BÉCON-LES-BRUYÈRES
par
Emmanuel Bove
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A Monsieur Eugène
Coulon
I
L
E billet de chemin de fer que l'on prend
pour aller à Bécon-les-Bruyères est semblable à celui que l'on prend
pour se rendre dans n'importe quelle ville. Il est de ce format adopté
une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce même « R »
rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations sont au verso.
Il fait songer aux gouverneurs qui ont la puissance de donner à un
papier la valeur qu'ils désirent, simplement en faisant imprimer un
chiffre, et par enchaînement, aux formalités administratives qui ne
diffèrent pas quand il s'agit de percevoir un franc ou un million.
Il n'est que le ticket de papier ordinaire, d'un format inhabituel, que
remet le contrôleur au voyageur sans billet après l'avoir validé d'une
signature aussi inutile que celle d'un prospectus, qui paraisse assorti
au voyage de Bécon-les-Bruyères.
De même qu'il n'existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de
lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne
fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas
morts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare et
des premiers joueurs de foot-bail dont les culottes courtes tombaient
jusqu'aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où
elles poussaient, les quelques cheminées d'usines perdues au milieu
d'espaces libres, et les baraques de planches qui n'avaient pas encore
les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant
aujourd'hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et
les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien
qu'ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites.
Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme le
boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins de
son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle avec froideur, dans une
gare semblable aux autres gares. Au hasard d'une promenade ils
retrouveraient pourtant quelques bruyères, désormais aussi peu
nombreuses pour donner un nom à une cité que le bouquet de lilas d'une
étrangère à une closerie. Des maisons de quatre à huit étages
recouvrent les champs où elles fleurirent. Comme construites sur des
jardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, au
moment où l'on creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie,
des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cette
expression des hommes qui ont fait souffrir d'autres hommes et dont la
situation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur immobilité est
plus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée s'échappant des
cheminées, les rideaux volant au dehors, ne les animent point. Elles
pèsent de tout leur poids sur les bruyères comme les monuments
funéraires sur la chair sans défense des morts. Et si, pour une raison
d'alignement, l'un de ces immeubles était démoli et que de nouvelles
bruyères poussassent à cet endroit, il semblerait à l'étranger que ce
fussent elles, et non celles qui ne sont plus, qui incitèrent les
Béconnais, au temps où la poste et les papiers à entête n'existaient
pas, à embellir leur village d'un nom de fleur, cela dans le seul but
de plaire puisque l'autre Bécon de France est trop loin pour être
confondu avec celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les
bruyères naissent ici comme le houblon dans le nord ou les oliviers sur
les côtes de la Méditerranée, que c'est la densité du sol qui ait
déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard
d'une floraison.
*
* *
Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant son nom
printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu'en sortant à droite il
se trouvera côté-Asnières, à gauche, côté-Courbevoie. Il est donc
nécessaire, avant de parler de cette ville, de tirer à soi tout ce qui
lui appartient, ainsi que ces personnes qui rassemblent les objets qui
leur appartiennent avant de les compter. L'enchevêtrement des communes
de banlieue empêche d'avoir cette manie. Aucun accident de terrain,
aucune de ces rivières qui suivent le bord des départements ne les
séparent. Il y a tant de maisons que l'on pense être dans un vallon
alors que l'on se trouve sur une colline. Des rues simplement plus
droites et plus larges que les autres, servent de frontières. On passe
d'une commune à l'autre sans s'en rendre compte. On a déjà atteint
Suresnes alors que l'on croyait se promener dans Bécon côté-Courbevoie.
En écrivant, je ne peux m'empêcher de songer à ce village encore plus
irréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère de
celui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries si
peu drôles qu'il est un peu désagréable de le citer, à
Fouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n'est pas un des conscrits des
cinq plus grandes villes de France qui n'ait prononcé ce nom. Ainsi que
les mots rapportés de la guerre, il a été répété par les femmes et les
parents. Mais il n'évoque déjà plus le fouillis et les oies d'un hameau
perdu. Le même oubli est tombé sur lui, qui n'existe pas que sur Bécon.
Car Bécon-les-Bruyères, comme Montélimar et Carpentras ont failli le
faire, a connu la célébrité d'un mot d'esprit. Il fut un temps où les
collégiens, les commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers,
comparaient tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C'était
le temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien de
millions d'habitants avaient les capitales et la Russie ; le temps
paisible où les statistiques allaient en montant, où l'on s'intéressait
à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés à mort, où la
géographie avait pris une importance telle que, dans les atlas, chaque
pays avait une carte différente pour ses villes, pour ses cours d'eau,
pour ses montagnes, pour ses produits, pour ses races, pour ses
départements, où seul l'almanach suisse Pestalozzi citait avec
exactitude la progression des exportations, le chiffre de la population
de son pays fier de l'altitude de ses montagnes et confiant à la pensée
qu'elles seraient toujours les plus hautes d'Europe. Les enfants
s'imaginaient qu'un jour les campagnes n'existeraient plus à cause de
l'extension des villes. Le cent à l'heure, les usines modèles qui ne
cessaient pas de travailler au moment où les excursionnistes les
visitaient, les transatlantiques en miniature des agences maritimes,
imités parfaitement mais dont les lits des cabines n'avaient point de
draps, les premières poupées mécaniques dont les mêmes gestes, aux
devantures des pharmacies, recommençaient si vite que l'on restait avec
l'espoir d'une autre fin, les aéroplanes à élastique dont les roues ne
servaient pas à l'atterrissage, étaient dans les esprits. Il y avait
même des comètes dans le ciel. Les derniers perfectionnements apportés
aux télescopes étaient expliqués dans les magazines. La ligne la plus
rapide du monde était Paris-Boulogne. Des revues scientifiques
paraissaient tous les mois. Des aigles attaquaient les avions, des
requins, les scaphandriers. La maquette du tunnel sous la Manche était
prête. C'était l'Angleterre qui s'opposait à la construction de
celui-ci.
Bécon-les-Bruyères naquit alors. Il fallait à la possibilité proche du
tour du monde en quatre-vingts jours, aux horizons larges, aux cités
tentaculaires, un contrepoids. On s'habituait à dire : « Il a beaucoup
voyagé : il vient de Bécon-les-Bruyères. C'est un Parisien de
Bécon-les-Bruyères. » Cela devenait une rengaine semblable à : « Et ta
sœur ? » mais sans ces réponses toutes prêtes qui donnaient
successivement le beau rôle à l'un et l'autre des interlocuteurs, car
c'est à prononcer la dernière réplique que tendent de nombreuses gens.
