d’être bien plus
allemand que
Gounodlâtre. Il en riait. Sa fille Jeanne me traitait
d’idiot. Adelina Patti, Nicolini, pour moi devinrent Isolde et Tristan.
Le marquis de Caux était le roi Mark, et dans la citadelle se situa le
troisième acte du drame wagnérien. Ce M. Anschütz, nous l’imaginions je
ne sais pourquoi (à cause de sa moustache et de sa barbiche ?) un fils
naturel de Victor-Emmanuel. Nous voyions des princes partout,
établissions des parentés infâmes entre des boutiquiers, des huissiers
du Casino, et S. A. le duc de Chartres, alors colonel à Rouen. Il
montait à cheval avec la duchesse, faisait de la « mise en main » au
manège Pellier. Elise X… prenait ses héros et ses saints dans le
calendrier révolutionnaire. Elle les faisait renaître, par le miracle
de la métempsycose, dans l’enveloppe corporelle des ministres de la
République, de ces « officiels » qui causaient avec son père, et que le
journal de celui-ci soutenait. La Sous-Préfecture et ses nouveaux hôtes
cessèrent d’être fréquentés par les « gens bien » de la ville, auxquels
les fonctionnaires – même ex-polytechniciens ! – inspirèrent des
craintes, à cause de la politique dont ils étaient censés être les
soutiens. On vit rentrer dans le manchon des mains qui en étaient
sorties avec peine pour se tendre aux représentants du régime. Les
regards prirent des nuances, imperceptibles pour qui n’avait été, comme
moi, bercé dans le sérail. De ce milieu, trop ombrageux, je m’étais
sauvé, non sans avoir été marqué du sceau de la province ; d’où mon
innocence, ma crédulité, ces préjugés timides qui, plus tard, devaient
faire un fâcheux concubinage avec l’information trop précoce d’un
lycéen de Condorcet, entouré en outre chez ses parents de vieillards,
presque tous remarquables, et qui le traitaient comme un homme fait.
°
° °
Une des promenades de mon père, c’était le chemin par la falaise, du
Pollet à Puys, où Alexandre Dumas, Mme Carvalho avaient constitué une
colonie d’artistes. Carpeaux y avait une cabine. Le statuaire, déjà
très malade, faisait poser une femme du Pollet, modèle de
Pêcheuse de
moules, de Vollon – un des succès retentissants de ce peintre oublié,
qui décorait de vues de Dieppe et de natures mortes la villa Dumas. En
nous rendant chez Dumas, nous ne manquions pas de rencontrer quelque
membre de la famille Cecil, les enfants de ce lord Salisbury qui, le
dimanche, s’en venait à Dieppe, géant solennel, en chapeau de soie,
tenant sous le bras son gros livre de prières. Tous les Cecil partaient
à pied, de leur chalet, sous la conduite de l’homme d’État et de la
marquise de Salisbury, pour le service divin au temple de la rue de la
Barre. La colonie de Puys, et l’autre colonie fameuse de Pourville,
devinrent les deux pôles entre lesquels hésitaient les pas de mon père,
quand, lors de ses courtes apparitions à Dieppe, il s’agissait pour lui
de remplir ses journées de repos. Il y était si peu accoutumé que ma
mère devait lui suggérer, à défaut de visites à des amis, quelque
malade indigent à secourir.
Cependant, à elle seule, la maison Briffard offrait de multiples
ressources, par la qualité des gens qui y fréquentaient. Quand nous
apprîmes qu’elle allait être démolie pour faire place à un grand hôtel,
ce fut une révolte chez ceux qui s’y étaient acoquinés, comme les miens
; et, parmi mes souvenirs de Dieppe, c’est à la maison Briffard que les
plus chers s’associent.
On venait de détruire l’ancien Casino : un petit palais rond, de fonte
et de verre, bas, relié à deux pavillons par des galeries couvertes où,
quand il pleuvait, les élégantes du second Empire faisaient des parties
de billard chinois.
Avec ce cocasse bibelot et la maison Briffard disparaîtraient le bazar,
la boutique de Jugelet, peintre de marines, et l’antre du Docteur
Faust, je veux dire le studio de mon premier maître, Mélicourt, «
peintre d’histoire », émule de Delaroche, un artiste qui, ailleurs
qu’en province, aurait développé un talent peu commun pour la
composition décorative. Contre les Tourelles et le Théâtre, là où la
statue de Saint-Saëns – Dieppois – assied aujourd’hui son bronze sur un
socle ambitieux, Mélicourt s’était construit une demeure romantique.
Les fenêtres étaient à meneaux ; des mâchicoulis en bois, des créneaux
en stuc, des moulages de bas-reliefs sous un lierre jauni disaient au
passant : « Sonnez à la porte. Ici l’on peint le portrait et le genre.
» Et si vous pénétriez dans le « studio », un crâne humain, une
chouette empaillée, un sablier et autres accessoires d’alchimiste vous
disposaient à voir sans saisissement le maître de céans : un Bonhomme
Noël en rhingrave rouge à brandebourgs, lisant des textes à la loupe
sur le vélin d’immenses livres gothiques.
Mon maître était le créateur et le président d’une société des
Amis
des Arts, au Salon de laquelle je fis, à quinze ans, mes débuts
d’exposant. Il se tenait à l’Hôtel de Ville, ce Salon annuel qui fut,
je crois, l’origine du Musée. Ce musée, dépendance, d’abord, des Bains
chauds, fut longtemps le réceptacle de l’étonnante collection
Saint-Saëns. Une des plus singulières attractions dieppoises, encore,
est cet amas saugrenu de couronnes de laurier, lyres en papier d’or,
médailles de concours, diplômes, photographies d’ancêtres du virtuose,
instruments de musique, pendules, écritoires, manuscrits, lettres de
félicitations, tapis, table de nuit. Tout ce que l’ex-enfant prodige,
dans son innocence, avait pu croire « historique », il le réunit dans
une salle. Le glorieux Camille (qui connaissait la maison de Gœthe, à
Weimar), sans doute se tenait-il pour l’égal d’un Beethoven ou d’un
Mozart. Le
Samson et Dalila avait été représenté en Allemagne, peu
après la guerre. Saint-Saëns, à son retour, fut sifflé quand, chez
Pasdeloup, il monta sur l’estrade pour exécuter un de ses concertos.
Dieppe lui devait une revanche. Il vint s’y produire avec moins de
risque, dans une « ambiance familiale ». Il devenait la grande
illustration locale, chacun l’appelait par son petit nom ; ses
concitoyens citaient ses mots gentils, ses farces désopilantes. Mais
n’eus-je pas l’audace de suggérer qu’on devrait ajouter, dans la salle
Saint-Saëns, le piano aux cordes rompues sur lequel j’avais vu Franz
Liszt se livrer à un extravagant pugilat ? Ineffaçable image ! On me
l’a dit depuis, c’était une de ses rapsodies hongroises, que Liszt,
après un repas, s’était plu à exécuter sur le chaudron des Bains
chauds. Le directeur du Casino, Darche, grand-père de camarades à moi,
logeant l’illustre maëstro, j’avais, par hasard, assisté à cette
mémorable séance. Mais ce fut beaucoup plus tard que j’en sentis tout
le prix. Franchement, les longs cheveux blancs, la haute taille,
l’apparence hoffmannesque de ce briseur de claviers, je les confondis
un peu avec la figure du « Lucifer » auquel M. Darche, au cours de tant
de fêtes dont il nous régalait, faisait traverser les flammes sur les
gazons du Casino. Un diable ignifugé, mais d’une contestable
incombustibilité, dansait, gambadait sous les arceaux d’une pergola
enduite de pétrole, tandis que Ruggieri tirait un de ses ravissants
feux d’artifice, et que le Château s’embrasait ; des cascades
pyrotechniques coulaient des remparts de la citadelle, sur la plage ;
et de montgolfières lumineuses partaient des fusées dont nous
recueillions les baguettes jusque dans la cour de la maison Briffard.
Prudemment, on y retenait les enfants, sur l’assurance qu’ils y étaient
aux premières loges.
Il fallut renoncer, un jour, à l’administration tutélaire, mais peu
rémunératrice, du papa Darche ; à sa vieille maison des Bains chauds ;
aux douches d’eau salée giclant sur le carrelage d’immondes cabinets
noirs ; enfin, dire adieu à ce coin qui rappelait Louis-Philippe, la
duchesse de Berri. Un été, environ 1879, nous trouvâmes un
Palace
Regina au lieu de l’immeuble Briffard, une mosquée en guise de casino
: des minarets massifs, des horreurs grandioses et pesantes, qui ne
tardèrent pas à m’être tout aussi chères que les fragiles décors,
témoins de mes ébats juvéniles. J’avais déjà le goût de la nouveauté !
