RENÉ BOYLESVE nous avait promis d’écrire un Poitiers
pour Portrait de la France.
Cinq
jours avant sa mort (la dernière fois que nous le vîmes vivant), il
nous parla, avec un entrain qui nous serre aujourd’hui le coeur, de ce
petit livre.
Hélas ! l’on n’en trouvera ici que l’esquisse !
Grâce à l’amitié de Mme René
Boylesve, et avec la pieuse approbation, le clairvoyant appui de M.
Gérard-Gailly (auquel l’auteur de la Becquée
confia le soin de veiller sur son oeuvre), nous pouvons publier aujourd’hui un album tourangeau.
Il est composé de morceaux recueillis dans divers journaux, revues ou cahiers. Le Jardin de la France
est une conférence que René Boylesve, en novembre 1921
, prononça aux Annales. Les Nostalgiques
(que l’Écho de Paris
publia
il y a sept ans) étaient destinées à figurer dans un ouvrage, où, sous
ce titre, Boylesve eût évoqué son passé d’enfant et d’adolescent : Courance
, Beaumont
, Poitiers
, Tours
, Paris.
Tout ce qui existe de ces Nostalgiques
est rassemblé dans le présent recueil. Enfin, les Fragments
qui
le terminent sont détachés des nombreux (et inappréciables) carnets,
calepins et pages volantes, où, de sa petite écriture ferme et fine,
René Boylesve consignait au jour le jour ses rêveries, ses observations.
Le temps viendra où l’on pourra
publier dans leur intégrité ces « conversations avec soi-même ».
Boylesve leur avait choisi un titre : « Feuilles Tombées
.
» Il en parlait parfois ; disant : « ce sera mon oeuvre posthume…
» Pouvions-nous croire, alors, près de notre ami et de notre maître,
que nous aurions si vite l’amer honneur de publier quelques pages de
cette oeuvre-là ?
J.-L. V.
LE JARDIN DE LA FRANCE
C
OMME Ronsard, nous allons faire « le voyage de Tours ».
Nous ne le ferons pas en vers. Je n’en ai point à ma disposition qui
vaillent ceux du poète vendômois :
C’était au mois d’avril, Francine, il m’en souvient,
Quand tout arbre florit, quand la terre devient
De vieillesse en jouvence, et l’estrange arondelle
Fait contre un soliveau sa maison naturelle.
Nous risquerions, sur ces douze pieds, si alertes qu’ils soient, de
trouver l’excursion un peu longue. Cependant, si j’ai prononcé le nom
d’un poète, ce n’est pas sans dessein. J’ai voulu donner à entendre
qu’à défaut du rythme inimitable, nous tâcherions, tout en cheminant
sur un si beau sol, de conserver un peu de cet esprit méditatif,
sensible au vol d’un oiseau comme au parfum des fleurs ou à la couleur
de la terre et se mouvant au gré de la fantaisie, enfin, qui est le
contraire de l’esprit prosaïque. Mais il y a encore autre chose. Je ne
suis point du tout un savant. Aussi nul ne s’étonnera de me voir
négliger, en parlant de la Touraine, l’étude, par exemple, de l’ « ère
vindébonienne », à savoir celle où « la mer tertiaire du myocène moyen
ouvrait un golfe jusqu’au centre du Blésois (1) » ; de me voir négliger
« la Touraine de l’époque falunienne (c’est-à-dire d’un temps où la
Loire n’existait pas !) et où les rivières qui devinrent l’Indre, le
Cher et la Vienne, se déversaient ou dans un lac ou dans un bras de mer
(2) »… Laissons ces sinistres visions primitives : je me refuse à voir
Chinon station balnéaire, et les savoureux coteaux de Saumur bancs de
sable perfides ; quant à l’admirable Loire, si, par hasard, il fut un
temps où elle n’était pas, c’est bien celle-là qu’il fallait inventer !
J’aurais bien mauvaise grâce aussi à prétendre me substituer ou
m’adjoindre aux excellents écrivains qui ont donné de la Touraine des
monographies érudites, placées aujourd’hui entre toutes les mains :
travaux d’Ardouin-Dumazet et de Bosseboeuf, de Mgr Chevalier, de MM.
André Hallays, Paul Vitry, Louis Dumont, Henri Guerlin, Auguste
Chauvigné, Jacques Rougé et combien d’autres. Quel mauvais guide je
ferais pour la visite des châteaux ! Ignorant, distrait, indifférent à
l’essentiel, puis pâmé tout à coup devant tel détail qui risque fort de
n’intéresser personne. Alors, quel rôle reste-t-il à un homme de ma
sorte, si ce n’est de faire part de mes rêveries de promeneur ? Je vous
demande de vouloir bien vous contenter de cela. Permettez-moi alors de
vous dire tout haut ce que je pense, lorsque je retourne au pays qui
m’est le plus cher, et ne m’en veuillez pas trop s’il m’arrive - et
vous vous doutez que cela arrivera - de mêler volontiers ma personne,
suivant la manière des poètes, aux lieux à qui je dois tout.
°
° °
Je ne me suis pas engagé à parler de la Loire avec impartialité. On ne
parle pas plus froidement de la petite patrie que de la grande. Encore,
si la mienne était admirée sans conteste, peut-être adopterais-je pour
la décrire un ton plus réservé, comme il convient de le faire en
traitant des puissances établies ! Mais la Loire, avec toute sa grande
renommée, a bel et bien des détracteurs ; et les personnes sont
nombreuses qui demeurent indifférentes au génie divin couché dans ses
roseraies. Victor Hugo a écrit, en juillet 1843 (3) :
«
On a beaucoup trop vanté la
Loire et la Touraine… Une eau jaune et large, des rives plates, des
peupliers partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui
soit bête… Il y a pour mon esprit je ne sais quel rapport intime, je ne
sais quelle ineffaçable ressemblance entre un paysage composé de
peupliers et une tragédie écrite en vers alexandrins. Le peuplier est,
comme l’alexandrin, une des formes classiques de l’ennui. »
Voilà une opinion, et de poids. Beaucoup m’ont aussi dit, et me disent tous les jours :
- Votre Loire, oui ; mais c’est monotone, c’est gris, ça n’offre pas de ces surprises qui, tout à coup… Etc…
Et le personnage a l’air de regretter de ne point y avoir constaté
d’éruption volcanique… N’avez-vous pas reconnu dans ces objections les
termes mêmes qu’emploient les étrangers, et nombre des nôtres, hélas !
pour exprimer leur incompréhension de…, de qui, s’il vous plaît ?...
Mais de notre grand Racine ! Ainsi, dès notre premier pas, nous voilà,
encore une fois, en pleine querelle des romantiques et des classiques !
La tragédie en alexandrins, c’est la Loire ; le drame de cape et
d’épée, avec ses accessoires pittoresques, ce sont les monts, les
neiges éternelles, les précipices, les solfatares, l’Océan, les
Planètes, que sais-je encore ! c’est Hugo. Hugo avait toutes les
raisons possibles de ne point aimer la Loire. Par contre, la Loire,
nous l’entendons chanter par Du Bellay, par Ronsard, par La Fontaine,
par le chevalier de Méré, par Mme de Sévigné, par Jules Lemaître. Si
l’on formait une petite Société composée des amis de la Loire, on y
reconnaîtrait toute une famille d’esprits qui ne sont nullement
effrayés par l’alexandrin tragique et qui, bien au contraire, trouvent
tous les jours quelque beauté et profondeur nouvelles chez l’auteur
de
Bérénice. On oppose à
la Loire le Rhône torrentueux, le Rhin légendaire ou la Seine si jolie,
comme à Racine, sans cesse, on opposera Shakespeare. J’aime, pour ma
part, Shakespeare, et la Seine, et le Rhône et le Rhin, et aussi Hugo ;
mais je soutiens que si la France possède deux trésors de style qui
n’appartiennent vraiment qu’à elle et où se retrouve le plus pur de sa
grandeur simple, de sa claire intelligence, de son sens souverain de
l’harmonie, de son tranquille dédain de l’ornement superflu, ces deux
trésors sont Racine et la Loire.
Je me crois autorisé à nommer la Loire, et sa vallée si
caractéristique, parmi nos génies nationaux, - je veux dire parmi ceux
qui sont représentatifs et qui inspirent le plus durablement. Je me
plais à croire qu’elle fut là de tout temps, chez nous, au centre même
de notre pays, comme un signe qui devait être un jour déchiffrable et
qui, enfin traduit, devait laisser cette inscription lisible sur la
ceinture de la France : « pays équilibré ».
Ce qui ne veut pas dire « pays dénué de passion », car alors la France
serait inhumaine ; cela ne veut pas dire : « pays bien sage et de toute
sécurité », car songez aux inondations soudaines de ce fleuve à l’air
endormi ! Cela veut dire que, parmi toutes les choses extrêmes que
conçoit fatalement l’humanité active, inquiète ou délirante, la France,
fluctuante, divisée, déchirée en îlots comme la Loire, arrive toujours
à se faire un lit, vaste et aisé, et où tout homme, de quelque origine
qu’il soit, se repose, rêve, pense et dort - un peu mieux qu’ailleurs.
°
° °
Avez-vous jamais aperçu de loin la vallée de la Loire ? Quand on va
quitter les plaines de la Beauce, sur la route de Châteaudun, par
exemple, entre les chaumes, et que l’on est sur le point d’atteindre la
ville de Blois, tout à coup, à l’horizon, comme une frise au-dessus
d’une tenture aux tons neutres, paraît un long ruban bleuâtre qu’on
prendrait pour la ligne de la mer, n’était sa flexuosité à peine
indiquée, mais sensible. Alors, on sent qu’on pénètre dans un autre
pays, et ce pays nouveau est un jardin. On respire, on espère, on subit
le charme de ce qui, était encore lointain, se laisse apercevoir à
l’état de mirage et flatte l’imagination un peu de la même manière que
le fait la musique. Ce n’est pas la Loire elle-même que nous voyons
encore, mais les collines boisées de sa rive gauche : elles ont une
douceur, une grâce, une vénusté dans leur quasi-irréalité et dans leur
fuite qui attire notre pensée vers de séduisantes images ; ce que nous
apercevons, mais ne serait-ce point de longues écharpes de voile,
animées par un peuple de fées qui court à quelque fête de nuit dans les
châteaux ?...
Le premier contact avec la Loire a ceci d’original qu’il ne vous
arrache ni le cri d’admiration obligatoire devant les grands paysages
convenus, ni les moyennes épithètes de beauté que nous donnons sans
ménagement à tout cours d’eau d’importance. Cette vue ne nous confond
point, ne nous exalte pas, ne nous inquiète en aucune manière, - cette
vue ne bouleverse rien en nous, si ce n’est nos habitudes d’admirer,
car, au lieu de produire le choc qui, d’ordinaire, donne l’essor à nos
facultés d’enthousiasme, elle semble, elle, ordonner l’apaisement,
régler les battements du coeur, évoquer l’
Incessu patuit Dea de Virgile, ou de Beethoven les premières mesures de l’
andante
de la Ve Symphonie. Une majesté, une majesté si bien consacrée et si
pure qu’elle dédaigne les trompettes, l’habit, la couronne ; une
puissance qu’aucun tapage n’annonce ; on la reconnaît à son pas.
Enigmatique avec cela, quoique si fort éloignée de vouloir l’être : en
effet, on la sent incontestablement grande, et on la surprend tout à
coup ramifiée en plusieurs bras fluets ; est-elle eau ? est-elle sable
? est-elle forêt ? On se le demande. Vous l’avez traversée sur un pont
de quatre cents mètres, et voilà, un peu plus loin, un enfant qui la
passe à pied sec. Ah ! mais, cette grisaille nonchalante et tremblante
doit recouvrir quelque secret…
Outre la beauté du fleuve que nous suivons sur une de ces « levées »
qui l’endiguent et lui interdisent tout écart, une des premières choses
qui nous frappent en pénétrant en Touraine, c’est l’architecture.