*
* *
Comme devant une personne dont on vous a dit qu'elle est drôle, et avec
laquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement après que
l'ami qui vous l'a présentée est parti, on est saisi, en arrivant à
Bécon-les-Bruyères, de ce sentiment qui veut que du moment que les
choses existent, elles cessent d'être amusantes.
Bécon-les-Bruyères tant de fois prononcé, tant de fois sujet de
plaisanteries, apparaît tout d'un coup aussi grave que Belfort. Les
panneaux de la gare, les bandes de papier collées sur les verres des
lanternes, les enseignes des magasins, où figure le nom de la ville, ne
provoquent aucun sourire. Les cheminots, les voyageurs et les ménagères
ne les remarquent même pas. Ils ont oublié qu'ils habitent ce
Bécon-les-Bruyères qui, avec les ans, a acquis l'état d'esprit du
personnage porteur d'un nom ridicule et qui, toute sa vie, a entendu la
même plaisanterie souvent poussée à une brutalité, au point que
plusieurs fois il a songé à demander dans quel ministère il faut se
rendre pour faire supprimer légalement une ou deux syllabes de son nom.
Bécon-les-Bruyères cesse d'appartenir à l'imagination. On n'a plus la
force d'entraîner dans le ridicule tous ces gens qui ont des soucis et
des joies, toutes ces maisons dont les portes et les fenêtres s'ouvrent
comme ailleurs, tous ces commerçants qui obéissent à la loi de l'offre
et de la demande. On se sent devenir faible et petit, comme ces groupes
d'amis qui, après s'être rendus dans un endroit pour en rire, ne
risquent aucune des plaisanteries qu'ils avaient projetées et ne
retrouvent leur esprit que le lendemain quand, de nouveau, ils se
réunissent.
En s'éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun signe, ne
rappelle l'endroit où l'on se trouve, on marche en se répétant « Je
suis cependant à Bécon-les-Bruyères. » Tout est normal. Alors que l'on
s'attendait à quelque chose, les immeubles ont des murs et des
cheminées, les rues, des trottoirs, les gens que l'on rencontre, les
mêmes vêtements que ceux de la ville que l'on quitte. Rien de différent
ne retient l'attention.
Comme si l'on était arrivé par la route, il faudrait arrêter les
passants qui portent un uniforme pour leur poser des questions, acheter
des gâteaux secs pour lire sur le sac l'adresse de l'épicier. Il
faudrait entrer dans les maisons et y lire, à tous les étages, les
mêmes papiers, les mêmes factures pour se reconnaître.
II
L
ES
mœurs de Bécon-les-Bruyères sont plus douces que celles de Paris. Il
eût été incompréhensible qu'aucun intermédiaire n'existât entre la
complaisance des campagnes et la rudesse des villes. Ce n'est pas la
politesse provinciale. Les Béconnais, avec un sens des nuances qui
paraît inexplicable, ont tous sur les lèvres l'injure parisienne toute
prête ainsi que la phrase aimable des campagnes. Ils ne se font pas
rétribuer ces petits services qui sont si difficiles à estimer. Les
fournisseurs livrent à l'heure promise. Comme les grands magasins, ils
font faire à leur voiture lourdement chargée de longs détours pour
déposer à votre porte un paquet. Quand vous demandez où se trouve une
rue, on ne vous y accompagne pas mais on vous suit des yeux jusqu'au
premier tournant ; quand vous demandez du feu, on ne vous donne point
d'allumettes, mais on ne vous quitte que lorsque votre pipe est bien
allumée.
La population de Bécon-les-Bruyères ne ressemble pas à
celle d'une ville isolée. Elle n'a ni préoccupations, ni amour-propre
locaux. Elle serait indifférente à la célébrité de l'un des siens, à
moins qu'il ne fût le plus grand de tous. On a beau se promener dans
tous les sens, on ne rencontre pas une statue. Il n'y a point de
mairie, ni d'hôpital, ni de cimetière. Il semble que, comme dans une
principauté, les habitants, chacun à leur tour, balaient les rues,
assurent l'ordre et réparent les conduites d'eau. C'est durant toute
l'année comme les jours de neige à la campagne, lorsque chacun dégage
sa porte.
Pendant un mois, tous les dimanches, les boulangeries
vendirent une quantité plus grande de flan. Ce fut le dessert favori
des Béconnais jusqu'à ce que le cœur à la crème, puis les bananes,
vinrent le remplacer. On retrouve ainsi, à Bécon-les-Bruyères, avec
quelques jours de retard, les manies passagères et secrètes des
arrondissements de Paris que des statistiques, si on s'amusait à les
faire, révéleraient.
Il est en effet amusant de parler aux
vendeurs et d'apprendre par exemple qu'au mois de mai ils ont vendu
plus de paires de gants qu'au mois d'octobre de l'année précédente,
d'apprendre encore que le quartier des Ternes a consommé dans la
première semaine de juillet plus de cerises que celui de l'Ecole
Militaire.
*
* *
A
des époques mystérieuses qui ne semblent répondre à aucune fête connue,
quelques forains viennent s'installer devant la gare qu'ils devinent
être le centre de la ville. C'est toujours une chose qui étonne que
l'étranger sache découvrir le centre d'une ville. On dirait d'une
réussite trop rapide et insolente. Les loteries, en dressant du premier
coup leur baraque à l'endroit le plus animé, cela sans avoir marqué le
pas sur une place déserte ni s'être fourvoyé dans quelque faubourg,
défient le petit commerçant et font naître, dans la brume de son
esprit, cette constatation qu'il fait souvent que l'honnêteté ne sert
de rien. Ce n'est que le provisoire de leur stationnement, apparaissant
à l'inobservation de cette loi du commerce qui exige que deux boutiques
semblables ne voisinent point, qui le réconforte.
A peine
arrivés, les forains se ravitaillent dans les plus grands magasins,
parlent comme le voyageur, à la personne détestée de la ville,
demandent si l'eau est potable et passent indifféremment dans tous les
camps.
Les loteries sont côte à côte, entourées d'Arabes qui
veulent gagner un kilo de sucre. On pense en regardant les balançoires,
à ce qui arriverait si l'une d'elles se décrochait. Devant la gare,
deux manèges minuscules (poussés par leurs propriétaires, qui marchent
sur le sol même de la place, à des endroits qui n'ont pas été faits à
cette fin, une barre de cuivre par exemple, le flanc d'un cheval
qu'aucun enfant n'a enfourché,) exécutent à chaque voyage, le même
nombre de tours, si exactement que le cheval jaune s'arrête toujours en
face de la rue Nationale, et cela au son d'un piano mécanique à musique
perforée.