Aujourd’hui, un casino modern-style va changer, une fois de plus,
l’aspect du Dieppe balnéaire…
II
LE BAS-FORT BLANC
M
ÉLICOURT, quoique octogénaire, songeait à transporter ses pénates
ailleurs, puisque les embellissements du quartier l’allaient chasser
hors de son antre romantique. Il méditait un plan de vie où l’artiste
et le patriarche auraient chacun sa part. L’artiste, qui souhaitait un
atelier clair, silencieux, loin de la foule, loin des piaillements et
des pleurs du ménage, s’était ouvert à moi d’un projet de pavillon en
planches que, pour quelques milliers de francs, un charpentier
assemblerait. Un lieu tout indiqué, c’était le Bas-Fort Blanc, bastion
désaffecté de la citadelle. Au pied de la falaise, il s’avançait en
proue sur la grève, à l’endroit où un chemin, frayé par les chariots de
sable et de galets, descend jusqu’aux flots. A marée haute, les vagues
battaient le mur qui portait jadis des canons. Hélas ! ces terrains
vagues, classés dans la zone militaire, dépendaient du génie. Ce fut le
général Séré de Rivières qui, pour complaire à mes parents, fit mettre
en vente ces deux hectares d’éboulis, d’herbes et de chardons bleus. La
bicoque en planches dont rêvait Mélicourt, ma mère la réalisa ; d’abord
sous la forme d’un atelier pour moi, bientôt entouré de chambres pour
nous loger tous. Mélicourt, qui déplorait de n’avoir pu exercer plus
souvent ses talents d’architecte, fit un « manoir normand ». S’aller
faire bâtir une demeure en matériaux « sérieux » dans un coupe-gorge,
sans voies d’accès, sans becs de gaz ! Une telle folie devint la fable
de la ville. Ce furent des gorges chaudes, puis des menaces, quand les
maçons, suspendus par des cordes à je ne sais quels échafaudages, se
mirent à tailler, à consolider la crête de la falaise homicide.
Derrière le Bas-Fort Blanc, elle était si haute, que les désespérés –
filles-mères ou décavés du baccara – la jugeaient propice à leurs
funestes desseins. Jusqu’au jour où, par crainte sans doute d’être
surpris d’en bas, ou bien de rouler mollement jusqu’aux tapis de fleurs
et de mousses tissés par notre jardinier, ceux-là qui voulaient mourir
à la face du firmament cherchèrent de plus lointains promontoires,
s’allèrent noyer dans le bassin Bérigny.
Peu à peu, le Bas-Fort Blanc se peupla de chalets, devint une annexe de
la plage. On pouvait s’y croire hors de la ville, autant dire en pleine
mer. On s’y endormait comme dans une cabine de yacht. Les sirènes, les
cloches des navires nous réveillaient ; les lames d’équinoxe semblaient
rouler des cailloux jusqu’à nos pantoufles. Les soirs de juin, quand la
mer sans rides est comme une plaque de cristal, nous entendions la
rythmique plongée des rames, les voix distinctes des Polletais dans
leurs canots, et la triste mélopée des terre-neuviens allant vers les
eaux du cap d’Ailly, où la sole ne sent pas la vase. De chez nous, la
ville m’apparut sous des aspects nouveaux ;
Si j’ai renoncé à les rendre, c’est que Walter Sickert, quand nous nous
rencontrâmes, se les appropriait. Le Dieppe pictural s’incarnait pour
nous en Walter Sickert. Son esprit redoutable, la séduction de sa
personne nous avaient tous magnétisés, ma mère et notre entourage.
Pendant trente ans, nous serait une énigme sa fascinante et fugace
individualité aux imprévisibles travestissements. Bien qu’il ait
surtout vécu en France, son œuvre y est peu connue. Pourtant,
aujourd’hui, les jeunesses artistes « avancées » d’Angleterre le
tiennent pour un initiateur ; la
Royal Academy, par les honneurs
qu’elle lui confère, le venge des périodes d’invraisemblables
vicissitudes où s’était égratigné son orgueil. Plus tard, quelque
Anglais écrira une biographie de Sickert, comme l’on écrit les vies de
ces êtres d’exception, voués par le génie aux étranges aventures.
Dieppe y remplira des chapitres. Quel que soit le jugement de la
postérité sur le peintre, la figure de notre ami stimulera le lecteur
épris de romanesque.
Fils d’un danois du Schleswig-Holstein et d’une Anglaise, Walter, en
partie élevé à Dieppe, épousait à vingt ans une fille de Richard
Cobden, l’économiste. Bientôt divorcé, il passa soudain d’une enviable
position sociale à la plus précaire, avec un dandysme byronien, et la
souplesse du comédien qu’il avait été quelque temps, dans les tournées
shakespeariennes d’Henry Irving. Mais laissons cela. Un 14 juillet, sur
les pelouses pavoisées pour la Fête Nationale, j’écartai de lui des
voyous qui se moquaient de sa peinture. Après une journée torride, il
s’attardait devant l’hôtel Royal d’antan, d’un gris verdâtre sous le
ciel où la lune s’indiquait par un anneau rose dans la brume violette…
Des tourlourous en pantalon rouge et guêtres blanches se baladaient,
avec des filles en jupes claires. Sickert notait les valeurs sur un
carnet, le crépuscule ne lui permettant plus de les rendre sur la
toile. Je le savais un des disciples favoris de Whistler. J’apprenais
mon métier dans des académies parisiennes. Acharné dans mon labeur, je
doutais des recettes que me recommandaient mes « patrons »
̶ appellation singulièrement impropre, pensais-je. Walter Sickert
m’apporta les méthodes de son maître, quelques règles très nettes.
Mais la présence à Dieppe de Renoir et de Claude Monet augmentait ma
démoralisation, par l’inquiétude où me mettaient leurs méthodes
empiriques. Renoir était en villégiature au château de Wargemont ;
Monet à Pourville-Varengeville, chez Paul Graff, l’hôtelier d’
A la
renommée des Galettes. Chaussé d’espadrilles, coiffé du panama des
pêcheurs d’Argenteuil, Renoir paraissait à Dieppe le samedi, jour de
marché. Il venait aux provisions dans l’omnibus des Bérard, avec le
cuisinier et le maître d’hôtel d’ancien style, qui le traitaient « en
copain ». Renoir n’était pas fier, on le savait ! « Monsieur Renoir,
vous n’avez pas de caractère ! lui reprocha Degas, à un déjeuner chez
ma mère. Je n’admets pas que l’on fasse de la peinture sur commande.
Vous travaillez pour la finance, quoi ? Vous ferez le tour des châteaux
avec M. Charles Ephrussi, vous exposerez bientôt aux Mirlitons
(
l’Épatant d’alors) comme M. Bouguereau ! » Renoir était passible du
crime le plus noir : l’amitié d’Ephrussi lui valait une clientèle
mondaine, peu convaincue d’ailleurs de son talent, mais à qui l’on
promettait un « bénéfice énorme » sur l’achat des toiles
impressionnistes. Sickert et moi nous sommes demandé, en remuant des
souvenirs dieppois pourquoi Renoir avait moins retenu notre attention
que Degas ou Whistler. Nous reconnaissions, certes, en Renoir, un
maître peintre – mais la fascination d’un artiste sur ses cadets ne
s’analyse pas. Nous en étions aux « gris colorés » de Manet. Whistler
(enregistrons sans expliquer) nous semblait détenir la « grande
tradition ». La polychromie de Renoir, sa forme ronde, amollie par les
reflets, ne répondaient pas plus à nos préoccupations que sa charmante
simplicité, ni que son bon sens d’ouvrier parisien. A Wargemont, je
l’avais regardé peindre les portraits de la famille Paul Bérard, et des
fleurs, des fruits, des paysages, ses « pêcheurs de Berneval » comme en
se jouant. Les enfants Durand-Ruel posaient pour lui dans un jardin de
la côte de Rouen, sous des marronniers aux feuilles mouvantes ; le
soleil tachetait leurs joues de reflets incompatibles avec le beau «
modelé plat » des éclairages d’atelier. Renoir esquissa pour le
Bas-Fort Blanc, comme il eût écrit un autographe sur l’album de ma
mère, des panneaux décoratifs (Tannhaüser et Vénus) dans le genre de
Fragonard voluptueuses nudités, Cupidons roses, que nous
appelions des « fondants de chez Boissier ».
