BOULENGER, Marcel
(1873-1932) : Vénerie
(1925).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.V.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-46) du numéro 46 (avril 1925) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris . Vénerie
Choses vues par MARCEL BOULENGER
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De temps à autre, quand on ne sait que dire autour des coquetels (les ignorants écrivent cocktails) on parle de la chasse à courre. Il faut qu’on ait vraiment bien bu pour en venir à une conversation si grave. Le plus souvent, c’est une dame qui déclenche l’offensive. Une âme sensible, vous comprenez, une personne aux frissons exquis. Elle en est à son troisième « rose », ce qui ne fait que développer sa délicatesse : peu lui importerait de rencontrer un lion sur sa route, mais elle s’évanouit à l’approche d’une souris ; ou bien elle tuerait très bien de sa propre main certains hommes, alors que le trépas du moindre animal la met positivement à la torture. Elle sait qu’il y a là « un illogisme, une puérilité » : mais c’est quelque chose de plus fort qu’elle, une horreur involontaire, etc… On connaît ces aveux, faits en souriant : « Que voulez-vous, je suis ainsi… une humble femme… » Elle s’attendrit, on s’attendrit soi-même… Encore un « rose »… ? De ces propos émus à la chasse à courre, il n’y a qu’un pas. On le franchit avec plaisir. La mort d’un animal ? Mais en est-il précisément une plus touchante que celle du cerf, forcé par la meute altérée de sang ?... Et voici les remarques énoncées d’une voix spéciale – celle dont on use pour parler des chefs-d’œuvre révélés depuis l’avant-veille – touchant la beauté, la noblesse du cerf, son courage d’ailleurs et sa dignité devant la mort, ses « larmes silencieuses ». Après quoi, viennent les apostrophes généreuses, les phrases méprisantes, hautaines, réglant tout net le compte de ces malheureux assez dépourvus de cœur, et peut-être d’esprit, pour « se mettre à trente, cinquante, sans compter des chiens sans nombre » contre le pauvre cerf, innocent et stupéfait. A cet instant, le drame est à son comble, et si vous ne tombez pas incontinent amoureux de la dame sensible, prenez-en votre parti, vous n’aimerez jamais. Cependant, un amateur de chevaux se trouve là. Il suit les concours hippiques, entend parler de « parcours de chasse ». Il éprouve un faible pour la vénerie, cet homme du monde. Et puis, le baron chasse, et Un Tel aussi, qu’il admire, et Un Tel encore, chez lequel il espère bien dîner, sous peu. Des gens qui possèdent des autos magnifiques font partie de grands équipages. Comment voulez-vous qu’il s’émeuve autant que la dame sensible, lui qui peut placer tant de noms honorables sur les figures des malheureux qui « se mettent à trente, cinquante, sans compter les chiens sans nombre… etc… » Il accorde un salut respectueux au cerf qui tombe, mais fait tout bas plus d’une réserve. Quand on est vraiment du monde, on ne doit rien exagérer. Bientôt un allié le soutient, d’ailleurs : c’est un forestier, celui-là. Ou plutôt, non, mais un châtelain – cela fait plus distingué – propriétaire d’un grand domaine, avec des bois qu’il exploite. Un monsieur compétent, enfin, un homme qui sait : « Les cerfs, déclare ce gentilhomme des champs, sont de sales bêtes qui bouffent tout le bois. Laissez cette vermine pulluler, et vous n’avez plus une forêt en France. Pas d’animal plus stupide, du reste ! Voilà vingt siècles qu’ils n’ont pas encore compris que de se mettre à l’eau comme ils font, à la fin d’une chasse, c’était pour eux la mort sans rémission. Et puis, et le sanglier, vermine des vermines, est-ce que vous souffrez aussi quand on en force un ? On voit bien que vous ne cultivez pas les pommes de terre que vous mangez. » Ce gaillard semble rude. Il a la voix d’un chef. Un sanglier ? Qui pensait à ce monstre ?... Et les pommes de terre… Quoi, ces petits copeaux dans les soucoupes, sur l’acajou des bars ?... Un troisième peut encore se trouver, qui appuiera l’homme du monde et l’homme des bois : et pour le coup, ce dernier ne sera rien de moins qu’un économiste. Impartial et froid – élégance des savants – il va citer des chiffres : il additionnera les très grosses sommes que rapporte à l’État la location des forêts de chasse, et alignera pareillement les profits des cultivateurs, situés à l’orée des bois, en dégâts de cerfs et de sangliers, en passages de cavaliers à travers les champs, lors des débûchés – le tout payé par les maîtres d’équipage. Il calculera les gains considérables des marchands de chevaux, grainetiers, selliers, tailleurs, culottiers, bottiers, sans parler de la viande pour les chiens, et de la vie apportée dans les bourgs et villages par un équipage de chasse. Il supputera la mélancolie des auberges, cabarets, restaurants et voire des hôtels ou palaces de la ville prochaine, si soudain les dernières trompes se taisaient en notre pays. Que la chasse à courre n’existe pas, concluera-t-il, il faudrait l’inventer. « Heureusement, ajoutera-t-il, nous n’en sommes pas là ; je vais vous dire le nombre des équipages en France, actuellement : il est encore grand… » A ces mots, un philosophe s’anime : « Un sport un peu farouche convient aux Français d’aujourd’hui : la bourgeoisie s’alanguit. » Et un esthète de s’écrier : « Inoubliable est le spectacle d’une meute dévalant au milieu des fougères incendiées par l’automne !... » Sans oublier l’historien : « Quatre siècles au moins de tradition dans les gestes et coutumes de la vénerie !... » Ni le philologue : « Un langage conservé intact depuis les Bourbons, sinon les Valois, et – merveille ! – un langage encore vivant, et dont on use avec l’accent même d’autrefois !... » Non loin de ces disputeurs, un jeune homme est assis. Il rêve. Cette controverse ne l’intéresse guère, il ne s’y mêle point, n’y prête nulle attention, ne l’entend seulement pas. Il rêve. Il se revoit à cheval, hier, sous la bise glacée. Ses bottes, trempées par la pluie, lui collent aux pieds, malgré ses gros bas de laine. Mais il ne sent ni l’eau, ni le vent. Il galope, furieux, dans un chemin sous bois, plein d’ornières à casser les jambes de sa jument. Il crie, il hurle : « Eh, La Feuille, là-bas, arrêtez, vous vous f… dedans, bon Dieu !... » Car ce piqueux est stupide !... Sous prétexte qu’il a dix chiens devant le nez, il appuie sur une mauvaise voie : ce n’est pas du tout le daguet de chasse, mais un grand cerf, frais comme rose, qui a passé dans ce canton-là. Notre jeune homme vient de le voir de ses yeux à l’instant, le daguet de chasse, dans la direction opposée : il s’est congestionné à sonner la vue. Le piqueux a des oreilles pour ne rien entendre, alors ? D’ailleurs, l’imbécile a beau appuyer, ses chiens n’en veulent pas, c’est clair, ils balancent comme des perdus. « Arrêtez, bon Dieu !... » Notre jeune homme a les yeux hors de la tête à ce seul souvenir. Pouvait-on chasser comme ça ?... Si vous croyez qu’il sentait le vent, hier, ou qu’il apercevait les ornières ! Sa propre mère eût été couchée dans le chemin, qu’il eût sauté par-dessus pour arriver plus vite auprès du piqueux qui se trompait… Enfin, on a pris le daguet tout de même, à la nuit pourtant ; et avec quelle peine, après un défaut de quarante minutes !... Voilà un veneur. Frappez-lui sur l’épaule, car si vous voulez entreprendre de causer avec lui autrement, il ne vous répondrait pas. Vous le croyez donc près de vous ? Il en est bien loin !... Il écoute en sa mémoire les voix de la meute dont il distingue les moindres nuances. Voici tel ou tel chien, là-bas, qu’il reconnaît à ses abois. Le chien crie : « Je travaille ; nous tenons, ça va, la vie est belle !... » Et le veneur de riposter dans le dialecte convenu : « Aoh ! Ravageur… Aoh ! Aoh !... Au coute, Arlequin, au coute !... » Et sur quoi d’empoigner sa trompe et de sonner ! C’est le bien allé… Car chiens et lui se comprennent à merveille, parlent une langue commune, composée de cent mots humains que les tout petits chiots, en naissant, portent déjà confusément logés en leurs molles têtes rondes ; et de quinze ou vingt manières d’aboyer, dont les veneurs ont la clef dès l’enfance, instinctivement. Et vous irez, vous profane, vous amateur distrait, parler de chasse à ce garçon-là ?... Mais, pardon, de quel équipage êtes-vous ? Comment travaillent vos chiens ? Pays dur ? Beaucoup de cerfs ?... Dame ! soyez précis. Un vrai veneur, vous dis-je, et non pas de théâtre ou de « Mondanités. » Regardez-le. Nulle différence physique avec les gens qui l’entourent : ou, que si elle existe, du moins est-elle imperceptible dans un restaurant, un bar ou un salon. Peut-être a-t-il meilleure mine, car tant d’heures de grand air et de gelée lui auront à la longue un peu tanné les pommettes et le nez : et encore, n’est-ce pas inévitable. C’est seulement à la scène et dans les romans que l’on rencontre ce personnage conventionnel, rude et boucané, à la voix brusque, dont auteurs et comédiens se plaisent à nous montrer l’image d’Épinal. Rien de cela : le veneur n’est enluminé, savoureux et original qu’en forêt, le fouet au poing et la trompe autour du torse. Mais là, pour le coup !... Là, vous ne reconnaîtriez jamais ce petit jeune homme qui fume paisiblement sa cigarette, à côté de vous, ou ce vieux monsieur qui lit son journal. L’un et l’autre seront transformés complètement, dès qu’ils auront gagné la brousse ou les taillis. Vous croirez voir alors des êtres d’un autre âge, vêtus de rouge, de vert ou de bleu, mais tout cela pisseux, noirci par les tempêtes et les déluges tout cela maculé par les boues, déchiré par les ronces. La cape de velours enfoncée sur la tête, à l’épaule la trompe toute bossuée, aux pieds de fortes bottes, montant jusqu’aux genoux et sous lesquels s’enfournent parfois de gros bas blancs (à moins que la tenue plus mondaine de l’équipage n’exige la culotte blanche et les bottes à revers), aux mains de larges gants bien épais, et en outre le couteau battant la cuisse, et puis le ceinturon, le fouet – en selle, enfin, sur des bêtes endurantes et puissantes, que rien ne rebute, que jamais on ne ménage, que nul marais bourbeux ou rocher n’arrêtent, qu’on tuera plutôt que de rester en arrière, si l’on