BOULENGER, Marcel
(1873-1932) : Le Duc de Morny,
créateur de Deauville (1925).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.VIII.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-50) du numéro 50 (août 1925) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris . Le Duc de Morny, créateur de Deauville Souvenirs inédits par MARCEL BOULENGER ~ * ~
Les portraits du duc Morny sont en général un peu froids, un peu morts. Ils s'accordent entre eux, soit. Sur tous on voit la belle figure, grave et distinguée, avec les petits yeux qui devaient si aisément sourire ; mais chacun d'eux est toujours un portrait officiel. Son Excellence porte presque invariablement l'habit, les grands cordons, les plaques. Hormis un seul tableau — en possession de la famille Morny - où notre homme d'État est représenté en vacances, vêtu de gros velours à côtes, et le fusil en main, au milieu d'un décor sylvestre, on ne voit jamais qu'images solennelles, tout ce qu'il y a de plus « président du Corps législatif. » Et encore le tableau dont nous parlons est-il d'un art vraiment trop modeste ; le personnage apparaît douceâtre et sans relief ; le velours du costume attriste les yeux par sa fadeur ; le fusil semble trop petit. C'est en tenue de vénerie, au moins, avec les hautes bottes, les bas blancs et la tunique galonnée qu'il fallait peindre ce duc-là. Parmi les images « en gala », il est toutefois certain que plusieurs rendent assez bien son air de souveraine élégance : nous prenons souveraine dans le sens littéral du mot, à savoir une élégance qui commandait au commun des mortels, ainsi que l’aimant commande à la limaille de fer. On aimera beaucoup par exemple certain Morny de 1858, droit, mince, pâle, une grande cape jetée sur l'habit, les lèvres closes, le regard intolérable et charmant. Cependant, le meilleur de tous les portraits, le seul d'où l'on sente réellement — si l'on sait regarder — se dégager l'âme même, c'est encore un daguerréotype exécuté en Angleterre vers 1849 ou 1850, et qui appartient à lord Kerry, arrière-petit-fils du général de Flahaut. Nous avons déjà parlé de cette photographie encore primitive, quoique fort nette : on y voit un dandy habillé avec une émouvante perfection, et monté sur un cheval de pur sang. Du haut de sa selle et la badine aux doigts, il ne rit non plus qu'il ne pose. Sa moustache rognée et son collier de barbe, ou plutôt sa jugulaire de barbe, sont pourtant bien drôles : mais tel n'est pas son avis. Quant à son cheval, ravissant d'ailleurs, il n'y songe point davantage. M. le comte Auguste de Morny, député français, n'irait pas monter un courtaud bon pour la canaille, cela va de soi. Et du reste, il est donc à cheval ? Il n'en sait rien. Il est né en selle. S'il se divertit des sauts et courbettes d'un pur sang bien choisi, ce jeu lui paraît aussi naturel que de respirer l'air parfumé sous les marronniers de Paris où, tout enfant, il lançait sa toupie. Or, pourquoi ce portrait nous donne-t-il si fort l'impression que nous contemplons Morny même, tout vivant ? Mais sans doute parce que celui-ci se trouve à cheval, précisément. On dénature tout à fait ce seigneur ondoyant et divers en l'imaginant toujours sous les traits d'un personnage officiel. Lorsqu'un homme exerce une fonction considérable, telle que fut la sienne, il est inévitable que les peintres d'une part, les enlumineurs d’Epinal de l’autre, lui redonne infailliblement la même figure et la même silhouette. Tels on aura vu une fois soit un président de la République avec son haute-forme et son grand cordon, soit un maréchal avec ses bottes et son bâton, tels les reverra-t-on sans fin. Ainsi, toutes proportions gardées, en est-il advenu pour Morny. On nous l'inflige partout en uniforme d'Excellence, tantôt mondaine, tantôt parlementaire, mais invariablement immobile et quelque peu solennelle, comme il convient aux Excellences enfin. Mauvais portraits, mornes images. Il eût fallu qu'un peintre habile fît passer sous nos yeux M. le duc au galop négligent et doux d'une bête souple, en quelque allée du nouveau bois de Boulogne. Seul Alphonse Daudet y a songé dans une page du Nabab et encore son « crayon » de Morny à cheval, apparu sous les feuillages à côté d'une amazone, est-il bien convenu, assez fade et d'un dessin peu sûr. Il n'excellait pas aux croquis équestres. Mais c'était surtout sur un champ de courses qu'il eût fallu montrer le duc, parmi les vainqueurs fameux et les poulains illustres, les maigres jockeys, tous Anglais, les gros entraîneurs, tous Anglais aussi, et les propriétaires des écuries déjà célèbres et les habitués du pesage, gantés de clair, coiffés de leurs chapeaux gris. Morny s'était toujours intéressé aux courses. On peut même dire qu'il en eut la passion. Un tel plaisir avait tout pour le séduire ainsi. Il était à la fois traditionnel et nouveau : traditionnel parce qu'il évoquait les plus savoureuses élégances du XVIIIe siècle, les paris de Marie-Antoinette, l'anglomanie du comte d'Artois et sur la plaine un peu morne des Sablons, à Neuilly, le vol des premiers pur sang, tout nerfs et muscles, dont s'étonnaient les bourgeois. « Quoi ! faisaient ceux-ci en abaissant leurs tricornes sur leurs nez, que signifient ces haridelles ?... Parlez-moi d'un bon pommelé à larges fesses, qui abat ses quinze lieues, et hennit encore pour son avoine au moment qu’on le dételle !... » La grand’mère du petit Auguste, la charmante Mme de Souza, avait peut-être assisté à ces jeux de princes avant la Révolution, ne fût-ce qu’une fois : et l’on sait l’empreinte ineffaçable de certains récits d'ancêtres sur les cerveaux des enfants. Ils constituent de vrais poèmes, des espèces de chansons de geste à l'usage des gamins, une épopée puérile et honnête. Nouveau également pour Morny, ou enfin tout récent, d'hier encore, ce beau plaisir hippique et décoratif, fiévreux et sain tout ensemble, qui lui rappelait non plus son enfance cette fois, mais son insolente jeunesse sur le boulevard, au temps du roi Louis-Philippe. Comme d'autres, mieux que d'autres dandys, Morny avait franchi barrières et ruisseaux dans les steeples-chases (comme on était fier de prononcer ce mot, avec l'accent !) Une haie passée, un fossé, le cheval qui arrache les bras, le souffle acharné du concurrent, le remblai en terre, là-bas, qui s'avance vertigineusement... On n'oublie pas ces joies, pareilles aux tourbillons d'avril, violents, âpres et parfumés. Sous le second Empire, les courses paraissaient à peine acclimatées. Aux yeux du gros public, elles venaient de naître. Un provincial sérieux n'en eût jamais parlé qu'en souriant avec indulgence, lorsqu'il était de bonne humeur, ou — si par malheur la rente avait baissé — en flétrissant ces excentricités d'oisifs opulents, ces enfantillages aussi brutaux que ridicules de joueurs sans vergogne et de polissons plus ou moins titrés. Rappelez-vous qu'au temps même ou Zola écrivait Nana, non sans une si lourde candeur, — vers 1880, — ce romancier scrupuleux traitait encore des courses ainsi qu'il eût décrit une fête dans la lune. Le souvenir des débuts, du Jockey-Club à son aurore, de la Société d'encouragement récemment formée, de ses premiers seigneurs et présidents, du légendaire lord Seymour surtout, tout cela n'avait pas trente ans. Le premier Derby n'avait été couru qu'en 1836. On faisait encore le voyage à Chantilly pour la grande semaine de sport, de jeu, de paris, de chasses, de ripailles et de folies. Le chemin de fer relia directement Paris à Chantilly en 1859 et, dès lors, la kermesse mondaine du Derby se mit à changer d'aspect: mais auparavant, ce n’était pas seulement une journée que les élégants allaient passer sur les terres du duc d'Aumale à l’occasion de cette grande épreuve, la plus considérable que l’on courût en France ; le Derby, alors, représentait bel et bien une semaine, et pour quelques-uns, une saison de l'année. Quelques jours avant la grande date, on se mettait en chemin. On partait en voiture de poste, grand train. Tout le long de la route n'étaient que postillons claquant du fouet, carrosses, berlines, calèches à la daumont, sautant et roulant sur ce qu'on appelait naguère encore le pavé du roi. Les plus somptueux avaient pris soin d'envoyer avant eux un immense bagage, de l'argenterie, de la vaisselle, des harnais. On croisait chemin faisant, des chariots grinçants sous le poids, des caisses et des valises, ainsi que maints chevaux de selle, conduits par des grooms portant des couvertures pliées en quatre sous la ceinture. Des mules et des roussins chargés de hardes et de paquets, escortaient ces bêtes de sang, des lévriers sautaient dans l’herbe des talus. A Chantilly, l'on avait loué quelque logement dans une maison du pays, sinon la maison entière : et déjà les premiers arrivés rôdaient par la petite ville guettant les attelages de toutes sortes et les chevaux qui se succédaient sans trêve. On se reconnaissait, car on faisait partie du même monde, on se saluait gaiement, ou bien au contraire avec une morgue qui semblait tout à fait honorable à ces Français anglicisants du « turf ». Puis, dès le soir, la fête commençait : entendez par là les dîners, les soupers, le jeu que l'on disait terrible (hélas ! que serait-il, ce jeu alors « diabolique », à côtés de nos parties dans certains cercles, ou à Deauville ?), le champagne et ce qui s’ensuit, puis les paris, les cavalcades, voire un ou deux laisser-courre menés par les princes d’Orléans, - avant 1848, s’entend, - les bals, les intrigues, les courses enfin, nouveauté savoureuse, prétexte sans pareil à cette sarabande folle et ravissante parmi les arbres, les eaux, les oiseaux et les fleurs du pays de Sylvie, le plus gracieux de France, sans contredit ! Peu, et même très peu de gens encore — sinon dans la haute société parisienne, s'entend — avaient l'originalité, presque l'extravagance d'aimer le sport sous le Second empire, comme de se connaître en chevaux de race. Parier aux courses semblait un plaisir fatal et dévorant. Faire courir passait pour un divertissement choisi, mystérieux, réservé à quelques élus de l'aristocratie, de la finance, ou de tenue très recherchée. On n'eût d'ailleurs toléré qu'à grand'peine une personne, ne disons point douteuse (la question ne se posait même pas !) mais seulement