Je m’enfermais chez moi. Des modèles de toutes classes y venaient poser
dans la lumière glacée du Nord et du ciel marin. Souvent, après la
séance, ma mère et moi pleurions devant mon ouvrage détruit, cependant
que l’orchestre du Casino, les cris des baigneurs batifolant dans l’eau
m’appelaient au dehors. Trop de désirs palpitaient dans mon cœur ; si
des adolescents venaient pour m’entraîner, je m’immobilisais, par
discipline, par stupide renoncement aux plaisirs de mon âge. La chère
malade qui, maternellement, peut-être avec trop de sollicitude, me
retenait auprès de son tricot, de son fauteuil Voltaire, et de mes
pinceaux, s’exagérait l’importance d’une étude manquée, l’inconvenance
qu’il y a de gratter le portrait d’une aimable personne que l’on a
retenue des heures chez soi, dérangée « pour rien ». Nous prenions trop
au sérieux mon existence d’artiste, au régime trop sévère, bien que ma
mère l’assaisonnât de son esprit, de son extraordinaire fantaisie…
Notre demeure s’ouvrit de plus en plus à des femmes, à des hommes les
moins faits pour me garder en état d’ingénuité conventuelle. Ary Renan,
Helleu, Gervex, le « beau » Paul Robert, s’ils aimaient bien
l’excellente Mme Blanche et son hospitalité, entendaient avoir toute
licence de rire, d’égayer le salon aux sinistres tapisseries flamandes,
aux fenêtres fermées. La nuit, les verrous n’étaient plus mis sur la
rue de la Grève, les invités avaient chacun sa clef. La bonne dame
savait, dès le lendemain, à quelles folies s’étaient dépensées les «
heures du repos ». Cette camaraderie de jeunes peintres avec leur amie,
très austère mais très souriante et très indulgente, aboutissait à des
relations singulières qu’elle se laissait imposer. Peu de réunions
furent plus cocasses que celle des déjeuners et des dîners du Bas-Fort
Blanc. Infiniment d’esprit s’y sera dépensé, alors que j’étais le plus
angoissé des convives. Je viens de classer des lettres de cette époque,
presque toutes reçues à Dieppe. Elles rafraîchissent ma mémoire,
certes, sans me faire comprendre comment un être jeune a pu travailler,
quand il souffrait de tant de façons. Le dévergondage de ce Bas-Fort
Blanc, devenu quartier habité d’une façon assez spéciale, en notre
Dieppe cosmopolite, fut le contre-pied de ce qu’avait été mon enfance
provinciale. Chalet Olga, chalet des Falaises, demeures voisines de la
nôtre, aux jardins pelés, aux cours contiguës, pour moi vases
communiquant par on ne sait quelle fissure saignante, quelles
expériences sentimentales je préférerais ne point vous devoir ! Marcel
Proust, vos antennes invisibles captaient nos messages aériens ! Vos «
jeunes filles en fleurs », Marcel, leurs sœurs étaient ici, et
l’authentique Charles Swann, l’authentique Charlus, beaucoup de
Guermantes, des Norpois, des Bloch : tous les caractères de votre
A la
recherche du temps perdu. Le Bas-Fort Blanc aurait pu être votre
imaginaire Balbec, autant que Cabourg. Une
Oriane à moi, et une
Odette Swann, succédèrent, dans ma vie dieppoise, à ma Gilberte de la
villa des Terrasses. Nous aurons eu les mêmes modèles. Mais il ne sied
pas de chercher leur état civil ; ces créatures sont de partout, leurs
sentiments sont éternels. De sa chambre noire, le romancier et le poète
les a rêvées par delà ce qui se dénomme réalité.
Dreams…
Un matin, je reçus par la poste deux exemplaires des
Moralités
Légendaires, de mon cher Jules Laforgue, l’un pour moi, l’autre pour
Robert de Montesquiou, qui était à La Case, chez les Greffulhe. Elsa,
Lohengrin, Hamlet ! Justement, je peignais un Hamlet – ce dont le comte
Robert se moquait, car le noble sire qui portait le costume du prince
de Danemark n’était autre qu’un employé des douanes, en proie au délire
des grandeurs et à la mélancolie. Mais il ne tua pas même un rat, ni
personne, hormis sa propre effigie ; je n’eus donc pas à la lacérer
comme tant d’autres. Le châssis fut retendu de toile vierge ; quelque
pensive Ophélia en flanelle à raies, le canotier perpendiculaire au
front et au chignon, a dû s’y dessiner ensuite. Au temps du symbolisme,
tout jeune homme
sensible avait sa crise d’hamlétisme.
Notre esplanade d’Elseneur aura été la rampe accédant au Château de
Dieppe. Les habitants de La Case prenaient ce raccourci s’ils
rentraient à pied. Robert de Montesquiou, discourant à tue-tête,
déclamant pour ses cousines Chimay des pièces encore inédites des
Chauves-Souris et des
Hortensias bleus, dérangeait des couples
élégiaques qui se croyaient seuls, dans les avoines de la falaise.
Cependant, François Flameng, sous les remparts de la poudrière, faisait
un tableautin d’histoire anecdotique (des joueurs de boule Directoire)
; Helleu broyait du blanc d’argent et de la laque de garance, rageait
de ne pouvoir rendre « comme un bibelot de Leuchars », comme « un
service à thé de chez Jones », les gris d’argent, les pierres, les
briques roses, les ardoises de la ville, vue à vol d’oiseau. Helleu,
dont les pastels, les sanguines et les pointes sèches faisaient fureur
; Helleu, que Goncourt et Mirbeau signalaient comme un Watteau du XIXe
siècle, était un paysagiste impressionniste, tout à Claude Monet. Cette
partie de son œuvre, très abondante, il ne l’a jamais exposée. La
collection de paysages, que Proust contemple avant son premier dîner
chez les Guermantes, ces toiles d’Elstir étaient des Helleu, Pissaro,
Renoir, Claude Monet, Thaulow, Gauguin, Boldini, Whistler, Helleu,
Sickert, à peu de distance les uns des autres, pressaient des tubes de
plomb sous le ciel dieppois. Pas un qui ne montât au Château avec sa
boîte à couleurs. En bas, la ville, la plage, la mer, les bassins ;
plus loin, la vallée d’Arques, fonds vaporeux pour une figure de femme
accoudée, un livre à la main.
Dans les hécatombes trop copieuses auxquelles je me suis livré, a
disparu certaine petite étude, que je retrouverais comme une de ces
photographies instantanées où des silhouettes minuscules d’êtres
défunts, saisis en action, nous poignent, quand, soumis à l’influence
magnifiante de la loupe, ils revivent soudain. Sur la falaise, du côté
de La Case, c’était un cercle de dames dessinant d’après Marie Renard,
la rousse des tableaux de Berthe Morisot, qu’Helleu avait installée
chez nous, modèle commun à toute la confrérie ; c’était un cours
d’amateurs, improvisé en plein air pour les cousines de Montesquiou. Le
col entouré d’un foulard citron, Robert, en feutre tyrolien blanc,
gants blancs, profile sa tête de d’Artagnan sur un champ de coquelicots
; Gabriel Fauré, Edmond de Polignac encapuchonné d’un bonnet à la
Dante, regardent.
Il est des concours de circonstances qui nous laissent incrédules :
ainsi, quand, un auteur évoquant les années de jeunesse d’un Franz
Liszt par exemple, nous voyons la rue de Provence, où le virtuose
hongrois avait sa mansarde, être le rendez-vous de tant de génies. Sans
comparer les époques, ni la valeur des hommes de 1848 et 1890,
d’heureuses coïncidences auront fait du Bas-Fort Blanc un observatoire
unique, à cause des amis de mon père, puis, plus tard, des miens : Abel
Hermant mon camarade de collège, George Moore, Hervieu, Porto-Riche,
André Gide, Barrès, Henri de Régnier, Ed. Dujardin, Pierre Louys,
Proust, Debussy, Aubrey Beardsley, Conder, le poète Arthur Simons ;
pour ne mentionner que ceux dont les noms commençaient d’éveiller
l’attention d’un Robert de Montesquiou. Aux talents qu’il admirait,
avec trop d’éclectisme et de partialité à la fois, il dédiait des
autels dans un Panthéon dont il se faisait le cicerone enthousiaste, le
gardien jaloux. Mais il y voulait avoir sa statue – de même que Barrès
cherchait autour de lui l’équivalent d’un salon Récamier, dont il eût
été le Chateaubriand. Montesquiou, le ci-devant des Esseintes,
soi-disant reclus pour qui le mystère avait été un moyen d’attraction,
se tenait aux aguets, rendait, à La Case, les derniers échos de la
plage et de la ville. Whistler venait-il d’arriver chez Mme Sickert ?
Il s’avisait que de se faire portraicturer par Whistler serait
peut-être opportun. Degas, dans mon atelier, m’avait emprunté des
pastels ; en un groupe qu’il esquissa, je figurais avec Sickert, nos
voisins Ludovic Halévy et Gervex. Montesquiou boudait, Degas ne l’ayant
point prié. Le prince de Galles, incognito, était à la villa Olga. Que
se tramait-il en ce cottage anglais de la rue de la Grève, toute
l’année ouvert à quelques élus ? « Monsieur Boldini doit y peindre la
duchesse C… Je me ferai portraicturer par Boldini ! », songeait le
comte Robert, selon qui réclame, notoriété de petite chapelle,
scandales chuchotés seraient les fondements de sa gloire littéraire.
