BOULENGER,
Marcel (1873-1932) : Éloge
du snobisme.-
Se trouve à Paris : Chez Hachette éditeur, 1926.- 58 p., couv. ill. ;
17,5 cm.- (Les
Eloges).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.V.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière. Éloge du snobisme par
Marcel Boulenger
~*~C’EST
inouï !... On nous demande de traiter en quelques pages un grand un
important chapitre d’histoire religieuse : et nous pouvons même dire un
immense chapitre, un chapitre capital de l’histoire religieuse
contemporaine… En quelques pages !... En un tout petit volume, une
plaquette !...
Mais comment veut-on que nous fassions ? Car enfin le snobisme est une religion. Il faut bien que c’en soit une, puisque les snobs vivent manifestement en état de dévotion profonde envers leurs divinités, telles que les titres, les millions, la langue anglaise, les votes d’admission dans les grands cercles, etc., et parfois même d’exaltation mystique. On ne sait en effet si certains d’entre eux ne vont pas jusqu’à l’extase dans le secret de leurs méditations solitaires : il leur suffit peut-être pour cela de se trouver seuls dans une chambre, pendant une heure, avec un almanach de Gotha. Il existe une mythologie du snobisme : on y remarque non seulement des divinités de premier ordre, mais encore des demi-dieux, des héros légendaires, des nymphes innocentes, des Furies et des Parques chenues, toujours prêtes à trancher le fil de destinées humaines dont elles ne sont point satisfaites, de vieilles Sibylles épouvantables qui fulminent contre autrui des prophéties horribles, pour peu que cet autrui ne fasse point partie des salons où l’on va…. (Qui ça, « on » ?... demandera-t-on… Cet « on » est difficile à préciser exactement. C’est peut-être un mystère : toute religion a les siens.) De toutes les fables que nous contèrent les vieux poètes, l’une d’elles peut passer, sans un seul mot changé, de la mythologie grecque à la mythologie du snobisme : c’est celle du berger Marsyas. On sait que cet insolent se permit de proposer au dieu Apollon un concours de flûte. Apollon - fils de Jupiter et de Latone, excellente famille - avait la réputation bien établie d’un musicien hors ligne : un dieu, vous comprenez !... Or, Marsyas le défia : quelle inconvenance ! Midas, roi de Phrygie, fut choisi pour arbitre. Chacun des deux rivaux exécuta donc une ravissante mélodie. Midas, s’il eût été correct, devait juger que le dieu avait gagné, bien entendu. Mais pas du tout : il attribua le prix au berger !... C’était proprement anarchique. Aussi Apollon fit-il pousser à ce voyou des oreilles d’âne, tout en ordonnant, d’autre part, que l’on écorchât vif l’impertinent gardeur de troupeaux. Il n’y allait point, comme on dit, de main morte. Il avait bien raison. Périssent, comme Marsyas, tous ceux qui ont l’effronterie de vouloir vérifier le mérite des personnes considérables ! La peau arrachée de ce flûtiste et les oreilles d’âne du roi Midas président au snobisme, comme le carquois et les colombes à l’amour, le globe terrestre à la géographie, les balances faussées et la pince-monseigneur à l’art politique. *
* * Nous parlerons encore des tabous, des totems, des cérémonies cultuelles, des églises et cathédrales du snobisme, de ses livres sacrés et publications pieuses, etc. Quiconque décrit une religion doit songer à tout. Il y a parmi les snobs des personnes tabou, c’est-à-dire qui passent pour adorables, dans tout le sens du mot. Personne ne saurait dire pourquoi : ces personnes ne se montrent en effet ni plus séduisantes, ni plus belles, ni plus spirituelles, ni plus intelligentes, ni mieux élevées, ni mieux habillées que mille et mille autres. On ne leur connaît aucun talent, fût-il d’agrément. Elles ne portent parfois même pas un malheureux titre : on ne les voit parées ni de ces irrésistibles comtés ou vicomtés, de ces baronnies plaines de grâce qu’imaginent en rêve et s’attribuent certains mondains, idéalistes parfaits, enclins à confondre leurs songeries avec la vérité, leurs souhaits avec les faits accomplis. Au besoin, nos personnes tabou ne se seront seulement pas fait honneur d’un pauvre petit nom de terre, garenne, moulin ou colombier : à peine si elles auront la particule, bref tout juste de quoi ne pas mourir de faim. N’importe, on éprouve envers elles un respect superstitieux, un amour infatigable ; leur présence émouvante est toujours souhaitée ; il n’y a point de réunions positivement rituelles, si par infortune elles y manquent. Bref, les motifs du culte que l’on rend à ces êtres tabou demeurent insaisissables. Ils sont divins, et voilà tout. Les totems, maintenant…. Vous n’ignorez point ce que l’on appelle des totems ? Écrivons en somme, et pour abréger, que l’on désigne par cette expression les animaux sacrés chez différentes peuplades sauvages, plus ou moins idolâtres. Nul doute qu’il ne se trouve dans le snobisme des totems bien caractérisés : par exemple le petit chien pékinois qui a été primé dans les expositions canines en Angleterre, le cheval qui a galopé à la queue des renards dans les prairies britanniques, ou encore celui qui a chassé à Pau, monté par lord Untel ; et puis le vieux barbet miteux de Son Altesse Royale, les serins décolorés de la vieille archiduchesse, et autres bêtes dont on s’entretient soit avec un respect terrifié, soit avec l’onction la plus attendrie. Et ceci nous amène aux saintes icônes. Chez tous les fidèles du snobisme, on rencontre ces images vénérables, chargées probablement de veiller sur la maison. A vrai dire, elles ne reposent point en des niches creusées tout exprès dans la muraille, et l’on n’allume pas devant elles des lampes qui ne s’éteignent jamais : ce ne sont, en effet, que de simples photographies, parfois toutes jaunies, et placées en des cadres pas toujours très frais, car ils ont tant voyagé ! Ces photos représentent les traits augustes de tels princes ou telles princesses du sang, sinon de souverains en personne : et des dédicaces manuscrites les illustrent, les embellissent, les imprègnent de sainteté. Dédicaces peu ingénieuses, si l’on veut, mais si touchantes : A X., son affectionné Oscar, par exemple, ou encore une signature, sans plus : Serge, Sophie, Olaf, May, sinon certains caractères mystérieux, dont les fidèles vous