inconnue au pesage d'un champ de courses. Il est certain qu'aujourd'hui, tout cela étonne. A Paris, les courses avaient lieu au Champ de Mars. Hippodrome détestable : une manière de terrain vague, avec une lèpre d'herbe çà et là. Aucun moyen d'arroser, aucun entretien. Et pis encore, la piste, ridiculement étroite, n'était même pas gazonnée : voilà de quoi faire rêver quiconque sait, ou quiconque peut imaginer ce que c'est qu'une course de chevaux ! Les pauvres bêtes s'affrontaient sur un sol plus ou moins égalisé, plus ou moins sablé par places, plus ou moins pierreux en d'autres endroits : de quoi se briser les jambes. Naturellement, une grêle de cailloux risquait d'éborgner ou d'estropier les jockeys — sauf celui de tête, bien entendu — et un nuage opaque de poussière les aveuglait, à moins que ce ne fût un cyclone de boue. Comment voulait-on qu'une épreuve se trouvât régulière en de telles conditions ? Les chevaux se bousculaient pas un jockey ne pouvait courir sa vraie chance, les surprises étaient continuelles, les accidents aussi. Néanmoins le goût des courses avait si merveilleusement fleuri parmi les Parisiens de bon ton, que l’on se rendait à ce déplorable hippodrome avec empressement, affectation ou curiosité, selon le rang qu’on occupait dans « le monde ». Gustave Flaubert a dépeint les courses du Champ de Mars dans l'Education sentimentale (chap. IV). Ce roman se passe à la fin du règne de Louis-Philippe, ou autour de 1850 : mais en quelques années, l'aspect d'une réunion sportive sur cette lande parisienne ne devait pas avoir tellement changé. Le tableau est coloré, vivant et probablement exact, à certains romantismes près. « Le cheval victorieux, écrit par exemple Flaubert, se traînait jusqu'au pesage... tandis que son cavalier se tenait les côtes... » Se traînait !... Se tenait les côtes !... Le maitre exagère. Les jockeys, d'ailleurs, excitaient beaucoup l'imagination de nos aïeux. « Est-il vieux ? Est-il jeune ? écrivait Jules Janin en 1836, à propos du jockey qui venait de gagner le premier Derby... Nul ne le sait : pas même lui ! N'avoir que la peau et les os, assez d'os pour monter à cheval et tenir une bride, assez de peau pour n'en pas laisser sur la selle, voilà sa gloire. Ce jeune homme, ou ce vieillard... on eût dit d'une ombre habillée, qui allait célébrer le carnaval chez Proserpine, » Quelle figure de cauchemar !... Et le grave Zola dans Nana : « Ce vieil enfant, cette longue figure dure et morte... » Terrible ! Morny avait toujours possédé des chevaux de courses, même à l'époque où sa bourse était légère, pour ne dire percée. On peut croire qu'une fois devenu grand seigneur d'Empire, l'un de ses premiers soins fut de se composer une grande et belle écurie. Il avait choisi des couleurs tout à fait « vieille France », et qui lui conviennent à merveille : casaque rose, toque rose. Jolie nuance sous un ciel gris. Cependant il n’était pas homme à s’amuser comme un étourneau, sans voir plus loin sur les hippodromes que le poteau d’arrivée. Sachant réfléchir et prévoir, il dut s’aviser bien vite de l’avenir – encore peu croyable en 1855 – qui attendait les courses en France. Gandins, cocodettes et cocodès trouvaient autour du Champs de Mars l’occasion de promener en publics d’étonnants costumes de sport, à carreaux, à voiles verts, de rouler dans Paris en phaétons légers ou en berlines à postillons : pour aller à la campagne — si loin ! — il fallait des équipages et des habits spéciaux. En outre, quoi de plus indiscutablement raffiné, pour un jeune homme de haut rang, que de pouvoir disputer gravement touchant la condition de telle ou telle jument, les performances de tel ou tel cheval, les engagements d'un poulain, l'état de son cœur ou de ses jambes, etc ?... La grande majorité et presque la totalité des habitués du « turf » — on aimait alors ce terme-là — eût bien juré que les courses demeureraient à tout jamais une sorte de grand jeu de société en plein air, rien d'autre qu'un luxe enfin, comme par exemple la vénerie. Les paris eux-mêmes faisaient partie des ébats les plus flatteurs et distingués de la bonne compagnie. Pourtant, le jeu est une passion plus irrésistible que la peste qui chemine ou l'ouragan qui passe. Les tripots du Palais-Royal avaient vécu, les maisons de jeu étaient rares, il n'y avait alors ni Enghien, ni Monte-Carlo, ni casinos accessibles à tous ainsi qu'aujourd'hui. Où donc jouer ?... Dans les cercles ?... Mais ceux-ci, très peu nombreux, étaient destinés à deux ou trois cents personnes titrées, millionnaires ou assimilées. La foule ne savait comment perdre son argent, cette félicité suprême lui était refusée : elle en souffrait. La multitude des pauvres hommes souffre, hélas, de tous les vices qu'on lui défend. A Morny, si bon psychologue, cet appétit populaire des paris et du jeu, ou, si l'on préfère, cette volupté du martyre plébéien, universel, ne pouvait échapper : sans parler du prétexte à étaler un luxe croissant, et bientôt éblouissant, de voitures, d’attelages, de toilettes, de serviteurs, de champagne, de foies gras, car on « lunchait » confortablement sur la pelouse où s’alignaient les