entend la chasse couler et se sauver là-bas, là-bas, à l’horizon… Tout à coup, vous verrez bondir au coin d’un sentier ces êtres étranges et presque sauvages !... Dirons-nous ces personnages de carnaval, ces déguisés ? Que non ! Il n’est déplacé en aucun cas, il ne saurait prêter à rire, celui qui ne parade pas plus qu’il ne se contraint, mais agit au contraire, et joue en réalité avec ses jouets, au lieu de les regarder seulement ou de les montrer vaniteusement, celui qui se sert de ses bibelots de luxe et de gala, celui dont les accessoires sont des armes qui coupent, qui blessent, qui tirent du sang. Non, certes, ces composés du centaure, du faune, du trappeur de l’Arkansas et du coureur de grands chemins, n’ont rien qui évoque le mardi gras… En plein vent, en pleine fange, en pleine joie, en pleine ardeur, soufflant en leurs trompes ou criant de toute leur voix, bref en pleine vie, nos hommes des bois sont splendides !... Ce sont les autres, les pauvres Parisiens, qui ont l’air d’intrus dans la forêt, avec leurs chétifs costumes tirés ce matin d’une caisse, et leurs teints de navet. Et notez qu’il s’agit ici de deux personnes fort insignifiantes dans la vie quotidienne, ou de deux citadins tout à fait étrangers à la rustique nature et aux solitudes sylvestres, les jours qu’ils ne chassent pas – on serait tenté de dire « dans le civil ». Admettons, si vous voulez, que le petit jeune homme qui crève à demi son cheval dans un bourbier et fouaille si éperdûment pour arrêter la meute fourvoyée, ne soit à la ville qu’un gigolo sans intérêt ; consentons que le vieux monsieur galopant, la trompe aux lèvres, les veines saillantes et les joues gonflées comme un Triton, réfute avec solennité le lendemain les considérations émises par de graves contradicteurs, touchant la prospection dans l’Afrique du Sud ou quelque recours au conseil d’État. Soit… Ils n’en seront pas moins de nouveau transfigurés lors de leur prochaine chasse, et comme métamorphosés en loups de forêt – puisqu’on parle bien de loups de mer. Leur passion profonde, la vénerie, aura réalisé ce prodige. Les veneurs – les vrais – se reconnaissent entre eux, fût-ce en dehors des forêts, dans le monde, au cercle, au bar, n’importe où : un rien leur suffit, une certaine manière de s’exprimer à propos de chevaux ou de chiens, ou d’un terrain, d’une contrée ; une façon de prononcer plusieurs mots ; ou encore certaine habitude de ne pas s’appesantir sur tels ou tels incidents hippiques, dont les gens qui ne chassent pas s’entretiendront pendant une demi-heure ; un regard, un geste machinal d’attention à propos d’une remarque dont nul profane ne s’aviserait, que sais-je… Immédiatement, un veneur s’aperçoit qu’un autre veneur est là, comme s’ils avaient usé de signes maçonniques : cinq minutes n’ont point passé qu’ils se sont joints, et causent ensemble, de vénerie bien entendu. Et ils sont heureux. Cependant, on nous dira que des veneurs se trouvent rarement du même avis ? Soit, ils se querellent parfois, au besoin se jalousent. Mais au fond, et instinctivement, ils s’entendent tous, ainsi qu’à l’étranger les gens du même pays. Car tous les veneurs ont une patrie commune : la vénerie. Une passion commune la vénerie. Une vertu commune : la politesse, qui fait si heureusement partie des séculaires traditions de la vénerie. Et ajoutons aussi une grâce commune : la simplicité. (Encore une fois, nous parlons ici des vrais veneurs, et non des snobs : ceux-ci ne sont jamais simples, puisqu’ils n’aiment rien.)
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Définition : la vénerie, c’est l’art et la science de forcer avec des chiens, « à cors et à cris », le cerf, le sanglier, et autres bêtes dites précisément « de vénerie ». Cet art et cette science n’ont guère changé depuis trois ou quatre siècles. On chasse aujourd’hui comme on chassait sous Louis XV, à peu de chose près. Mon Dieu, tout le monde sait ce qu’est une chasse à courre… Non, d’ailleurs, on ne le sait pas. Chacun a assisté à des cavalcades au cinéma, dans les cirques, ou admiré des scènes peintes sur les stores des charcutiers, en province. Ou encore, on aura peut-être assisté à des rallies organisés en des lieux de villégiature, et l’on se figure que c’est ça, la chasse : on galope à travers pays, et puis voilà. Nous n’allons pas faire un cours, il y faudrait un livre. D’autre part, comment réduire en trois phrases toute la tragédie d’une chasse ?... Essayons. A l’aube, des piqueux vont – ou devraient aller – avec des limiers que l’on tient au bout d’un trait, repérer le plus silencieusement possible les lieux où se trouvent des animaux de chasse : ceux-ci ont rôdé, la nuit, en quête de nourriture, puis sont rentrés sous bois pour reposer. Le nez perspicace des limiers a vite fait de retrouver l’endroit par où quelque animal aura passé : les piqueux marquent, doivent marquer la place (avec une branche brisée, d’où l’expression : aller sur la brisée, sur les brisées de tel ou tel). L’équipage réuni au lieu du rendez-vous, où attend la meute, sinon le vautrait, le premier piqueux fait son rapport au maître