disent, non sans une déférence un peu atténuée par l’habitude : « C’est son nom, en persan », ou en hindou, en arabe, que sais-je !... Faut-il ajouter que si l’infante Eulalie, le roi d’Espagne, le roi Albert, les maharadjahs et l’ancienne famille impériale russe se réunissent assez souvent sur les guéridons et les cheminées des fidèles, ce sont néanmoins les membres de la famille de France qui forment encore les icônes les plus recherchées, mais aussi, mais surtout ceux de la famille royale et impériale d’Angleterre. On se damnerait, vous savez, pour un portrait dédicacé du prince de Galles, en costume de golf. Où la tradition commande-t-elle que l’on mette les saintes icônes ? Dans le salon ? Cela peut se faire ; pourtant, c’est un peu appuyé, un peu voyant. En outre, le salon appartient à tout le monde : mieux vaut un endroit intime, où l’on se tienne habituellement, le boudoir par exemple, la chambre à coucher, le cabinet de travail. Car il existe chez les snobs de ces pièces qualifiées cabinets de travail : encore une tradition. Là, c’est là, au coeur de la maison, pour ainsi dire, que reposent les images vénérées, protectrices. On les emmène partout avec soi. Aussitôt qu’on s’arrête en une chambre d’hôtel, vite, toutes les photographies de souverains sur les tables ! Ce sont les dieux du foyer, les Lares, les Pénates : on ne doit jamais s’en séparer. Est-ce qu’on les prie ? Pas tout à fait. Toutefois, on les invoque, et les fidèles fortifient leurs âmes par des oraisons jaculatoires lancées vers ces témoins de leur vie. Ils se sentent plus résolus à ne point saluer leurs voisins, - de vieux amis qu’on ne peut plus voir, - quand la dédicace de Son Altesse Sérénissime revient à leur pensée ; et pour peu qu’ils évoquent les traits augustes du duc de Liverpool ou de la chère princesse Ilvéanoutchka, voilà que par enchantement l’inspiration les saisit, et que soudain ils arrangent à ravir les places de leurs invités autour de la table pour le dîner de mardi prochain, problème affreux sur lequel ils pâlissaient depuis trois jours. Gardons-nous d’oublier les églises du snobisme : il faut entendre par là certains salons appartenant à des personnages qui portent un nom, ce qu’on appelle un nom, ou qui sont merveilleusement riches. On y parle anglais, bien entendu et aussi français, soyons justes : toutefois, par manière d’excuse, ou par une espèce d’alibi, ce n’est le plus souvent qu’un français d’office ou de boutique dont on fait dédaigneusement usage dans les salons. Pour tous les sujets importants, on revient à la langue rituelle, à l’anglais enfin. Comment, par exemple, se demande-t-on des nouvelles d’une parente âgée, ou se donne-t-on rendez-vous pour aller au golf ? En anglais, parbleu !... S’il s’agit, en revanche, de négligeables propos sur la politique ou la littérature, le français des pauvres suffit bien. Au-dessus des églises se dresse la cathédrale, le temple écrasant les temples, le sanctuaire entre les sanctuaires, le saint des saints - le Jockey-Club, enfin, s’il faut le désigner par son nom… N’insistons pas : la tête tourne devant certains sommets. Attendons-nous seulement qu’après quelque torturante journée d’élection un candidat, reçu enfin, finisse par entrer en transes bienheureuses, puis se relève marqué par les stigmates, à savoir un J dans chaque main, et une couronne ou un tortil gravés sur le coeur, en pleine chair. Les miraculés du Jockey sont peut-être plus nombreux qu’on ne le sait. Que citerons-nous encore ? Le livre sacré ? C’est le Gotha, nul ne l’ignore. Les fidèles le possèdent par coeur, s’y réfèrent et le commentent, comme ils feraient la Bible ou le Coran. Les bulletins des paroisses ? Comprenez sous cette rubrique les Mondanités des journaux, où l’on trouve continuellement les listes des pratiquants, les comptes rendus des cérémonies, le tableau minutieux de l’activité cultuelle… Mais connaissent-ils vraiment l’importance de leurs Mondanités, les journaux ? Savent-ils que celles-ci distribuent aux snobs vraiment dignes de ce nom le bonheur ou la déception, sans parler d’un brevet d’orthodoxie ? Savent-ils que les articles d’une gazette peuvent être négligés par les lecteurs un peu comme il faut, que les plus brûlantes informations y passeront parfois inaperçues, mais que les Mondanités sont dévorées avidement chaque matin d’un bout à l’autre, et épluchées à une virgule près ? *
* * Et les prêtres, en cette religion du snobisme, demandera-t-on, où se trouvent-ils ? Il n’y en a pas. Le snobisme est un culte où tous les fidèles officient. A peine quelques dames, dont en général l’âge égale l’autorité, apportent-elles une rigueur si féroce dans leur connaissance du Gotha et leur critique des Mondanités que peut-être leur accorderait-on volontiers le titre de pontifes : mais elles préfèrent peut-être que cet honneur demeure secret. Et le culte lui-même, en quoi consiste-t-il ? Il consiste : 1° à être reçu dans les salons des personnes titrées ou très riches ; 2° à recevoir celles-ci ; 3° à mépriser les croquants qui ne sont point eux-mêmes reçus dans les salons que nous venons de dire. Oui, c’est là tout, en réalité : un culte qui compte de si nombreux adeptes, un culte professé avec tant de patience et d’application par des fidèles si fervents, se réduit à trois obligations sacrées. Il est vrai que ces obligations se conjuguent, se rejoignent par des nuances infinies et imposent à ceux qui s’y soumettent les plus rudes et inexorables travaux. Quiconque naquit lui-même dans la pourpre peut prétendre qu’un autre Porphyrogénète l’accueille immédiatement : ce qui arrive, en effet. Mais l’infortuné qui n’a que du mérite agira sagement en fuyant le snobisme, ses pompes et ses oeuvres. Que s’il s’y convertit pourtant, il devra s’armer de courage : le Français moyen doit avaler encore plus de couleuvres pour dîner enfin chez un prince des *Mondanités* que pour devenir un jour sénateur ou député… Déjà la force vous manque ?... Allons donc, homme faible, femme sans ténacité, relevez vos fronts abattus ! Tout effort a sa récompense : songez que le lendemain du soir où vous aurez dîné ainsi, il vous sera permis de considérer comme de la vermine tous vos bons compagnons de la veille. N’y a-t-il point là une volupté profonde et enivrante ? Si vous jugez que non, renoncez, malheureux, lâchez tout : car votre cas est clair, vous ne serez jamais un snob. Vous voilà voué pour la vie aux plaisirs modestes, à ceux qu’Horace chantait, mon pauvre ami. *