Êtes-vous sensibles à l’architecture ? Il importe que vous le soyez !
Tout le monde devrait se préoccuper de cet art. Et ce n’est pas assez
que de dire à ses compagnons de voyage :
- Cette bâtisse est horrible !... Quelle monstruosité !... Quelle folie !... Quelle platitude !...
Chacun devrait se plaindre publiquement d’avoir eu la vue offensée. Ce
serait le devoir de la presse d’accueillir les gémissements de
l’opinion publique touchant l’art qui contribue le plus à former sur
nous le jugement sommaire de l’étranger.
Quand on a traversé la banlieue de Paris, - et comme elle est étendue,
à ce point de vue, la banlieue de Paris ! - et qu’on arrive aux confins
de la Touraine, il y a pour l’oeil un soulagement bien bon : l’oeil est
ravi par la ligne de la plus modeste toiture. C’est simple, c’est
élégant ; cela n’a aucune prétention ; et c’est cela qui vous a l’air «
vieille race » ! D’où vient que presque à chaque pas l’on se dise :
- Ah ! que j’aimerais habiter ici !
°
° °
Si l’on me demandait d’attribuer à Tours une épithète qui pût
accompagner constamment le nom de cette ville exquise dans quelque
composition du genre homérique, je laisserais nettement de côté, pour
une fois, rillettes et pruneaux ; je dirais : « Tours, la ville bien
bâtie. » Peu d’étages, presque point d’ornements, mais un goût sûr, un
sens des proportions, une prédilection pour la beauté des ensembles,
voilà ce dont une ville française pouvait se contenter il y a moins
d’un siècle, et voilà la belle discipline esthétique qui a été observée
ici presque jusqu’à nos jours, c’est-à-dire jusqu’au moment où la
crédulité au grandiose et au « riche » est venue se substituer à
l’antique bon sens qui ne va jamais sans quelque modestie.
Ce ne sont pas tant les monuments publics qui me renseignent sur l’état
d’esprit des hommes, que leurs demeures privées. Rien ne vaut, pour le
vrai curieux des moeurs, la flânerie au ras du sol et la causette dans
la rue avec la vieille assise au pas de sa porte ou le propriétaire qui
fait sa promenade digestive sous les ormes du Mail.
Ah ! que j’aime à leur parler, à ces petites et basses maisons de Tours
en pierre tendre, égalisée, et qui sera toujours blanche ! et qu’elles
savent me raconter des choses sur l’existence silencieuse et retirée
des gens qui les habitent ! Horreur du clinquant et du bruit,
attachement aux vieilles habitudes, économie, économie !... Que de
conseils affectueux elles m’ont donnés jadis ! « Reste en paix… Vis de
peu… Ne cherche pas midi à quatorze heures… C’est en vain qu’on se
hausse pour attraper la lune… » Etc., etc… Sages avis que je me suis
empressé de ne pas suivre. Je leur demande un peu pardon, aujourd’hui,
quand je passe, dans leurs rues tranquilles, et interroge non sans
timidité le regard de leurs façades pareilles comme des soeurs. Je les
entends :
- Pourquoi nous as-tu quittées à vingt ans ?...
Voulez-vous me permettre, puisque nous passons ensemble dans la ville
que j’aime entre toutes, de vous confier un souvenir personnel touchant
une de ces maisons ?
Il s’agit d’une des plus humbles et dans la plus humble rue. Rue de la
Bourde ! c’est tout dire. Là, il y avait autrefois, vis-à-vis d’un
grand porche, une maison sans figure sur la rue, mais qui était assez
aimable du côté d’un jardinet tout fier d’un beau magnolia, de fusains
épais, de géraniums, de pétunias et de sorbiers aux baies rouges. C’est
là que j’ai fait vivre une respectable et vieille demoiselle, dévote
fameuse, grande idéaliste, irréductible, intransigeante, qui s’était
mis en tête de rebâtir l’énorme basilique de Saint-Martin, c’est-à-dire
tout ce qui se pouvait faire de plus beau pour le Seigneur, et qui se
trouva en lutte avec l’esprit moderne, prosaïque et pratique, lequel se
chargea de faire entendre à mon héroïne que le temps n’est plus, hélas
! de faire ce qu’il y a de plus plaisant à notre gré, mais seulement ce
que l’économie politique nous permet d’exécuter ; autrement dit,
c’était le choc de l’idéalisme contre la dure réalité. Dans tous les
coins de la France, et même à l’étranger, on m’a affirmé que ma vieille
demoiselle vivait, qu’elle avait vécu, qu’on la reconnaissait aisément
; et l’on m’a souvent donné son nom, ses innombrables noms. Elle
s’appelait comme ceci à Montpellier, comme cela à Clermont-Ferrand, et
à Saint-Brieuc de telle autre manière. - Il n’y a que moi qui n’aie
jamais connu la vieille demoiselle ; et je serais bien en peine de lui
donner un autre nom que celui que j’imaginai pour elle, en l’imaginant
tout entière dans cette petite maison de la rue de la Bourde où j’ai
habité, moi, garçon de quinze ans, et non pas elle, où j’ai connu les
premiers chocs du rêve et de la vie : la vieille demoiselle, c’était
moi !
Tours me paraît une ville inspirée par le génie de la Loire. Épandue
tout à plat sur un vaste champs, entre son fleuve et ses magnifiques
boulevards qu’elle déborde pour ne se laisser arrêter que par les
collines qui délimitent l’ancien lit du fleuve, elle a le goût des
perspectives sans fin. L’avenue de Grammont, la rue Nationale, le Pont
de Pierre, la Rampe de la Tranchée, en ligne droite, ont plus de cinq
kilomètres. - Elle a le goût de la ligne sobre, et n’admet l’opulence
que dans les frondaisons de ses magnifiques arbres ; elle est
spacieuse, sans accident de terrain, sans relief remarquable à première
vue, et, cependant, elle ne ressemble à aucune autre ville ; et elle a,
dans sa physionomie, certain sourire qui attire et retient, et qui la
gardera toujours de paraître ordinaire. Elle enserre comme des îlots
précieux son Hôtel Goüin, sa cathédrale, sa Psalette, son quartier
gothique ; enfin, elle s’unit au fleuve paternel par un pont de cinq
cents mètres de longueur, de quinze mètres de largeur, et qui lance
quinze arches en travers du plus beau paysage, chaque pile portant en
haut-relief la colonne cannelée à la sphère, marque de l’époque Louis
XVI. Théophile Gautier note que ce pont « n’a rien d’extraordinaire ».
Evidemment, il n’est pas rompu au milieu de sa course, comme celui
d’Avignon !... et que la Touraine a donc peu de chance avec les
Romantiques !... Mais puisque ce pont, qui n’a rien d’extraordinaire,
est un bon et solide pont, intact et allant jusqu’au bout de son devoir
de pont, en dépit des goûts romantiques, franchissons-le.
°
° °
Un beau matin d’octobre dernier, vers dix heures, je suis parti de
Tours, en automobile, par ce pont qui prend son élan entre les statues
de Descartes : la Raison, et de Rabelais : la Liberté de l’esprit. Je
ne suis jamais passé en cet endroit sans ressentir un frisson d’émotion
esthétique et intellectuelle. Et, avec le grand philosophe, avec le
grand écrivain, tout le paysage et l’architecture contribuent à me le
fournir.
Au pied des coteaux de Saint-Cyr, entre les arbres du bord de l’eau et
les maisons blanches, nous roulons vers Luynes, vers Cinq-Mars et
Langeais. Les maisons blanches s’espacent peu à peu ; elles deviennent
d’importantes résidences, au milieu des parcs aux ombrages touffus,
puis des closeries au milieu de vignes au terrain incliné que surmonte
une falaise basse, percée de noires ouvertures : les celliers dans le
tuffeau, et déjà les habitations de troglodytes. Il n’est pas rare de
voir derrière la haie vive qui ébouriffe le front de la falaise creusée
et en plein vignoble, une cheminée émergeant de terre, et qui fume.
Viennent, ensuite, des maisons dont on ne voit, de la route, que le
premier étage et le toit, parce qu’on leur a bouché la vue en
construisant la levée qui les préserve de la soudaine et redoutable
irruption du fleuve aux airs nonchalants.
A main gauche, c’est la Loire qui se pavane en toute sa splendeur.
D’ici jusqu’au-delà de Saumur, et vers les Ponts-de-Cé, elle atteint la
plantureuse ampleur de la maturité. Elle a reçu le Cher ; elle est
immense : elle a des bras nombreux, de grasses îles aux oseraies
gorgées de sève, qui attirent le regard charmé et presque la caresse de
la main. Ses sables ont l’air plus blonds ; ils sont plus élégamment
allongés et de grain plus fin ; les îles qu’ils forment, flattées par
un flot somnolent, évoquent ici de longs tapis de repos, à reflets
d’or, au pied du lit de quelque Belle dormante, et là, à mesure que
s’intensifie l’idée du calme absolu des choses, elles font penser à je
ne sais quels archipels enchanteurs, dans le pays chimérique de la
Paix… Le moins imaginatif des voyageurs les rêve foulés par le talon
des ondines. « Et le troupeau nymphal des gentilles Naïades », dit
Ronsard. Et, au-dessus des oseraies et des saules, et non seulement
près de nous, mais jusqu’à l’horizon lointain, s’élèvent les peupliers
de Loire, c’est-à-dire les gerbes composées par le plus prodigieux des
artistes floraux. Les peupliers des îles de Loire n’ont rien de ces
rangées d’escogriffes au port d’armes que l’on voit ailleurs au bord
des rivières, ni de ces tristes baliveaux, gardiens de propriétés
rurales, auxquels on ne laisse sur le chef qu’un plumeau dérisoire. Les
peupliers de Loire sont là pour la joie des yeux ; ils s’offrent en
groupes dispersés ; la richesse de leur feuillaison les charge du pied
à la cime ; et ils poussent avec une liberté, une irrégularité
heureuses, qu’un grand peintre, seul, semble avoir pu concevoir.
Répétés à perte de vue, leurs bouquets, semblables et différents,
nuancés par la multiplicité des plans, ce sont des décors de Poussin,
des préparations pour Watteau, de bleuâtres lavis pour arrière-plans de
Fragonard. L’impression dominante, c’est la grandeur, exprimée par le
moyen d’un discret camaïeu, et par quelques traits. La grandeur
véritable s’exprime-t-elle autrement ? Je crois que notre principal
génie français, fait d’ordonnance secrète et plutôt de lumière
pénétrante que de foudroiements, se lit dans les contours expressifs et
étayés, autant que dans les dégradations d’une couleur rudimentaire de
ces paysages de Loire.
Ces horizons jamais prétentieux, mais cependant toujours ouverts, je
les lis comme des pages immortelles. Est-ce Platon ? est-ce Virgile ?
est-ce Montaigne ou bien Vauvenargues, qui ont noté les inscriptions
fortes, substantielles et si séduisantes que je déchiffre avec un
plaisir nouveau toutes les fois que je reviens sur ces rives ? Comme
tantôt, aux maisons de Tours, mais ici en un langage de poète, qui va
toujours plus profond, voici une sentence qui nous invite à ne point
escalader les cimes sous le prétexte de voir de haut, ce qui est la
manière de commettre bien des erreurs quant à l’appréciation des
distances, mais bien de demeurer sur le sol qu’on touche d’un talon
ferme, quitte à ne voir que ce qu’on peut, mais à le discerner. Une
voix qui chuchote dans les feuillages nous inspire l’horreur des grands
cris, du verbe emphatique, de tous les procédés qui servent à nous
guinder pour duper les esprits crédules. Mais il me semble discerner
aussi dans les hiéroglyphes décoratifs de ce fleuve l’insinuation
d’environner toutes nos théories comme nos actions de je ne sais quels
contours adoucis ou de quelle atmosphère tempérée, qui atténuent les
affirmations péremptoires, le dogmatisme intransigeant, la présomption
revêche et, en général, tout ce qui rend la vie si pénible aux pauvres
humains dont le temps à vivre est si court !