d’équipage : « A tel endroit, j’ai tel animal. A tel endroit, tel autre… » Le maître d’équipage décide. On se rend à l’enceinte désignée – entendez au taillis dont l’animal a fait choix après sa nuit de vagabondage. Quelques chiens d’attaque pénètrent en cette enceinte, cherchent le cerf ou le sanglier, et le forcent à fuir – s’ils le trouvent ! Une fois l’animal ainsi surpris, et qui déjà se sauve, on rappelle les chiens d’attaque, on les arrête, et la meute ou le vautrait sont mandés à son de trompe. Voici bientôt que tout le bataillon des chiens accourt, entraînant les gars qui les tiennent au bout de cordes solides, par groupes de six ou huit. On les découple enfin au lieu même où soit le cerf, soit le sanglier ont sauté du taillis. Tous les chiens partent sur la voie, en poussant des clameurs magnifiques : et ils suivront dès lors cette voie de leur mieux, en tous ses détours, où qu’elle les mène, pendant des heures et des heures… Les piqueux appuient leurs chiens, les aident tant qu’ils peuvent, de la voix, de la trompe, et même grâce à leur expérience, ce qui est plus dangereux. Les veneurs galopent et trottent, aussi près qu’ils y parviennent, à la suite des chiens et des piqueux. Ils appuient, eux aussi, ils donnent des conseils, des renseignements. Le maître d’équipage, quelquefois, entre en courroux… Et puis, vers le soir, l’animal forcé s’arrête au milieu des chiens, et leur fait tête : hallali sur pied. Ou bien, n’en pouvant plus, il se réfugie à la nage dans une rivière ou un étang : ce qu’on appelle le « bat l’eau. » Il n’y a plus alors qu’à l’abattre d’un coup de carabine. A moins encore, qu’on ne l’ait définitivement perdu, que les chiens ne soient en déroute, bref qu’on ne renonce et sonne mélancoliquement dans le crépuscule la rentrée au chenil. Ainsi se passe une chasse à courre. Mais vous devinez bien que c’est là un schéma, bien trop sommaire, en vérité, une espèce de squelette. Comme si l’on disait, pour décrire une bataille : les deux partis se canonnent, puis l’une des armées adverses avance, l’autre recule, cède enfin du terrain, et sa défaite est consommée. On sait la guerre plus compliquée, peut-être : la vénerie également. Mille incidents surviennent dans une chasse : le cerf ruse sans fin et se cache à merveille, chaque sanglier a sa tactique, les chiens se trompent, changent d’animal, s’emballent, perdent la tête, ou se dégoûtent, se lassent, n’en font plus qu’à leur caprice. Les remettre à la voie est souvent un travail terrible : autant rouler le rocher de Sisyphe. Certains défauts peuvent durer près d’une heure : allez retrouver un cerf au bout d’une heure !... On s’étonne qu’il y ait encore des piqueux. Il faut qu’ils aient ce métier dans le sang. Une journée de chasse un peu dure, mais il n’y a de quoi crever le plus robuste. Dès le fin matin, par un aigre froid, voici notre homme battant le bois à pied, pour repérer ses animaux. A onze heures, il est à cheval, galope en fouaillant, hurlant et sonnant sans trêve de la trompe, pendant cinq, six, sept heures de suite. Qu’il pleuve, qu’il vente, que la bise d’hiver coupe les mains et les pieds, allez toujours ! Nul répit, point d’obstacle non plus. Si l’on doit se jeter à travers un roncier, entrer dans l’eau ou la boue jusqu’aux genoux, le piqueux est là. Vient-on de prendre enfin l’animal de chasse, c’est encore le piqueux qui va, séance tenante, le dépecer pour les chiens, ses bras dans la viande jusqu’au coude. Et la curée faite, il ne pourrait, il ne voudrait d’ailleurs se dispenser de lancer aux échos de l’horizon ou des futaies toutes les fanfares réglementaires, sans en omettre une seule : et il y en a !... Sa belle tunique galonnée n’est plus qu’un haillon sans couleur à la fin de la saison de chasse. Observez sa cape verdie, ses grandes bottes de postillon rapiécées et fourbues, son fouet devenu si gras qu’il pèse comme plomb, sa trompe martelée de coups contre les arbres. Lui reste-t-il encore des lèvres, après tant de vociférations et de sonneries ? Il a sans doute la bouche dilatée, comme jadis la prophétesse Cassandre aux clameurs éternelles, et peut-être mourra-t-il un soir comme Roland à Roncevaux, les veines du front éclatées à force d’avoir soufflé dans son cor pour appeler non plus Charlemagne à la barbe fleurie, mais les chiens de relai qui n’arrivaient pas. Les piqueux sont prédestinés. Ils chassent le plus souvent de père en fils. Et tous les veneurs, plus ou moins, leur ressemblent : ils se donnent presque autant de mal en forêt, nourrissent les mêmes soucis, partagent les mêmes défaites, connaissent les mêmes triomphes, éprouvent les mêmes plaisirs, les mêmes fièvres. Eux aussi se trouvent en loques à la fin des chasses, au printemps venu, quand les chiens ne peuvent plus débrouiller la voie dans les taillis d’avril où, déclarent les piqueux indignés, « ça pue la violette !... » C’est d’ailleurs en novembre et décembre surtout qu’il fait vraiment bon chasser, lorsque les journées sont courtes, et que, dès quatre heures, la nuit commence à guetter au bout des chemins. A-t-on galopé un peu vite, un peu loin, vient-on d’arrêter son cheval tout fumant dans un carrefour désert, afin de mieux écouter ?... On se rend compte alors du silence inouï que fait pour ainsi neiger l’extrême automne. En plein hiver, les bois sont nus, l’air sec, le moindre choc retentit, le ciel même paraît sonore. En octobre, il y a encore trop de feuilles, que le vent bouscule. Mais dès la Saint-Hubert, la forêt agonise doucement. Elle n’a plus de force. Assez de rouille reste aux arbres pour étouffer le bruit, trop peu pour y ajouter. Que cesse seulement de s’ébrouer votre cheval, et vous entendrez mourir l’herbe. La trompe semble appeler au bout du monde par des sons légers comme des parcelles d’or…