* * Nous ne pouvons passer sous silence le principal et premier devoir du parfait snob, celui qui est l’A B C du métier : avoir l’air désagréable. (Désagréable, entendons-nous, envers toute personne dont on ne sait point d’avance qu’elle est bien née, ou multimillionnaire, ou qu’elle figure convenablement aux Mondanités, pour le moins.) L’air désagréable, toutefois, c’est bientôt dit. Précisons un peu : un vrai snob, - mâle ou femelle : mais laissons, pour la commodité, la phrase au masculin, - un snob sans défaut se méfie instinctivement de tout être inconnu qu’il rencontre : il laisse donc toujours voir malgré lui un premier regard soupçonneux et hostile, une physionomie en garde, un aspect malveillant. Et il appelle cela l’air distingué. Dame ! il a son vocabulaire. Chez les femmes, cette malveillance se change en sévérité. Elles haussent un sourcil, pincent les lèvres et abaissent les coins de leur bouche devant l’inconnu dont le nom n’éveille aucun souvenir de Gotha, ni même de *Mondanités* : et elles estiment « tout à fait comme il faut » cet effrayant visage. Les pures entre les pures prennent littéralement l’aspect qu’elles auraient pour assister, par exemple, à la dégradation d’un officier félon. Et quant aux petites snobs de la veille, toutes brûlantes de zèle comme les catéchumènes, il semble qu’elles aient la nausée. Dura lex, sed lex. En dépit de la bonne grâce qu’elle perd et du charme dont elle se prive, une dame accomplit son devoir en snobisme quand elle paraît rebutée par le commun des mortels ; elle se conduit vraiment bien lorsqu’elle s’en trouve incommodée ; et c’est faire oeuvre pie que de demander des sels. Que survienne un seigneur d’où vous voudrez, en revanche, qu’un milliardaire fasse son entrée… Et si c’est un lord !... *
* * Venons maintenant au fond de la question. Nous avons dit que le snobisme n’était rien de moins qu’une religion. Or, toute religion suppose une divinité : quelle est donc celle des snobs ? On en compte deux, vénérables et toutes-puissantes : les titres et la fortune. Et quand ces deux forces divines se rencontrent, lorsqu’un titre est appuyé par des millions, on voit alors les fidèles se changer en fanatiques, presque en convulsionnaires. Entendons-nous, cependant. Nous avons écrit : les titres, comme ça, en gros, en bloc, et non point : l’aristocratie. En effet, tout titre est bon pour un snob, il adore à la fois le comte véritable et le comte de courtoisie, le baron d’Empire et le baron qui ne doit sa noblesse qu’à lui-même, le chevalier depuis les Croisades et celui d’industrie, lequel porte toujours un grade bien supérieur : pour ce qu’il lui en coûte !... Laissons notre snob affamé se rengorger en son orgie de titres et confondre sottement le d’Hozier avec le Tout-Paris. De plus délicats n’aimeront que nos très vieux, et savoureux, et splendides noms de France, tout chauds d’histoire et de souvenirs ; ces noms dont chacun a la douceur d’une chanson ancienne et la fierté d’un cri de guerre. De plus délicats feront fi des vidames de Turcaret, qui n’ont que peu d’usage et aucune tenue. De plus délicats ne se plairont qu’à la courtoisie invincible, à la fine modestie d’un duc dont le duché n’étonnait déjà personne au temps que Richelieu rasait les châteaux. De plus délicats ne souriront de bien-être enfin que parmi l’aristocratie de chez nous, la vraie, celle où l’on n’éclate que dans ses titres comme un pied de maritorne dans le soulier de Cendrillon. Passerons-nous toutes les bornes ? De plus délicats n’iraient pas chez le roi, s’il était mal élevé. Au contraire, les snobs se jettent sur n’importe quel chienlit, pourvu qu’il soit déguisé en « noble ». Ils prennent l’armorial « tout venant », ainsi que l’on dit du charbon : houille, diamants, tourbe et poussier mêlés. Ils ne sont pas difficiles. Bienheureux les gloutons !... Ceux qui ont moins d’appétit laissent les plus beaux plats s’il y manque seulement une truffe, ou une herbe. L’autre divinité du snobisme consiste en la fortune, l’énorme fortune, s’entend. Et là non plus, on n’y regarde point de si près : la quantité, d’abord. Un milliardaire peut prétendre à tout : si son argent est monté de trop bas, on lui fera certes grise mine, pour commencer. Simple formalité : c’est la règle du jeu. Mais qu’il persiste sans se fâcher, et voici les plus hautains, voici les pires boudeuses qui se pressent à sa table, il a gagné. Notre conseil semblera vain, d’ailleurs : comme si ces gens-là se fâchaient ! Aussi bien la fortune n’a-t-elle pas d’ingratitude, avouons-le. Elle récompense largement les siens en leur distribuant à la fois la puissance et la vertu… Mais sans doute, la vertu. Pour les femmes, des millions composent parfaitement une vertu. A quoi bon ne pas le déclarer sans plus d’ambages ? Qu’une dame très riche, une dame qui tient table ouverte, préside à un salon, donne des fêtes, se voit reçue partout, que cette opulente mondaine choisisse donc un amant, puis un autre, un autre encore, on dira qu’elle « va un peu fort », qu’elle est étourdie, on sourira d’un air ensemble résigné, supérieur, et spirituellement indulgent ; la plus douce philosophie habitera les visages, sinon les âmes. Cependant le sourire va se changer en gravité attristée si la même dame possède seulement de quoi vivre sans aucun faste. N’a-t-elle même pas d’auto ? On la qualifie en ce cas d’aventurière. Et lorsqu’elle s’habille aux Galeries, et doit moucher ses gosses en revenant de chez son bon ami, alors c’est une traînée : n’allez pas saluer ça ! *