S’il se dérobait à la tapageuse publicité que Gabriel Yturri lui
manigança ensuite, il cheminait en quête de sources plus précieuses ;
sa canne à bec de jade était sa baguette de coudrier. Commérages,
potins, il les engrangeait en feignant un détachement aristocratique ;
se faisait implorer, quand il grillait d’être invité, comme M. de
Charlus chez quelque Verdurin. Cet Olga Cottage échauffait son
imagination comme si c’eût été le gîte de la Castiglione, fantôme du
faubourg de la Barre.
La duchesse C… tira plus impénétrablement les rideaux bleus de ses
bow-windows sur le secret de son commerce avec diplomates, financiers,
journalistes, princes et futurs monarques. Le général Boulanger,
certain soir, à la brune, y vint en landau. Je retrouve ce billet, dont
le vélin moucheté d’or enveloppe des instantanés pris à Dieppe par le
comte Robert. Les dévots d’
A la Recherche du Temps Perdu
reconnaîtront le « tempo » de Palamède de Charlus, l’impertinence, les
cajoleries, la menace :
« ….. Mes faiblesses à l’égard du Pur Oint (1), et ma magie, ont tendu
entre le Bas-Fort Blanc (ce nom à la Paul de Kock apprêterait à rire)
et La Case, trois fois princière case puisque j’y dors, un fil
d’Ariane. Je puis, d’un mot, couper le courant du fluide qui relie les
pieds à la crête de la falaise ; je l’arrêterai dès que comble sera la
mesure. L’ « Impératrice des Éventails de plumes », la Déesse
pastellisée par notre Helleu daigne convier à sa table M. Whistler, M.
Sickert, M. Boldini et le Pur Oint ; mais la réponse est : « Nous
dînons à la villa Olga, avec Porto-Riche et Arthur Meyer. » Pourquoi
pas avec le général
Boulangerie ? Sur la falaise, sachez, jeune
étourdi, que Gabriel Fauré, qui est
moins, mais qui sera
plus,
peut-être que Frédéric Chopin, nous donna la primeur de son quatuor ;
joua de ses barcarolles de rêve, et de sublimes compositions du prince
Edmond de Polignac, l’hôte génial de ma divine cousine. Ceci ne vous
fait-il pas mourir de regrets, de honte et de repentir ? Mais ne
rompons pas encore le filigrane magnétique. Voici nos commandements de
ce jour : Au plus vite, pour samedi, ou pour lundi, car La Case est
sans l’
Indésirable jusqu’à mardi, que M. Sickert organise « quelque
chose » (comme dit ma cousine) « la Sauvage », après dix heures, dans
ce claquedent de la Titine Lefèvre, où vos artistes sablent le
champagne avec les Nibelungen de l’Olga Cottage. Je descendrais
seul
d’abord ; d’amener mes Dames serait un peu
gros ; nous les
rejoindrions ensemble au Casino, dans la salle des petits chevaux. Un
hasard rapprocherait les sièges de ma compagnie et de la vôtre, assez
pour que l’on se voie de plus près que sur l’estacade, sans risquer,
pourtant, d’incongrues présentations féminines – par la faute d’un de
vos amis, par la balourdise d’une politesse bourgeoise de ce petit
Marcel Proust, laquelle politesse roturière est de l’incivilité. Nous,
par éducation, employons le conditionnel au lieu de l’impératif ; mais
ne manquez pas d’être notre truchement auprès de
qui de droit.
Comprenez que si l’Art, le Génie, la Beauté sont (pour moi) des titres
égaux à ceux du sang, les hôtes de La Case, comblés par Dieu des unes
et des autres de ces richesses, si condescendants qu’ils soient,
entendent rester libres de regarder, d’écouter, libres d’être regardés,
d’être écoutés par des personnes naturellement désireuses de jouir d’un
privilège sans second, en cette mi-carême des bains de mer. A l’Opéra,
il est des loges à grillage, les nuits de bal masqué. Votre Dieppe est
un carnaval, nous voulons nous y mêler sous le domino. Les longs voiles
de gaze qu’arborent mes cousines quand elles descendent en ville – et
dont, ridiculement, pare son anonyme minois le fretin des jeunes
filles, en imitation de nos grandes dames – ces voiles ravissants ne se
relèvent qu’avec
ma permission. Je ne sais si vous et vos amis
appréciez à sa valeur le magnifique cadeau que nous vous accordons
quand, le soir, par ma volonté, vous entrez dans ce salon de La Case,
et que, tous voiles du matin chus, ma cousine, comme un cygne, n’a que
ses plumes – éventail, boa, cils – et l’aile de ses bras mythologiques
pour se défendre contre d’indiscrets examens.
« Enfin, enfin ! Terminons cette mercuriale de votre grand aîné (point
assez respecté) sur des propos culinaires. Un groom ira prendre au
Bas-Fort Blanc les pets-de-nonne que la merveilleuse Génevoise de
madame votre mère doit envoyer à notre chef ; ajoutez-y de ces pommes
de terre formées en baril dont raffole Edmond de Polignac ; il dit n’en
avoir mangé de telles que chez les Gounod, chez vous et chez mes
cousins Broglie, gens fort ladres et ennuyeux que nous fuyons comme la
peste, ici, nous félicitant de ce que nos parents, du gratin embéguiné,
qui occupent de nouveau les affreuses villas de la rue Aguado par
économie, s’empiffrent aux heures où nous risquerions de les rencontrer
sur les planches. Et des deuils, cette année, nous évitent qu’ils
n’acceptent les invitations.
« A quand le pèlerinage à la maison du faubourg de la Barre, où la
Castiglione habitait ? J’envie, vous le savez, l’épingle qu’elle vous
donna quand vous étiez enfant ; je serais même capable d’échanger
contre ce bijou
historique cette rose en ivoire que je pique dans ma
cravate. Mais je nourris encore un grief : que me dissimulez-vous la
correspondance de la comtesse de Castiglione avec votre honorable père,
M. le docteur Blanche ?
« Expectativement à vous.
« Robertus E M
ONTESQUIVO F
EZENSIACO.
« P.-S. – Dimanche,
weather permitting, à minuit, dans les bois de
pins de Varengeville, les chœurs et le corps de ballet de l’Opéra sont
mandés par Sagan. Edmond de Polignac dirigera l’orchestre du Casino :
le tableau des
Ames heureuses, d’
Orphée. Chut ! Chut ! Chut !
J’éprouve votre discrétion. Nous attendons M. Puvis de Chavannes avec
M. Ephrussi, son
manager. »
Je cite cette lettre de 1888 dans un double dessein : elle appartient
aux archives de Dieppe, auxquelles je la remets – et elle est typique
du
Chef des Odeurs Suaves. Si étrange que cela paraisse à quiconque
ne connaît Montesquiou que par ses livres, Barrès, Proust et bien
d’autres « grands » ont subi sa domination. Sans son aide,
quelques-unes des fiches manqueraient, qui remplissaient la mémoire de
Proust, et lui servirent pour la synthèse de la société de son temps
(2).
La culture, l’esprit de notre des Esseintes étaient fort au-dessus de
son talent. Méchant, futile, par ailleurs Robert grandissait les gens
et leurs ouvrages, trouvait, en poète, des analogies si inattendues
entre les hommes et les faits du jour les plus humbles, ou les plus
éclatants, qu’avec lui, tant qu’il vous comblait de ses attentions,
vous vous sentiez vivre plus noblement. S’il absorbait de votre
substance, vous croyiez qu’il vous en rendait le double. C’était un «
animateur », pourvu qu’on ne se laissât pas presser par lui comme une
orange, puis rejeter soudain. J’ai su, plus tôt que d’autres immolés,
rompre le « fil d’Ariane » qu’il menaçait de couper.
Mes activités dieppoises se compliquaient trop de n’être plus encloses
dans des compartiments étanches. Notre maison, l’atelier du Bas-Fort
Blanc devenaient intenables, des bouteilles à mouches. J’enviais
Sickert, qui louait cinq ou six chambres dont il celait les adresses,
des hangars où se cachaient ses maîtresses et ses peintures. Pourtant,
un journal de Londres lui commandant une série de portraits en blanc et
noir de figures notables, il endossait son complet-jaquette à gros
carreaux écossais de chanteur de music-hall, ou l’habit, le soir – et,
avec ses manières exquises, conquérait les « célébrités parisiennes »
de la villa La Case, gardant son quant-à-soi comique et altier, qui
démontait Montesquiou lui-même.