beaux équipages. Et sans oublier les demoiselles galantes qui devaient bientôt se grouper autour des chevaux de courses, avec les dissipateurs de fortunes et d'héritages, etc... Bref, notre magnat d'Empire et grand homme d'affaires fut des premiers à comprendre combien le divertissement si cher à la jeunesse dorée des cercles et du boulevard pouvait servir les intérêts du commerce parisien. Mais que faire d'un aussi pitoyable hippodrome que ce Champ de Mars ? Toute réunion vraiment sérieuse, importante, y était impossible et ne pouvait qu'échouer. Or, il y avait en bordure du bois de Boulogne, un grand espace un peu marécageux, mi-herbages, mi-champs de carottes et carrés de choux : c'était la plaine de Longchamp. Elle n'était même point plate, mais irrégulière, bossuée par un petit mamelon, coupée par des chemins champêtres et des sentiers. Un fossé vaseux, qui en réalité était un bras de Seine, y cachait des détritus et des grenouilles sous une eau saumâtre. A l'une des extrémités, derrière un moulin (qui s'y trouve encore ; du moins, il y a encore « le moulin » à ce même endroit) s'était élevée avant la Révolution la fameuse abbaye de Longchamp, où l'on faisait chaque année, à Pâques, de si galants et magnifiques pèlerinages. Mais alors le moulin seul se dressait au milieu de ces prés galeux et cultures maraîchères, dont l'autre extrémité, là-bas, très loin, rejoignait les parcs et anciennes « folies » de Boulogne. Nul ne songeait plus à ce lieu sans attraits, encore que bordé par la Seine charmante, depuis que l'abbaye bien connue y avait été démolie, plus d'un demi-siècle auparavant. Mais lorsque Napoléon III eût commencé de faire remanier le bois de Boulogne, en 1852, quelques spéculateurs et architectes se mirent à jeter les yeux sur les confins du nouvel et somptueux parc parisien, Auteuil, Boulogne, Neuilly. Morny, on l’a vu, ne craignait ni les initiatives, ni les entreprises. Dès le 4 juin 1853, les procès-verbaux des comités de la Société d’Encouragement font mention d’un projet touchant la création d’un hippodrome sur les terrains de Longchamp : et l’on constate que le président du Corps législatif fut manifestement l'inspirateur de cette idée. « Les commissaires, lit-on sur le registre des délibérations, sont chargés par le Comité de s'occuper de la question relative à la création d'un terrain de courses au bois de Boulogne ou dans les environs ; ils s'entendront à cet égard avec M. de Morny ou toute autre personne. » Dans les comités des 8 janvier, 26 et 30 mai, 9 octobre 1854, 27 février 1855, le même projet reparait : et toujours Morny se trouve cité comme initiateur, appui et conseiller. Il est certain que l'aide et la volonté d'un aussi puissant personnage devaient singulièrement rassurer la Société, un peu intimidée par les immenses travaux à entreprendre, comme par l'incertitude, en somme, du succès auprès du public parisien. Mais Morny avait toute confiance : on le voit figurer allègrement parmi les membres garantissant le crédit de la Société pour la somme à payer à la Ville, propriétaire des terrains, et les frais d'aménagement. Enfin, le 17 décembre 1856, un bail de cinquante ans est concédé par la Ville, moyennant un loyer annuel de 12 000 francs (!) et à charge, pour elle, de ne pas dépenser moins de 300 000 francs en travaux et construction de tribunes permanentes. D'autres conditions encore étaient imposées et acceptées d'un cœur léger. « Morny était dans l'affaire. » Bien entendu, les 300 000 francs de travaux se changèrent sans plus tarder en treize cent mille : mais le résultat fut tel que, quatre mois après, le 26 avril 1857, la plaine de Longchamp se trouvait égalisée, drainée, solide et plate comme un billard, enclose, pourvue de plusieurs pistes admirables et de tribunes en pierre et bois qui parurent imposantes et presque gigantesques, bien qu’elles n’atteignissent pas à la moitiés de celles qu’on admire aujourd’hui. Un vrai travail de magicien, dont il faut avant tout savoir gré à Morny, l’inventeur. Dans un pareil cadre, les courses commencèrent aussitôt à prendre le développement que chacun sait. Aujourd'hui, après deux tiers de siècle, il y faudrait un ministère. Sans Morny, leur épanouissement aurait eu lieu tout de même, parce qu'il y a des forces indomptables, le jeu par exemple : mais cela se fût fait beaucoup plus lentement, et moins bien. Le Pactole eût coulé moins vite. L'industrie et le commerce de Paris doivent beaucoup à Morny : notre Conseil municipal reconnaissant ne dédiera-t-il pas bientôt à sa mémoire une belle allée du Bois ou quelque avenue du XVIe arrondissement ? Pour comprendre la portée d'un tel projet et la gratitude légitime dont il témoignerait, les édiles intelligents ne manquent pourtant pas au Conseil : il est vrai qu'il y en a d'autres. Le duc de Morny s'occupait continuellement de son écurie de courses, et avec un intérêt qui surprend chez un si dédaigneux personnage : mais ses mépris n'allaient qu'aux hommes, ils s'arrêtaient devant les chevaux. Qui ne trouvera cela bien juste ? En toutes circonstances de sa vie, il réservait au moins quelques instants, chaque matin, pour