* * Le snobisme n’est pas d’aujourd’hui : il a, lui aussi, ses lettres de noblesse, et remonte très haut dans l’histoire. Qui ne rêverait aux grands snobs du temps passé ? Foin des vaniteux de province et des niais élémentaires que nous peignit le candide et suranné Thackeray ! Ce qu’il prenait pour snobisme, cet ancêtre, nous tenons cela pour de la grossièreté, à peine teintée. Mais nous songeons à vous, Bussy-Rabutin, fleur des pois du snobisme, bouquet de venins, vous qui, bien moins délirant et frémissant de passion qu’un Saint-Simon, mais tellement plus secret et compliqué qu’un vulgaire La Feuillade, alliez néanmoins jusqu’à dire, jusqu’à avouer à Louis XIV : « Il y a trois semaines que je ne fais que languir. Votre Majesté ne daignait me regarder : j’aime autant qu’Elle me fasse mourir, Sire, si Elle ne me regarde pas !... » Et vous ajoutez en vos Mémoires, impudent : « Et en disant ceci, les larmes me vinrent aux yeux, par un dépit mêlé de tendresse. Le roi se tournant à moi, et me voyant ainsi, me dit : « Oh ! je vous regarderai maintenant… ». Vous aviez alors quarante-six ans, Bussy, et le roi l’âge d’un guidon. Voilà le vrai, le pur snobisme, chez les grands adeptes du culte. Il ne s’agit point d’imiter ceci ou cela, comme la grenouille imitait le boeuf, ni de chercher bourgeoisement à jeter de la poudre aux yeux d’autrui : bon pour les petits snobliots des romanciers anglais, ces futilités mesquines de vaniteux à sang de poulet. Mais verser des larmes, mais passer des nuits blanches, mais sentir que l’on va mourir si un supérieur en hiérarchie mondaine ne vous regarde pas, cela, à la bonne heure, s’appelle être un snob et confesser la foi ! Nous n’avons plus souverain ni cour, il est vrai. On veut aujourd’hui être regardé par qui l’on peut. Pour celui-ci, c’est le prince ; pour cet autre, le nabab du coin ; pour un troisième, le voisin qui a pignon sur rue, ou deux autos ; pour un dernier malheureux, les salons de la préfecture. Encore un coup, on a les rois qu’on trouve - ou qu’on se donne. « Et d’où venez-vous si fier ? disait-on à Calino, ministre depuis la veille. - Il y avait aujourd’hui un déjeuner à l’ambassade des Soviets, » répondit-il. Et il insiste, l’infortuné : « Le président de la République s’était fait représenter. » Si Calino jouait seulement au golf, il murmurait nonchalamment : « Nous prenions le thé, lady W… et moi… ». Et qu’il ait eu des succès naguère, à Toulouse, vous verriez son regard de Lovelace. Allez l’aborder, après cela ! Qu’êtes-vous devenue, ô madame la maréchale Maison, vous qui soupiriez avec tant d’émotion, tandis que Louis-Philippe, tout récent roi, tranchait à table une poularde avec aisance et propreté. « Que c’est beau, de voir le roi découper !... » Et vous, délicieuse péronnelle à crinoline qui teniez Prosper Mérimée pour un homme de lettres absolument mal élevé, un bohème et une espèce, parce qu’il répondait simplement : « L’impératrice d’Autriche est très jolie », si on lui demandait son avis, au lieu de s’écrier à votre exemple, en montrant tout le blanc de ses yeux : « Ah ! les larmes vous viennent aux yeux d’admiration !... », où êtes-vous maintenant, en quel Purgatoire enseignez-vous encore les belles manières à nos maîtres ?... Mais où sont les neiges d’antan ? Et vous, comte de Ballestrem, président du Reichstag, qui vous félicitiez, il n’y a pas si longtemps, de terminer un billet adressé au kronprinz d’Allemagne en l’assurant avec une gracieuse négligence que « vous vous mouriez de respect envers Son Altesse Impériale », avez-vous retrouvé un peu de calme, ou êtes-vous mort tout de bon, à la fin ? Et vous, exquise voisine que nous pensâmes recevoir pâmée dans nos bras, une fois, au Concours hippique ?... Ce jour-là, le tout jeune prince de Galles traversait, très entouré, la piste du Concours : à peine alors s’il avait l’air d’un collégien qui, tout à l’heure, sonnera d’une main tremblante le diable sait trop bien où. Toutes les dames, dans le public, défaillaient : on discernait, en cette tendresse immense, de l’amour maternel, de l’amour fraternel, et sans doute quelque autre encore… Près de nous, une personne des plus élégantes, tout soie et parfums, murmurait presque en frissonnant : « Qu’il est charmant !... » Et en même temps, elle désignait du regard - et quel regard ! - un autre petit jeune homme qui marchait à côté de l’Altesse Royale et Impériale. Elle se trompait de prince, cette dame éperdue : mais la foi la sauvait, et mieux la transportait au septième ciel. Parce qu’elle était ravissante, on l’y suivait. On nous interrompt, cependant : « Eh ! c’est de snobisme qu’il nous faut parler, non de tendresse envers les grands de cette terre… » Où voit-on réellement la différence ? Ceci produit cela, qui revient à ceci. Mettons, pour tout enchaîner, qu’un snob se fait manifestement une idée exagérée de ceux qu’il tient pour des grands, des très grands de la terre, qu’il se promet aussitôt de les étonner, de les charmer, de les singer, etc. Sans tarder, cette exagération se change en culte : et selon ses moyens, l’un agite un encensoir ciselé, l’autre fait brûler des pastilles du sérail sur une coupe en simili. Au fait, en simili… Mais les snobs sont tous en simili ! On n’en a jamais vu qu’un qui ne fût le snob de personne : il s’appelait George Brummel. Une espèce de monstre… Un dandy, d’ailleurs. Nous ne sommes ici chargé que de la vitrine du snobisme : pour le dandysme, c’est à côté. *
* * Pourquoi les snobs sont-ils anglomanes ?... Voilà un problème ! Sous Louis XV, les Français enseignaient à l’univers la grâce, l’esprit, l’élégance, et ils étouffaient de vanité. Et puis sont venus chez nous, sérieux et bien nourris, les prospères messieurs anglais avec leurs incomparables chevaux de pur sang, - la seule beauté parfaite inventée par le génie de l’homme depuis l’antiquité, - leurs jardins bossus, leurs romanesques libertés politiques et leurs Brummels renouvelés tous les ans. Car Brummel fit souche, et son prestige dure encore : quand on aime quelque chose, en Angleterre… Ce fut alors, sous le gros Louis XVI à peu près que nos pères ont contracté cette curieuse attaque de gravité morbide, compliquée d’autres phénomènes évoquant confusément la maladie du sommeil, ensemble de manifestations pathologiques auxquelles on a donné, pour faire court, le nom d’anglomanie. Cette affection des plus bizarres s’atténua sous la Révolution, disparut presque sous l’Empire, reparut comme un accès fébrile et printanier durant la Restauration, empira sensiblement au temps de Louis-Philippe, redoubla encore sous Napoléon III, parut menaçante sous la IIIe République, subit une légère éclipse de 1914 à 1918, et s’établit enfin, chronique et peut-être définitive, parmi les parties mondaines de la nation, c’est-à-dire les parties saines