La T. C. R. P., à ces moments de l'année, est obligée
de déplacer le terminus de cette ligne d'autobus Place
Contrescarpe-Gare de Bécon, dont l'établissement a été si long à cause
des heures d'affluence difficiles à situer, ce qui se fait sans peine
puisqu'il n'y a, à ce terminus, ni guérite, ni employés, et qu'il
suffit d'accrocher à un autre bec de gaz une petite enseigne en
celluloïd.
Mais quand il arrive que les foires de
Bécon-les-Bruyères coïncident avec celles du Trône ou de Neuilly, les
mêmes baraques pourtant viennent s'installer sur la place de la gare.
Séparées de leurs sœurs des grandes fêtes, elles ont cet air des
compétitions de second plan et des employés nommés directeurs pour les
vacances. On devine que ce serait manquer de délicatesse que de parler
des foires concurrentes à ces forains qui, avant de s'approcher de
vous, disparaissent derrière la toile de fond de leur baraque. Ils ont
des raisons si profondes de faire bande à part que l'on n'oserait pas
plus leur poser de questions qu'à l'inconnu qui se promènerait deux
heures dans la même rue. Ce sont peut-être les esprits indépendants qui
n'aiment point la foule, ou bien les ambitieux qui préfèrent jouer un
rôle ici que de passer inaperçus là.
*
* *
Souvent
des musiciens ambulants viennent de Paris. Ce ne sont pas toujours les
mêmes. Pourtant, comme si dans un journal corporatif tel endroit était
désigné comme favorable aux concerts en plein air, ils s'installent
toujours sur la gauche de la place. Celui qui n'arrive qu'avec sa voix
est joyeux. Porteurs de mandolines et d’accordéons, les autres qui ne
peuvent, au cas où des agents interviendraient, se mêler à la foule,
parlent peu. A l'arrivée de chaque train ils recommencent le même
refrain, cependant que les Béconnais, qui ont mille excuses pour
arriver en retard, le reprennent en sourdine.
De nombreuses
corporations venues de Paris visitent ainsi la banlieue. On
s'imaginerait que ce dût être le contraire, à cause des souvenirs de
vacances où les paysans portaient au bourg le beurre et les œufs. Les
petites voitures de mercerie ou d'articles de Paris, les placiers, les
garçons de café, envahissent chaque matin ce Bécon-les-Bruyères qui,
comme les villes sur les lignes maritimes, se plaint que le poisson
mette si longtemps à lui parvenir.
Parfois, un taxi le traverse.
Il fait songer à ceux que l'on a vus dans des cités plus lointaines et
qui vous ont paru suspects. Comme ces derniers il transporte un
voyageur étrange, assis sur le bord de la banquette, qui guette par les
portières. Un parent mort ; un rendez-vous d'affaires ; cinq minutes de
retard faisant manquer un héritage ; un attentat projeté ; une fuite
après un vol. On ne sait. Le chauffeur est excusé de ne pas connaître
le chemin le plus court. Sans provisions, sans couvertures
supplémentaires, pactisant avec son client qui l'invite à boire à tous
les carrefours, il parcourt des rues inconnues, se dirige vers une
autre ville, en n'osant se retourner trop souvent pour regarder son
client.
III
I
L
est des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent à Paris.
Tous ceux qui font le contraire songent à ces fameuses mutations de la
guerre, à cet espoir irréalisable de changer sa situation avec celle
d'un autre à qui elle conviendrait mieux, à la personne charitable qui
vous sauverait si elle vous connaissait mais qui cesse d'exister dès
qu'on lui parle, à tout ce qu'il y aurait de bonheur sans
l'impossibilité de joindre ce qui devrait être joint. Ils songent aussi
à la jeune femme qui aimerait un vieux monsieur, au vieux monsieur qui
ne peut la rencontrer, aux entreprises où il manque justement un
directeur, aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villages
qui leur plairaient, à l'homme qui serait leur ami.
La gare
Saint-Lazare, que les Béconnais voient à un bout de la ligne, est trop
lourde pour Bécon-les-Bruyères qu'ils placent à l'autre extrémité et
paraît, à cause de cela, tirer cette localité à soi, si bien que
d'aller à Paris semble toujours plus court que d'aller à Bécon.
Les
voyageurs de banlieue connaissent la gare Saint-Lazare dans tous ses
recoins. Ils connaissent le bureau des réclamations, celui où l'on
délivre les cartes d'abonnement, les unes avec photo, les autres plus
communes, avec de simples coupons. Les premières donnent droit à autant
de voyages que l'on désire dans le trimestre, ce qui a fait naître chez
leur propriétaire le goût des cartes. Une carte qui ouvre devant soi
toutes les portes, c'est une joie de la posséder. On finit même par ne
plus la montrer, par s'exercer à passer avec hauteur devant les
employés, certain que l'on est d'avoir le dernier mot, par s'imaginer
que l'on n'a pas de carte, que ce n'est que son attitude qui intimide
les contrôleurs, par en désirer d'autres, une pour les théâtres ou, ce
qui est plus facile, pour tous les cinémas d'un même consortium, une
pour les autobus, et si c'était possible, pour les taxis, les bureaux
de tabac, les restaurants.
En descendant du train électrique,
sous le hall de la gare Saint-Lazare, les Béconnais se sentent encore
chez eux. Les kiosques où l'on vend des jouets, des cigarettes, des
articles de Paris, des oranges, des cerceaux qui prennent peu de place
parce qu'on les accroche au dehors, les fleuristes qui vendent leurs
bouquets surtout à midi moins le quart, avant que les invités à
déjeuner prennent leur train, le buffet à deux issues, à la porte
duquel la direction de la compagnie de l'Ouest-État n'a mis aucun
employé, non par oubli, mais parce qu'elle aime à fermer les yeux, le
repasseur à la minute dont les machines, comme celles des inventions
nouvelles, sont visibles à travers des glaces, les portefaix dont
quelques-uns sont fragiles, l'hôtel Terminus qui tourne le dos à la
gare, leur sont familiers. De retour chez eux, ils gardent de tout cela
un certain goût. Une gare est plus proche du progrès que tout autre
endroit. D'avoir assisté plusieurs fois aux embouteillages causés,
place du Havre, par les manifestations communistes, d'être passé, les
jours de grève, aux carrefours où se massaient les gardes républicains,
d'avoir entendu crier le départ des trains par un haut-parleur, de
vivre des journées dont les heures sont toutes de la même longueur,
fait naître, dans l'esprit des Béconnais, des ambitions. Ils ne veulent
point de l'intimité de leur cité. Alors que les habitants de Commercy
mangent tous des madeleines, ceux de Chamonix du miel, que les jeunes
filles de Valenciennes sont vêtues de dentelles, que les Bordelais ne
boivent que du vin de Bordeaux, les Béconnais, eux, ne se servent point
du savon Y... fabriqué dans leur ville. Seuls quelques vieillards qui,
lorsqu'ils vont à Paris, ne prennent que les trains vides de dix heures
du matin, entretiennent des relations de petite ville. Le soir, ils
jouent à la manille dans la brasserie de la rue Nationale sans se
soucier des jeunes mariés qui, pour ne pas faire le café, sont
descendus le boire après le dîner. Ils possèdent, sur les terrains
qu'ils se refusent à vendre, de petites bicoques où ils rangent des
outils et réparent leur mobilier. Ils sont à la fois retraité, ouvrier
et paysan. Selon que les fleurs ou l'arbre fruitier de leur jardin
poussent bien ou mal, ils savent si les récoltes de la France sont
bonnes ou mauvaises.