L’intelligence rieuse ou souriante des grands génies français, comme
elle se concilie avec le respect de l’ordre, avec l’équitable mesure
des droits, avec le culte même de la sagesse, c’est par la méditation
sur ces paysages-là qu’on le comprendra le mieux. A ces paysages-là,
tout riches de sens par eux-mêmes et aussi tout chargés d’Histoire, un
Renan eût pu très bien adresser une petite prière sur l’Acropole ! Les
mots eussent été peut-être plus modestes, le lyrisme plus paisible ;
l’esprit fût demeuré le même ; et le second chef-d’oeuvre, qui sait ?
n’eût pas été moins heureux que le premier.
Je voudrais qu’à défaut d’un Maître, un maître d’école éclairé vînt là
promener ses petits Tourangeaux, et leur apprît à lire, sur le visage
même de leur pays, les lois d’une noble vie embellie par l’intelligence
sereine et par le goût des formes harmonieuses.
°
° °
Nous arrivons à Langeais. Me permettrez-vous de vous dire que « mon
goût du passé, des choses anciennes, et cette folle émotion qui me tire
des larmes de joie à la vue d’une cour pavée où l’herbe pousse, je les
ai eus pour la première fois dans un jardin de Langeais ? Cela
descendait à moi du château, de ses beaux toits, de ses tours à
poivrières et de ses ruines, que l’on voyait par-dessus la crête
arrondie des marronniers roses. »
Si l’on n’était un peu sensible au charme des oeuvres depuis longtemps
exécutées et des vies écoulées bien avant les nôtres, les trois quarts
de l’agrément qu’on peut éprouver au cours d’un voyage en Touraine
seraient détruits. N’ayez pas peur du plaisir de regarder en arrière :
il n’est néfaste que pour les peureux ou les faibles qui trouvent un
charme excessif à vivre par la pensée dans un temps dont tous les
dangers sont courus. Frôlons sans crainte, et avec toute la vénération
et l’admiration qu’elles méritent, les noires murailles du magnifique
château fort. Que n’avons-nous le temps de visiter l’aimable ville, sa
belle église, ses ruisseaux canalisés, ses jardins, et aussi ses
intérieurs de bonnes maisons bourgeoises qui me rappellent tant de
choses… Ah ! si je vous disais… Mais si je vous disais cela, nous
ferions ici un roman provincial. Je vous emmène déjeuner à Saumur.
Je tiens à aller jusqu’à Saumur, d’abord afin de trouver un pont où
traverser la Loire, puis pour donner la main à la province vraiment
soeur, l’Anjou, enfin pour vous ramener à Chinon par Montsoreau et
Candes. Voyager en cette région sans passer par Montsoreau et Candes,
je ne m’en sens pas capable.
Montsoreau est en Anjou, mais Candes, que rien ne sépare de Montsoreau, sinon une borne départementale, est en Touraine.
°
° °
Montsoreau et Candes forment le village-type des bords de la Loire.
Tout d’abord, Montsoreau a un château ; un château en ruines bien
entendu ; un château historique, naturellement, et, de plus, un château
héros de roman. Ensuite, Montsoreau est planté sur la pente d’un
coteau, d’où la vue est portée aussi loin que faire se peut ; il foule
de son pied le ruban de la route qui côtoie le fleuve, et son chef est
couronné de vignes. Mais ce qui le caractérise, à mon gré, c’est son
style, son ancienneté, et je dois ajouter : son goût immodéré d’une
ancienneté non altérée, c’est-à-dire d’une ancienneté qui n’a admis
jamais, qui n’admet pas, qui n’admettra vraisemblablement en aucun
avenir aucune espèce de restauration.
Dans la ruelle au sol difficile qui monte en serpentant entre des
maisons qui ont dû faire la joie des dessinateurs, avant l’invention du
kodak, je salue sur son pas une vieille femme, et je ne puis m’empêcher
de lui faire compliment de sa jolie demeure :
- Holà ! non, qu’elle n’est pas jolie, me dit-elle, elle est vieille !...
Peu s’en est fallu que ma bonne femme n’ait cru que je me moquais en
disant sa maison jolie ; car, évidemment, elle n’admet pas que ce qui
est vieux puisse être beau. Pour les esprits sans complication, beauté
et âge avancé s’excluent. Ne voyons là qu’un hommage rendu à la
nécessaire jeunesse, à l’indispensable renouvellement des choses. Mais
alors, pourquoi ces bonnes gens de Montsoreau, qui, pour la plupart,
ont de quoi bien vivre, vivent-ils, en 1921, entre des murs auxquels on
n’a pas touché depuis le XVIe siècle ? Tant que la pierre, ici, demeure
étayée par la pierre, tant que le toit consent à ne pas s’effondrer,
tant que la cheminée est assez haute pour tirer, nul ne s’aviserait de
faire ce qui s’appelle des frais. C’est ici l’un des lieux les plus
conservateurs de notre ancienne vertu d’économie ; ici, plus que nulle
part peut-être, on se fera l’idée de ce qu’a pu être l’épargne
française, l’endurance française, l’insensibilité française à ce
confort venu de l’étranger, et aussi la méfiance du fonds de la nation
contre toute méthode propre à bouleverser ce qui est : « Holà ! non,
qu’elle n’est pas jolie, car elle est vieille. » Et le voyageur qui
passe un peu rapidement est tenté de se dire que les habitants de
Montsoreau ont plus de souci de garnir leur bas de laine que de
sacrifier à l’esthétique. Détrompons-nous ! Les habitants de Montsoreau
sont bien plutôt les derniers des nôtres à mettre aussi jalousement à
l’abri nos reliques nationales que leur petite fortune. Il suffit, pour
s’en convaincre, de gravir jusqu’un peu plus haut la ruelle au sol
raboteux, et nous verrons en dessous de nous, comme un plan en relief
merveilleusement exécuté, se dessiner le vieux village. Nous
comprendrons qu’aucune de ces maisons ridées, lézardées, vénérables,
n’a été construite sans une préoccupation d’élégance et d’esprit.
Proportion savamment observée des hauts toits, spirituel concert des
angles aigus lancés vers le ciel, sveltesses des façades latérales
dressées d’un seul élan jusqu’à l’épi, grâce des corps de logis
brusquement brisés pour entourer en retour d’équerre une courette,
sourire de la tourelle d’angle, poésie ménagère des cheminées robustes
!... Non ! non ! Si les habitants de Montsoreau ne souffrent pas qu’on
touche à tout cela, c’est que, malgré leur goût pour la nouveauté, ils
savent qu’hélas ! tout ce qu’on leur construirait de neuf serait une
injure pour ce qu’ils nomment avec une nuance de dédain attristé, mais
de respect aussi, « leurs antiquités ».
°
° °
Jusqu’à Chinon, traversant les villages à l’ombre fraîche des
peupliers, ce sont les mêmes impressions, les mêmes senteurs que nous
pourrons recueillir au début d’octobre.
J’ai fait le serment de ne point vous entretenir de choses trop
connues. Je ne vais pas vous décrire Chinon ; mais comme je me suis
proposé d’évoquer devant vous l’âme de la Touraine au moyen des choses
qui, à mon avis, parlent le plus et s’expriment le mieux, savoir : le
paysage et les maisons, je ne traverserai pas cette ville, l’un des
plus précieux vestiges de l’ancienne France, sans vous prier de faire
avec moi un simple petit tour dans la chère et admirable rue que je
m’obstine à appeler rue Saint-Maurice, malgré le baptême laïque auquel
la pauvre vieille a dû se prêter. Elle est tortueuse et étroite comme
toutes ces rues d’autrefois, si intelligemment construites pour éviter,
l’hiver, la bise et, l’été, l’excessive chaleur. Quelle heureuse
humeur, faite de gentillesse, de grâce et de mutinerie, a appointé ces
pignons, accroché là ces tourelles, disposé, pour nous combler d’aise,
ces corps de logis hérissés et souples comme l’échine d’un jeune chat
qui joue ! Une fenêtre, je le sais, n’est jamais qu’une ouverture ;
comme une bouche, elle a ses contours, oui ; « mais d’où vient la forme
qui touche » ? Pourquoi celles-ci, toutes vides, vieilles et ridées
qu’elles soient aujourd’hui, évoquent-elles la jeunesse, l’espièglerie,
la malice d’un visage qui se montre et qui se dérobe ? Quoi ! c’est le
Moyen-Age si sombre, dit-on, qui a conduit ces traits si légers et si
gais ? Et c’est la Renaissance, opulente et décorative, venue d’Italie,
qui a joué ici à un jeu de si piquante fantaisie ? Quoi ! c’est le
XVIIe siècle, majestueux et autoritaire, qui a bâti ces petits hôtels à
cours fleuries, à lucarnes plaisantes, ces pavillons destinés à
Cendrillon ou au Chat Botté ? Mais non. Aucun siècle, ni aucune
influence étrangère n’ont suscité pareille grâce saine, équilibrée et
drue, ni provoqué si fin sourire de la pierre, du bois et des ardoises
! Ici, entre la colline portant ses trois châteaux ruinés, c’est-à-dire
portant près de dix siècles de souveraineté française jamais souillée,
et le souvenir de Jeanne qui la transfigure et la spiritualise, entre
cette colline vénérable et le cours de la Vienne, petite Loire verte et
vivace, où passe un air qui a caressé les vignes et les ouvertures
odorantes des celliers ; ici, comme en certains lieux privilégiés, se
sent la présence d’un Génie local. Ce génie est aimable ; il est rieur
; mais, comme un enfant impitoyable, il a son caprice, parfois, et
volontiers il secoue, il fouaille et même il sait mordre.
Ce génie, je le retrouve sur la physionomie de quelques gens du cru ;
je le retrouve dans leur causerie, à certains bonheurs d’expression, à
la malignité de leurs interrogations, aux amusants sous-entendus de
leurs réponses, à la verdeur de leurs propos, à leur façon si
particulière d’assembler quelques mots débités sur un ton uni, qui
n’ont l’air de rien, et qui, pour peu qu’on y prête attention, vous
brûlent ; à leur aptitude aux jeux, aux travestissements de la pensée,
qui donnent à celle-ci comme un air de fête enfantine et une
transparence cristalline, du plus aimable usage.
Après tout, ce que nous trouvons d’assez particulier à Chinon n’est
peut-être que le dernier arome - avant l’évaporation - du flux vineux,
capiteux, abondant, torrentueux, parfumé, que laissa dans les ruelles
chinonaises l’étonnante source rabelaisienne. Ce déluge a fécondé la
terre. Qui en a le mieux profité ? Non les grands, à ce qu’il me
semble. Je ne le reconnais ni dans Paul-Louis Courier de qui le sarment
vigoureux est trop épampré et un peu sec, ni dans Balzac, torrent
lui-même, mais d’une eau moins scintillante et plus lourde.
Celui qui, à la large poésie que la Loire inspire, n’ajoute pas les
dons que seul distribue le pays de Chinon, n’est Tourangeau qu’à demi.