assurément, mais peu vigoureuses et pauvres en réactions. Chez les snobs, l’anglomanie atteint à l’inflexible nécessité d’un devoir auquel personne ne songerait même à se soustraire. Oseriez-vous demander à l’un ou l’une d’entre ces messieurs ou dames s’il ou elle sait l’anglais ? Vous n’auriez pas cette grossièreté. Un snob, une snob, non seulement parlent anglais avec une parfaite aisance - et c’est tant mieux, car en français ils font peine ; mais encore ils pensent en anglais. Ou bien alors ils ne pensent pas, ce qui s’est vu. Ils ont, en nommant Londres, ou telle autre ville de là-bas, les mêmes inflexions de voix qu’un musulman qui citerait La Mecque. Il n’est de bons costumes qu’à Londres, de maisons, ce qui s’appelle des maisons, qu’en Angleterre, de jardins qu’en Angleterre, d’herbe verte qu’en Angleterre, de politique digne qu’on l’estime, de tenue, de goût, de gants, de cannes, de réceptions bien organisées, de chevaux, de pairie, etc., qu’en la sainte et bienheureuse Angleterre. Ne les poussez pas, ils vous diraient qu’on ne sait causer que dans les salons de Londres. Si parfois ils se mettent à dix pour comprendre une allusion charmante, une nuance d’esprit posée sur une phrase comme un reflet d’aurore sur une haie, ne vous étonnez pas : ces dames et ces messieurs n’aiment que l’humour, ils s’en vantent. Qu’est-ce qu’ils risquent ? Personne ne sait ce que c’est. Dites n’importe quoi d’inattendu, et puis souriez des yeux tout en demeurant glacialement sérieux : ah ! quel humour !... Cela passe pour anglais, c’est exquis, et cela ne fatigue pas. Manière de discerner un snob à deux mètres : regardez attentivement son visage, et, si vous y voyez paraître une grave et secrète jubilation chaque fois qu’il va prononcer quatre mots d’anglais, c’en est un. A dix mètres, maintenant… Mais là, c’est une question d’allure, de maintien et de gestes, et il faut qu’un lord entre dans la pièce ou paraisse sur le terrain de golf. Ou un duc. Ou un banquier de première importance. On n’a pas toujours ces seigneurs sous la main. *
* * Pour les femmes, mêmes indices, mêmes façons de les reconnaître. Nos pauvres chères amies qui sont snobs… Au fait, voici le portrait d’Élianthe, bien délicatement tracé par Marcel Proust (dans les Plaisirs et les Jours), cette malheureuse Élianthe qui, « jeune, belle, riche, aimée d’amis et d’amoureux, implore sans relâche et souffre sans impatience les rebuffades d’hommes parfois laids, vieux et stupides, qu’elle connaît à peine, travaille pour leur plaire comme au bagne, se rend à force de soins leur amie, s’ils sont pauvres leur soutien, sensuels leur maîtresse… Quel crime a donc commis Élianthe, et qui sont ces magistrats redoutables qu’il lui faut à tout prix acheter ?... Pourtant Élianthe n’a commis aucun crime. Les juges qu’elle s’obstine à corrompre ne songeaient guère à elle… Mais une terrible malédiction est sur elle : elle est snob ». Crayon délicieux, et singulièrement juste. Quelques mots pourtant nous étonnent : « S’ils sont pauvres, leur soutien… ». Mais s’ils sont pauvres, Élianthe ne les connaît pas. Chaque fois que le Figaro, le Gaulois ou le New York Herald ouvrent une souscription en faveur de quelque infortune, Élianthe envoie son aumône très généreuse, et d’autant plus généreuse que la marquise ou la grande baronne se sont déjà inscrites. Élianthe a même ses protégés particuliers, qu’elle aide en secret, car elle est douce, gentille, et sait que la charité a la meilleure grâce. Son confesseur, qu’elle a rencontré dans tous les salons, se charge de distribuer les secours difficiles à donner et en estime davantage ses pénitentes. Il ne laissera jamais de répéter : « Oh ! Mme Élianthe est très bonne », d’un air qui en dira long. Toutefois, celle-ci n’a point de pauvre parmi les gens « qu’elle connaît ». Elle n’y pense même pas, aux pauvres : si vous croyez, quand il faut déjà penser en anglais, que l’on saurait songer à tout ! A moins cependant qu’il ne s’agisse de ces écrivains, artistes, savants, point riches certes, mais que le snobisme vient d’adopter : en ce cas, dame ! Élianthe non seulement les connaît, mais les choie, les adule, les invite sans trêve, leur envoie des gâteries, meurt d’inquiétude s’ils ont la migraine. Élianthe, en effet, protège les arts, et c’est bien ce qu’elle fait de mieux. Elle élève même beaucoup son âme, en somme, cette créature de bonne volonté : elle rappelle M. Jourdain, l’honnête et sympathique bourgeois-gentilhomme, que Molière nous a si bien montré… *
* * Monsieur Jourdain, cher monsieur Jourdain, combien nous vous aimons ! Vit-on jamais homme plus soucieux que vous de s’instruire et de se raffiner, citoyen plus estimable après fortune faite, Français plus sensible aux séductions de la politesse, aux grâces de la société ? Ayant, en la force de votre printemps et de votre été, amassé force écus, livres et pistoles à vendre du drap dans Paris, - et il ne s’agit point de stocks de guerre, ni de ces combinaisons affreuses que nous admirons aujourd’hui, mais d’un négoce de bon chrétien, et sans interventions de parlementaires, que Louis XIV eût vivement fait pendre, grand roi qu’il était ! - vous vous trouvâtes, l’automne venu, bien pourvu de rentes et de loisirs. Vous pouviez alors vivre dans la crapule, comme font généralement vos pareils, perdre votre âme et votre argent aux cartes, rouler sous la table des maisons à boire et faire l’agréable au milieu de sales Gothons, qui ne sont que bêtise et pestilence, comme on sait. Mais vous aviez le coeur mieux placé, monsieur Jourdain, et le snobisme vous saisit, pour votre salut. « Les gens de qualité font-ils ceci, vous prîtes-vous à demander, aiment-ils cela ?... » Et dans l’intention de vous hausser à leur niveau, vous répudiâtes à la fois la débauche et l’avarice, ces deux ignominies des grisons, et vous mîtes à vous habiller de votre mieux, à recevoir le beau monde, à donner de ravissants concerts et les plus jolis ballets. Bien mieux, vous cherchiez à vous perfectionner vous-même, vous appreniez la musique et la danse, deux arts charmants, et l’escrime même, science de chevalerie. Repoussant d’instinct la logique et ses pédanteries biscornues que vous offrait votre maître de philosophie, voici que vous vous mettiez à l’école auprès