Un autre de mes amis, Édouard Dujardin, me suppliait d’intercéder
auprès de Montesquiou et des « notables » ; abonnés possibles à
l’édition de luxe de sa
Revue Indépendante, à la
Revue Wagnérienne
et aux représentations de sa trilogie d’
Antonia. Il se plaignait,
pour ses revues et ses festivals d’avant-garde, de n’avoir que des
abonnés de la finance. « Il me faudrait, sur mes listes de patrons, ces
beaux noms de Greffulhe, de Caraman-Chimay, de Borghèse, de Sagan, de
La Rochefoucauld, de Broglie, de Polowtsoff. Ciel ! ne vous brouillez
pas encore avec leur cousin Montesquiou ! Qu’il me donne des vers, je
les publierai. » Montesquiou ne publiait pas, accablait de ses brocards
le bureau de rédaction de la
Revue Indépendante, qui était au
Bas-Fort Blanc pendant la saison, quand la librairie du Symbolisme,
Chaussée d’Antin, devenait trop peu achalandée. Ce périodique de
Dujardin, le plus riche en textes, le plus pauvre comme ressources
pécuniaires, fut la première des petites revues d’avant-garde, avec sa
filleule la
Revue Wagnérienne de Teodor de Wyzewa. Sur une table de
bambou, dans le kiosque de notre jardin, nous épluchions des épreuves
d’après les manuscrits de Huysmans, de Mallarmé, de Villiers de
l’Isle-Adam. Les auteurs – non payés – de notre magazine n’étaient rien
de moins que Heredia, Goncourt, Paul Adam, George Moore, Gustave
Geffroy, Laforgue, Viélé-Griffin, Régnier, etc… tous les poètes de ce
renouveau révolutionnaire qu’était le symbolisme – et les prosateurs du
naturalisme. Renoir, Whistler, Seurat, entre autres, contribuaient par
des dessins à l’éclat de ces fascicules aujourd’hui si rares. La
librairie de Dujardin inaugura la mode des petites expositions, en
présentant quelques toiles des
pointillistes et de Van Gogh. Très
Jeune France, d’un romantisme à la Théophile Gautier, Édouard
Dujardin, cuirassé d’un gilet de velours à boutons d’or, en pantalon
collant, enfonçait son monocle, poitrinait, à l’heure du bain.
Inlassable à la besogne, éditeur et auteur, il écrivait sans répit,
même au restaurant, au Casino : des articles sur
Parsifal que
j’illustrai de lithographies, les monologues intérieurs de
Les
Lauriers sont coupés, et ses hymnes à la
Vierge du Roc-Ardent, la
maîtresse de ses pensées ̶
id est, Mlle de X…, une de ces
danseuses qu’il pressait, le soir, contre son plastron blanc tuyauté.
Notre ami girait avec un sourire confit, une rigidité d’apprenti
valseur ; et
Les Bacchantes, valse de Corbin, mettait le comble à son
lyrisme. C’était une mélodie sensuelle et triste qui exprimait, selon
la symbolique d’Édouard, l’espérance, se gonflait jusqu’au fortissimo
des cuivres, s’éteignait, se ranimait, s’achevait en un adieu languide
à des embrassements supra-célestes. La
Vierge du Roc-Ardent (ou l’une
de ses sœurs, car Mlles de X. étaient trois à marier), suantes,
haletantes, réclamaient des sandwichs, des cocktails, spécialité du bar
de
Pépette, la protégée du Jockey-Club, une mère pour les pochards
chics.
Mais le cornet à piston appelle les danseurs. Les petits chevaux
s’arrêtent, le baccara est tout aux pontes sérieux. Entre la triple
rangée des tentes de bain, des parents ont reconnu une fugitive à une
couleur d’écharpe. Ils la hèlent. M. l’inspecteur va lancer ses limiers
sur ses pas. Minuit ! On rentre. La faucille de la lune fauche les
poivrières de la citadelle. Les corbeilles de pétunias et d’héliotropes
sucrent le vent salin, les bouffées huileuses du port. Minuit quarante
: la sirène du paquebot pour Newhaven. Les tavernes de matelots
s’emplissent, Sickert taille ses crayons.
Claude Debussy guette les fenêtres d’une Dame aux yeux verts, sa
Demoiselle Elue, dont le mari m’a commandé le portrait. Qui est ce
Debussy, prix de Rome, encore sans éclat, que Fauré dit bien doué ?
Nous le saurions bientôt.
Demain matin, les Trois Vierges du Roc-Ardent prendront le chocolat et
les « roulettes » avec leur maman, au café des Tribunaux. Pendant que
Mme de X., veuve d’un préfet de l’Empire, marchandera la volaille au
marché, ses demoiselles plongeront des têtes coiffées à la grecque dans
l’eau glauque fleurie d’algues brunes, et la journée recommencera, «
quotidienne », chante Laforgue, balnéaire, mais symbolique comme ces
proses de Dujardin, qui anticipaient sur le surréalisme.
Petit garçon, reconduisant ma Gilberte à la villa des Terrasses,
étais-je plus candide que ces hommes faits qui stationnaient à la
grille du Casino, près des breaks de la villa La Case, vingt ans plus
tard, à midi ? L’heure du déjeuner ! Confusion de classes, saluts,
sourires, détente sous le signe de la faim. Les cloches de Saint-Remy
sonnent l’angélus.
« Plus ça recommence, plus c’est la même chose. Sont-ils bêtes ! »
déclarait ma nourrice bourguignonne, quand, garde-malade de ma mère, et
fort vieille, elle devait attendre le retour des mauvais garçons pour
faire battre l’omelette aux moules.
°
° °
Non, ce ne serait pas toujours la même chose ! Les pères, les mères
meurent, les maisons changent d’habitants. Un fils se marie, une femme
l’emmène ailleurs. Le Bas-Fort Blanc ne me réservait plus que des
émotions violentes. Deux deuils cruels, coup sur coup, m’allaient
rendre trop pénible le séjour entre la falaise et la grève, témoins de
tant d’agitations et de folies. Une fois à Offranville, j’eus de la
peine à croire que dans cette plaine de Caux, au retour de chevauchées
insensées, j’étais passé si près d’un manoir délabré du XVIIe siècle,
où je devais transporter mes dieux lares. Dans
Aymeris, les dernières
promenades en voiture de Georges et de sa mère, que j’ai situées
ailleurs, se firent, de Dieppe, souvent autour de l’église
d’Offranville. Nous y entrions avec ma chère malade ; elle trempait sa
main dans le bénitier, devant la muraille que son fils décorerait d’un
monument aux morts, après une autre guerre qu’elle annonçait depuis
1871. Alors, le chalet du Bas-Fort Blanc, vendu avec ses meubles,
divisé en étages, serait un caravansérail ; le commissaire de police de
la ville occuperait la chambre d’où elle était partie, par une journée
ensoleillée d’octobre, pour aller dormir au cimetière, suivie de la
Bourguignonne qui m’avait porté dans ses bras, de Paris à Dieppe, et
qui lui ferma les paupières.
III
LES ÉPAVES
L
ES Dieppois, s’ils n’avaient pas vu descendre d’une roulotte la tribu
slavo-norvégienne des Thaulow, auraient juré que ces nouveaux «
locataires à l’année » de l’épicier Delamare étaient venus avec les
forains du 15 août. Le talent de Thaulow était pourtant déjà consacré.
Le brave homme, en un tournemain, devint plus populaire que le consul
d’Angleterre, Mr Lee Jortin. Le mirage de la fortune crée vite des
légendes dans une sous-préfecture, édulcore les ressentiments à
l’endroit des nouveaux venus, d’abord suspects, pardonnés s’ils ont de
l’argent en banque… et le dépensent. Des faits précis se répandaient
qui, partout, frappent les simples de respect : des caisses pleines de
tableaux, cachetées, assurées, recommandées aux agents partaient chaque
semaine de la gare maritime pour l’Amérique ; de l’autre gare pour
Paris, Berlin, Moscou. Dans la campagne des citadins pêcheurs à la
ligne apercevaient un géant blond et rose, en vareuse bleu de roi,
photographiant, pour les rendre en trompe-l’œil, les arabesques
ocellées, les transparences mousseuses de la Béthune. L’hiver, sous la
neige, le paysagiste ne dételait pas ; sa femme, ses filles, vêtues de
peaux comme les Lapons, portaient les ustensiles du peintre. Curieux de
ces « phénomènes », on s’interrogeait : « Peut-on les recevoir ?
