BOULENGER, Marcel (1873-1932)
: La première sortie du pape :
choses vues.- [Abbeville : impr. F. Paillard, 1929].- 21 p. ;
16,5 cm.- (Les Amis d'Édouard ; 147).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.XI.2012) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière La Première sortie du Pape
Choses vues par
Marcel Boulenger ~ * ~ Rome,
25 juillet 1929.
Un salon, à Rome. Ce qu'on appelle un salon, un vrai, un difficile. Paraît une dame éblouissante : — Donc, ma chère, lui dit-on, vous allez demain voir la première sortie du pape hors de son Vatican ? Imaginez quelle foule, quelle splendeur !... Nous avons tous des yeux étincelants en songeant à cet événement extraordinaire, qui ne s'était plus produit depuis 59 ans. Cependant, la dame éblouissante est une Romaine, son grand-père lui a raconté les défilés de Pie IX. Et puis, il fait si chaud... Enfin, elle ne sait pas trop si elle ira. Elle a loué une fenêtre sur la place, bien entendu, mais vraiment... — Pourtant, Madame, il s'agit d'un fait sans précédent, d'une date unique dans l'histoire de la Papauté. Demain, pour la première fois, le Saint Père va prendre, pour ainsi dire, officiellement possession de son nouvel Etat. Au cours d'une procession, dont la splendeur sera aussi majestueuse que fastueuse, Sa Sainteté longera ses frontières, qui s'arrondissent harmonieusement sur la place Saint-Pierre, allant par une courbe élégante d'un bout de la colonnade au bout de la colonnade opposée. La grande captivité volontaire a pris fin. Quand, jadis, les papes ont renoncé à bouder dans Avignon et sont revenus loger à Rome, l'émotion ne dut pas être plus profonde. Et songez au symbole admirable : le Souverain Pontife va porter le Saint Sacrement devant lui, sur la sedia, ou, du moins, sur un autel ménagé sur la sedia... Rome entière sera là. Si vous manquiez, que dirait-on ? — Mais je viendrai, je viendrai. Et elle sourit avec une grâce délicieuse. Néanmoins, la peste emporte les dames éblouissantes, quand elles témoignent d'une réserve si distinguée !... Il y avait, pourtant, de quoi rêver longuement. Songez donc, toute la cour pontificale, tout le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège, tous les dignitaires, officiers, soldats du Vatican, et, enfin, Sa Sainteté elle-même, non plus dans la pénombre de Saint-Pierre, quelque émouvante et belle que soit celle-ci, mais sous le resplendissant soleil de juillet !... Cette accumulation de magnificences ne suffirait-elle point à faire frissonner d'enthousiasme et de piété une foule immense ? Des femmes auraient certainement des attaques de nerfs, quand elles allaient voir le Pape sortir sur la place : elles en ont bien à Lourdes ; que ne serait-ce pas ici !
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* * Et, de fait, dès deux ou trois heures de l'après-midi — bien que la procession ne dût commencer qu'à six heures — Rome était en rumeur. Des files innombrables de soldats descendaient par toutes les grandes voies sur le Borgo : car le gouvernement s'est chargé de faire régner l'ordre sur la place Saint-Pierre, encore que celle-ci se trouve enclose dans les limites du nouveau royaume papalin, et cette besogne de police n'est point une petite entreprise en des circonstances comme celles-ci. Des milliers et des milliers de soldats italiens vont donc rester toute l'après-midi, debout et casqués, sous un soleil terrible, formant une double haie serrée, coude à coude, sur tout le parcours de la procession. Bientôt, l'immense cercle des uniformes gris-vert s'est déployé sur la place. On dirait qu'on occupe déjà l'Etat pontifical. Une vaste tente de la Croix-Rouge s'élève aussi là, au beau milieu de ce décor guerrier : elle attend les insolations et les évanouissements. Rien de plus utile, soit ; mais rien aussi de plus laid — comme tout ce qui est utile, d'ailleurs. En même temps que l'armée investit ainsi la place, la foule arrive peu à peu. Des balustrades en planches l'arrêtent, les soldats la surveillent, l'ordre est presque effrayant. De minute en minute, toutefois, le pavé se recouvre de fourmis humaines : mais ce sont des fourmis claires. Pour essayer d'avoir moins chaud, en effet, hommes et femmes portent presque tous des costumes légers de toile aux teintes pâles et vives. Voilà donc une foule gaie ?... Pas si gaie. De la fenêtre où je la regarde grouiller tout doucement, je l'entendrais rire ou crier : or, elle ne crie point, ne rit guère, ne se hâte pas — pourquoi cela ? elle n'ira pas plus loin que les clôtures — gesticule à peine... Il est vrai que le soleil ferait fondre les dalles de la place. On se meurt.