de lui afin de tâcher d’entendre ce que c’est que la littérature, la galanterie, l’esprit. Poursuivons encore, à votre louange : vous tombiez amoureux, tendre et intrépide Jourdain, et de qui ? Non pas d’une effrontée de cabaret, bien sûr, mais d’une dame élégante, distinguée, et d’un monde pour vous encore inaccessible. Bref, vous tentiez les plus nobles efforts afin de vous embellir et de vous cultiver, par pur snobisme : « Aimerai-je telle chose ? - Monsieur Jourdain, les gentilshommes en raffolent. - Bon, je l’aime donc : enseignez-moi cela. Et j’achète. Et je paie. Et j’orne mon logis, comme les gens de qualité, et veux aussi parer ma vie, ma personne, amender mes habitudes… » Que c’est donc là bien et honorablement travailler ! Sans doute ! vous vous trompiez tristement, touchant vos gens de qualité : ils sont bien loin d’atteindre aux mérites que vous leur prêtiez. Les meilleurs et les plus grands exceptés, - car il est indiscutable que noblesse oblige : on a bien trop les yeux fixés sur un duc pour qu’il puisse manquer de culture et de tenue, du moins à l’excès, - ils ne valent souvent pas mieux que leurs gâte-sauces. Voyez votre Dorante : qu’est-il, sinon un escroc, et le gars le plus indélicat ?... Mais quoi ! exista-t-il au monde idéaliste tel que vous ? C’est de toutes pièces que votre imagination s’était forgé ses gentilshommes, sur la foi du titre, des titres ; et vous n’avez rien épargné pour vous rendre digne de ces beaux modèles, qui, en réalité, n’existaient point, et ne vivaient qu’en vous, snob excellent, rêveur ingénu, chasseur d’honorables coquecigrues, serviteur des Muses, après tout, et mécène bienfaisant, tout compte fait !... Et puis encore, ne l’oublions pas, bourgeois magnifique. Vos compères, logeant en la même rue, mais qui, eux, n’étaient point des snobs, rognaient les liards en quatre, mangeaient à l’huile rance et couchaient parmi leur crasse sur des matelas bourrés d’or et de perles. Quelle ordure ! Le snobisme, au moins, vous aura tiré de cette pouacrerie… Combien nous vous honorons et aimons, cher monsieur Jourdain, mamamouchi par magnanimité ! Un peu de patience, d’ailleurs, et vous vous appeliez bientôt Jourdain du Marais, ou Jourdain de la Seine ! Il ne tenait qu’à vous, le cap de la particule était doublé, et MM. de la Seyne ou du Marois, vos descendants, ne nous saluaient plus aujourd’hui. *
* * Il faut rendre à chacun son dû. Nous l’avons dit, M. Jourdain fut un mécène au petit pied, pourtant un vrai mécène, et de façon générale les snobs encouragent les arts, voire les sciences. Non point tous arts, ni toutes sciences, cependant ; ou plutôt non point tous les artistes ni tous les savants. Pour ces derniers, même, le fait est assez rare, à moins qu’il ne s’agisse d’aviation : négligeons donc un cas qui n’arrive guère, et dont, s’il se produit, que voulez-vous qu’on tire dans une conversation mondaine ? Les progrès de la science, voilà bien le sujet le plus ingrat… Passons. Quant aux artistes… Ah ! c’est à leur propos que le miracle se produit. Oui, certes, rien de moins qu’un miracle. Quoi de surprenant, d’ailleurs, à constater que le snobisme fait des miracles ? N’avons-nous pas dit que c’était une religion ? Et y a-t-il une religion qui, à côté de ses mystères, n’ait également ses prodiges ? Nous pourrons même observer que ceux-ci sont assez peu variés : ils se ressemblent tous plus ou moins, apparitions, guérisons inouïes, transformations, sauvetages, récoltes ou disettes inattendues, gains sans pareils ou pertes vengeresses, on ne sort guère de là. Le surprenant phénomène du snobisme, touchant les arts et les artistes, relèverait plutôt des pêches miraculeuses. De temps à autre, en effet, on ne sait trop comment, il arrive à un artiste de se voir pour ainsi dire pêché par les salons parmi la foule de ses confrères obscurs. Nous pouvons écrire obscurs, quoique souvent la plupart de ces messieurs brillent d’un légitime éclat, non seulement dans le monde des lettres ou des arts, mais souvent dans tout Paris, au besoin toute la France, et parfois l’univers entier : cependant les salons n’y regardent pas de si près. S’il fallait s’occuper de l’univers, quand on a déjà son voisin à guetter ! Pour quelle raison tel ou tel se voit-il ainsi accroché par le hameçon d’or ou saisi par le filet en soie des snobs, au lieu de tel ou tel autre qui le méritait tout autant ? Franchement, on ne sait pas : c’est la pêche à l’aveuglette, l’épervier qui tombe et ramène une Sirène, la ligne qu’on jette, et qu’on retire chargée d’un pauvre goujon - peint en jaune ou en vert pourtant, sinon qui donc regarderait cette bestiole à frire ? Des malins parlent d’éditeurs machiavéliques, de marchands de tableaux dont le génie napoléonien annexerait en se jouant l’Europe, l’Amérique, la Chine, les Barbaries russes et notre ministère de l’Instruction publique. Ce sont ces diables-là qui imposeraient aux personnes distinguées tantôt l’un parmi leurs poulains, tantôt l’autre…. Que de maléfices et de sorcellerie ! Les choses ne sont point si compliquées. De trimestre en trimestre, ordinairement pour les causes les plus fortuites, ou bien parce que le rayon vert de l’Académie sera venu se poser tout simplement sur quelque jeune ou vieux monsieur, voici que certain milliardaire dit par désoeuvrement à une ambassadrice : « Connaissez-vous Un Tel, dont on m’a parlé ? C’est un peu fou ce qu’il fait, mais…. » Il semble chercher le mot un instant, et le trouver enfin : « Mais… c’est amusant ». Car le mot « amusant » sert à tout, et d’abord à prouver que l’on n’est ni un ignorant, ni un barbare : dès qu’on en use, dès qu’on se trouve capable d’en sentir le crédit et l’importance, c’est qu’on a du goût et des lettres. Il y a deux éloges suprêmes en usage dans la bonne société : on dit « C’est bien… » pour les sujets mortellement tristes, « C’est amusant… » pour tous les autres. Le jugement « C’est beau, c’est bien beau !... » se voit réservé aux récits de croisières ou aux moindres télégrammes publiés par les Altesses, aux lettres d’évêques, ou encore aux écrits du Pape. Ceux-ci sont parfois en latin, mais on les a compris. Pour qu’un artiste ou un écrivain mérite le titre d’ « amusant », toutefois, il faut qu’il soit au moins un peu bizarre : un snob