Sont-ils mariés ? Nous nous sommes trop trompés sur le compte de ces
étrangers qui s’implantent chez nous… » Les dîners au champagne de la
maison Delamare surchauffée, plaisaient aux notaires, conseillers
municipaux, médecins, traités avec autant de faveur qu’un directeur de
musée allemand, qu’un Américain de marque ou que le critique du
Figaro. Serge de Diaghilew venait de Pétersbourg consulter Thaulow
pour des expositions ; les revues chargeaient des rédacteurs de lui
prendre des interviews sur la philosophie de l’art. Strindberg, Grieg,
le violoniste Joachim, Coquelin, Sarah Bernhardt montaient le chemin
abrupt du Prêche, pour embrasser le bon Thaulow, sa femme, ses enfants,
reluisants comme des pommes d’api, débordants de joie, d’amour et
d’humanitarisme ; des porte-bonheur en chair et en os, des médailles de
Saint Christophe, bonnes à toucher avant d’entreprendre voyage au loin.
La colline sud du faubourg de la Barre était un petit Bayreuth, la
maison Delamare la Wahnfried de la peinture, de la décoration, de l’
« Art Nouveau ».
Une visite de Fritz à ma mère, si rebelle aux drogues, et la
malade essayait un régime ! La foi dans le succès, l’optimisme de
Thaulow aplanissaient des montagnes. Il m’affilia à des Sécessions
d’Allemagne, me harcelant pour que j’exposasse partout, à son instar.
Avec Bing, il fondait la « Maison de l’Art Nouveau », et, avec Gabriel
Mourey, la « Société Nouvelle » des Galeries Georges Petit. Notre
sergent recruteur vantait la prééminence de son régiment, qui était
l’élite ̶
a priori ̶ des écoles en formation et de
celles déjà formées ; une macédoine de « chénies ». Éclectique, il
chargeait ses listes d’hybrides candidats, comme ces salades de fruits,
de légumes et de crustacés, qu’il touillait sur des nappes norvégiennes
chargées de liqueurs exotiques, de zakouskis, de conserves d’Australie,
autour des jambons d’York, de monumentales côtes de bœuf coupées exprès
par le boucher pour la maison Delamare. Comme écot, Fritz ne demandait,
après ces splendides ripailles, qu’un bout de peinture, un autographe,
un livre. Conder décorait sa villa. Les murs, tendus d’un papier de
garni, se couvrirent, comme d’autant de miroirs, de portraits de la
famille Thaulow, signés Roll, Carolus-Duran. Il y avait, en vrac, des
marbres de Rodin, des grisailles de Carrière, des affiches de Chéret,
des cahiers de musique, un violon de Stradivarius, un violoncelle, des
peluches, des soies Liberty. Fritz admirait tout, sauf les Sickert :
ils manquaient de « colorisse », sa peinture était « ennuyeuse ». Entre
deux morceaux d’un quatuor (Fritz raclait sa partie d’alto), il courait
à son chevalet piquer une étoile, changer de place la lune dans un
ciel, puis se réinstallait au pupitre. Inspiration ! « Désordre et
Chénie », faisait-il avec ironie et finesse. Les marchands
télégraphiaient ; sa production intensive, retenue d’avance, étant
enlevée la couleur encore fraîche, il employa le cyntonos, détrempe
incorruptible, par crainte des accidents d’emballage. Le ménage, accru
d’un enfant à chaque étape de la caravane, malgré ses charges
écrasantes prêtait, donnait, faisait un bel emploi de l’argent si
facilement gagné, réduisait les xénophobes dieppois au silence. Fritz
enfouissait des fonds dans de chimériques affaires : un projet
d’éclairage du tunnel des Batignolles par des réclames ; un
Metropolitan Railway, à Hambourg ; un tramway électrique de Boulogne au
Havre, financé par Berlin ; des fabriques de cycles, de voitures à
traction mécanique qui épargneraient « ces pauvres chevaux » ! Hygiène,
alimentation, toutes les œuvres sociales transportaient les Thaulow,
pourvu que les « nonnes », les prêtres et les militaires n’y
participassent pas. Ces pacifistes d’instinct, prêchaient l’union
libre, excusaient les mœurs châtiées par « les juges hypocrites d’Oscar
Wilde. » Quand le grand homme sortirait de prison, on lui ferait
enseigner l’anglais au petit Harald. Le sœurs de Mme Alexandra Thaulow,
russe et noble d’origine, servaient en Amérique, où les Norvégiennes
bien éduquées s’engagent comme bonnes ; une autre, qui avait été
sage-femme en Chine, proposait aux accoucheurs dieppois
l’obstétrique allemande. Mme Thaulow, dénonciatrice de notre « fausse
culture », dépassant parfois les frontières de l’intimité par son
éloquence de congressiste auprès des « pourcheoises catholiques », ces
dames pensaient : « Qu’elle aille en Allemagne, avec ses enfants ! »
Néanmoins s’affermissait dans la région la popularité de l’artiste, et
du charitable cycliste, qui adressait des saluts fraternels au moindre
boutiquier, serrait la main des ouvriers du port, distribuait des
cigares, connaissait son Dieppe mieux que M. le maire.
Ces jeunes chiens aux bons yeux tendres, lâchés parmi nous, iraient
ailleurs ; la roulotte se remettrait en route.
Mes essais sur Aubrey Beardsley, sur Charles Conder et la vente Rouart,
souvenirs du Dieppe balzacien des artistes anglais, se placeraient ici,
dans ce livre. Ma toile du Luxembourg représente Thaulow, en manches de
chemise, dans son jardinet, d’où l’on découvre la ville ancienne, le
port, les usines, entre des arbres et les constructions
disproportionnées et bien extraordinaires d’une générale de l’Empire
qui eut le délire de la persécution, l’amour de la truelle et des
belvédères. Certains murs qu’elle édifia sont de hauts écrans,
construits à seule fin de vexer les voisins. Ce quartier en
amphithéâtre, aux maisons anciennes enclavées dans de plus récentes,
s’étend jusqu’à Janval et rejoint presque Pourville par le plateau et
les vallonnements du Golf-club. Le Pré Saint-Nicolas, aujourd’hui vaste
manor-house sur le terrain même du golf, continué par le domaine de
La Case, est une partie du vaste plan d’un rêveur, M. de Saint-Maurice.
Il voulait faire de Caude-côte un royaume des sports, pareil aux
country-clubs de l’autre rive de la Manche. On croirait y être. La
rampe des Fontaines, jadis, conduisait aux
links, aux
courts de
tennis recherchés par la colonie anglaise du faubourg de la Barre, «
épaves » sociales dont nous parlons plus loin. Ce faubourg plaît aussi
aux négociants enrichis, aux maîtresses de pension. Tout y est tassé,
coincé ; des chalets modestes, couverts de vigne vierge, s’insèrent
entre d’anciens hôtels, d’ex-couvents à terrasses, tilleuls en
quinconces, charmilles. Je me rappelle Beardsley et Conder explorant
des sentes, des passages interdits, certaine venelle le long de la
maison de la Castiglione. Une dame y demeurait avec une amie ; c’était
la « Fille aux yeux d’or ». Ils supposaient, et faisaient croire, en
toute gratuité, aux Thaulow, que, par les souterrains de la citadelle,
des caves étaient reliées les unes aux autres ; ces créations de leur
fantaisie étaient parfois au-dessous de la réalité.
Charles Conder lisait la
Comédie Humaine, qu’il désirait illustrer de
lithographies romantiques. Beardsley, tout aux Alexandre Dumas père et
fils, à Théophile Gautier, dessinait sa Mademoiselle de Maupin et des
Dames aux camélias, confondant les époques dont Dieppe était pour lui
un résumé, le XVIIe et XIXe siècle. Mais qu’était donc le
caractère
balzacien, selon ces jeunes cockneys qui apprenaient, au
plus près de chez eux, notre langue ? Le touriste français, depuis que
l’automobilisme lui fait connaître son pays, peut se figurer sans peine
ce qu’est l’existence locale d’une petite ville de province. Fins de
journée en avril, arbres fruitiers, églantiers vert tendre de la
semaine de Pâques ; soleil couchant dans une brume tiède. Le paysan sur
le pas de sa porte, l’homme de la ville sur un banc du mail reçoivent,
tranquilles, les promesses du ciel et de la terre. Ils savent ce qu’ils
attendent du renouveau, ce qu’un début de saison leur promet ; ils
n’espèrent que le déjà connu. Bonsoir ! ils se mettront au lit un peu
plus tard qu’en hiver, se relèveront pour s’acquitter de la même
besogne que la veille. Mais à Dieppe,
les épaves, ceux qui ont tué le
temps, le reste de l’année, à attendre quelque chose, n’importe quoi,
la délivrance miraculeuse ; qui vont, à midi, chercher le journal place
du Puits-Salé, à trois heures au bout de la jetée au-devant du paquebot
; courent à la station maritime regarder les heureux qui partent ;
ceux-là, les empêtrés, les enchaînés, volontés ankylosées, oisifs par
vice ou nécessité, attendent
tout.