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Aimez-vous le passé ? Goûtez-vous les traditions ? Mais nous n’entendons point le passé qu’on voit dans les musées, sous vitrines, ni les traditions exhumées de ces chartes, manuscrits et liasses poudreuses que les paléographes disputent aux souris. Il s’agit du passé vivant. L’émotion indicible de croire parfois, et jusqu’à l’hallucination, que nos ancêtres sont là, en chair et en os, que les voici, qu’ils se divertissent avec nous, que rien n’a changé depuis la Charte, et qui sait, depuis Fontenoy, depuis M. le Cardinal… Vous goûtez par moments, à la chasse, cette impression curieuse et ce plaisir filial. Les meutes, en effet, sont toujours pareilles, les sangliers, les cerfs ne varient point, les forêts non plus : voyez les tapisseries, les tableaux. Et qu’est-ce que ces êtres bottés et recouverts d’étoffes éclatantes, qui surgissent soudain d’un fourré ou galopent joyeusement sous vos yeux, sinon de vrais personnages d’autrefois, tout surabondants de vie, tout gonflés de beau sang bien chaud et bien rouge.… Ah, que nous voici loin de ces pauvres chienlits des pièces à costumes, ou de ces messieurs et dames des bals travestis ! Fût-il habillé d’écarlate ou de bleu ciel, un gars est un gars. Il étreint un cheval violent et fort entre ses genoux que serre la culotte blanche. Il repousse des broussailles, qui griffent bel et bien, de son poing armé du fouet usé ou de la trompe défraîchie. Et comme il crie !... Écoutez-le, cependant. En quelle langue crie-t-il ainsi ? En français, dans le meilleur des français, parbleu !... Un français qui a vieilli comme un grand bordeaux ou un profond bourgogne, et en est devenu si savoureux que des profanes mêmes – j’entends des étrangers ou des primaires – ne pourraient n’en pas sentir la force et la grâce. Tout naturellement, sans la moindre application ni affectation, sans même y songer, veneurs et piqueux parlent entre eux la langue de la vénerie. C’est un langage qui remonte à Louis XIV, à Henri IV. Non seulement, ils emploient des termes particuliers, tels que hère, daguet, volcelest (trace du sabot de l’animal chassé : et l’on prononce vôcelet, à la saine manière de jadis, et non volleceleste, comme ferait M. Homais, qui sait si bien son orthographe), bien-allé, débûcher, laisser-courre, le corsage du cerf, se forlonger (le cerf se forlonge, quand il prend de plus en plus d’avance sur les chiens), se raser (le cerf se rase, lorsqu’il se tapit sous un buisson), des chiens bien créancés (expérimentés, auxquels on peut faire confiance, donner créance), se harder, (un cerf qui s’est hardé, réfugié dans une harde, une troupe de biches), hourvari (quand le cerf ruse, va, vient, revient), vloo ! (quand on voit de ses propres yeux le sanglier), tayaut ! (si vous apercevez le cerf : et prononcez tâyaut ! au lieu de taillôt à la façon des midinettes tournant sur les chevaux de bois à la foire de Neuilly), hallali ! (et dites hallâli, et non pas alalî), etc… Non seulement ils se servent bien aisément et machinalement de tous ces mots, et de tant d’autres, qui ne les étonnent en rien, puisque c’est leur langage courant : et il y faut joindre, en outre, tout le répertoire, si étendu, des exclamations propres à exciter ou diriger les chiens, telles que les innombrables Aoh, aoh !... A la voie, mes beaux, mes valets !... Au perce !... Au coute, au coute !... etc… Mais c’est encore, le plus souvent, avec l’accent du très vieux temps que piqueux et veneurs usent de cet idiome excellent, ou poussent ces clameurs belles et sonores. Vous ne les entendrez jamais, par exemple, s’écrier : « A la voie !... » mais bien : « A la vouaie !... » et même par déformation : « A la ouaie !... » Et comme le langage de la vénerie n’est pas du tout un dialecte savant, mais se trouve au contraire florissant et en pleine santé, nos veneurs, nos piqueux surtout, y font entrer sans nulle gêne tous les mots de caserne ou des rues. Ceci ne tue pas cela, au contraire. C’est ainsi que nous entendîmes un piqueux furibond s’écrier certain jour, en parlant d’un chien paresseux : - Pigez-moi ça, il rebute même le volcelest, ce fumier-là ! Et une autre fois, un petit valet de chiens, âgé de quatorze ans peut-être, nous faisait part de son émotion, les yeux hors de la tête : - Oui, monsieur, oui, je viens de le voir, notre cerf !... Même que j’ai failli tomber dessus : il s’avait rasé là, derrière la haie… Il