citera familièrement et volontiers le nom d’un auteur difficile ou d’un peintre alarmant. Gardez-vous cependant de croire qu’il regarde les tableaux avec conscience, ou lit les livres phrase à phrase, si même il les lit : prenez-vous ces puérils ouvrages de l’esprit pour des listes d’invités ? Mais il ressemble à tant de gens qui parlent des délices de l’Orient ou des joies indicibles du Paradis : il a, comme eux, l’assurance sereine de ceux qui n’y sont jamais allés. A défaut d’étrangeté, un livre peut encore distiller le plus sombre ennui, qui présente, Dieu sait pourquoi, un attrait merveilleux pour le snobisme. Extravagance ou snobisme, l’un ou l’autre est indispensable, mais, entre ces deux séductions, le choix demeure permis. Après quoi, il suffit d’attendre que l’émouvant propos du millionnaire à l’ambassadrice se répète çà et là, - sans qu’on y joigne des commentaires superflus : si vous croyez que cela ne prend pas de peine, les commentaires superflus ! - que ce propos circule à travers plusieurs salons tout à fait comme il faut, gagne un ou deux grands cercles, voltige autour de quelques tables de thé, au golf ou au polo, et l’affaire est enlevée : voilà dans Paris un génie de plus, et qu’on invite à dîner. En attendant, ce génie vend son tableau, son livre, on joue sa musique par une sorte de défi très élégant, très recherché. Le snobisme protège décidément les arts. Gloire à lui ! *
* * Il a même, une fois, créé, ou contribué à créer de la beauté. Nous dirons où et comment, nous le proclamerons, nous le chanterons…. Jamais nous n’éprouverons assez de gratitude envers ceux qui, pour la volupté de nos yeux, auront fait bondir sous le soleil un être nouveau en France, et parfait. Phidias et Lysippe…. Mais quoi, les Phidias et les Polyclète, et les Lysippe, ils n’auront fait que sculpter des figures en marbre : qu’est-ce que cela ? Grâce au snobisme, du moins en grande partie, nous aurons au contraire vu vivre en France une forme tout aussi belle que le Doriphore ou l’Apoxyomène, mais une forme chaude et palpitante, en chair et en os, en muscles et en nerfs. Cadeau sublime des snobs, on l’avouera. Ils ne nous l’ont pas fait exprès, il est vrai. Quand le roi Louis-Philippe s’assit sur le trône, il y avait en France une jeunesse dorée : c’étaient les dandys. Insolents et fort jolis, ils visaient à acquérir ce qu’ils croyaient le genre anglais : c’est-à-dire qu’ils essayaient d’avoir l’air glacial et gourmé, ils parlaient peu, et de chevaux autant que possible. En outre, ils se revêtaient de redingotes couleur « fumée de Londres », portaient des chapeaux et des bottes à la manière britannique, buvaient du porto après le repas, et fumaient des cigares énormes, rapportés des Iles par les trois-mâts courbés sous la tempête. Pauvres petits Français qu’ils étaient ! Ils ne parvenaient qu’à sembler hautains comme des coqs, alors qu’ils se croyaient bien froids. C’était encore de quoi étourdir un vrai dandy du Royaume-Uni, quand ils parlaient le moins qu’ils pouvaient, et après cinq minutes d’hippologie, ils se contaient leurs bonnes fortunes. Leurs redingotes leur dessinaient des tailles de guêpes, leurs bottes se posaient toujours sur les tapis comme celles de leurs grands-pères, officiers des guerres en dentelles, et leurs immenses chapeaux haute forme se trouvaient si bien enfoncés jusqu’aux oreilles sur leurs têtes bouclées qu’ils ne les ôtaient devant personne, sinon devant les femmes : et voilà comme ils étaient anglais, tous ces Marsay et tous ces Rastignac ! Néanmoins, ils adoraient les chevaux, et reprenant une tradition inaugurée jadis, sous Marie-Antoinette, ils prétendirent avoir, eux aussi, un stud-book et des courses telles qu’à Newmarket. Leur Jockey-Club tout neuf devint bientôt florissant, on vit naître la Société d’Encouragement, et régner sur le boulevard l’illustre lord Seymour environné de ses maîtres d’armes, de ses boxeurs, de ses équipages, de ses entraîneurs importés d’Angleterre, de ses cracks imbattables et de son élevage sans pareil. Bientôt, on trotta chaque année, en poste et vivement, sur la route de Chantilly, afin d’aller voir courir le Derby, et passer là une folle semaine à perdre sa fortune aux cartes, et casser le goulot des bouteilles dont le bouchon ne sautait pas assez vite. Après ces valeureux efforts, nos dandys connurent le triomphe et la récompense, car une admirable race de chevaux de pur sang se trouva définitivement fixée en France, où elle crût et multiplia si bien qu’à quelque trente ans de là notre prodigieux Gladiateur, étourdissante gloire nationale, semait en Angleterre même l’épouvante et la consternation. Or, si jamais il exista des snobs ici-bas, il faut confesser que ce furent ces dandys de la Restauration, qui tous - lisez Balzac, lisez Stendhal - ne disaient que ce qui se disait dans les hôtels du faubourg Saint-Germain, et ne faisaient que ce qui s’y faisait. Par une chance merveilleuse, il parut fashionable - ainsi parlaient-ils - de raffoler des chevaux de pur sang, et les princes approuvèrent cet engouement, se plurent à faire eux-mêmes courir. Aussitôt il n’y eut plus le moindre hobereau ou millionnaire de la veille qui ne pensât trouver dans une écurie de courses la savonnette à vilain dont il avait grand besoin pour se décrasser de sa province ou de son comptoir…. Et c’est sans doute à cette vanité naïve et bénie que nous vous devons maintenant chez nous, ô milliers de pur sang admirables qui galopez à Longchamp, à Deauville, à Chantilly, et chaque dimanche offrez à une foule innombrable un spectacle de parfaite beauté ! C’est grâce au snobisme ardent et fiévreux des premiers dandys - et surtout des seconds dandys, et de tous les suivants, et suivants de suivants - que nous vous aurons vus finalement voler sur l’herbe d’émeraude, Semendria charmante, blond et splendide Ajax ! C’est parce qu’après les « gants jaunes » et les « lions » de la royauté constitutionnelle, voici que les cocodès du Second Empire, puis les gommeux de la IIIe République, etc., pensèrent acquérir des grâces d’aristocrates en triomphant dans les grandes épreuves, que nous pouvons, aujourd’hui encore, nous émouvoir devant les yeux éperdus d’animaux princes du sang, lorsqu’on les mène au ruban du départ sur les hippodromes, et