entendre les dernières nouvelles des galops et des saillies, des tendons qui chauffaient, comme on dit, des poulinières qui toussaient, ou autres catastrophes, puisque de faire courir ou d'élever des poulains, cela ne consiste qu'en une série sans fin de déboires et d'accidents affreux, compensés par quelques rares ivresses et des espoirs divins. Le duc de Morny avait d'abord confié ses chevaux à l'entraîneur Tom Hurst de La Morlaye, village voisin de Chantilly. Il les remit ensuite à Jennings, établi à la Croix-Saint-Ouen, près Compiègne : ce qui parait un endroit bien éloigné pour un temps où les vans, destinés aux déplacements des chevaux de courses, étaient rares encore, les routes mauvaises, le plus souvent pavées, et le chemin de fer fort mal outillé – c’est le moins qu’on puisse écrire – en vue de transporter des animaux de prix. Mais Jennings était un « entraîneur de race » ainsi que le déclare Villemessant et les « coureurs » (toujours en style Villemessant) de Morny se trouvaient en bonnes mains. Ils n'en réussirent pas mieux. La casaque rose, toque rose, ne remportait pas grands succès, nonobstant les sacrifices considérables du duc : il est vrai que des « sacrifices considérables » pour une écurie de courses, à cette époque, voilà qui ferait pitié aujourd'hui. Les meilleurs jockeys gagnaient 3 à 4 000 francs par an. En 1854, le propriétaire J. Reiset éprouva une joie si délirante d'avoir gagné le Derby à Chantilly, qu'il commit la double folie de donner 200 francs de gratification à son jockey Bartholomew, et de l'inviter à prendre avec lui une tasse de thé. « Où s'arrêtera-t-on ?... » disaient ces messieurs du pesage, scandalisés. Hormis quelques victoires très honorables remportées de temps à autre, l'écurie Morny ne donnait point tout ce que son propriétaire en espérait. En revanche, son haras, sis à Viroflay, lui rapportait plus de satisfactions. Cet établissement d'élevage comptait, lorsqu'on en fit la vente après la mort du duc, 18 poulinières et 3 étalons, parmi lesquels un sire de la plus grande valeur, West Australian, acheté en Angleterre pour une somme énorme, si l'on songe aux prix d'alors : 80 000 francs, dit M. Henry Lee ; 95 000 francs, assure Villemessant. A 15 000 francs près, il y avait là de quoi jeter l'indignation dans les âmes républicaines, sinon royalistes, qu'alarmait le luxe éhonté de l'Empire — du Bas-Empire, ainsi que tonnaient les orateurs dans les cafés, à portes closes. C'est toujours un lieu charmant qu'un haras : on n'y trouve que prairies, fraîcheur, calme, oiseaux qui chantent. Quelques constructions basses, au loin : ce sont les box et les pavillons pour les hommes, la maisonnette du patron. Et partout, dans la verdure, voici errer les poulinières tranquilles avec leurs poulains : il n’aimera jamais rien, celui qui n’adore pas ces espèces de gamin à quatre pattes, leurs tignasses ébouriffées, leurs yeux farceurs et leurs sauts de cabris. On comprend qu'en mars 1859, Mme de Morny se soit une fois réfugiée là, au moment de Pâques. Lasse des bals, des réceptions, des dîners, et folle de joie pour deux jours de soleil, de chaleur et de parfums, comme on voit parfois lors des faux printemps, la jolie blonde s'était écriée de sa voix chantante : « Donc, je pars. Je vais à la campagne. Attelez tout de suite !... Ce n'est pas encore prêt ?... » et elle s'en fut à Viroflay. Il faut dire que l'impératrice venait d'avoir le même caprice, et de s'enfermer soudain dans sa propriété de Villeneuve-l'Étang. Mme de Morny n'était pas arrivée que le temps changea : giboulées de mars, ouragans de mars, déluge de mars. Elle fit allumer du feu, bûche sur bûche, et tint bon toute la semaine sainte : aussi bien était-ce le temps des retraites, écrit Mme Baroche. En écoutant pleurer la pluie cependant, l'impatiente Sophie devait prendre en horreur le ciel, la terre, l'univers, les hippodromes et ce qui s'ensuit... Dans le même instant, et tandis qu'un honorable député dissertait au Corps législatif sur la multiplication des voies ferrées ou le régime des douanes, le président rêvait à sa casaque rose. Grâce à cette tendresse envers les courses et les chevaux de sang, Morny, bon prince, contribuait à faire la fortune de Paris. *
* * Et non pas seulement de Paris ! Un cerveau organisé comme celui d'Auguste de Morny ne se repose guère. Nous ne disons pas qu’il médite sans trève : mais tout le réveille, tout lui fait signe, et si l’on nous passe une telle image, tout lui sonne un boute-selle. Fût-ce après avoir contemplé la mer et l’horizon, Son Excellence rapportait des projets, cueillis dans les nuages ou pêchés parmi les flots. Vers 1859, la plage de Trouville faisait fureur. On y bâtissait dès lors villas sur villas, on s'y entassait déjà, le village perdu parmi les sables, qu'Alexandre Dumas avait tant aimé, prenait l'importance d'un bourg. Les Parisiens venaient de découvrir que l'air chargé d'iode et de sel était salubre, ainsi parlaient-ils ; mais surtout qu'il y avait quelque chose d'insupportablement vulgaire à demeurer dans Paris durant les mois de juillet et d'août, quand le beau monde rêvait en face des vagues, ainsi