s’a sauvé pour rembûcher là-bas, et comment !... Ce qu’il pédalait ! Outre le langage, maintes autres traditions demeurent presque intactes en forêt, les jours de chasse : la courtoisie notamment. Chacun s’y efforce : de tel ou tel, on peut même dire qu’il s’y force. Cela se fait, cela se porte. Du reste, entre veneurs, on ne se méprise point. Celui-ci ne vous voyait même pas hier dans la rue, si votre nom ne lui rappelait rien des études profondes qu’il poursuit chaque matin dans les communiqués mondains : mais aujourd’hui qu’il vous rencontre derrière la meute, que de bonne grâce, que de charmante noblesse en son salut ! Celui-là disait : « Qui est-ce ?... » à votre entrée dans un salon. A votre passage en forêt, pourtant, il vous nomme sans se tromper, et vous voici peut-être un peu parent de parents à lui. La vie est jolie quand on chasse. Chaque journée qui s’éteint dans la nuit est pour un veneur un plaisir parfait qui s’en va. Qui à cheval, qui en auto, on s’en revient vers la maison chaude et les lumières. Le cheval est las, l’auto pointe ses phares dans les ténèbres… Par goût, un raffiné devrait toujours faire retraite à cheval. Rien de si beau que les ténèbres qui s’élèvent doucement de partout. La cendre du sol fonce peu à peu. Ce sont encore des arbres, ces grands murs d’ébène ? Et cette petite chouette, qui, on ne sait où, secoue son triste grelot… A moins que l’on ne rentre dans un silence pur, entre une orange énorme qui tombe à gauche, le soleil, et cette pièce d’argenterie qui monte à droite, la lune. On gèle. La forêt s’aplatit sous le ciel comme de la mousse phosphorescente. Entendez-vous jouer les lapins ?... Soudain, au détour d’une allée, voici un immense feu de bûcherons, pétillant et pointu, haut de cinq mètres. Quel vacarme ! Quelle chaleur !... On passe, la lune renaît. A l’orée de la forêt apparaît un château féérique : c’est sans doute pour la Belle au Bois dormant qu’on l’a ainsi bâti tout en nacre ? Le soir, sous la lampe ou parmi les cristaux éblouissants d’un dîner, la forêt nocturne semble peu de chose : mais on se souvient longtemps d’un glorieux renseignement qu’on aura su donner au cours de la journée, et sans lequel la chasse était perdue ; ou de ce maudit chien qui vole toujours la voie. Comme on l’a bien arrêté, pourtant, juste avant le grand débûché !... Il arrive, avons-nous dit, qu’il y ait une teinte de rêverie dans le regard des veneurs. Une dame pourrait s’y tromper.
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Cependant, n’a-t-on pas abîmé la chasse à courre ? Si fait. On y a ajouté d’abord les autos. Quand l’animal est pris, qu’on a sonné l’hallali, puis la mort, et qu’on va faire la curée, les préparatifs semblent longs : il faut traîner la bête au lieu choisi, la découper, etc. Fastidieux. Mais les autos sont là. Elles ont amené des veneurs, et les remmèneront chez eux, au besoin à Paris. Ou encore, elles auront promené des curieux. Elles arrivent, comme par miracle, de tous les points de l’horizon, si – comme il advient – elles ne se sont point égarées. Bref, elles sont là, presque toujours. A cet instant, qui ne les aimerait de tout son cœur ? On se sent un peu secoué, si la chasse fut très rude, très longue, on a soif. Depuis dix heures du matin !... Or, de chaque voiture, voici sortir pardessus et houppelandes d’abord, puis du porto, du vin chaud, des sandwichs, tout un ravitaillement. Les veneurs ont mis pied à terre ; les chevaux sont promenés à l’écart par des hommes de suite ou des « gens du pays. » Il y a foule autour de ces bars automobiles. On va de l’un à l’autre : la tradition exige ici encore que tout se passe à la belle manière française d’autrefois, c’est-à-dire galamment. Le geste d’offrir exige aussi le sourire, qui fait gentilhomme. Entre veneurs, encore un coup, le bon style n’est pas de se mépriser mutuellement. La bouderie bourgeoise, cette camelote, ferait pitié dans un grand paysage d’hiver : c’est bon pour Paris. Après l’hallali, les autos sont donc les bienvenues. Mais avant !... Avant, puissent-elles tomber en panne ! Elles encombrent les routes praticables, s’embourbent, gênent les cavaliers, bouchent la vue, produisent du fracas, alors qu’il s’agit d’écouter sans trêve, lorsqu’on chasse. En outre, elles sont laides au milieu des chevaux, des chiens et des tenues d’équipage. Enfin, elles font des laisser-courre un plaisir trop facile : naguère encore, si quelque bon daguet ou solide cerf, mais un sanglier surtout (en vénerie, on dit « un cochon » : c’est ainsi…) avaient mené les chiens à huit ou dix lieues du point d’attaque, ce dernier se trouvant lui-même éloigné, comment rentrer ? Pas d’automobile, en ce temps-là ; le chemin de fer n’était pas toujours proche, ni commode… Il y avait une certaine saveur en ces difficultés. Des épices un peu dures, il en faut dans certains plats. De plus, les autos lâchent trop de profanes dans les bois. Ceux-ci mâchonnent des herbes, comme les collégiens aux champs, posent des questions absurdes, ne savent point se tenir, regardent les veneurs avec avidité, les chiens avec indifférence, s’écrient