°
° °
Eh bien ! mon Dieu, à tout prendre, la Touraine, pour ne point posséder
de montagnes, n’est pas un pays si plat ; et sa figure, considérée avec
attention, offre des expressions assez diverses. Une opinion commune ne
veut voir en cette province qu’un lieu de promenade facile où la
bicyclette roule sans effort et où l’on fait halte, tous les dix
kilomètres, au pied d’un château. J’aurais pu vous faire faire cette
promenade dans les parties de la Touraine qui constituent proprement le
Jardin renommé. Mais le moindre guide y suffit. Nous allons donc
laisser Azay-le-Rideau, pure merveille, au milieu de ses eaux
dormantes, de ses pelouses, et de ses platanes à la sève inépuisable.
Nous allons négliger Ussé, qui, à lui seul, semble toute une blanche
ville endormie derrière ses grilles. Et le noble Villandry, Versailles
de la Touraine, avec ses larges degrés, ses beaux promenoirs sous les
tilleuls jaunissants, ses monumentales terrasses. Chenonceaux,
l’incomparable, dans son décor d’eaux et de vignes vierges sanglantes,
toute description ne saurait que l’amoindrir. Il faut le voir, un matin
d’automne, par le soleil resplendissant, ou le soir, quand il
s’évanouit parmi les brumes de la rivière, comme le portrait ancien
d’une femme très belle, dans l’atmosphère irréelle d’un miroir terni…
Notre programme nous conduit vers une partie de la Touraine moins
brillante et moins fréquentée, mais où, entraînés que nous sommes à
nous émouvoir à l’aspect de pauvres maisons et de ruelles, nous
pourrons peut-être après tout, éprouver des surprises.
Osons pénétrer dans une région affligée en certains ouvrages du nom de
« Touraine aride ». Aride, sans doute par opposition à la partie
enchanteresse qu’occupent les quatre vallées d’eau ; mais, du Jardin de
la France, cette contrée est, si l’on veut, le potager. Qui ne sait
que, dans le plus beau des parcs, maint promeneur expert a une secrète
inclination pour le potager ? Vous savez : ces plates-bandes assez
régulièrement distribuées de part et d’autre d’une petite allée étroite
que le jardinier foule de ses sabots quand il s’y accroupit pour piquer
les choux et les laitues ou pour enfouir l’ail ou l’oignon ? Cela forme
des tapis rectangulaires et dissemblables, la verte chevelure des
carottes voisinant avec les tomates rubicondes, et la couche des melons
sous cloches avec les ingrates rangées du poireau. Çà et là, un
rectangle est en friche, ou bien, sous un réseau de fils bien tendus,
dorment les graines confiées à la terre, pour l’an prochain, à l’abri
du bec des oiseaux. C’est le spectacle que nous offre cette Touraine
morcelée en petites cultures et dont la vigne et le blé sont les
produits principaux. Vous la verrez ainsi longtemps, le long de la
route qui vous paraîtra monotone, c’est possible ; vous la verrez ainsi
du haut des terrasses de Loches, une ville où j’eusse beaucoup aimé à
m’attarder sous les belles portes de la ville, sur le paisible Cours du
Donjon ou dans l’inoubliable petite rue propre et blanche, qui côtoie
la Collégiale, et où les abeilles, par milliers, butinent le lierre en
fleurs, à grand bourdonnement : musique émouvante, sorte de basse
fournie par la nature au chant des psaumes récités dans l’église
voisine…
°
° °
Contrairement aux artistes, ordinaires amateurs de vues de plus grasse
saveur, j’éprouve un vif plaisir à entendre le langage mesuré des
paysages sans éclat. Ils expriment, d’une manière dépouillée, des idées
nettes et fondamentales ; je me sens ramené par eux au commencement des
choses et, par exemple, au dessin plutôt qu’à la peinture ; enfin à une
simplicité qui tient lieu d’une cure pour nos esprits surchargés. Dans
cette Touraine aride, le plateau de Sainte-Maure, où sont les Landes du
Ruchard, est austère, dit-on. On y voit des ajoncs, des bruyères ; mais
la terre porte-t-elle jamais vêtement de meilleur goût ? Les routes y
sont bordées de noyers, - arbre méconnu ! Les plaines y sont
soigneusement tondues ras par les troupeaux ; la silhouette du berger
s’y discerne de fort loin, seul relief ; son chien lancé tout à coup
comme une boule, y représente le seul mouvement apparent ; et le cri
mélancolique des courlis en est le seul bruit, à la brune. Ah ! quel
n’est pas le charme des paysages austères !
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« …
O pierres ! ô noyers ! ô sol
du chemin, dur comme le roc et dont le contact à mes semelles m’est
plus agréable que des caresses, que contenez-vous ? qu’êtes-vous ?
quelle âme en vous me chuchote ce langage obscur qui a la puissance
d’une parole d’amour (4) ?... »
Cette âme, c’est celle du sol dont il semble que l’on a été pétri ;
c’est bien là l’âme de la « petite patrie », et il est bon de s’exposer
de temps en temps à la sentir : elle fait comprendre - à ceux qui en
ont besoin - les motifs inconnus qui nous attachent à la grande.
Heureux celui qui, parcourant notre magnifique pays, arrive ainsi en
tâtonnant, jusqu’au lieu plus sensible qu’aucun autre où il lui faut
s’arrêter, ployer le genou sur quelques tombes et se laisser envahir
par la nuée épaisse des souvenirs ! - Ayez à vous un lopin de terre en
province ; menez-y vos enfants en bas-âge, afin qu’ils conservent dans
leur chair même le souvenir d’un monde parfumé et sain, sinon le culte
de cette nature dont on ne s’écarte jamais impunément pour la juste
appréciation de toutes choses. - Heureux celui qui est né dans un
moulin, au bord d’un ruisseau, ou dans la simple ferme isolée au milieu
des guérets, et qui est capable de s’attendrir en entendant le triste
chant des courlis qui disperse ses sons de flûtes désaccordées dans
l’air assoupi du soir… car, alors, il n’est plus question de savoir si
ce pays est beau ou si l’on y goûta le bonheur : c’est votre pays, et
c’est le plus beau.
LES NOSTALGIQUES
I
L’ÉCOLIER D’AUTREFOIS
E
NVIRON deux ans après la mort de ma grand’-tante
Félicie, et vers la fin de l’été qui suivit nos fameuses affaires de la
Maison Colivaut, une question fut agitée en famille ; et au ton des
répliques dont ne me parvenaient que des bribes, il la fallait juger de
la plus haute importance.
En effet, il s’agissait de savoir comment je serais élevé, dans quelle sorte d’établissement je « ferais mon éducation ».
Ma pauvre grand’mère se trouvait réduite à une assez cruelle extrémité
par le testament que sa soeur, Félicie Planté, qui sacrifiait tous les
parents présents, fussent-ils vieux, à la « terre », à « l’avenir » et
à « l’enfant » qui représentait l’une et l’autre, c’est-à-dire, en
l’occurrence, à ma chétive personne. Ma grand’mère, qui jugeait cette
mesure conforme au bon ordre et n’en concevait aucune jalousie, se
souciait peu que je fusse éduqué de telle façon ou de telle autre,
pourvu que je le fusse à proximité de ses soins, et qu’elle ne me
perdît point de vue. Or les circonstances la contraignaient à se
retirer à Tours, rue de la Bourde, dans une bicoque contiguë à la
maison de Mlle Cloque, une vieille demoiselle assez connue dans la
ville. Elle demandait à me prendre chez elle, à m’épargner ce qu’on
appelait « les rigueurs de l’internat » et à m’envoyer au collège qui
semblerait bon à mon père.
Cela se passait en 1875. Bien que je fusse le fils d’un petit notaire
de toute petite ville, la situation du pays entier et la politique
intérieure de la France s’ingérèrent en cette affaire.
Mon père, ainsi que tous « ces messieurs » à Beaumont, laissait dominer
ses actes par deux idées : I° la France était vaincue ; 2° la Commune
avait fourni l’exemple de ce que peut produire le désordre.
Je ne comprenais pas très bien alors ces deux points essentiels de
conversations qui m’ennuyaient énormément, mais comme je remarquais la
moindre des choses qui se faisait, je n’ai pas eu de peine, plus tard,
à établir pour indubitable que telles étaient bien les deux sources qui
alimentaient les conciliabules et indiquaient le sens de toutes les
déterminations.
Par exemple, ni mon père, ni M. Clérambourg, son grand ami, de qui il
avait acheté l’étude, ni Me Courtois, son rival, avec lequel d’ailleurs
il était à couteaux tirés, ni M. Plancoulaine, le plus puissant
personnage de l’endroit, n’avaient de convictions religieuses :
cependant aucun des quatre ne manqua, à ma connaissance, un seul
dimanche la messe de huit heures. Et les notaires y avaient quelque
mérite, puisque c’est dans cette matinée que leur clientèle paysanne
affluait au chef-lieu de canton, et s’entassait autour du bureau des
clercs, dans l’attente du « patron ». Je revois mon père, à l’office
dominical, tout debout, les bras croisés, grand, sérieux entre ses
favoris noirs, et l’air satisfait de ce qu’il accomplissait là, non
seulement parce que ce qu’il accomplissait lui semblait belle et bonne
action, mais parce qu’ainsi il provoquait « les rouges » de l’endroit
qui, à ses yeux, symbolisaient l’anarchie.
Mon père décida que mon éducation serait faite dans une « institution
congréganiste », ce qui n’était pas pour déplaire à ma chère bonne
femme de grand’mère, une fort pieuse femme ; et cela répondait aussi à
l’attitude du nouveau maire de la ville, un savetier, qui prétendait ne
pas faire baptiser désormais ses enfants.
Toutes les personnes que nous fréquentions approuvèrent la décision
paternelle, et l’on m’appelait déjà « l’élève des Pères », sans que je
comprisse absolument rien à ce que cela pouvait vouloir dire.
Voilà donc une chose entendue et qui m’eût été, à moi personnellement,
tout à fait indifférente, si l’on ne m’eût averti que je serais, chez
ces gens qu’on appelait « les Pères », beaucoup mieux habillé que je ne
l’eusse été au lycée. Bon !
Mais là où les grands événements qui avaient frappé la France devaient
venir s’insinuer par d’infimes ramifications, ce fut - qui l’eût cru ?
- dans la discussion du lieu où je devais revêtir cette tenue d’un si
bon goût ! Dans toutes les palabres de ces messieurs, mon oreille
attentive avait maintes fois discerné le mot « aguerrir », qui semblait
bien s’appliquer à moi, à nous, aux petits bonshommes de mon âge.
J’entends encore le docte et austère M. Clérambourg prononcer, en
terminant une longue tirade : « C’est la génération de la revanche !...
» Nous étions désignés, mes camarades et moi, pour la revanche. Très
bien. Et après ?
Eh bien ! des gamins qui étaient désignés pour la revanche devaient
être aguerris. Pour m’aguerrir, moi, particulièrement, il paraît qu’il
convenait que je fusse soustrait à ce qu’on appelait aussi derrière moi
« les sentimentalités féminines ». Et alors, et à ce point de vue, la
question de « l’internat » qui préoccupait au plus haut point ma
grand’mère, devint le thème des conversations. J’entendis un soir M.
Clérambourg prononcer non sans quelque emphase : « L’internat ne doit
pas être redouté : c’est déjà une caserne… » Pourquoi cette phrase me
fit-elle trembler ? Je ne me représentais ni l’internat ni la caserne ;
mais, outre que M. Clérambourg, par son ton péremptoire, répandait
facilement la terreur, mon flair d’enfant discernait là-dedans que ma
délicieuse grand’mère - et moi-même aussi un peu - allions avoir à
souffrir.