pensaient-ils. Aussi la grève trouvillaise se couvrait-elle, en ces semaines choisies, de citadins et de citadines portant d'étranges toilettes, à cause de l'été — et puis, il y avait la fantaisie, les « grelots de la fantaisie... » La mode était alors aux crinolines, mais portées à leur suprême degré d'ampleur, mais immenses, mais énormes, mais folles. Les corsages étaient menus, les tailles fines, les bustes semblaient minuscules, et les têtes se coiffaient de très jolis chapeaux, de capotes rondes comme des choux, avec de longues et larges brides coquettement nouées sous le menton. Quant à la broderie des robes, et quant aux manches pagodes, aux couleurs des toilettes, à la garniture, à l'arrangement des rubans et dentelles, rien en tout cela qui ne témoignât le plus souvent beaucoup d'art et de goût. A la mer, toutefois, il était entendu qu'on avait besoin de costumes plus lestes. Tant il y a que l'on raccourcissait fort les crinolines, non sans les surcharger un peu davantage, sous prétexte d'espièglerie et de gaîté champêtre. Les capotes à brides étaient remplacées par des coquins de chapeaux de paille, qui jouaient la coiffure négligée. On portait des ombrelles grandes comme des assiettes, aux manches en zig-zag, voire parfois des cannes. On avait des bottines compliquées, et des bas de couleurs tendres. En ce qui touche aux cocodès, ils ne s’habillaient pas avec moins de préméditation que les cocodettes, afin de s’ébattre sous le soleil ou parmi les brises du large. Pour peu qu'ils eussent les cheveux frisés et un canotier sur le nez, ils se croyaient en réputation... Chaque matin, la Manche contemplait ainsi la fleur de Paris qui se baignait à Trouville, et badinait. Badinage qui dut, sans trop tarder, sembler mesquin et bien fade à Morny : s'en étonnera-t-on? Songeant à Bade et à ses grandes élégances, il jugeait Trouville comme un amas de prétentieuses bicoques dont on ne ferait jamais rien de beau : avouez qu'il ne se trompait point. De plus, la société s'y trouvait mélangée : il y avait de tout parmi ces cocodettes ; d'autre part, des patrons de boutiques, ayant fait fortune, promenaient leurs ventres et leurs gants trop clairs au milieu des fauteuils d'osier apportés sur le sable par des valets guêtrés de coutil rayé à boutons armoriés. Ce désordre choqua Morny, né pour se plaire aux fêtes harmonieuses. Il rêva d'une plage mieux comprise, mieux « commencée », où la bonne société, où la somptueuse société du moins se trouverait pour ainsi dire chez elle. Pourquoi, dès lors, ne point la créer de toutes pièces, cette plage ? De cette manière, on pourrait éviter toute erreur, en tout cas au début : et l'on dessinerait à même le pays sans contrainte aucune, comme faisait Le Nôtre quand Louis XIV lui livrait une contrée, champs et bois, afin qu'il y traçât largement un parc à son gré. Méthode Grand Siècle : méthode Morny. De rêver à agir, il n'y avait même pas une nuance pour un grand seigneur qui aimait à vivre dangereusement, comme faisait le président du Corps législatif, toujours à la tête des plus audacieuses offensives financières. Préparer aux fêtes de l'été un décor plus heureux et plus riant que Trouville, en même temps peut-être y gagner des millions, la belle entreprise !… Morny chercha l’endroit où faire naître sa plage. Il le trouva sans peine, à deux pas de Trouville précisément, sur la rive du bel estuaire. De l'autre côté de la Touque s'allongeaient sous le ciel des dunes et des dunes, à perte de vue. Un fleuve d'or entre la mer changeante et les vergers de Normandie. Une chétive poignée de chaumières (113 habitants) commandait à cet Eldorado de sable : on appelait ça Deauville. « Là du moins, pensa Morny, nous ne serons pas gênés. » Il parla de son projet à son grand ami le Dr Oliffe, l'homme aux pilules arseniquées. Cet inquiétant magicien avait des relations immenses, et se glissait partout avec ses grains de Jouvence. Il sut trouver sans peine des capitaux. Une société d'exploitation se forma sous l'impulsion d'un banquier, Donon, et les travaux pour l'aménagement de Deauville en plage parfaite commencèrent en 1860. Travaux réellement formidables, si l'on songe qu'il ne fallait rien de moins que niveler une immense étendue de dunes, établir des rues, une canalisation, pousser jusque-là le chemin de fer, construire une gare, des hôtels, des villas nombreuses, des maisons, une église, un temple, creuser un bassin à flot pour les yachts et les bateaux de pêche, édifier une magnifique terrasse, bordant les villas le long de la mer, faire monter du sol, comme par magie, les arbres et les fleurs des jardins, etc.. Or, ceci s'accomplit en très peu d'années, on serait tenté d'écrire en très peu de mois, tant les Parisiens furent stupéfaits de voir, dès l'été de 1860, une délicieuse petite ville qui les attendait, toute neuve, devant la mer charmante, et semblait s'être épanouie en une nuit parmi la verdure, comme au printemps les marguerites dans un pré. La villa Louisiane, appartenant à Morny, n'était ni la moins bien située, naturellement, ni la moins vaste, ni la moins riante — pour l'époque : aujourd'hui, nous la trouverions