faire nos délices de leur air tenace et sévère pendant la course, de leur physionomie calmée dès qu’on les desselle…. Pourquoi donc, au fait, ne parle-t-on presque jamais des yeux inoubliables qu’ils ont, les chevaux ? On retombe toujours sur ce lieu commun éternel et plus qu’usé : « C’est si bête, un cheval !... » Mais non. Dites que c’est un nerveux, en proie à toutes les chimères, à toutes les exaltations aussi et à toutes les griseries. Dites que sa mémoire enregistre et conserve longtemps les moindres inquiétudes. Dites enfin, si vous voulez, que cette puissante bête souffre d’une sensibilité de dame à crises de nerfs et à migraines, et que de là proviennent une espèce de puérilité bizarre, et toutes sortes de colères et de manies. Dites tout cela, soit. Mais gardez-vous de déclarer que les chevaux sont inintelligents ! Jugement bien lourd. L’âme des êtres de race noble est difficile à comprendre, voilà la vérité. Cependant la douceur et la raison se trouvent en eux tous : il n’est que de les y trouver. *
* * Que discourons-nous tant des chevaux, d’ailleurs ? Sont-ils les seuls êtres vivants auxquels le snobisme ait servi, et serve chaque jour ?... Eh bien, et les femmes ? Certes, les femmes, et bien ingrates se montreraient celles-ci en traitant du haut en bas une religion qui leur aura rendu de tels services, un ensemble de rites, de crises mystiques et d’enthousiasmes collectifs auxquels ces créatures exquises ont dû dans le passé, et doivent sans cesse de telles satisfactions, de si écrasants succès. Expliquons-nous. Régulièrement, continuellement, la Providence consent que naissent des femmes belles ou jolies : ceci pour la consolation et l’enchantement des hommes, nous hâterons-nous d’écrire en cette minute où nulle d’entre elles ne nous inflige par hasard la moindre tribulation. Cette floraison de personnes que les trois Grâces ont formées se trouve en général plus abondante et assurée en notre pays, par une juste compensation pour les dégoûts quotidiens des pauvres Français, soumis, comme on sait, aux plus honteux chagrins de la démagogie. Cependant, elles ne sont point toutes ravissantes, nos compagnes. Il y en a de médiocres, voire d’horribles. Pis encore, peut-être, on en voit auxquelles la fée Carabosse infligea dès le berceau, outre plusieurs difformités, certains défauts intolérables, tels qu’une bêtise inouïe, par exemple, sans parler de la méchanceté la plus venimeuse et d’un orgueil sans bornes. Or, à cause du snobisme bienheureux, il suffit que ces monstres aient des relations de première qualité pour que défauts et difformités s’atténuent à miracle. Que ces laiderons et ces dindes congestionnées se trouvent elles-mêmes pourvues de rentes magnifiques, et l’on ne parlera désormais de leurs disgrâces qu’avec une sorte de pudeur attristée. Sont-elles nées non loin du trône ou à l’ombre d’un milliard d’Amérique ? Les voilà aussitôt devenues exquises comme par magie. Ce n’est point tout. En dehors de telles ou telles gypsies dont on écrit si pieusement les toilettes dans les Mondanités, vous pouvez remarquer, de-ci, de-là, une petite femme ordinaire, pareille à cent mille autres, et même pas laide, mais assez gentille au contraire, comme tout le monde. La rencontreriez-vous seule que jamais vous ne songeriez à la regarder. De plus, c’est né de rien, ça n’a ni célébrité, ni talent, ça n’est pas toujours riche. En revanche, ça vient de l’étranger, le plus souvent. Néanmoins, le snobisme s’est emparé de cet être insignifiant. Les patrices s’étouffent à sa porte, les grandes dames sourient avec attendrissement (« Elle est si amusante, cette petite ! », voici bientôt venir les rivières de pierreries, les manteaux de vison, les automobiles, les fiançailles prochaines avec un archiduc. Déjà elle travaille, entre deux charleston, sa révérence de cour. Étonnez-vous, mais pas longtemps. Demain, l’on oubliera l’archiduchesse pour adopter la soeur de lait de la vice-reine des Indes. Si vous saviez comme cette dernière prononce délicieusement : « Non, vraiment ?... » Ce sont les seuls mots français qu’elle connaisse. *
* * Les snobs, murmure un poète, vivent d’imagination, s’enivrent de rêveries. Les braves gens ! On les calomnie, on les prend pour plus sots qu’ils ne sont en supposant qu’ils admirent de pauvres humains revêtus d’un prestige mondain, dont mieux que quiconque ils connaissent la fragilité. Ce qu’ils adorent et vénèrent, en réalité, ce sont les grands noms de l’histoire de France portés aujourd’hui par des personnages qui ne sont ni de légende ni de théâtre. Que ceux-ci se montrent courtois ou revêches, modestes ou pleins de génie, les snobs se troublent surtout au souvenir de maréchaux à perruques, de cardinaux couvant des secrets d’État, d’ambassadeurs maniant le tricorne ou de ministres à cordons bleus. Ils revoient Cérisoles et Moncontour, la journée des Dupes et la chasse du roi, les chevaux de poste courant sur la route de Chanteloup, le vaisseau de M. de Lafayette cinglant vers l’Amérique, la canne des muscadins, Austerlitz, Iéna, le bal de Vienne en 1815… Comme une volée d’oiseaux bleus et de papillons d’or, cent images étincelantes, autant de songes à paillettes tournoient dans la cervelle d’un hôte ému qui s’incline respectueusement sur la main d’une douairière…. D’accord. Il se peut. Ne comptez point sur nous pour disputer avec un poète, ni risquer seulement de le contrarier. Rien de si vindicatif que les citharèdes et joueurs de flûte. Nous conviendrons même, s’il y tient, qu’un snob use ordinairement de l’annuaire du Jockey comme on se joue de la musique ou comme on prend de l’opium afin de mieux se bercer parmi les évocations du passé, afin de se perdre plus aisément en ravissantes flâneries parmi le beau jardin des gloires françaises. C’est pour oublier la triste époque où nous vivons qu’il a fait imprimer hier un titre sur ses cartes de visite, et par un dilettantisme de raffiné qu’il ne connaît plus personne quand le prince de Monaco, qui pensait à autre chose, vient de l’appeler : « Mon cher ami… ». *
* * Un lecteur nous dit : « Mais on ne va plus vous recevoir nulle part, chez les snobs. Ils ne vous inviteront plus à dîner. Vous crèverez de faim. - Oh ! que non !... Laissez seulement que j’entre à l’Académie !.... » |