*
* *
Les
horaires, avec leurs côtés Bécon-Saint-Lazare et Saint-Lazare-Bécon,
sont collés sur les glaces de tous les magasins ou distribués comme
prime, ainsi que des sachets parfumés. Dans la hâte de trouver son
train, on ne sait jamais, avant quelques secondes de réflexion, s'il
faut les lire au recto ou au verso. Ils sont si pleins d'heures qu'ils
semblent inexacts comme si, vers la fin de la journée, les trains ne
marcheraient plus que mêlés les uns aux autres ainsi que les tramways
après un encombrement. Ils rappellent pourtant, aux instants de bonne
humeur, d'autres horaires semblables, ceux des funiculaires, ceux des
bateaux sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieurs
fois par jour.
Chaque Béconnais possède un de ces horaires peu
digne d'être mêlé aux papiers d'identité, dont il connaît par cœur le
premier et le dernier train. Celui-ci part de Saint-Lazare à minuit
quarante pour permettre aux voyageurs qui aiment à s'attarder ou à se
restaurer après le théâtre, de rentrer chez eux, cela à cause d'une
sollicitude officielle de quelque directeur marié que l'on imagine
habitant la banlieue, rentrant tard lui aussi, et donnant l'ordre de
reculer l'heure du dernier train.
Ce genre de sollicitude amène
à parler de toutes ces décisions prises en vue d'améliorer le sort du
public et fait songer à ces chefs de service, à ces conseillers
municipaux, à ces préfets qui, par des mesures heureuses ne
perfectionnent qu'un point de la vie quotidienne. On sent alors le
contraste qui existe entre les petites améliorations et tout ce qu'il a
fallu de démarches, de patience, de formalités pour les faire accepter.
On sent que dans le public, il se trouve justement des gens qui sont
cause de ces retards. Serrés dans le train électrique, on les cherche
des yeux. Et parfois l'on devine, à un regard posé sur soi, que l'on
est soupçonné d'être un de ceux-là. Qu'il faille ainsi surmonter tant
de difficultés pour modifier un détail quelconque contribue à donner
aux Béconnais une idée de la grandeur du monde qui les poursuit jusque
dans leur demeure, les hante parfois la nuit et laisse sur leur visage
une expression plus rêveuse que celle d'un Parisien.
Ils ont,
comme les soldats, conscience du nombre. Ils sentent que c'est parce
qu'il y a trop d'hommes sur la terre que tout est difficile à arranger.
De côtoyer journellement plusieurs milliers de personnes leur donne une
connaissance telle des difficultés que surmontent les pouvoirs publics
pour organiser les choses les plus simples, qu'ils leur sont plus
indulgents. Ils comprennent, mieux que l'habitant des villes ou des
campagnes, la tâche de ceux qui ne doivent adopter que des mesures qui
plaisent à tous. Celles-ci sont multiples. Parfois les Béconnais,
lorsqu'ils ont le temps, s'amusent à les énumérer. Les guichets des
lignes de banlieue ne ferment jamais, même aux heures creuses. Les
trains sont affichés électriquement depuis un mois. Le signal de départ
n'est donné que lorsque la grille d'accès au quai est tirée. Des
cabines téléphoniques ont été aménagées à cinquante mètres les unes des
autres. Des flèches indiquent les sorties, les entrées, les consignes,
les salles d'attente. L'intérêt du public domine tout. C'est dans les
gares que les journaux du soir arrivent d'abord. Les lignes d'autobus
et de métro convergent vers elles. Une sorte de lien, aussi ténu que
celui qui attache tous les possesseurs d'un billet d'une même tombola,
unit les Béconnais lorsque, le soir, mêlés aux Versaillais et aux
Courbevoisiens, ils attendent ensemble leur train à la gare
Saint-Lazare. Du ciel, semble-t-il, les lampes à arc éclairent les
voies. Malgré la fumée, les sifflements, le vacarme, une buée légère
semblable à celle qui flotte en été, sur les fleuves, vole au fond de
la gare. Avant que le train s'immobilise complètement, les voyageurs
cherchent à deviner où s'arrêteront les portes. Ils sont seuls avec
eux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent tout ce qui les entoure
au sérieux et que la moindre anicroche trouble. Car il en est qui, de
faire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantes
mesures sont prises, se sentent personnellement honorés, ainsi que ces
soldats, de la visite d'un général faite à leur régiment. Ils ont
conscience que, de toutes parts, on s'efforce de leur faciliter la vie.
Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pour
rentrer chez eux, seuls en face du peu qu'ils possèdent, ou pour se
perdre dans les rues, ils se sentent un instant, au moment de la
transition, désemparés.
IV
L
E
Béconnais aime discrètement sa ville. Il en parle peu, ainsi que d'un
fils bouffon, un père sérieux. La tendresse qu'il porte à son pays, il
la dissimule. La poésie que prête le temps aux choses près desquelles
on a vécu et dont on ne saurait se libérer même si l'objet, des années
plus tard, apparaît peu digne de soi, les souvenirs, de savoir comment
était le terrain sur lequel une grande maison est bâtie, quel magasin
précédait tel autre, ont fait naître dans le cœur des vieux Béconnais
un amour qu'ils n'avouent pas, dont ils se défendent, mais qui perce
aux jours des innovations et des décisions heureuses de la municipalité
de Courbevoie.