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* * Cinq heures. Du côté du Vatican, toujours rien. Pas une fenêtre ne s'ouvre, personne ne se montre. On a l'impression — irrespectueuse, et dont je m'excuse, — que le gigantesque palais est divisé en des milliers de loges (comme au théâtre, révérence parler), dans lesquelles des milliers de personnages se mettent en grande tenue. On ne sait plus très bien où l'on est, d'ailleurs, ni en quel siècle on vit. Dans une fenêtre proche de celle où l'on a bien voulu m'accueillir avec tant de courtoisie, s'encastre un gros moine ventru, tout blanc, avec une longue barbe blanche, et de jeunes femmes charmantes l'environnent : un Titien. Soudain, vers cinq heures un quart, la foule s'intéresse : deux gendarmes pontificaux à grandes bottes et culottes de peau blanche viennent de paraître sur l'escalier de Saint-Pierre. Mais ils ne demeurent à bavarder là qu'un moment et rentrent bientôt dans l'église : que sont-ils venus faire ? Aider le public à patienter ?... A mesure que les minutes passent, on regarde avec plus d'émotion les admirables tapisseries rougeoyantes et dorées qui encadrent la porte béante de Saint-Pierre. La foule, à présent innombrable, attend, attend, attend !... Que ne va-t-il pas apparaître, enfin, sous ce portail splendide ?
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* * A six heures juste, cependant, les cloches de Rome entière se mettent à sonner à toute volée, et un rang de gendarmes pontificaux sort de l'église à pas très lents, puis commence à en descendre les degrés. Qu'ils sont magnifiques ! Haut bottés, culottés de blanc — hélas ! pourquoi l'officier était-il si gros ? — portant à leurs chapeaux des plumets éclatants, ils ressemblent à des soldats du Premier Empire. Il serait apaisant pour l'esprit de croire, d'être sûr que ces cavaliers sans pareils ont des chevaux qui les attendent, quelque part, dans les écuries du Vatican. Mais oserai-je l'affirmer ? Après les beaux gendarmes d'opéra vient un détachement plus sobre et plus sombre de la garde palatine, et presque aussitôt ensuite s'avance le clergé, les gros bataillons des moines d'abord, aux robes marron, grises, blanches, noires, puis les séminaristes du monde entier venus à Rome pour leur pèlerinage annuel — il y en a plus de 5.000 ! — puis les paroisses de Rome ; que sais-je encore ?... Pendant une heure peut-être, religieux, prêtres et futurs prêtres sont sortis lentement du porche écarlate par longues tranches bien alignées de cinquante à cent « participants », tous revêtus de surplis blancs. L'énorme église répandait sans trêve ni fatigue, sur ses degrés, ce peuple lilial aux figures brunes : de très loin, vous eussiez cru un fleuve de lait sur lequel flottaient des milliers et des milliers de pommes. Et tout cela formait des rectangles parfaits. Quelle harmonie ! Ont-ils répété en secret ?... Et l'on chantait, comme dans toutes les processions. Et tout fidèle qui défilait portait un cierge allumé. Une puissante et monotone douceur s'élevait vers le ciel : finirait-elle jamais ? Mais oui, elle allait finir !... Car tout à coup, une rumeur, un brouhaha, la foule frémit : on aperçoit dans l'intérieur de l'église quelque chose de haut, et qui brille... Un frisson court : mon Dieu ! le Pape !... Mais non, c'est seulement un grand parasol, une sorte d'ombrelle démesurée en velours jaune et rouge qui constitue l'emblème caractéristique des basiliques romaines. Cette ombrelle rituelle prend sa place accoutumée dans le défilé, précédée, selon la tradition, d'une petite clochette qui sonne modestement son léger cantique de cristal. Une autre ombrelle jaune et rouge paraît encore, puis une autre : il y en a jusqu'à six ou sept... Et le clergé défile toujours. Brusquement, tout devient plus grave : voici les gardes-suisses merveilleux, cuirassés d'argent par dessus leurs habits tailladés et bariolés. Voici les camériers de cape et d'épée dans leur noir costume espagnol plus ou moins « Renaissance », avec la fraise au col. Quoi de plus sympathique que cette fraise ? Que de mépris du siècle et des choses fortuites, et de nos modes périssables, en cette fière et noble lingerie ? M. Clémenceau, a-t-on dit, aurait dû faire davantage oraison. Mais si, de même, M. Briand portait, lui, la fraise bien repassée, la fraise un peu gourmée de Charles IX et de Philippe II, rêverait-il avec tant de laisser-aller à ses mols Etats-Unis d'Europe, ainsi qu'à un progrès social dont Jean-Jacques lui-même, s'il vivait, aurait le cœur affadi ? Et le Pape, maintenant ?... Attendez, pas encore !... Voici le saisissant cortège de 150 évêques mitrés, fulgurants d'or et d'argent, et voici 24 cardinaux cramoisis, avec leurs caudataires et leurs porte-cierges... Enfin, vers sept heures et demie, quand on n'en peut plus d'attendre et d'espérer, l'apparition a lieu ! Un baldaquin colossal et triple, surmonté et environné de plumes d'autruche, grandit peu à peu sous le porche de Saint-Pierre, et, brusquement, le trône aérien resplendit au dehors, efface, abolit, éblouit tout. C'est la sedia, la fameuse sedia, portée sur les épaules par 36 sediari en casaques de velours, qui se relaient par équipes de douze. Sur la sedia se trouve un très petit autel, devant lequel le Saint Père est agenouillé, tout enveloppé dans un immense manteau d'argent, tête nue, et tenant en ses mains jointes le Saint-Sacrement dans une attitude de profonde adoration.