Hélas ! je ne me trompais pas ! Dès le jour qui se leva après la phrase
de M. Clérambourg, il fut signifié à ma grand’mère que je ne la
suivrais pas à Tours, mais que j’irais, comme interne, à Poitiers. « A
Poitiers ! tout seul, le pauvre petit ! Sans soins, sans parents, sans
une personne amie !... » - « Eh bien ! répliqua mon père, et quand il
sera soldat !... » - « Il n’a pas dix ans, disait la chère vieille
femme alarmée, et vous savez combien il est délicat !... » - « C’est
vous qui le rendez fragile avec vos cache-nez et vos tisanes, et vos
attendrissements… Il faut qu’il devienne un homme ! »
Il y avait des pensionnats ecclésiastiques à Tours comme à Poitiers ;
mais j’y eusse été un peu relâché, disait-on, parce que ma grand’mère y
fût venue me gâter. Les malheurs du pays exigeaient que je fusse privé
de toute douceur et m’en allasse à Poitiers, ville inconnue, dans une
caserne.
C’est ainsi que j’ai appris, dès ma prime jeunesse, que les écervelés,
seuls, imaginent pouvoir soustraire même un petit enfant à l’influence
des événements publics ; et nul, depuis lors, ne m’a paru plus niais
qu’un monsieur ou une dame qui, en buvant une tasse de thé ou un verre
de porto, se proclament anarchistes.
Peu m’importe qu’il se trouvât, dans notre petite ville, des gens pour
prétendre que mon père était enchanté que ses principes généraux se
trouvassent d’accord avec quelqu’un de ses sentiments très particuliers
à l’égard de sa belle-mère, par exemple, à l’influence de qui il se
réjouissait de trouver beau prétexte à me soustraire. Un prétexte de
cette envergure, il ne l’eût pas trouvé sans la situation où la France
était alors vis-à-vis de l’Europe !
Pour moi, enfant égoïste et cruel, je me faisais à tout, et je
mentirais en disant que j’étais fort ému du désespoir d’une vieille
femme. La nouveauté, l’inconnu m’attiraient. Je me souviens de la
fierté avec laquelle je passais le pont, en allant goûter chez les
Plancoulaine, et de la suffisance qui pouvait être la mienne lorsque je
répondais à qui m’interrogeait sur mes études : « Moi, je quitte la
famille : je vais dans une caserne ! »
II
LE DÉPART POUR LA VILLE
De Beaumont on rejoignait par un chemin de fer départemental la ligne Paris-Bordeaux, qui nous permettait d’atteindre Poitiers.
Je laissais ma petite ville, déjà remplie pour moi de souvenirs ; je
laissais Courance, la propriété de ma tante Planté, bondée
d’innombrables impressions d’enfance, toute bruissante du bourdonnement
des abeilles, du chant de l’air odorant dans les pins, et qui
représentait, à mes yeux d’enfant, un champ d’expérience aussi vaste
que l’est aujourd’hui, pour moi, un demi-siècle ; je laissais ma
grand’mère abîmée par cet exil auquel me contraignaient « les
événements publics » : la France vaincue, la Commune… Car enfin, il n’y
avait pas à dire le contraire, Bismarck lui-même, en définitive,
aiguillait, sur un chemin de fer départemental, vers Poitiers et non
vers Tours, vers la « caserne » de l’internat et non vers les tendres
gâteries d’une vieille femme aimante, un gamin tourangeau, fils d’un
petit notaire !
Et savez-vous à quoi il pensait, le gamin tourangeau mû par de si grandes causes et arraché de son nid charmant ?
Un gros chagrin le torturait : il n’allait pas, pour cette première année du moins, porter l’uniforme des « Pères » !
C’était ainsi. Comme il arrive en maints cas dans la bourgeoisie,
agitée par le besoin de réaction, audacieuse dans les parlotes, mais
née prudente, on avait été effrayé, à la dernière heure, par la
perspective des extrêmes si proches, et l’on avait opté tout à coup
pour le moyen terme. Mon père était dépourvu de convictions religieuses
; il mettait son fils chez les « congréganistes » parce que le maire de
Beaumont menaçait de ne pas faire baptiser ses enfants et parce que le
spectacle encore fumant de la Commune repoussait ces messieurs vers
tout lieu où fût assurée de régner la discipline. Mais un préjugé
demeurait, au fond de lui, contre la Compagnie de Jésus. Les Jésuites,
décidément, c’était trop.
Ce recul soudain, d’ailleurs incompris des femmes, avait suscité à la
maison des tempêtes. Discussions ; toutes choses remises en balance :
principes, santé, intérêts, désirs de chacun. Mon père avait, un jour,
refait tout seul le voyage de Poitiers, visité tous les établissements
d’éducation. Et à la hâte s’était bâclé un arrangement assez baroque.
Le voici. On me mettait en pension chez les Frères des Écoles
Chrétiennes, qui n’étaient autorisés à donner qu’une instruction
primaire, mais qui pouvaient envoyer quelques-uns de leurs élèves
suivre des cours de latin et de grec chez un docte ecclésiastique,
aumônier d’un couvent de femmes, et muni de tous les diplômes exigibles.
Grâce à ce stratagème, j’échappais donc à l’enseignement laïc, et
cependant je n’étais pas sous la coupe des prêtres. Toutefois, de
ceux-ci, qui, paraît-il, avaient du bon, j’étais appelé à recueillir ce
qu’ils offraient de particulièrement désirable, c’est-à-dire la
connaissance approfondie des « humanités », comme on disait encore à
cette époque-là, - jointe à la tenue, à l’éducation proprement dite,
aux bonnes moeurs. Curieux compromis dont l’ingénuité, aujourd’hui, me
fait sourire, mais que je me plais à rapporter, parce que je le crois
très propre à caractériser un état d’esprit familier à beaucoup, et dû
aux malheureuses divisions qui causèrent tant d’embarras au coeur de
notre pays.
Arrivé à Poitiers, je fus tout yeux. Je ne connaissais pas la ville ;
et tout ce que j’allais voir ou faire, à dater de cette heure, ne
pouvait être que nouveau pour moi.
C’était à peu près l’heure du déjeuner ; mais mon père ne voulut pas
prendre de voiture, et il confia mon bulletin de bagages à une espèce
de « monsieur le Curé », en rabat blanc, coiffé d’un tricorne rigide,
velu et démesuré, chaussé de bateaux gigantesques et vêtu d’un
pardessus également trop grand, jeté sur les épaules comme un châle,
mais muni de manches vides qui pendaient ou étaient agitées par le
vent. Cet homme se trouvait à la gare, près d’un omnibus ; il nous
salua quand mon père se nomma, et je remarquai qu’il avait les cheveux
coupés comme certains petits garçons dans les fermes, de qui j’avais
entendu dire qu’on leur appliquait un bol sur le sommet de la tête, et
qu’on rasait circulairement tout poil dépassant les bords. Sur cette
calotte de cheveux, l’homme au rabat blanc et aux quatre bras portait
une calotte de drap, évidemment superflue, dont la partie inférieure
était apparente sous le tricorne velu. Mon père, s’adressant à lui,
l’appela : « Mon cher Frère. »
- C’est un Frère, me dit-il, en m’entraînant.
Je fis une imperceptible moue, parce que ce n’était pas un « Frère »
que j’eusse souhaité, mais un « Père », un franc jésuite, un de ces
hommes de qui les élèves ont un uniforme « qui a vraiment du chic »,
ainsi que je l’avais entendu dire chez les Plancoulaine.
En montant les marches innombrables qui conduisent de la gare au centre de la ville, je risquai un bougonnement :
- Ils ne sont même pas prêtres ! dis-je à mon père.
- Qui ça ?
- Mais tes « Chers Frères ».
Il fut un peu ahuri :
- Qu’est-ce que ça peut te faire ? As-tu besoin qu’ils disent la messe pour les respecter ?
- Non. Mais, tant qu’à faire, ça serait mieux…
Il me regarda et haussa les épaules, parce qu’on a toujours peine à
croire que les enfants ont l’esprit logique et poussent leur jeune idée
jusqu’à son extrémité. Cependant, il voulut m’amener à sa raison par
une petite flatterie :
- Je compte sur ton bon sens, me dit-il, pour te voir rendre justice toi-même, d’ici peu, à tes maîtres.
A ce moment, nous nous arrêtâmes pour souffler, car nous avions
atteint, à force de gravir des marches, le palier supérieur, et je ne
m’étais jamais élevé, au-dessus du niveau de la mer, à une telle
altitude. Point d’échappée sur ce lointain, cependant ; mais nous nous
trouvâmes bientôt dans un endroit qui donne l’impression d’une belle
ville moderne :
- Voilà la préfecture, me dit mon guide, et là-bas, au bout,
c’est la place d’Armes avec l’hôtel de ville. Comment trouves-tu ça ?
Je ne pouvais pas trouver cela magnifique, puisque, dans cette ville,
si somptueuse qu’elle pût être, je n’entrais que chez les Frères,
lesquels « ne sont même pas prêtres ». Je ne manifestai aucune
admiration. Nous prîmes à droite, sur la place d’Armes et, devant l’
Hôtel de France, mon père me dit que nous allions déjeuner là.
On y pénétrait par un petit salon aux meubles de velours vert, sur
lesquels chacun posait ses légers colis, de sorte qu’il ne restait pas
une chaise sur quoi l’on pût s’asseoir. Cette pièce exhalait une odeur
lourde, inconnue de moi, et qui m’était odieuse.
- Ah ! Ah ! dit mon père, on mange des truffes en ce pays-ci !
- Je n’aime pas ça.
Mais tout à coup des exclamations : mon père venait de reconnaître un
cousin de sa seconde femme, un monsieur très gras, très cossu, que je
savais habiter Ruffec, dans la Charente, le pays des truffes. Ce
cousin, nommé d’Amblezac, était flanqué d’un gamin de mon âge de qui
l’on me dit :
- Voilà Arthur. Ce sera un camarade pour toi, bien qu’il ait certainement sur toi de l’avance.
Je ne voyais qu’une chose : ce n’était ni Arthur, ni l’avance qu’il
pouvait avoir sur moi, mais l’uniforme dont Arthur était revêtu. Alors
c’était cela que j’allais porter ! C’était pour être fichu comme cela
que l’on me faisait venir à Poitiers ! dans une ville où l’on n’en
finit pas de grimper, et qui sent l’odeur nauséabonde de la truffe,
inconnue dans mon patelin à moi !
Où était-il l’uniforme des « Pères », si sobre, si « chic », que
j’avais failli endosser ? Je l’avais vu une fois chez les Plancoulaine
: les revers de la veste en étaient bien ornés de boutons de métal
doré, mais de boutons tout unis, tout plats et mats ; le col ne
comportait aucun ornement, ni la casquette toujours « déformée » d’un
coup de pouce d’initié, et dont la bande était de simple velours violet
!... Arthur, élève des Frères comme moi, avait de l’or sur tout son
costume. Ses boutons étaient non point unis et d’éclat amorti, mais
étincelants, clinquants, recouverts d’inscriptions en relief ! Son col
rabattu portait des étoiles d’or ; sa casquette, une imbécile de
casquette de chef de gare, indéformable, s’ornait d’un galon d’or,
d’une étoile d’or aussi ! Et il avait encore, Dieu me pardonne, des
pattes d’épaules dorées, fixées par des boutons d’or ! Pourquoi cette
débauche de parure ? Pourquoi ces constellations ?
- Tu connais l’uniforme des « Pères » ? demandai-je à Arthur.
De ce « Ah » je me souviendrai toute ma vie. Il contenait un
aveu, une nostalgie, une admiration ; il avouait un assentiment total à
toutes mes intimes pensées. Arthur pensait comme moi, souffrait comme
moi, désirait comme moi ; il aspirait à porter l’uniforme dit « de si
bon goût », et la casquette négligemment déformée !