La pluie qui tombe dans les rues grises, le bruit
des trains et leur fumée, (car il est encore des trains à vapeur, leur
suppression n'étant envisagée que pour 1931, ce qui fait songer à
toutes ces améliorations à venir que l'on attend sans y penser pour
qu'elles arrivent plus vite), la boue légère qui recouvre les
trottoirs, les rues désertes, n'altèrent en rien leur amour.
Il
est dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons mystérieuses
(ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu'il remarque, de temps
en temps, qu'un café est désert alors que celui qui se trouve en face
est plein, et auxquelles il pense parfois avec une telle intensité
qu'il arrive plus vite chez lui), devient une sorte de promenade, le
lieu de rendez-vous, cela simplement à cause de sa disposition au midi,
de quelques terrasses de café, d'une maison dépassant l'alignement.
A
Bécon-les-Bruyères, cet endroit qui s'appelle le passage des Lions à
Genève, le port à Marseille ou les quinze mètres du Cours Saint-Louis,
la place du Marché à Troyes, n'existe pas. Le voyageur habitué à le
découvrir le jour même en toute ville, qui ne peut se plaire avant, qui
habite justement l'hôtel le plus proche de lui, pourrait en désespoir
de cause se rabattre sur le commencement de l'avenue Galliéni qui,
donnant sur la place de la Gare égayée par deux cafés, est la voie la
plus passante de la ville. Mais en quelque autre lieu que l'on se
trouve, on est comme dans l'une de ces rues perdues où l'on cherche une
adresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d'une route abritée pour
se rendre à l'auberge ensoleillée d'un village, ne trouverait à Bécon
que poussière et boue. Les terrasses sont trop étroites pour que l'on
s'y sente à l'abri. Les rues trop longues et désertes mènent vers
d'autres rues aussi longues et aussi désertes, bordées de pavillons, de
maisons en construction, de terrains à vendre. Quand une place enfin
vous délivre de ces voies interminables et vous fait espérer un centre
proche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucune
statue ne se dresse au milieu. Elle n'existe que parce qu'il faut
ménager des espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussi
peuplée que Paris.
Puisqu'il faut des années pour s'habituer à
des noms propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, il
semble que ce soit dans une ville de rêve que l'on s'avance quand, pas
consacrées par une longue présence dans les annuaires et les calepins,
les rues s'appellent Madiras, Ozin ou Dobelé. Pourtant il en est qui
s'appellent Galliéni, Tintoret, de la Sablière, Édith Cavell. Celles-ci
ont l'air d'appartenir à de grandes villes et l'on s'y sent moins
perdu. Le règlement de la préfecture qui veut que les rues soient
numérotées dans le sens du cours du fleuve est observé. Mais comme on
ne sait dans quel sens coule la Seine, c'est tout à coup au numéro deux
cents d'une avenue que l'on se trouve, alors qu'on pensait être, à sa
naissance.
*
* *
La
gare, au bout de laquelle il reste du terrain pour les agrandissements
futurs ainsi que de l'étoffe ourlée au bas des robes des fillettes, est
le centre de Bécon-les-Bruyères. Elle donne accès, par ses côtés
Asnières et Courbevoie, à deux places désolées où voisinent toutes les
boutiques de la ville et où, à six heures du soir, s'attendent les
Béconnais venus par des trains différents.
Il est dans chaque
ville une rue qui, bien qu'elle ne soit pas la plus importante et
qu'elle ne mène nulle part, revient plus souvent sur toutes les lèvres.
Elle s'appelle à Bécon : rue du Tintoret, sans que l'on puisse savoir
pourquoi. Elle part justement de l'une de ces places, entre deux cafés
semblables dont l'un est naturellement moins fréquenté que l'autre, et
qui, les jours de fête nationale, sont réunis par-dessus la chaussée à
l'aide de banderolles tricolores et de ces mêmes réclames pour
apéritifs interdites à Paris. Elle meurt cent mètres plus loin dans un
dédale misérable et aéré. L'air est le seul luxe de cette banlieue. A
mesure que l'on s'éloigne, les chambres meublées affichées dans les
boulangeries demeurent toujours à trois minutes de la gare. Le jeune
sportif qui veut avoir la distance dans le regard contemple chaque
matin cette rue du Tintoret. Un garage y est installé, sans verrières
parce qu'il occupe le rez-de-chaussée d'un immeuble. En face se trouve
une agence de location en appartement, signalée par des pancartes mieux
écrites que celles des boulangeries et par des photographies de villas,
exposées dans une fenêtre ordinaire transformée en devanture.
Car
il est des Parisiens qui viennent à Bécon-les-Bruyères avec l'espoir de
trouver un appartement et qui sans prendre garde aux papillons qui
recouvrent les murs, parfois même les endroits où il est défendu
d'afficher, se dirigent tout droit vers elle, prévenus par un panneau
de publicité qu'ils ont aperçu du train s'ils étaient assis à la gauche
de leur compartiment. Tous les inconvénients de la banlieue, ils les
ont éliminés par des raisonnements. La brièveté du trajet les a mis de
bonne humeur. « C'est une légende, les ennuis de la banlieue. Après
tout, l'air est meilleur ici qu'à Paris. Bécon est sur un plateau. On
n'a mis que neuf minutes pour venir ». Ils entrent dans l'agence. On
les prie de s'asseoir à côté du plan de Bécon-les-Bruyères qui n'existe
pas imprimé et qu'un commis-architecte a tracé et peint, à côté d'une
pile de cartes de visite commerciales qui n'ont jamais été séparées les
unes des autres.
Quand on s'est entendu pour visiter un
appartement, le propriétaire de l'agence remet sa clef à un commerçant
voisin afin qu'il la donne à sa femme quand elle rentrera et conduit
ses clients : « Bientôt, il ne passera plus de trains à vapeur, dit-il.
La voie sera électrifiée. Nous sommes à neuf minutes de Saint-Lazare.
C'est aussi pratique pour ceux qui travaillent dans le centre que les
quartiers sud de Paris. On a tort de s'imaginer que la banlieue est mal
desservie. Vous avez des trains toutes les trois minutes aux heures
d'affluence. D'ailleurs Paris se déplace vers l'Ouest. »
Il est
à Bécon-les-Bruyères des terrains à vendre depuis sept francs le mètre.
Sur certains d'entre eux, des maisons s'élèvent lentement. Quand elles
sont terminées, des Béconnais mal logés regrettent de n'avoir pas
retenu un appartement alors qu'il était encore temps. Ils s'accusent
d'imprévoyance. Ils en viennent à penser qu'il en sera toujours ainsi
dans leur vie, qu'ils ne sauront jamais être heureux.