un peu triste, avec sa pierre et ses briques, puisqu’il nous faut au bord de la mer des maisons laquées comme des coffrets et tarabiscotées comme des lanternes. S’il faut tout dire, le propriétaire de la villa Louisiane avait en outre conçu un projet grandiose, mais diabolique, touchant Deauville qu'il venait de créer ainsi : il voulait que ce fût l'aboutissement d'une longue ligne de chemin de fer courant directement de Trouville — et par conséquent du Havre — à Bordeaux, en évitant l'interminable et coûteux crochet de Paris. On eût augmenté de beaucoup les bassins du port, et quintuplé, décuplé la cité nouvelle : de telle sorte, pensait l’hoomme d'État, que l'on fît par là au cabotage anglais une concurrence redoutable. On sait que, politiquement, Morny n'était point anglophile. Si cette concurrence se fût révélée tellement redoutable, on ne sait trop : mais que les habitants de Deauville aient à remercier les compagnies de chemin de fer — celle du Nord notamment, fort menacée et alarmée par un tel projet — grâce auxquelles l'entreprise ne put aller plus loin, voilà qui est certain. De quelles bâtisses, de quelles usines, de quels hangars, docks, immeubles, quartiers hideux et autres horreurs la charmante bourgade de plaisance ne se voyait-elle affligée, pour peu que se réalisât le grand dessein de M. le président du Corps législatif !... Son esprit, avons-nous dit, travaillait sans répit : quelquefois même, il avait un peu de fièvre. Une autre de ses initiatives se trouva plus heureuse, toujours au sujet de « sa » plage et de « sa » ville. Le 14 août 1864, on inaugurait l'hippodrome de Deauville, celui que nous admirons aujourd'hui. Avec le concours du président de la Société des courses de Caen, nommé Calenge, le duc de Morny s'était employé très activement à faire transformer — comme naguère à Longchamp — une énorme lande sablonneuse en plaine herbue et en pistes d'émeraude. On décidait de donner 23 500 francs de prix pour deux journées : prodigalité sportive qu’une pareille somme, en ces jours innocents ! Mais on n’hésitait pas : le créateur de Deauville prétendait en effet éclipser les courses de Bade qui, depuis 1858 attiraient au-delà du Rhin tout Paris pendant la saison thermale. Pourquoi les Français iraient-ils se divertir ailleurs que dans leur France pleine de grâces, songeait-il ? Et pourquoi les étrangers mêmes ne perdraient-ils pas leur argent aussi bien en Normandie qu'à Bade? Ce nationalisme de la fête était excellent. Les courses de Deauville obtinrent presque immédiatement un merveilleux succès. On sait ce qu'elles sont devenues : on les doit entièrement au duc de Morny. Non-seulement il a fait sortir de terre la cité elle-même : mais il lui fournit les moyens de vivre et prospérer d'une étonnante manière. C'est sans doute afin de l'en remercier que l'on s'empressa de renverser, au lendemain du 4 septembre, une statue qu'on lui avait élevée à Deauville, au titre de fondateur et bienfaiteur de la ville — statue d'ailleurs fort laide, mais édifiée en 1867 par souscription publique et dans la meilleure intention, sur la place appelée aujourd'hui Morny. Une fontaine, qui n'est guère plus jolie, tient lieu de ce souvenir disparu. A l'occasion d'un voyage officiel du président Thiers à Trouville, des jeunes gens — nous a-t-on dit — replacèrent pendant la nuit le duc de Morny sur son socle. Dès l'aube, et précipitamment, une municipalité courageuse fit ôter de nouveau par les pompiers l'infortunée statue, qui se trouve maintenant reléguée, cachée, dans un bâtiment où l'on remise du matériel, au milieu d'un bric-à-brac de chaises, fauteuils, parasols, etc. Au moment où ces lignes sont écrites (printemps 1925), l'affaire en est là. Tant la gratitude fleurit dans l'âme des hommes Il est vrai que c'est si peu de chose, les hommes ! Tout se rit d'eux. Voyez Deauville : aussitôt que Morny eût donné naissance et livré la fortune à cette plage, que fit la mer capricieuse ? Elle s'en alla. Le nouveau port dérangeait ses courants. Elle préféra quitter la rive. A cette heure, le sable s’étend, s’allonge à l’infini. Voici qu’afin de l’animer, on y a bâti des thermes à l’antique. Les vagues offensées vont se rouler toujours plus loin. Le duc de Morny n'avait pas prévu cela. *
* * En revanche, il avait prévu, prédit et très obstinément organisé le triomphe mondial du Grand Prix de Paris, à Longchamp. Rien de moins. C'est lui encore, lui toujours, qui, à force d'obstination et de persuasion, parvint à fonder cette épreuve monstre, annuelle et internationale, disputée pour la première fois en 1863, et dont le retentissement n'a jamais cessé de croître depuis lors. On ne sait aujourd'hui quelle gloire l'emporte, pour un cheval, d'avoir gagné le Derby d'Epsom ou le Grand Prix de Paris. Chaque printemps, à cette occasion, les trains et les paquebots versent chez nous un peuple d'étrangers, dont les dollars, les livres sterling et les pesetas pleuvent sur la capitale. On chercherait vainement à présent, répétons-le, le nom de Morny sur aucune plaque, tant à Longchamp qu'ailleurs. Il y eut naguère une rue de Morny (rue La Boétie) : on l'a