Ils attendront toujours la délivrance, quelque succédané de la fuite,
un tout petit accident, une catastrophe au besoin. C’est l’hiver passé
sans lectures, sans réceptions, sans autre « thé » que le « five
o’clock » du pâtissier ou chez la femme du
Parson – toujours
les mêmes figures, les mêmes conversations. C’est la Grand’Rue arpentée
en tous sens, matin, après-midi, par la pluie et le beau temps ; et, le
soir, la marine-parade sans becs de gaz. Pour l’achat du poisson, on
descend en ville ; on remonte, on redescend pour l’achat du journal,
des aiguilles, pour voir si les biscuits d’Angleterre sont enfin
arrivés chez l’épicier. Après le morne hiver, c’est le faux printemps
normand, l’œuf à surprise de la confiserie, l’espoir en sucre candi, en
chocolat, que l’on regarde mais n’achète pas. Ce sont les promenades à
pied sous les pommiers tardifs, le pèlerinage à la chapelle des Vertus,
la campagne, la foire d’Offranville. Chars-à-bancs… « Mais non, nous
n’en sommes pas ; nous sommes
les étrangers. Non, non, fini l’hiver à
Dieppe ! Mary, l’hiver prochain nous serons ailleurs ; à Malaga, au
Caire, à Liverpool. » Hélas ! à la Toussaint, le porte-monnaie vidé par
les petits chevaux, on diffère un départ qui ne se fera peut-être
jamais… Huit jours
at home, à Christmas. Huit jours d’oubli, d’où
l’on rapportera plus de nostalgie, avec l’odeur forte de Londres en ses
vêtements, un peu de brouillard dans la doublure d’un complet acheté
tout fait, des magazines à images au fond de la valise, de quoi
renseigner les compatriotes restés à Dieppe, causer de la revue de
l’Alhambra, de la dernière musical-comedy, prolonger le mirage de la
patrie retrouvée.
Si nous mettions Paris au lieu de Londres, les Folies-Bergère au lieu
de l’Alhambra, nous aurions un schéma d’autres épaves du faubourg de la
Barre, à savoir des Parisiens, tels qu’il en était alors et qui, soumis
à cet
in pace par motif d’économie, de dipsomanie ou d’hygiène, ne
pouvant, ou ne daignant – quoique l’ennui les y pousserait parfois –
s’introduire dans les milieux les plus gais de la province, organisent
une sorte de
country-life, entre le golf, la chasse au canard sauvage
et le bridge, en leur villa Turquoise. Quelques photographies, les
sièges recouverts de chintz, de l’argenterie marquée à son chiffre, des
fleurs, un peu d’imagination, et le tour est joué ! La communauté des
besoins refoulés, et des anciennes habitudes jamais perdues faisaient,
à cette époque-là, de cette population parasite de Français la rivale
ou l’associée de l’autre, la cosmopolite, ou plutôt l’anglaise. M. de
Saint-Maurice, irrésistible charmeur, et Walter Sickert, pendant plus
de vingt ans, en furent l’agrément et la curiosité. Saint-Maurice,
homme du monde et brocanteur amateur, connaisseur en art et en chevaux,
après un long service à la cour du Khédive, grand écuyer et ami du
souverain, avait quitté sa belle maison du Caire (aujourd’hui légation
de France) pour en construire une à Caude-Côte et y caser ses trésors.
Les soins vétilleux de Saint-Maurice, ses modiques ressources
changèrent cette vaste entreprise, dont il comptait voir la fin, en un
ouvrage de Pénélope (que M. de Gunzbourg acheva) et qui fit de
Saint-Maurice lui-même un Dieppois. Son amour pour Dieppe nous aura
menacés de désastres, qu’aurait causés son ambition d’embellir,
d’agrandir. Son idéal fut de faire pousser des palmiers, fleurir des
camélias auprès des moucharabiehs de son hall, comme des clématites sur
la façade d’une maison gothique, achetée à Lisieux pour le Pré
Saint-Nicolas. Vers cette Exposition universelle qu’était le domaine de
Caude-Côte, chaque jour montait le tilbury de l’aimable propriétaire ;
tous les corps de métier s’y rendaient « au rapport », les voituriers y
transportaient de vieilles pierres, des boiseries Louis XV, des
faïences arabes.
Mais, si les travaux étaient un but de promenade aux oisifs, la
position de M. de Saint-Maurice auprès des châtelains de la région, la
faveur mondaine dont il y jouissait lui valaient maintes importunités,
car il pouvait faire signer des lettres de créance sociale. A l’octroi
même de la ville, sur la route d’Arques, deux châteaux qui n’en sont
qu’un, celui de Mme La Chambre et celui de Mme Paul de Laborde-Noguez,
sa fille, devenaient un point de ralliement comme il ne s’en trouve de
semblable dans aucune autre région de France. Les vertus,
l’intelligence du jeune ménage Laborde-Noguez, son active
philanthropie, l’avaient mis au-dessus des partis. Possesseurs des
terres considérables de Mme La Chambre née Mouquet (ce nom illustre à
Dieppe), ils dirigeaient la politique conservatrice, fondaient le
journal
La Vigie, présidaient aux œuvres, créaient des cités
ouvrières modèles dont le développement fut incroyable. Courses de
chevaux, haras, beurreries, coopératives ouvrières, écoles maternelles,
chasses à courre, de quoi n’étaient-ils pas organisateurs ou présidents
? A l’instar des grands aristocrates d’Angleterre, les Laborde-Noguez
défendaient en les adaptant à la vie contemporaine, les traditions
seigneuriales. Ils réveillèrent les hobereaux, stimulèrent la vie à la
campagne qui, dans mon enfance, décroissait. Mais le désir de n’écarter
rien ni personne par snobisme, et la bonté, parfois, vous exposent à de
fâcheuses contingences ; les « épaves » infligèrent aux dames de la
société dieppoise de burlesques, mais humiliantes méprises. Car les
plus honnêtes sont promptes à s’engouer d’une amie qui les distrait.
Sickert, sur la colline opposée à celle du golf, était seigneur du
village de Neuville, une autre petite colonie de résidents, installés
dans les vieilles demeures dominant le Pollet, les nouveaux bassins,
jusqu’au champ de courses, Sickert, en dépit de ses vitres cassés, de
son manque de tout, sauf de tubes de couleur et d’ustensiles à peindre,
eût été, autant que Thaulow sur sa falaise ouest, enclin à exercer
l’hospitalité. Peu à peu, l’affreuse maisonnette de capitaine au long
cours, où il s’était acoquiné, devint une troisième Wahnfried ; la
colline de Neuville se peuplait, en été, d’admirateurs et de disciples,
ceux du
London Group, les rénovateurs de l’École anglaise par
l’influence de nos peintres post-impressionnistes : une manière de
Pont-Aven, dont Walter eût été le Gauguin.
Si les toiles de Sickert ne quittaient pas Dieppe par les voies de
terre et de mer, comme celles de Thaulow, des artistes commençaient de
se les partager, certains marchands les comptaient mettre en cave.
Certains journaux rappelaient l’artiste à Londres pour écrire ; des
Écoles pour professer – et l’excentricité de son commerce avec les
Polletaises et leurs mômes troublait la tête de ses élèves peintresses.
A qui échoirait l’honneur d’être la seconde, la troisième Mrs Sickert,
la
house keeper du
genius de Neuville ? Pénétrait-on dans le
grenier où il travaillait, il montrait des centaines de croquis au
crayon, à la plume, des « mises au carreau ». Des toiles préparées en
trois tons, des cartons enduits de liquides spéciaux s’empilaient dans
des coins, avec des études commencées, d’exquises notes de Venise et de
Dieppe dont il demandait quelques louis. Mais, le plus souvent, il
préférait les offrir aux amis, cérémonieusement, comme cette infusion
de Ceylan et ces tartines de gros pain beurré qu’il leur tendait avec
des grâces, des façons élégantes et désuètes, dans des ustensiles de
cuisine, sinon dans une cruche à eau, une cuvette, un plat à barbe. La
table : une planche à dessiner ; les sièges : des caisses de sapin. Son
madras à fond rouge autour du cou remplaçait le linge dans les périodes
de pire dèche. Mais quel que fût son travestissement, le personnage
qu’il lui plût d’incarner ; bien rasé, ou hirsute et effrayant de
maigreur ; les cheveux coupés comme ceux d’un convict, ou s’il brossait
à l’eau les boucles roses de sa chevelure opulente ; vieilli, ou
soudain adolescent ; dans un salon ou dans un café de matelots, avec
les Polletais, dont il parlait le dialecte aussi purement que le
vénitien avec le gondolier de son sandolo : si quelqu’un l’apercevait
pour la première fois, nous entendions cette question : « Quel est ce
noble lord ? » Pendant des mois on ne savait où il se terrait. Sa crise
de dépression ou de misanthropie cessant, il traitait des amies
anglaises au restaurant de Titine Lefèvre, comme un capitaine revenu
d’une longue croisière. Alors, d’une sociabilité charmante, il se
répandait, souriant, chantant des refrains démodés de music-hall,
citant des vers latins, du Balzac, du Rabelais. Ce dandy paradoxal
avait l’humour et la fantaisie du Dickens d’
Edwin Drood. Pompeux et
comique, les seuls êtres qu’il ne déconcertât point étaient les gens
très simples ; les autres se croyaient mystifiés…
°
° °
Ma raison et mon excuse, auprès du lecteur qui me reprocherait mes
emprunts trop répétés à ce qui lui semblera être des Mémoires, c’est
que cette petite ville prend pour moi ses proportions et son sens dans
mes souvenirs. A chaque siècle, ses chroniqueurs. L’abbé Denys Guilbert
a raconté son temps, en écrivant, au XVIIIe siècle, l’histoire de cette
cité depuis Brennus !... Je n’avais pas choisi ce séjour. On m’y amena
; j’y suis encore. Un peu de tous les individus que j’y ai fréquentés
est dans l’air que j’y respire ; chaque rue, chaque pierre me parlent
de quelqu’un et de ceux que je fus tour à tour. Quelques longues vies –
si courtes, en vérité – trois ou quatre générations nous séparent des
bourgeois qui bâtirent les arcades de la place Duquesne. Je connais un
Dieppois, jeune encore, dont le grand’père recevait chez lui Voltaire,
dans son hôtel de la rue d’Écosse.