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* * A ce moment, toutes les cloches sonnent de nouveau. Innombrables voix de bronze : Alleluia ! Alleluia !... La place Saint-Pierre se trouve tout à fait plongée dans l'ombre bleue qui suit le coucher du soleil, et la coupole de Michel-Ange est d'un albâtre exquis sur le fond du ciel qui rosit. Les cierges de la procession, à présent groupée sur l'escalier géant, les mille et mille cierges luisent, clignotent, scintillent : depuis le portail couleur de pourpre incandescente jusqu'à la place où tombe le soir, une double coulée d'or illumine la féerique épiphanie. Cependant, la sedia, suivie par deux détachements de la garde-noble et de la garde palatine, a passé à son tour sur la place et sous la colonnade, comme toute la procession. Elle a désormais regagné le portail de rubis en feu, où se trouve maintenant dressé un autel doré. Le Souverain Pontife est descendu, il pose de ses mains le Saint-Sacrement sur l'autel, tandis que les chanteurs de la Chapelle Sixtine entonnent quelques versets du Te Deum et du Tantum ergo. A peine, d'ailleurs, si on les entend : il faudrait la grande voix de l'archange saint Michel ralliant les cohortes du ciel pour emplir entièrement cette formidable place Saint-Pierre. Ce que l'on entend bien clairement, en revanche, ce sont les trompettes d'argent, celles qui retentissent au moment de l'Elévation dans les messes papales : elles signifient ici que le Saint Père va donner sa bénédiction à la foule et à la belle Rome qui l'entoure. Les troupes pontificales ont mis un genou en terre, les troupes de l'armée italienne présentent les armes, comme elles ont fait, tout à l'heure, au passage de la sedia... Quant à la foule, elle ne s'agenouille guère, mais demeure immobile, plus intriguée qu'émue : le Pape est trop loin, perdu dans l'or des cierges et l'incendie splendide du grand portail ; on ne sait plus au juste ce qu'il fait ; seuls, ceux qui se trouvent assez près auront distingué le saint geste qui bénissait. Après quoi, le Souverain Pontife se retire, tout se disloque en bon ordre, les cierges s'évanouissent. Il ne reste bientôt plus que la façade illuminée de Saint-Pierre et les lampadaires électriques dressés près des maisons... C'est grandiose ?... Certes, mais n'allez pas alors lever les yeux, ni regarder là-haut les premières étoiles : tout s'éteindrait.
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* * Sur la place, la foule piétine, s'étire, s'écoule, disparaît petit à petit. Pas une automobile n'avait eu licence de s'approcher jusque-là, et il faut les aller quérir à pied par les deux longues rue du Borgo. Epuisés et songeant à la soupe — il est plus de huit heures et demie — les soldats reviennent en longues files par ces mêmes rues : dame ! ils sont pressés de rentrer, les pauvres gars, après la terrible journée, et tant pis pour le ravissant pied chaussé du daim le plus fin, si, par malheur, il vient à rencontrer, dans l'obscure clarté qui tombe des réverbères, le fort soulier à clous d'un caporal affamé.
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* * Et la dame éblouissante, était-elle venue, finalement ?... Car il fallait se trouver là en personne et regarder de ses yeux : aucun film, en effet, ne permettra de voir la belle et sainte fête au cinéma. Le Pape a formellement interdit que le moindre appareil « tournât » la procession, comme on dit, ni qu'aucun aviateur la vînt survoler. Deux petits avions de police n'ont cessé de veiller, toute la journée, autour du Borgo et de l'État pontifical. Donc, la dame éblouissante a dû s'accouder, elle aussi, à une bonne fenêtre, durant cette après-midi sans égale, et j'eus la joie charmante de la revoir le soir même. — Eh bien, Madame, n'était-ce pas très beau ? — Certes. Et réglé à miracle, en vérité celui qu'il fallait à la place qu'il fallait et à la minute qu'il fallait. Un peu trop admirable même. Un peu trop doré, tout neuf et comme verni... Il n'y a que le peuple, en somme, qui ne savait pas bien son rôle : il ignorait si, au passage du Saint-Sacrement et de la sedia, il devait acclamer ou se mettre à genoux. En définitive, il applaudit, comme au théâtre. Ce n'est pas ainsi que jaillit une émotion poignante. — Combien vous êtes difficile ! Une vraie Romaine, habituée aux grands spectacles et qui les juge. — Pas tant que vous croyez. Mais j'ai vu naguère délirer les arditi familiers, quand d'Annunzio passait dans les rues de Fiume. Et je vois souvent notre simple peuple crier d'amour, lorsque le Duce paraît à une tribune ou à un balcon... — Ah ! vous m'en direz tant ! |