débaptisée. Paris pourrait rendre au moins cette politesse à l'inventeur du Grand Prix et de son hippodrome. On ne se montre vraiment pas très bien élevé. Le croirait-on, cette affaire, cette si belle affaire n'avait cependant point, comme on dit, marché toute seule au début. Il était pourtant naturel qu'un esprit audacieux y eût songé. L'élevage et le sport français prospéraient de telle sorte que, plusieurs fois déjà, il avait été permis à des chevaux de chez nous d'aller disputer des prix assez importants en Angleterre, sur la terre sacrée des courses. Des chevaux français courant en Angleterre, se mesurant avec des chevaux anglais !... Un paysan, son bonnet à la main, n’eût pas été plus effaré jadis en soupant avec Louis XIV. Néanmoins le plus grand, le plus énergique et le plus habile de nos propriétaires, le célèbre comte de Lagrange – à qui la Société d’Encouragement devrait bien aussi quelque souvenir sur ses champs de courses — venait de se signaler par de tels succès en Grande-Bretagne, que l'on pouvait probablement appeler désormais les chevaux anglais à lutter contre les nôtres, sans que ceux-ci se dussent trouver ni ridicules, ni même battus. En y mettant le prix, les héros de Newmarket et autres lieux consentiraient sans doute à passer le détroit. Aussi le duc de Morny finit-il par obtenir du Conseil municipal de Paris et des cinq grandes Compagnies de chemin de fer une subvention qui parut colossale : on promit un prix de 100 000 francs au vainqueur de cette course extraordinaire, plus un objet d'art offert par l'Empereur, et les entrées, sur lesquelles étaient prélevés 10 000 francs pour le second et 5 000 francs pour le troisième. On ne connaissait pas alors d'épreuve aussi prodigieusement récompensée. On remarquera qu'il avait fallu s'adresser à la générosité du Conseil municipal et des Compagnies, mais non à la Société d'Encouragement, qui promit seulement son appui moral : les statuts de cette dernière ne lui permettaient, en effet, que de s'intéresser aux chevaux nés en France, exclusivement. Tout le problème du protectionnisme peut être soulevé à propos de cette question sportive. Logiquement, les Anglais devaient se réjouir que l'on fondât une épreuve annuelle aussi considérable. Il y avait là un salut indirect à leur maîtrise, en somme : tenir si fort à leur concours, quel hommage envers ces aînés respectés Les cadets ne témoignent pas toujours tant d'égards à ceux qui les ont précédés : il eût été juste de s'en montrer satisfait, et voire flatté. Point. Ce fut au contraire le sujet de conférences âpres et laborieuses, que d’obtenir l’acquiescement de ces sourcilleux princes du sport : engager ainsi le pur sang britannique dans une aventure lointaine où celui-ci n’était même pas certain de gagner, c’était une innovation qui semblait folle à quelques-uns. Il fallait entendre les objections que faisait aux organisateurs français l'amiral Rous, délégué du Jockey-Club anglais : « Quoi ! fixer une telle course un dimanche, le jour du Seigneur, consacré au repos ? Mais quelle impiété réellement française ! Quel scandale !...» Et les journaux anglais d'imprimer des choses bien aimables : les Français n'avaient choisi le dimanche que pour reprendre d'une main ce qu'ils offraient de l'autre, puisqu'ils n'ignoraient pas qu'aucun Anglais respectueux de sa religion ne consentirait à faire courir ses chevaux un tel jour ; ainsi, tout en se donnant l'air avantageux de créer une épreuve interna-nationale, ces sportsmen de la veille commençaient par éliminer leurs plus dangereux rivaux, etc... L'énorme tas d'or que finit par représenter le Grand Prix, sans cesse augmenté depuis 1863 (550 000 francs en 1924), s'est opposé victorieusement à la Bible, on le sait. Nous ne pensons pas qu'il se trouve maintenant en Angleterre un propriétaire pour demeurer dans son splendide isolement dominical, plutôt que de gagner, si c'était possible, une célébrité mondiale avec un cheval excellent, sans parler d'un demi-million et davantage, fût-ce en chétif argent continental. Il n'en est pas moins que sans le duc de Morny, l'on n'eût pas connu le Grand Prix, sinon avant longtemps, au grand dommage de Paris. Hélas, le fondateur est mort l'année même que devait paraître à Longchamp le plus miraculeux triomphateur qu'on eût peut-être jamais vu : le stupéfiant, l'inoubliable Gladiateur, au comte de Lagrange. Ce cheval formidable remportait en se jouant le Grand Prix de 1865, après avoir écrasé en Angleterre tout ce qu'on avait essayé de lui opposer dans les plus grandes épreuves, Derby d'Epsom compris. Gloire sans précédent, et jamais égalée par la suite sur les champs de course ! Paris délira de joie, le Corps législatif tout entier se leva pour acclamer le comte de Lagrange, député, lorsque celui-ci reparut dans la salle des séances après ces succès inouïs. Gladiateur devint une sorte de héros national. Il ne manquait à cette fête du sport et du patriotisme que le meilleur des gens de courses et des Français, celui qui en eût joui avec la plus d'émotion et d'orgueil, le duc à la casaque rose. MARCEL BOULENGER.
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