V
Tous
les trains de Versailles et des Vallées ne s'arrêtent pas à
Bécon-les-Bruyères. Les voyageurs qu'ils transportent ont l'impression
que les Béconnais arrivent en retard en les voyant sur les quais en
train de lire leur journal. Ils éprouvent, à cette supposition un
sentiment de contentement. Ils sont si nombreux à le ressentir qu'il
semble, une seconde, que c'est ce sentiment lui-même qui passe sur la
voie.
Les Béconnais redoutent chaque jour la panne
d'électricité. Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle est
continuellement suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement,
elle est aussi rare que la mort d'un camarade, mais aussi tragique.
C'est
une supposition que font quotidiennement les habitants de Bécon, que
celle d'une mort retardant le trafic. Ils se demandent chaque fois si,
en ce cas, le service serait interrompu et combien de temps il faudrait
pour qu'il reprît normalement. Comme le spectateur qui croit n'avoir
point de chance dans la vie et qui pense que, justement parce qu'il se
rend au théâtre, la vedette sera malade, il est des Béconnais qui
supposent que du seul fait qu'ils prennent le train, il arrivera
quelque chose.
La panne est leur épouvantail. Car ils vont tous
au théâtre. Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant la
tombée de la nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne qui
s'opposerait à leur plaisir avec la violence d'une catastrophe ou d'un
deuil appris au moment de partir.
*
* *
La
gare de Bécon-les-Bruyères sans chef de gare, sans gare de
marchandises, et les huit voies qui vont jusqu'à Paris, séparent
Asnières et Courbevoie comme un fleuve. Un tunnel fétide, au lieu de la
passerelle désirée par tous les habitants relie les deux communes. Il
fait songer aux petites villes où il n'y a qu'un pont et où, pour
approcher la jeune fille aperçue sur l'autre berge, il faut crier si
votre voix est belle, lui faire signe de marcher comme vous dans la
même direction jusqu'au moment où, à cause d'une maison trempant dans
le fleuve ou d'un bateau amarré qui dépasse trop le niveau de l'eau, on
la perd de vue. On ralentit alors pour ne pas arriver le premier à
l'espace libre, de peur que dans l'absence on ne pense qu'elle ait
disparu. On se retrouve pourtant avec quelques mètres d'écart comme
quand, avec un ami, on a parié qu'un chemin est plus court qu'un autre.
Bécon-les-Bruyères
est donc partagé en deux, ainsi que ces coupes d'hommes sans organes
mâles sur les planches d'anatomie et ces œufs de carton qu'il faut
ouvrir pour savoir laquelle des deux moitiés est le couvercle. Cette
séparation faite, il ne reste plus que d'un côté Asnières, de l'autre
Courbevoie, si bien que les lettres adressées simplement à
Bécon-les-Bruyères arrivent au hasard dans l'une des deux postes.
Comme
quand on débouche sur une vaste place, on aperçoit en sortant de la
gare de Bécon par une porte qui, pour tant de voyageurs, s'ouvre et se
ferme ainsi que celle d'un magasin, un ciel plus large où les avions et
les oiseaux demeurent presque aussi longtemps qu'à la campagne et où
ils deviennent si petits que l'on s'arrête pour ne pas les perdre de
vue. Semblable au dôme d'une coupole, lorsqu'on a monté l'escalier, ce
ciel penche. Il penche vers Paris que l'ont sent plus bas.
Il
est des endroits autour des grandes villes où, lorsque l'on s'y
promène, on ne peut s'empêcher de penser que si la révolution éclatait
ils resteraient aussi paisibles. Ils sont si déserts et si lointains
qu'une insurrection perdrait presque tous ses membres avant d'y
arriver, à moins que le chef ne donnât des ordres précis et ne fixât,
par exemple, le rassemblement de ses troupes en l'un de ces endroits.
Et le Béconnais se rassure en pensant à tous les quartiers, à toutes
les villes de banlieue qui existent, et finit par se convaincre que la
probabilité d'une marche sur Bécon-les-Bruyères est plus petite que un
dix-millième. Il faudrait vraiment une grande malchance pour que
justement l'émeute se dirigeât sur sa cité. C'est presque impossible.
On le devine d'ailleurs aux rideaux légers des villas, aux étalages des
magasins, à la grille fragile de la succursale du Crédit lyonnais, au
visage serein de ces bijoutiers, les mêmes qui, dans les rues désertes,
font que l'on se demande comment ils vivent.
Mais en supposant
que la révolution éclatât dans le reste de la France et que
Bécon-les-Bruyères fût isolé, il apparaît tout de suite qu'une grande
fraternité unirait tous les habitants, qu'ils formeraient aussitôt des
ligues, des groupements de défense, qu'ils mettraient, jusqu'au retour
des temps meilleurs, leurs biens en commun.
VI
B
ÉCON-LES-B
RUYÈRES
n'a point d'environs. A l'endroit où ils devraient commencer, on se
trouve dans une autre commune semblable à celle que l'on quitte et dont
la rue principale, qu'empruntent ces tramways trop vieux pour Paris,
conduit sur la place centrale d'une autre ville et s'arrête, faute de
rails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagés
signalent à l'attention. C'est chaque fois un sujet d'étonnement que
les édifices publics soient plus modestes que les maisons privées.
Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire, que le plus
beau château fût l'hôtel de ville.
Ces artères principales de
banlieue, jalonnées de poteaux télégraphiques sur lesquels des
afficheurs amateurs collent des annonces avec un timbre pour leur
propre compte, des afficheurs professionnels des réclames jaunes pour
achats de bijoux, semblent interminables quand on les suit à pied. Les
maisons basses dont les habitants ont l'air de s'y être installés parce
qu'elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages prennent
la poussière comme des visières, les usines de deux cents ouvriers, se
succèdent sans égayer la route. Tout est clôturé, même les terrains les
plus vagues. Comme dans les rues de Paris, aucune borne kilométrique ne
permet de s'amuser à compter ses pas. De distance en distance, un
réverbère dont le pied sert d'armoire aux cantonniers, fait songer à
l'allumeur qui ne peut en allumer qu'une douzaine, une boîte aux
lettres à celles qui n'inspirent pas confiance, et où l'on craint que
les lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain, alors
que l'on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre des murs
couverts de tessons, pris dans le ciment comme des pierres dans la
glace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n'a
caressé une bête, apparaît une guérite toute neuve destinée à abriter
les gens qui attendent un tramway. Un plan sous verre de la banlieue y
est fixé à l'intérieur. Aucune arabesque modern-style ne l'alourdit.