Nous fûmes aussitôt amis ; nous nous plaignions l’un l’autre ; il me dit :
- Tous ceux qui font du latin sont comme nous ; ils veulent y aller…
Ce « font du latin » ne signifiait pas encore grand’chose à mon esprit.
Je devais savoir, peu après, la différence profonde que crée, entre des
enfants, le fait que les uns apprennent ce que les autres n’apprennent
pas.
Pourquoi Arthur n’allait-il pas chez les « Pères » ? Exactement pour la
raison qui avait fait hésiter, puis s’abstenir mon père. Sans s’être
concertés, habitant aussi loin l’un que l’autre de Poitiers, ils
étaient attirés par les mêmes considérations vers l’éducation qui
florissait en cette ville et en un établissement bien déterminé ; de
cet établissement, ils approchaient l’un et l’autre leur fils, mais ils
s’arrêtaient à la porte, troublés dans toutes leurs habitudes de
penser. Formés l’un et l’autre par l’Université, ils vénéraient
intérieurement celle qu’ils appelaient intérieurement l’
Alma Mater,
un vieux nom. Ils eussent été quelque peu voltairiens sous un
gouvernement garantissant la stabilité des institutions ; mais ils
redoutaient plus que tout au monde l’esprit démagogique dont un
enseignement athée leur paraissait être le sûr préparateur.
Qu’ils étaient mal à l’aise ! Ils nous semblaient gauches, un peu
ridicules en leur indécision ; mais aujourd’hui j’ai pitié de leur
angoisse. Ils entraient, pis que cela, ils faisaient entrer leurs
enfants en une région incertaine, inconnue, sans rapport avec les
points de repère de leur passé et où leur expérience personnelle
n’apportait que trouble vue. Est-il de plus dur supplice pour des
parents ?
Quand nous eûmes visité le pensionnat, où l’on nous mena d’abord à la
chapelle, ensuite aux dortoirs, lieux pour moi inimaginables,
entièrement blancs, les murs blanchis à la chaux, un grand Christ en
bois noir se détachant seul sur le tout, ensuite aux réfectoires,
également blancs et nus, où un grand Christ, seul, présidait ; ensuite
dans les classes, austères, dénuées de tout objet propre à nourrir les
yeux, mais où le Christ encore présidait, au-dessus de la chaire, mon
pauvre père sortit, songeur, dans la rue. Celui d’Arthur était rompu à
l’aspect comme à l’esprit de notre prison. Nous allions à présent faire
visite à mon « correspondant », c’est-à-dire à la personne habitant la
ville, qui était autorisé à me faire « sortir » les jours de congé, en
cas d’absence de mes parents.
C’était un M. Noël de la Joue, conseiller à la Cour, que le cousin
d’Amblezac surtout connaissait. C’était un homme assez âgé et qui
méritait l’épithète de « distingué », dont on trouvait encore
l’application dans ce temps-là. Il nous reçut dans son vieux hôtel de
famille, proche de l’église Saint-Porchaire. Mon père ne put lui cacher
l’objet de son souci ; il parlait du système d’éducation adopté par son
cousin et lui ; et nous désignant, Arthur et moi, qui tournions
le dos, le nez collé aux vitres, il dit à M. Noël de la Joue :
- L’inconvénient serait que ces gamins en vinssent à donner sérieusement dans les patenôtres…
M. d’Amblezac, homme d’humeur légère, réplique aussitôt :
- Ils les auront si vite oubliées !
Je retournai la tête parce que j’étais curieux. Je vis alors M. Noël de
la Joue, conseiller à la cour, ôter ses lunettes d’or, les déposer sur
son bureau, et j’entendis les deux fines branches retomber l’une sur
l’autre durant un silence ; et le vieux monsieur de Poitiers prononça :
- Je ne vois pas l’inconvénient, dit-il ; et pour ne point oublier son
Pater, il y a un moyen que je pratique personnellement depuis soixante ans : c’est de le réciter tous les jours.
Il va sans dire que je ne compris absolument pas l’importance ni même
le sens des propos qui étaient échangés derrière nous, et je ne m’en
serais sans doute pas souvenu si une autre parole, mémorable, celle-là,
pour des gosses, n’était venue s’y adjoindre.
Quand nous eûmes quitté l’antique et sombre demeure du magistrat, mon
père, qui semblait plongé en un abîme de réflexions, dit à son cousin :
- M. Noël de la Joue, lui, a résolu le problème…
- Quel problème ? faisait cette linotte de M. d’Amblezac.
Et, comme le papa d’Arthur, nous nous demandâmes, nous autres, quel
problème avait bien pu résoudre le conseiller à la Cour. Plus tard, ce
fameux propos devint pour nous rengaine. Toutes les fois que la
solution d’un « problème » d’arithmétique nous tourmentait, nous nous
regardions en riant :
- Hein ? M. Noël de la Joue l’a résolu, lui, le problème !...
Il m’a fallu bien des années pour comprendre que nous étions passés,
dans le vieil hôtel de la rue Saint-Porchaire, comme des fourmis aux
pieds du Sphinx, et que nos oreilles avaient entendu là se poser la
plus redoutable énigme, celle à quoi il faut répondre par oui ou par
non, à moins que l’on n’ait le gros ventre et la petite cervelle
de M. d’Amblezac, sous peine de souffrir l’angoisse que je vis ce même
jour au visage de mon père.
III
LA PREMIÈRE JOURNÉE
La plus grande impression de tristesse que j’aie éprouvée m’a été
fournie par la vue des cours nues, rectangulaires, au sol poussiéreux
ou semé de gravier, d’un internat.
Rien ! Une sorte d’espace géométrique, quelque chose d’abstrait comme
une figure tracée à la craie sur le tableau noir. Rien. Des mètres
carrés déterminés par des bâtiments d’une régularité insipide,
bâtiments neufs et niais percés de trous - portes et fenêtres -
désespérément égaux. Rien. Dans ce néant, une petite cloche haut
suspendue, et sa longue chaîne, se distinguait de loin, seul objet.
Qu’étaient-ce que ces cours ? C’était le lieu de
récréation !
Le souvenir de ces lieux et de ces mots nouveaux me revient intact et
m’étreint la gorge. Aujourd’hui encore, après plus de quarante-trois
ans, un sol poussiéreux me fait faire un détour, le contact du gravier
sous mes semelles m’est intolérable. Ce n’est ni douilletterie de ma
part, ni sensibilité morbide ; c’est mémoire de supplice d’enfance.
Mes yeux accoutumés aux chers paysages de Courance, aux allées de
noyers, à l’or soyeux des chaumes, aux beaux pins couronnant les
hauteurs…, vous n’aviez jamais contemplé l’espace vide !
Que ce fût à la campagne ou dans ma petite ville de Beaumont, nulle
part je n’avais cessé de me divertir au moyen des choses vivantes et
mouvantes : prairies, vignes, moissons, troupeaux, lente charrue
avançant derrière les nobles boeufs assemblés, ou mer humaine des
blouses paysannes sur la place publique, les jours de marché ; miroir
sombre et profond de la Creuse, hiératiques silhouettes des pêcheurs à
la ligne, qui donnent l’idée d’êtres humains prématurément accueillis
par l’immobilité éternelle ; épisodes dans les jardins ; scènes
merveilleuses dans les intérieurs pittoresques ; toujours et partout
une nourriture variée qui comblait, en la flattant, l’imagination d’un
enfant.
Désormais, la « récréation » se devait prendre dans d’abominables cours
absolument nues. Ah ! s’il y avait eu, à l’une de ces deux cents
fenêtres, un pot de fleurs, tout ce désert en eût été rafraîchi !
Certes, j’ai appris depuis lors combien il est important pour l’esprit
de s’accoutumer à tirer tout de soi-même et à meubler de ses richesses
propres les endroits les plus dégarnis ; mais à dix ans, je ne savais
pas cela et j’avais déjà pris trop de goût pour la beauté des choses
qui naissent de la terre. Mes camarades me parurent, à ce point de vue,
bien plus avancés que moi : arrivés à la file indienne dans cette
maudite cour, à un coup de la cloche, tous s’éparpillèrent en hurlant,
et un jeu s’organisa aussitôt, comme s’il n’avait pas été interrompu
par deux mois de vacances. Tous semblaient savoir de tout temps qu’à la
rentrée d’octobre on joue aux « barres », comme l’abeille sait qu’on
butine au printemps ou la fourmi ouvrière qu’on attend les oeufs. Et un
enthousiasme sans mélange, exprimé par les cris stridents d’un millier
de gosiers, était instantanément provoqué par le fait de s’élancer d’un
camp vers l’autre en évitant de se faire saisir par un « type » du camp
adverse ou en s’efforçant de délivrer le « prisonnier ».
Les enfants se font, d’un coup, à une situation nouvelle, comme les
hommes, pourvu que la chose soit convenue, d’un tacite accord, ou
imposée par une autorité puissante. Et je pensais : « Ils ne regrettent
donc rien ? Ni leur pays, ni leurs parents, ni le bien-être de la
maison ? » Mais non ! Ils ne regrettaient rien, ou plus exactement, ils
ne prenaient même pas la peine de regarder derrière eux, et, du moment
présent, quel qu’il fût, ils s’accommodaient à merveille. Ils étaient
beaucoup mieux construits que moi, bien mieux adaptés à la vie ; ils ne
présentaient pas à la lumière du jour des yeux alourdis par le rêve ;
ils ne se demandaient pas le pourquoi des choses.
Un Frère, sans pardessus à manches ballantes et sans chapeau, vint à moi et me dit :
- Allons, allons, mon enfant, il faut jouer comme tout le monde !
Phrase inoubliable pour moi et qui, toute ma vie, devait me retentir
aux oreilles ! Du premier coup, ce Frère avait trouvé les mots qui
devaient m’être à tous les instants applicables : « Il faut
jouer !... » et « il faut jouer
comme tout le monde
! » Oh ! ce n’était pas que j’eusse la moindre envie de me singulariser
! Et, bien sincèrement, j’étais désolé de ne pas participer au plaisir
de tout le monde. Mais je ne pouvais pas éprouver ce plaisir ; j’en
étais gêné, honteux même. « Ils courent, me disais-je ; ils crient très
fort, et cela semble les amuser énormément… » Je voulais, pour ne pas
contrister le Frère, m’élancer moi-même ; mais l’idée de pousser un
cri, à mon sens si injustifié, paralysait mes jambes, et, d’autre part,
le projet de courir sans crier - ce qu’aucun de mes camarades ne
faisait - me paraissait aussi répréhensible que de demeurer immobile en
mon coin. C’est ce dernier parti que j’adoptai, bien entendu. Mais
alors, le Frère revint à moi et me dit :
- Nous aurons un compte à régler, mon garçon.
Il jouait, lui, comme un vrai gamin. Ardemment mêlé à la partie, son
espèce de soutane relevée et tordue entre les jambes, il avait beau me
menacer ; c’était à le voir, lui, tricotant des guiboles, montrant ses
noirs mollets et, au-dessus du genou, les agrafes d’une petite culotte,
que je prenais, moi, mon plaisir. Pour mes camarades, à cause de mon
inertie, j’étais digne du surnom de « l’Andouille », et l’on me
bourrait de coups de poing parce que les « barres » ne semblaient pas
me séduire. Hélas ! je ne jouais à rien de la même façon que tout le
monde, car lorsqu’en classe je fis part à mon voisin de mes remarques
touchant l’accoutrement du Frère, mon camarade me dit :
- Il n’a pas besoin de culotte, idiot, puisque sa robe lui descend jusqu’en bas.