Quand jadis, aux jours de marché, les voitures des campagnards
stationnaient dans les rues proches du Puits-Salé, les charrettes à la
renverse sur le pavé, les tape-culs, cheval dételé, dressant leurs
brancards autour de Saint-Remy, mon cousin, le Dr L…, ne sortait pas de
son cabinet. Une odeur de campagne emplissait le vestibule, l’escalier.
Femmes en bonnet blanc avec des corbeilles d’œufs et de volailles,
cultivateurs en blouse bleue caquetaient, discutaient le cours du
beurre, pressés l’un contre l’autre, attendant d’être reçus par le
médecin, dont la servante donnait un tour de faveur à des messieurs et
à des dames qui montaient au salon. On me disait d’autres dames à
grosses couleurs : « Ce sont des
putoises ; celles-là attendront dans
la salle. » Les
putoises ? Ex-fermières de l’ancien style, mi-dames,
mi-paysannes, gantées, en chapeau à brides, le
gratin de
l’agriculture ; mais certaines gardaient l’habitude de vendre les
produits de leur terre, le samedi, à Dieppe, debout sur le trottoir de
la Grand’Rue, volailles, lapins à leurs pieds. Les occupantes du salon
de M. le docteur, la bonne les qualifiait châtelaines. J’aurais pu voir
alors, jeune mariée, la baronne d’Excorchedyeu, qui, très vieille mais
étincelante annaliste de la région, serait, quarante ans plus tard,
notre voisine à Offranville (3). Avec elle nous reviendrions, des ans
et des ans de suite, à Dieppe, en gens de campagne, et ce seraient pour
moi d’autres aspects : la ville de ravitaillement, la sous-préfecture,
où les nécessités les plus pressantes, en toute saison, les
distractions parcimonieuses comme celles des « épaves », les besognes
locales, finissent par avoir une saveur singulière si l’on sait
regarder, non point de haut, mais en se mêlant de tout cœur à la vie
commune. N’eussé-je été que peintre, j’aurais moins cédé à l’attrait de
mon nouveau commerce avec autrui. L’infaillible observatrice qu’était
la baronne d’Excorchedyeu me conta des anecdotes, je pénétrai dans des
intérieurs. Sans elle, aurais-je entrevu les sujets de roman dont j’ai
la matière ? Je notai que la plupart des individus qui ne sont point
nés à la campagne, mais qui s’y sont retirés, ont eu leur drame. Ils
portent les stigmates de la loufoquerie, au moins des tics contractés
dans le renversement de leurs habitudes. D’où mon désir de les
comprendre et d’en écrire. D’abord, j’avais animé notre voisinage,
peuplé nos poétiques gentilhommières avec des personnages de roman. Je
relus Flaubert, les contes de Maupassant,
Une vie, roman vécu au
château de Miromesnil, dans notre commune, où naquit l’auteur. Ce
château, j’y étais allé souvent quand des Américains, des Anglais
noceurs le ravageaient. Il était enfin revenu dans une famille purement
normande. Et, de hameau en hameau, c’étaient d’autres demeures que je
surprenais sous leurs hêtraies. Je reconnaissais dans leurs habitants
ces gens tant de fois croisés à Dieppe, le samedi, avec lesquels
j’échangeais depuis un demi-siècle des regards furtifs, sans avoir
jamais tenté de pousser les relations au-delà. Ces mêmes gens se
rencontrant, quand ils descendaient à Dieppe, vingt fois la journée,
n’ayant pas grand’chose à se dire, après s’être salués la première
fois, feignaient de ne plus se voir, selon une convention tacite dictée
par la discrétion et l’embarras.
°
° °
Charrettes à bâche, « bocs », cabriolets ont regagné les villages,
après la clôture des marchés. On manque de glisser sur des peaux
d’orange, d’être renversé par les balayeuses. Les ruraux dormiront à la
gare, près des braseros, jusqu’aux trains pour les lignes d’Envermeu et
de Fontaine-le-Dun. Quand la foire, malheureusement trop courte, de
décembre, qui succède à la foire rouennaise de Saint-Romain, échafaude
ses
scenic-railways sur les quais du bassin Bérigny, du moins y
a-t-il de quoi s’esbaudir…
Sur la plage, les réverbères de l’été sont éteints ; on ne se promène
plus, rue Aguado. Les cinémas n’existant pas encore, ni les dancings,
inaugurés à la guerre pour les officiers britanniques, ni des hôtels
décents pour l’hiver, faudrait-il que les honnêtes gens se missent à
boire une absinthe, aux cafés du Puits-Salé ? Que devenir sous la bise,
si l’on se décide à attendre l’heure des dépêches de Paris, les cours
de la Bourse, un collyre long à préparer, un raccommodage de lunettes
chez l’opticien… ou son tour chez le dentiste ? Journées courtes de
décembre, quelle beauté pourtant en ce climat capricieux comme une
vieille coquette. J’ai toute la plage à moi, elle paraît grande comme
le monde. La mer, d’un plomb noir, coupe de dentelures blanches le
galet, car il a neigé ; demain, elle se teindra d’indigo, le vent du
sud aura effrangé des soies cramoisies sur les palaces aux fenêtres
planchéiées. Mais quand les bourrasques des grandes marées lancent la
cavalerie des Walküres à travers les champs du ciel, inondent les
pelouses désertes, alors je songe à Delacroix s’exaltant dans un
tourbillon d’écume et de vent ; j’ai peine à me confirmer que jamais
plus, à cette heure, je ne reprendrai le chemin de la grève pour
rentrer au Bas-Fort Blanc.
°
° °
Un soir d’octobre, environ 1923, nous rencontrâmes Sickert sur le
parvis de Saint-Jacques. Il n’était pas revenu à Dieppe depuis la
guerre.
Mon ami ne m’écrivait plus. Veuf inconsolé de sa seconde femme, on le
prétendait malade. Or son visage rajeuni, souriant, se détachait, ce
soir-là, sur les murs mordorés et argent de l’église, tel qu’autrefois,
quand, assis sur son chevalet pliant, il injuriait les gamins qui
regardaient peindre « Monsieur Sicaire ». Les effets du crépuscule,
qu’il a si bien rendus, nous invitaient, mes compagnes et moi, à flâner
comme nous l’avions fait, trente, quarante ans ensemble, nous exaltant,
évoquant les disparus, Beardsley, Conder, Pissaro. Walter nous laissa
dire. Il n’était plus dans son humeur lyrique dieppoise. Nous
l’agacions de causer peinture, pittoresque,
beauté. Me prenant à
part, d’une voix douce, ironique et glaciale : « Êtes-vous heureux, me
fit-il, de pouvoir vibrer encore ! ̶
to vibrate. Vous me
rappeliez, et avec la même ardeur, notre Londres de Whistler, le vieux
Oxford Music-hall, les barcarols de Venise…
By Jove ! croyez-vous
donc à tout cela, vous ? Il n’y a pas de
sujets picturaux.
Dieppe, Venise m’ont été commodes. » Je lui concédai que les lieux
valent par ce que chacun y met de soi-même ; et que moi, j’enrichissais
cette ville du souvenir de mon très cher Walter et de son art.
NOTES :
(1) Tel était le surnom pompeux dont il m’avait gratifié.
(2) Voir
Dates, p. XXIV et suivantes.
(3) Voir
Cahiers d’un artiste, tome V,
passim.