Elle est droite, propre, pratique. Puis une ville inconnue surgit. Elle
possède sa gare que les trains de Bécon-lesBruyères ne traversent pas.
Elle a d'autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. On
devine brusquement qu'elle est mieux ravitaillée en fruits, mais moins
bien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés tentent
d'écouler un arrivage d'oranges ou de fleurs, les commerçants de ces
villes de banlieue, qui, à cause du transport, se sont trop
approvisionnés d'une denrée, la recommandent durant des jours.
*
* *
La
Seine est à six minutes de la gare de Bécon-les-Bruyères. Ses berges
ont vieilli. Elles ont cinquante ans, elles qui n'eussent pas dû avoir
plus d'âge que les campagnes. Elles sont du temps des guinguettes, des
parties de canot et des fritures. Les chalets des sociétés d'aviron de
la Basse-Seine ou d'Enghien bordent le fleuve à un endroit qui fut
champêtre. Un pont métallique sur lequel passent tous les trains les
couvre maintenant de son ombre froide. Leurs murs, faits d'un ciment
dont la teinte imite celle des rochers et de troncs d'arbres qui ont
encore leur écorce, gardent pourtant un air rustique. Le dimanche,
quand les portes à deux battants sont ouvertes, on s'aperçoit que les
fenêtres de ces chalets sont fausses, que le rez-de-chaussée n'est
qu'une vaste remise où sont suspendus par ordre de grandeur, les uns
au-dessus des autres, les canots des adhérents. Puis ce sont plus loin
des maisonnettes entourées de jardinets, à la grille desquelles le
système de sonnette est si rudimentaire qu'il semble avoir été posé par
des enfants. Des chambres meublées, avec facilité de faire la cuisine,
sont à louer. C'est cette fois à quatre ou six minutes de la gare
qu'elles se trouvent, mais cela à la condition de connaître ces chemins
de traverse qui disparaissent un à un à chaque nouvelle construction,
sans que les propriétaires doublent les horaires indiqués.
En
longeant les bords de la Seine, l'attention se porte sur tout ce
qu'elle charrie. A voir les corps des bêtes mortes échouées sur les
berges rocailleuses, à côté de ces sacs mystérieux, soigneusement
fermés, qui n'ont plus de teinte, qui contiennent on ne sait quoi, que
personne n'ose ouvrir, même les agents cyclistes, une sorte de lumière
éclaire la politique du chien crevé. Ce qui jusqu'alors n'avait semblé
qu'une image, prend tout à coup une signification profonde. Les chiens
morts qui suivent le fil de l'eau existent vraiment, mais d'une autre
manière que la foudre qui tombe sur un arbre.
A cause de la
force d'attraction, des morceaux de bois, de l'écume, des parties
d'objets que l'on ne reconstitue point, des boîtes de fer-blanc, au
fond desquelles est resté un peu d'air, flottent autour des péniches
amarrées. Sur l'autre rive, l'usine Hotchkiss éveille des souvenirs de
mitrailleuses, et de cette après-guerre où les industriels, afin
d'utiliser leur matériel, modifiaient si peu de choses à leurs
fraiseuses et à leurs tours pour qu'ils fissent, au lieu d'obus et de
canons, des automobiles et des machines agricoles. Plus loin, devant
l'usine à gaz si haute qu'elle dissimule les gazomètres, qui mieux que
les cheminées satisferaient le désir de connaître ce qui se fabrique
là, des chalands sont immobiles au pied de sortes de toboggans d'où
glisse ce même mâchefer que les soldats en occupation allaient chercher
dans la banlieue de Mayence, pour faire une piste cendrée destinée aux
championnats de corps d'armée. Plus loin encore, d'autres chalands
chargés de ferraille attendent qu'on les décharge. Cela semble aussi
incompréhensible qu'ils soient utilisés au transport de vieilles
poutrelles, d'escaliers de fer tordu, de tôle ondulée, de chaudières
rongées par la rouille, que ces trains qui barrent parfois durant une
heure les passages à niveau, à celui du sable ou des pierres. Dans
l'enchevêtrement de cette ferraille, on reconnaît des wagons que l'on
n'imaginait pas devoir être transportables, des chassis dont les trous
réservés aux boulons sont vides, des signaux, des carcasses de baraque,
des chevaux de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des
machines agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin, dont
les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une valeur sur
les catalogues. Les formes multiples et compliquées de cette ferraille,
le cercle des roues, les pas de vis, la ligne droite d'un levier n'ont
pas plus de valeur que celles du minerai sortant de la terre. Toutes
ces machines emmêlées les unes aux autres ne sont plus que du fer brut
que l'on vend au kilo. Les gens qui en connaissent le prix doivent être
étranges. Alors qu'aux jours de repos, peu de chose rappelle aux
fonctionnaires leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se
promener sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de
fer. Quand une statue de bronze ou le triton d'un bassin disparaît,
c'est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se
demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte d'un
chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous les prix ;
on les compare à ceux des objets de première nécessité ; on s'interroge
pour savoir si cinq kilos de plomb valent une cravate. Il vous apparaît
que c'est un monde mystérieux que celui où tombent toutes ces choses
qui furent neuves, que l'on eût pu transporter dans son jardin, avec
lesquelles votre maison eût pu être consolidée. Devant une de ces
machines, comme devant la plus vieille automobile, on se demande
maintenant si on l'achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé
parfois à la vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes
en face d'eux, sont pris d'un doute et se demandent si elles sont
vendues ou bien si, au contraire, on a payé pour s'en débarrasser.
Dans
une île, en face de l'usine à gaz, se trouve le cimetière aux chiens
qui, avec la traversée de Paris à la nage et l'affluence des gares,
sert à alimenter les journaux en été. La statue du saint-bernard qui
sauva quarante et une personnes et fut tué par la quarante-deuxième, se
dresse à l'entrée. Elle contribue tout de suite à imprégner l'air de
toutes les formes de la gratitude. Le sentiment qui fait répugner
l'homme à de petits cercueils ne s'éveille pas ici. Les tombes sont
petites, plus petites que celles des enfants que l'on met dans des
cercueils trop grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetière
d'amants que l'on s'avance. Les monuments, qu'ils soient fastueux ou
modestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement, recouvrent
tous des corps qui furent aimés. En lisant ces prénoms, on sent que
l'on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jaunies
par les ans, accrochées aux stèles, car on peut planter des clous dans
la pierre, représentent des chiens fidèles et font imaginer, par-delà
le photographe, une jeune femme qui les menace du doigt pour qu'ils
restent immobiles. Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Mais
qu'est devenue votre maîtresse, et cette peau d'ours blanc, et cette
table légère sur lesquelles on vous a photographiés ?