Mon voisin n’avait vu que le jeu, sorte de convention idéale, et point
du tout les humbles réalités qui rendaient le jeu possible. J’ai
rencontré depuis, beaucoup d’hommes comme lui. De mon espèce, j’en ai
rencontré moins. Mais je ne crois pas mauvais que la proportion soit
rompue en faveur de ceux qui aperçoivent la vie conformément à une idée
préétablie. Ceux qui jugent impitoyablement chaque objet, chaque
individu, chaque action, ont leur utilité grande, mais à quelle
anarchie le monde serait-il livré si la nature prévoyante n’avait créé
la plupart des hommes ingénus, aveugles et crédules !
J’étais très tourmenté de la menace que le Frère m’avait faite ; mais,
en classe, il ne me montra même pas qu’il s’en souvenait. Il est vrai
que je le stupéfiai par une science fort prisée dans ce temps-là et
dont je peux me glorifier en me moquant de moi-même : je savais à peu
près l’orthographe ! Je l’avais sue toujours, non par des règles
apprises, mais grâce à la mémoire visuelle, à force de lire
Le Magasin Pittoresque.
Le bon Frère se donnait un mal considérable à enseigner cette
chinoiserie aussi respectable que dédaignée aujourd’hui ; et parce que
j’accordais les participes, il me mit aussitôt hors de pair ! J’avais
aussi un autre don : ma main était capable de tracer au tableau une
ligne droite ! Il paraît que c’était très remarquable : je ne m’en
fusse certainement pas douté ; mais personne ne s’avisa de rire de la
considération qui me fut acquise par ces prodiges. Je sentis aussitôt
qu’on ne me taquinerait pas trop si je ne montrais pas d’entrain pour
les jeux dans la maudite cour.
O Providence ! que je vous remercie de m’avoir ouvert, dès mon plus bas
âge, les arcanes de l’orthographe française et de m’avoir gratifié d’un
esprit qui a la notion du plus court chemin d’un point à un autre !
Cette supériorité dérisoire m’a permis non seulement de ne pas hurler
de joie en jouant aux « barres », mais de laisser quasi impunément dans
mon assiette, au réfectoire, la moitié du morceau de viande trempé dans
une sauce gluante, et les lentilles noyées dans une eau bourbeuse. Elle
m’a permis aussi d’avoir le droit de
ne pas parler.
Je ne savais pas parler ; j’avais toujours vécu seul et à la campagne,
sans petits amis. De plus, dans ce réfectoire, où nous étions bien cinq
cents, le « chambard » était tel que la tête me tournait. On se
contentait de me faire rougir en me posant des questions, quand le
Frère surveillant s’éloignait, sur des choses qui n’étaient pas de
matière classique. J’étais catalogué « aristo », mais avec la mention :
« à ménager », attendu que ma destinée certaine était d’être voué à la
bienveillance des maîtres : je savais distinguer le futur du
conditionnel et dessiner d’ « épatants » triangles.
Et le soir, aux heures d’étude, sous les becs de gaz à abat-jour
métallique, comme au dortoir, à la lueur clignotante d’une veilleuse
sépulcrale, je résumais, ainsi que je l’ai toujours fait, l’impression
de mes contacts de la journée avec la Société, et je me disais - déjà !
- « C’est donc toujours la même chose ? C’est comme à Beaumont, au
temps de nos malheureuses affaires de la maison Colivaut : si vous ne
vous conformez pas exactement à la façon d’agir ou aux goûts de tout le
monde, on vous tombe dessus comme une basse-cour au plumage bigarré sur
l’unique poule blanche à l’oeil rose ; mais, qui que vous soyez, quoi
que vous fassiez, pour peu que la divinité locale vous protège, la
majorité des hommes est à vous. »
Et - les enfants se font très bien ce genre de réflexions : - « Pour
s’élever au-dessus de ses semblables, de petites choses sont
nécessaires et suffisantes. Exemple : ne pas trembler en tenant la
craie à la main ; ne pas ignorer que
désappointement prend deux
p. »
IV
LA LEÇON DE LATIN
Dans l’effort, d’ailleurs agréable, que j’accomplis afin de revoir
clairement les images de ma vie d’enfant, je suis amené à faire cette
remarque : toutes les périodes pendant lesquelles j’ai été ou bien seul
ou bien participant à la vie normale de famille, les champs et la
maison de Courance, la maison Colivaut et la petite ville de Beaumont,
d’autres circonstances qui viendront plus tard, - et par exemple
lorsque j’habitai chez l’abbé Daru à Poitiers, ou à Tours dans la
maison contiguë à celle de Mlle Cloque, - je me les rappelle
parfaitement et avec les plus minimes détails. Au contraire, toutes les
périodes durant lesquelles j’ai été un interne, un numéro au milieu de
quarante, soixante ou cinq cents gamins de mon âge, je ne les revois
que par tableaux peu nombreux que je pourrais appeler : « le dortoir »,
« le réfectoire », « la récréation », « la classe », « la promenade ».
Dans ces tableaux, il me semble que je ne figure seulement pas. Je
n’étais que la partie d’un tout ; le tout me frappait à la fois, comme
une grande masse écrasante ; ma personnalité de gosse y souffrait, y
était étouffée, anéantie. Ce sont les seules époques de ma vie dont il
ne me reste à peu près aucune mémoire de détail.
Ainsi, de ces sombres époques mêmes, je me rappelle, comme des
lanternes sous un tunnel, les jours de sortie, chaque période de
vacances, les jours d’infirmerie - où l’on était relativement isolé -
et jusqu’à toutes les heures consacrées à l’étude du piano ou à la
répétition d’allemand, que je passais, seul, ou dans une pièce avec un
professeur.
Le reste du temps, pendant cinq années, j’ai vécu de la vie collective
qui m’est tellement contraire, probablement, que je m’y ferme, m’y
enclos, m’y endors comme une marmotte. Peu importait que l’on m’appelât
par mon nom, me fît lever, réciter ma leçon, aller au tableau noir : je
récitais ma leçon, j’allais au tableau ; j’étais plongé dans un mauvais
rêve. Jamais je ne parvins à m’intéresser à quoi que ce fût.
Mon pauvre père, peu ouvert à l’intelligence d’un tel cas, me voyant si
terne et si démoralisé, ne manqua pas de consulter un médecin, lequel
ne manqua pas de commettre sur mon cas la plus lourde erreur. J’étais
fatigué, prononça l’homme de science, par la multiplicité des sujets
d’étude auxquels ma vie à la campagne m’avait trop peu préparé. On en
conclut qu’il était prudent de remettre les études de latin, que l’on
avait hésité à me faire entreprendre avant qu’on eût tâté mes forces,
et qui, en s’ajoutant aux autres matières enseignées, constitueraient
pour moi ce qu’on nommait déjà le surmenage.
J’eus un tel déplaisir de cette mesure que je tombai sérieusement
malade. Ce n’était pas que j’eusse pour le latin un amour, mais voici
quel était l’humble secret de mon désappointement. Je savais que les
élèves admis à aller prendre des leçons de latin chez l’abbé Daru y
étaient conduits tantôt par un bonhomme surnommé Mac-Mahon, tantôt par
une vieille femme que l’on appelait la mère Guette. Mac-Mahon était
incorruptible, l’on ne pouvait obtenir de lui aucune complaisance ;
c’était entendu ; mais la mère Guette, moyennant finance, procurait
quelques friandises et notamment - c’était ainsi - de la moutarde de
Dijon, extrêmement prisée parce qu’elle aidait à avaler les mets
insipides et en particulier les îlots de veau errant dans la sauce
gluante.
Mon père fit le voyage de Poitiers pour venir me voir à l’infirmerie,
et même, comme j’étais malade d’une façon inquiétante, il vint avec sa
seconde femme, ma belle-mère, qui, n’ayant pas encore elle-même
d’enfants, était très gentille pour moi. La vue d’une femme, et jeune,
en ma prison, me produisit un effet extraordinaire. Je n’espérais pas
revoir jamais de ces images qui mettent au milieu de la triste humanité
comme un sourire. Ils eurent une conférence avec le médecin qui hochait
la tête de façon peu encourageante ; et j’avais, très nette,
l’assurance que ni les uns ni les autres n’entendaient rien à mon état.
Ils parlaient de « stimulants », « d’exercice », de « grand air », etc.
; et moi je leur disais : « Je m’ennuie et je veux prendre des leçons
de latin. »
« Je m’ennuie » était une expression vague et qui résumait tout ce que
je ne comprenais qu’à demi. Cela voulait dire : « Il m’est
insupportable de n’être qu’un numéro dans une maison dépourvue d’herbe,
de fleurs et ne serait-ce que d’une niche où je puisse, comme un chien,
me retirer - mais tout seul - pour penser à mes petites affaires. »
Prendre des leçons de latin, cela voulait dire « j’aurai », mais
surtout « je me procurerai » de la moutarde, par mes moyens personnels
et en usant de ma particulière industrie. Grâce à un effort individuel,
sans doute j’aurai moins de dégoût à manger le veau poisseux, mais je
me sentirai un petit bonhomme vivant de sa vie propre au milieu de ce
troupeau. Nul instinct naturel de rébellion, chez moi, mais possibilité
très caractérisée de révolte pour peu qu’on portât atteinte à des
inclinations particulières qui m’apparaissaient intransigeantes.
Je crois que j’effrayai ou bien apitoyai mon père par une détermination
aussi prononcée. J’étais tellement déprimé qu’il me promit ce que je
lui demandais, et il fut convenu avec le Frère Directeur qu’aussitôt
rétabli j’irais aux leçons de latin. Alors je calculai si j’aurais
assez d’argent pour acheter un pot de moutarde.
Mon bonheur fut si grand que je fus promptement debout, et, dès que je
pus sortir, j’accompagnai ceux de mes camarades qui « séchaient » une
classe ou deux pour se rendre chez l’abbé Daru.
Hors des portes du pensionnat, avec une douzaine d’élèves seulement et
Mac-Mahon, - hélas ! ce n’était pas, ce jour-là, la mère Guette ! -
sentiment de libération et de triomphe. Je me demande encore
aujourd’hui comment ma joie put être aussi grande ; elle était
invraisemblable.
J’étais dans la rue ! Nous ne marchions pas en rang ; nous étions comme
des enfants ordinaires accompagnés seulement d’un vieux bonhomme en
pantalon pareil à celui de n’importe qui ! Notre groupe n’était pas
assez nombreux pour que je fusse confondu, perdu, réduit à l’état
neutre ! Je ne contenais ni mon bavardage ni mes cris ; j’étais guéri -
même sans moutarde ; mes camarades ne me reconnaissaient pas. L’un
d’eux me dit : « Oh ! toi, tu n’es « empoté » que quand tu le veux bien
! »
On descendait la rue d’Orléans, puis, tout au bas, proche d’un vieux
temple romain, on tournait à droite dans la rue Sainte-Croix, en
passant devant une église. Il y avait des églises, des chapelles et des
couvents un peu partout. A l’extrémité de cette petite rue bordée de
hauts murs s’offrait en saillie une maison modeste, à un seul étage, et
couverte en vieilles briques hémicylindriques, à la mode du Poitou.
C’était là qu’habitait l’abbé Daru, l’aumônier du couvent dont nous
avions longé les murs d’une altitude propre à garantir les recluses
contre les enlèvements les plus romanesques.
On entrait chez l’abbé par le jardin.
Un jardin ! Je voyais, je foulais du pied un jardin ! Cet enclos me
parut et m’est demeuré dans la mémoire comme l’image du Paradis
retrouvé. Point de cours de « récréation » ici ! Un jardin avec des
plates-bandes, des arbres, des allées désignées par des cordons de
buis, des salades sous la paille, une tonnelle en treillage, où
s’entrelaçaient des tiges de clématite desséchée ! Toute cette
merveille était en tenue d’hiver ; oui, pardieu ! mais je savais ce que
c’était que des arbres dépouillés, que des choux gelés et que des
légumes qu’on abrite sous des carrés de briques ou des bourrées de
bruyère. N’y avait-il pas une serre où l’on apercevait des boutures !