d’une voix aiguë : « Ah, le voilà !... » si le cerf saute au loin la route. Fussent-ils en culottes courtes, chaussés de souliers à triple semelle et coiffés de casquettes bourrues à faire peur, ils ont l’air endimanché… Que ne restent-ils au dancing, où ils s’amusent tant, sinon au golf, où ils sont chez eux ? Hormis ces fâcheux et sauf les autos, l’on n’a point trop gâté les chasses. Dans les bons équipages, la vénerie n’a guère démérité : n’en croyez pas les vieux, qui se plaignent toujours. Voire, nos chevaux d’à présent valent sans doute mieux que ceux de jadis, et qui sait s’ils ne sont pas plus beaux. Les fanfares mêmes sont tout aussi émouvantes, que nous sachions. Une fois curée faite, une fois le pied de l’animal présenté – sur la cape, bien entendu ! – à la personne que l’on veut honorer, les membres importants de l’équipage s’alignent, sans du tout rire, à côté des piqueux, et sonnent pieusement de la trompe. Vous croiriez une cérémonie liturgique. Une, deux, quatre, six fanfares rituelles, dont il semble que la forêt doive vibrer durant la nuit tout entière, de futaie en futaie, d’orgue en orgue, de buisson en buisson, et jusque sur la lande et les champs… C’est d’ailleurs là tout ce qu’un veneur daigne connaître de la curée : les fanfares. Depuis le moment que l’animal est à l’eau ou fait tête aux chiens, le veneur pense aux dames, au mah-jong, au cours de la livre ou aux élections prochaines, mais non plus à ce cerf désormais insignifiant qui nage là-bas, ni à cet obscur cochon dont la fureur est dégoûtante à voir. La mort, la curée, la hure hideuse ou les bois splendides balancés par le petit valet de chiens au-dessus de la dépouille sanglante, tandis que la meute, tenue sous le fouet, halette, frémit, pleure de désir, fi donc !... Est-ce qu’on regarde ça ? Spectacle pour novices, amusette à l’usage des touristes. Intarissable dès qu’il s’agit de commenter les moindres incidents d’une chasse, à peine un veneur répondra-t-il si vous lui parlez d’un hallali, d’un bat-l’eau. Dites-lui que votre cœur s’est arrêté, tout à l’heure, lorsque trompé par le reflet lunaire, le cerf s’est jeté sur l’étang couvert d’un miroir de glace, et que l’on entendit, dans le silence, la brisure de l’immense vitrage : il sourira, comme au récit d’un enfant. Contez-lui que sous la lune encore, les tuniques semblaient de corail rose ou gris de perle, et les trompes d’argent. « Avant le bat-l’eau ?... » demandera-t-il, intéressé. « Non, répondrez-vous, mais à ce moment-là. » Son regard s’éteint. « voulez-vous une cigarette ?... fait-il. Étiez-vous presque seul avec lui, une autre fois, quand on fit la curée en pleine nuit, à la lueur d’un phare d’auto, qui rendait les viandes pareilles à du rubis en fusion, émaillait les étoffes, fardait les visages, tranchait les ténèbres à la hache ?... Entretenez-le seulement du prochain rendez-vous, si vous tenez à son estime, ou du chenil, ou des amours du maître d’équipage. Tout le reste est littérature. Vous pouvez cependant lui dire un mot des fanfares : il y apporte une attention polie d’homme bien élevé. Toutefois, combien vous le verriez plus ému à la simple sonnerie d’un piqueux solitaire, appelant, appelant désespérément ses chiens parmi les pins sonores, avant que le jour ne tombe tout à fait… « Aoh ! aoh ! aoh !... » Il les hèle, de la trompe et de la voix. Va-t-on relever enfin ce défaut ?... On croirait qu’un dernier passager pousse des clameurs sur le radeau de la Méduse. Cela, c’est poignant !...
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Un mot, touchant des messieurs et des dames qui viennent à la chasse afin de pouvoir dire qu’ils ont chassé. On les voit du 15 octobre au 20 novembre, puis du 15 février au 15 avril. Ils montent des chevaux admirables, et sont fort élégants. En général, ils ne font point partie de l’équipage, mais portent le tenue d’invité : des culottes de neige, des bottes à revers pâles, une tunique sombre, pas trop longue surtout, et le chapeau haute forme enfoncé jusqu’aux oreilles : la cape n’est qu’une tolérance, pour un invité. D’amples gants, un fouet à manche très court, et pas de trompe !... Ils sont tous identiques, vêtus à l’ordonnance. Les amazones ne portent pas le petit tricorne à plumes, comme celles qui « ont le bouton », ni les couleurs de l’équipage : mais une tunique fort courte et peu ajustée, toute pareille à celle des hommes, un étroit tablier d’étoffe qui leur sert de jupe, et le chapeau haute forme de ces messieurs. Et la même cravate de chasse en piqué blanc, le même gilet jaune canari. La même figure aussi, croirait-on. Car ils et elles se ressemblent, du moins quant à l’expression du visage. Ils regardent autrui comme si leur vie en dépendait. Ils disent : « X. est le cousin du duc de Z., celui de la branche aînée, qui est le petit neveu…, etc… » Ils cherchent passionnément leurs noms dans les « Mondanités » des journaux. Ils veulent avec angoisse savoir qui est celui-ci, celle-là. Ils attendent l’hallali pour pouvoir causer avec le banquier si riche, et adresser deux paroles à la princesse… Si nous les laissions ?