A la
pointe du cimetière se trouve une plate-forme de ciment armé où fut
installée, pendant la guerre, une batterie contre avions. Le ciment
s'est cassé. Les tringles de fer ont été tordues pour dégager un
sentier qui conduit au sommet d'un talus. A la fin de l'après-midi, on
aperçoit de là, comme d'une colline, le soleil au bas du ciel, un peu
au-dessus de la Seine. Sans le dernier pont, si petit qu'il n'a point
d'arche, c'est dans l'eau même du fleuve qu'il se coucherait. Mais on
est trop près de Paris. C'est tout de même encore derrière des pierres
que le soleil disparaît.
VII
B
ÉCON-LES-B
RUYÈRES
a ses distractions. Cette jeune fille qui, en juillet, vêtue comme à la
mer d'un sweater et d'une jupe de flanelle blanche, porteuse d'un filet
de balles de tennis, longe la voie de chemin de fer à l'endroit où,
durant vingt mètres, les villas et les arbres font qu'il semble que
l'on se trouve dans une ville d'eau, est heureuse. Elle se rend aux
tennis de Bécon. Une palissade surmontée d'un grillage que les balles
font trembler, dont les planches, emboîtées comme les lames d'un
parquet, formèrent avant le toit d'une baraque (puisqu'elles conservent
encore les ouvertures par où passèrent les tuyaux des poêles) les
dissimule.
Les habitants de Bécon-les-Bruyères aiment à se
rendre le samedi ou le dimanche soir au cinéma. « Le casino de Bécon »,
semblable à quelque garage de plâtre, est surmonté d'un fronton décoré
de guirlandes au milieu desquelles l'année de la construction, 1913,
est inscrite, comme si la direction, qui n'est d'ailleurs plus la même,
tenait encore à rappeler l'année de sa première représentation. Elle a
pris une importance subite pour le propriétaire. Car les cinémas, comme
les bohêmes qui en vieillissant s'attachent aux signes extérieurs d'une
situation, veulent aujourd'hui faire aussi sérieux que les maisons de
commerce.
Dans chaque ville il existe des gens étranges qui ne
semblent habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de pays
inconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d'entre eux ne réside à
Bécon. L'homme mécontent d'y vivre, l'homme sur dix mille qui dans les
villes est fou, qui prétend qu'un rayon de soleil, en traversant le
méconium, se transformera en or, qui a un brevet pour quelque
invention, qui est recherché par la police, qui sera riche du jour au
lendemain, ne se rencontre pas. Il n'est point d'habitants mystérieux.
Personne ne souffre. Il n'est point de jeunes femmes qui, abandonnées
par un homme, sont sur le point de se lier avec un autre, ni
d'adolescents amoureux d'une amie de leur mère, ni de directeurs ruinés
par une passion, ni de maîtresse d'un ministre. Celui qui, à un moment
de déchéance, échouerait à Bécon-les-Bruyères, se sentirait tombé si
bas qu'il en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avec
humilité. Il n'est point encore de savants incompris, de grands hommes
méconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête et égal. Tous vivent
paisiblement. Les changements sont lents à se faire. C'est deux ans à
l'avance qu'une famille se décide à quitter la ville, des époux à
divorcer. Il n'y a de meurtres que dans les rues ou les cafés. Et les
criminels ne sont jamais Béconnais.
*
* *
Quand
le temps est brumeux, que les maisons, vides comme les casernes à
l'heure de l'exercice, sont silencieuses, que les teintureries sont
froides, perdues et éloignées du contact hebdomadaire de l'usine de
dégraissage, que la bière des cafés est livrée, que les boutiquiers
sont revenus des halles, une lourde tristesse pèse sur
Bécon-les-Bruyères.
Dans le calme de la matinée, on n'imagine
aucune femme encore couchée avec son amant, aucun collectionneur
comptant ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant une
réception, aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevant
une lettre lui annonçant la fortune. Les moments heureux de la vie sont
absents. Les enfants sont aux lycées d'Asnières ou de Paris. Personne
n'attend depuis plusieurs jours un rendez-vous. Aucun soldat ne doit
être libéré. Personne n'est nommé à un poste supérieur ni ne rêve d'un
long voyage. C'est l'enlisement. Derrière les murs gris des maisons,
les appartements ne communiquent pas entre eux par des escaliers
mystérieux. Le passant qui ailleurs est peut-être député, acteur ou
banquier n'est ici que commerçant. Parfois, sur la voie, un civil qui
n'est que contremaître commande à deux manœuvres et mesure lui-même. Il
ne doit pas donner sa démission à la fin du mois. Il ne fait que vivre
dans la crainte d'être renvoyé et d'être obligé de recommencer, comme
ouvrier, dans une autre compagnie. Parfois, le fruitier ferme plus tôt
son magasin. Il ne doit pas, comme ailleurs, passer sa soirée à
s'amuser. Parfois encore la marchande de journaux de la gare lève plus
tard que d'habitude le rideau de fer de sa boutique. Elle n'a pourtant
pas, comme ailleurs, un amant nouveau qu'elle ne peut se résoudre à
quitter.
*
* *
Un
jour peut-être, Bécon-les-Bruyères qui comme une île ne peut grandir,
comme une île disparaîtra. La gare s'appellera Courbevoie-Asnières.
Elle aura changé de nom aussi facilement que les avenues après les
guerres ou que les secteurs téléphoniques. Il aura suffi de prévenir
les habitants un an d'avance. Il ne s'en trouvera pas un pour
protester. Longtemps après, de vieux Béconnais, comme ces paysans qui,
en été, vous donnent l'ancienne heure, croiront encore habiter
Bécon-les-Bruyères. Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de
traces d'une ville qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus
gros des dictionnaires. Les anciens papiers à en-tête auront été
épuisés. Les nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon
aura rejoint les bruyères déjà mortes.
Aussi, en m'éloignant
aujourd'hui de Bécon-les-Bruyères pour toujours, ne puis-je m'empêcher
de songer que c'est une ville aussi fragile qu'un être vivant que je
quitte. Elle mourra peut-être dans quelques mois, un jour que je ne
lirai pas le journal. Personne ne me l'annoncera. Et je croirai
longtemps qu'elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j'ai
connus, jusqu'au jour où j'apprendrai qu'elle n'est plus depuis des
années.
Février 1927.