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La vénerie conserve. Il y a des veneurs à cheveux blancs : en les voyant passer au galop, alertes, allègres, l’œil et l’oreille à la chasse, le salut plein de grâce, nous songeons à la race française, forte et charmante. Dirons-nous que c’est celle d’autrefois ? Dès le rendez-vous, les voilà en selle. Ils en descendent à l’hallali, cinq heures, six heures après. Et tout le jour, on entendit leur trompe. - Vous devez avoir grand soif : un verre de porto ? - Mais deux !... Ils ont fait la guerre en 70. Ils savent parler à une femme. Les daguets, en leurs ruses, n’ont pas de secrets pour eux : n’est-ce pas, Bertrand de Valon ? Et pourquoi ce ragot perce-t-il à travers bois, si roide ou si loin ? C’est qu’il a vu quelque autre vieux maître : il est perdu.
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Est-ce très difficile de chasser à courre ? De guider réellement la meute, de l’appuyer et seconder, voulons-nous dire ? Non, quand on en connaît chaque chien, son caractère, ses manies, sa voix, dont on discerne au loin la gaîté ou la détresse. Les piqueux ont tous cette connaissance-là, car ils vivent au chenil même ; les veneurs y arrivent peu à peu, tant bien que mal. Mais encore faut-il posséder ce sens, ce tact secret, ces espèces d’antennes grâce auxquelles on devine les partis que vont prendre les animaux, selon leur âge et leurs forces, selon la saison, la contrée, l’état du terrain, le temps qu’il fait, etc. La vénerie est à la fois une science, un art et un instinct. Si vous n’avez ce dernier de naissance, vous ne serez jamais qu’un galopeur insignifiant, mon pauvre ami… Pourtant, n’exagérons rien : avec beaucoup d’attention, l’on peut sans trop de peine devenir un veneur honorable, un piqueux admissible. Surtout si l’on vit en un pays de forêts. On s’y fait peu à peu une âme de faune. Plus de mystère, sous bois. On lit bientôt à livre ouvert dans les allées, sur le sol où le daguet a bondi, où le sanglier a saccagé la mousse : le monstre a passé par ici !... On ne s’étonne plus du vacarme incroyable que font soudain des cygnes en prenant leur vol pour changer d’étang. Les cygnes, pourtant princes du silence… On approche des biches un peu davantage : elles vous ont vu déjà, vous connaissent peut-être… Parmi les arbres, on est entre soi. La nuit est moins obscure pour un veneur que pour tout autre. Il ne s’égarera pas dans le brouillard glacé, où son cheval nerveux hésite et s’émeut. On a sonné la rentrée au chenil : les sous des trompes, cristallisés par le froid, gèlent sans doute en l’air. Il faut aller à l’aveugle au milieu d’un lac d’argent. De-ci, de-là, un chien perdu surnage un instant, puis replonge… Et quelle est cette vague immense qui reflue quelque part sur les galets ? La mer en furie ?... Mais non, des nuées de ramiers qui s’effraient, simplement. Le veneur entend la forêt comme le musicien entend une symphonie.
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Il sait aussi choisir un cheval. C’est dans les équipages que se trouvent les plus durs chevaux de France. Non certes les plus impeccables : mais quels gaillards ! Plus d’un fait aisément ses 60 kilomètres deux fois la semaine, par la pluie, la boue, le dégel, sans flâner, dame ! et sur tous les terrains. Ah ! c’est autre chose qu’un bibelot de luxe. Il faut aller, aller sans rémission, et vite. Toute bête médiocre est bientôt cassée. Le veneur aime ses chevaux, mais à la façon dont les parents du XVIIIe siècle aimaient leurs enfants. Il n’en parle guère. Si vous le félicitez d’être si bien monté, il sourira un instant, puis continuera de galoper, ou de guetter les chiens. Aussi bien ignore-t-il même qu’il est à cheval : il se trouve en selle pour prendre son cerf, puisqu’on ne saurait le faire à pied, voilà tout… Tel est le style parfait dans le monde où l’on chasse. Cependant, qu’a donc celui-ci, auquel on voit un visage plus grave, depuis quelque temps, et qui va pensif, en quelque lieu qu’on le rencontre ?... Sa jument boite. Et cet autre, qui vous évite, et ne saurait ce matin échanger deux phrases avec qui que ce fût ?... Son meilleur cheval est mort hier d’un coup de sang. Au lendemain des chasses, un veneur attentif visite ses chevaux dans leurs box, s’il se trouve auprès d’eux. Entre l’œil de la bête et celui de l’homme passe alors un regard confiant, qui ne va pas sans beauté.
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* * Le printemps déclaré, les veneurs ne savent plus s’occuper : on les revoit à Paris, dans les thés, dans les cercles, un peu partout. Ils attendent l’automne. Car les chasses durent parfois jusqu’aux derniers jours d’avril, malgré l’offensive de ces niaises violettes, qui fâchent les piqueux et affadissent les chiens. Un jour qu’il fait tiède, scandaleusement tiède, un groupe de veneurs et d’amazones s’arrête dans un carrefour de la forêt. Il est tard, le soir va tomber. L’air embaume… On écoute, déconcerté : où peuvent donc être allés les chiens ?... Plus le moindre aboi, plus un soupçon de trompe, rien… Soudain, là-bas, dans la plaine voisine, monte un faible murmure : - Ah ! s’écrie une dame, j’entends… - Mais non, répond mélancoliquement le maître d’équipage, c’est l’angelus. La dernière chasse de l’année s’endort bercée par une cloche. MARCEL BOULENGER.
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