J’aimais l’abbé Daru avant de l’avoir vu : je plaignais tous les
enfants qui ne prennent pas de leçons de latin. Et, de la porte
d’entrée à celle qui nous introduisait dans la classe, je me remémorai
les paroles que m’adressait autrefois le bon curé de Beaumont sur cette
langue ancienne et vénérable, que n’était pas seulement celle de
l’Eglise, celle de la prière, mais celle de la Beauté, de
l’Intelligence et de la Sagesse. Je superposais le jardin fleuri,
feuillu, sauvage et si charmant du curé de Beaumont et sa balustrade
sur la Creuse, au jardin rigide, glacé, géométrique et contenu par des
murs gigantesques, de l’abbé Daru. Mais qu’est-ce que ce fut, quand je
vis l’abbé Daru lui-même !
Il nous attendait dans une petite salle basse, en demi-sous-sol, où
l’on accédait par cinq ou six marches. Il était debout, lisant son
bréviaire ; il était rasé de frais, maigre et grand, soigneusement
peigné ; d’une propreté méticuleuse ; portait des lunettes, et
j’admirai les boucles d’argent, brillantes, de sa chaussure. Il portait
aussi en lui je ne sais quel esprit d’ordre, de précision et
d’application qui m’influencèrent pour toujours. Cet homme-là savait ce
qu’il avait à faire et il le faisait
bien.
Aucun doute, sur quoi que ce soit, ne se logeait dans sa cervelle
équilibrée. Il me baisa sur le front, en m’y faisant du doigt un petit
signe, une croix probablement. Je me croyais marqué, et cela seul me
parut répréhensible ; mais je pouvais bien lui pardonner cela en faveur
de ce qui en lui me plaisait. D’ailleurs j’étais déjà assis à une
longue table noire, d’où l’on voyait le jardin, et la leçon commencée.
L’abbé, exhaussé légèrement par une petite estrade, était à l’autre
bout, appuyé à une table à part. Il ne me laissa guère le temps de
contempler la nature, car il m’interrogeait constamment. Mais mes
déclinaisons, mes pronoms, mes adjectifs, mes verbes, je savais tout ça
: le curé de chez moi, avec sa poésie et son amour de tout, m’avait
inculqué ces choses en me charmant et sans que j’y prisse seulement
garde. L’abbé Daru me fit avancer vers lui de trois rangs : j’étais
plus fort que la moitié de mes camarades. Il me dit :
- Mercredi prochain, vous commencerez le grec.
Le grec ! Ah ! par exemple, j’en oubliai la moutarde qui, pourtant, était la cause très innocente de mon bonheur.
L’avenir des enfants, on est tenté de dire qu’il dépend d’un hasard ;
en réalité, il dépend d’une certaine marque d’attention particulière,
de quelque satisfaction donnée, qui varie avec les individus, et
principalement d’un ascendant qu’on ne saurait définir, qui ne se
rencontre, lui, que par hasard, et qui fait miracle s’il se trouve chez
celui qui doit former un petit homme.
V
LE PRESTIGE DE L’ORDRE
Le premier mouvement d’un gamin qu’on installe, loin de sa famille,
comme interne, dans un pensionnat religieux ou laïque, et surtout
lorsque cette maison n’est pas celle où sa jeune vanité s’était flattée
d’entrer, est d’y trouver tout mauvais.
Je ne manquai pas de me conformer à cette loi lorsque je fus revêtu de
l’uniforme des Frères de la rue d’Orléans, à Poitiers. Je n’étais pas
habillé à mon goût ; mes maîtres me semblaient l’être d’une façon
ridicule ; la vie en commun m’était odieuse ; les classes où l’on
ressassait les mêmes matières pour un groupe de lambins en la tête de
qui rien ne pénétrait, me causaient un interminable ennui ; les jeux,
règles, obligatoires, nouveaux pour moi qui arrivais des champs libres,
me faisaient l’effet de supplices, et je ne cherchais mon salut que
dans des privilèges tels que celui qui consistait à aller prendre des
leçons de latin chez l’abbé Daru et à se procurer, en fraude, de la
moutarde de Dijon, par la complicité de la Mère Guette.
A ce régime, cependant, le temps passa, et il m’arriva d’éprouver un phénomène bien extraordinaire.
Je pense qu’on sait que je n’aime pas à employer des mots plus grands
que la chose signifiée et que ma plus vive répugnance est, comme on dit
aujourd’hui, de « bourrer les crânes », c’est-à-dire de vous raconter
des balivernes pour vous donner à croire que les choses vont le mieux
du monde ou sont beaucoup plus belles qu’on ne le croit. Je n’ai
jamais, dans mes livres, ménagé ni mes modèles, même quand par hasard
ils étaient sympathiques, ni aucune des « classes de la société »
auxquelles ils se trouvaient appartenir, dans le but de vous faire
croire qu’il y avait ici et point là un repaire de vertus. J’ai fait ma
grimace d’enfant « embêté » à mes honorables maîtres, parce que c’est
ainsi que cela s’est passé et ainsi que cela se passe la plupart du
temps chez les moutards de mon espèce.
Eh bien ! la seule vérité m’oblige à dire qu’au bout de quelques mois
de ma vie de jeune réfractaire, une modification singulière s’opéra en
tout moi-même.
Cela ne se produisit pas tout d’un coup ; il n’y eut jamais dans ma vie
ni révélation ni conversion brusque ; je suis d’une région française où
l’on aperçoit l’envers des choses en même temps que la face, où l’on ne
s’en laisse pas facilement conter, où l’on dégonfle les vessies en les
perçant à l’aide d’une expression pointue. J’étais même trop jeune pour
analyser le changement qui se produisait en moi ; je l’analyse,
aujourd’hui, en me souvenant d’impressions que je subis dans ce
temps-là et de faits caractéristiques ne pouvant laisser aucun doute
sur l’état qui était alors le mien.
La première fois qu’un sentiment de cette qualité, et vraiment nouveau
pour moi, m’envahit, ce fut lorsque je vis la figure et toute la
personne de l’abbé Daru.
Cet homme n’avait, on en était certain, jamais laissé errer un grain de
poussière sur sa soutane ni un brouillard dans son esprit. Il était
soumis à un dogme, il observait de point en point une méthode ; il
possédait en lui une activité sans répit, mais joyeuse, et qui
connaissait tout aussi bien ses origines que ses fins dernières.
Comme notre esprit cherche toujours des analogies, dès que l’abbé
m’était apparu, je m’étais demandé : « Où ai-je vu jamais quelqu’un
dont un tel homme me fasse souvenir ? » Ce n’était pas le volontaire,
autoritaire mais despotique M. Plancoulaine ; ce n’était pas le savant,
si sage, mais si glacial M. Clérambourg ; ah ! peut-être, c’était ma
vieille tante Planté, qui, sur sa terre et dans sa famille, savait ce
qu’elle voulait, et, plus exactement, ce qu’il fallait qu’elle voulût,
et qui l’accomplissait en dépit de tous les obstacles. Cependant
encore, ma tante Planté n’était pas comparable à l’abbé Daru… Pourquoi
? C’est qu’il y avait quelque chose de désordonné dans la vie si
intelligente et si forte de ma tante Planté ; or, cette petite tache,
j’avais, je ne sais pourquoi, la certitude absolue qu’elle n’existait
pas en la personne de l’abbé Daru.
Pareille idée, qui, vous le sentez bien, ne peut être que rudimentaire
chez un enfant, mais qui eut assez de corps pour que je m’en souvinsse
après si longtemps, je ne la rapporte que parce qu’elle me servit de
transition et m’amena à comprendre quelque chose de plus important.
Ce n’est pas si facile que cela à expliquer ; mais beaucoup, je
l’espère, qui ont été élevés comme moi, qui ont eu comme moi la
faculté, heureuse ou non, de tout examiner, tout peser, tout juger par
le moyen de ce diable de sens propre qui rend la vie si difficile, me
comprendront à demi-mot ou grâce aux exemples que je donnerai.
Donc, au bout d’un certain temps, - et ce ne fut guère que vers la fin
du premier trimestre, - un jour que, par les corridors infiniment longs
et compliqués, nous marchions à la queue leu leu pour nous rendre à la
chapelle, je remarquai que nous marchions
bien,
que notre pas était scandé régulièrement, qu’à des intervalles égaux
des Frères, en rabat blanc, nous escortaient en nous surveillant sans
trouver à redire à notre tenue déjà disciplinée par trois mois
d’exercices de toutes sortes. Et c’est bien la première fois que l’idée
de figurer dans un ensemble me fut agréable ! Un surcroît d’agrément me
venait de constater que cet ensemble fonctionnait à merveille.
« Ce n’est pas une idée d’enfant ! » m’objectera-t-on. Ce n’est pas une
idée commune chez les enfants, et je n’étais pas plus avancé que les
autres. C’est une idée que je n’aurais pas été capable d’exprimer au
moment où je rapporte qu’elle m’advint, parce que ce n’était pas en moi
une idée claire ; mais nous nous souvenons de nombre d’idées ou
d’impressions qui ne nous affecteront jamais que d’une manière confuse
et dont nous pouvons dire très nettement qu’elles nous affectèrent tel
jour précis.
Après tout, l’on conviendra qu’il y a plaisir chez un enfant de dix ans
à constater qu’une machine dont il connaît tous les rouages est en état
de rendre exactement le service qu’on lui demande. Et l’enfant se
complaît à la voir agir dans la perfection. Nous n’étions, en ce
temps-là, guère initiés aux arts mécaniques, et j’étais, pour ma part,
assez enclin à remarquer les choses d’ordre moral. C’est une
disposition comme une autre. Je ne vois donc rien d’extraordinaire au
fait de m’être réjoui un jour, confusément, de l’ordre impeccable qui
régnait dans un vaste établissement.
Je n’oserais pourtant pas encore tirer de la pénombre de mon enfance ce
souvenir aux conséquences graves, si toute une suite d’autres faits ne
venaient, parmi mes souvenirs, confirmer celui-ci.
S’il y a un sentiment de bien-être à se trouver, comme cela m’était
arrivé, en présence d’une autorité forte et inspirant confiance, telle
qu’était par exemple l’abbé Daru, il existe une satisfaction bien plus
complexe à sentir, chacune à sa place, et à les voir réunies, toutes
les autorités dont on dépend, et ceci, quelle que soit l’antipathie que
quelques-unes d’entre elles puissent vous inspirer. Que ce que j’avance
puisse paraître encore peu croyable, je ne le nie pas ; mais cela n’est
paradoxal que pour celui qui, jamais de sa vie, n’a vu de ses yeux une
machine fonctionnant
bien.
Si je disais que tous mes maîtres en rabat blanc étaient des êtres
exquis et dignes d’être mis en niche ou sur les autels, cela ferait
plaisir, je présume, à beaucoup de lecteurs, et je semblerais un moins
mauvais esprit. Mais je ne veux rien embellir ni qualifier meilleur
qu’il ne me semblait être : tous, malgré le respect dont ils étaient
dignes, ne m’inspiraient point admiration parfaite et amour. Eh bien !
quand tous ces Frères, - ceux que j’aimais et ceux que je n’aimais pas,
- étaient réunis à leur longue table, le Frère Directeur au milieu
d’eux, sous le grand Christ du réfectoire, formant en leur assemblée
comme une vaste Cène digne du pinceau d’un Vinci ; quand, devant tout
le pensionnat debout, le Directeur disait le
Benedicite ou les
Grâces
» ; quand, surtout, chaque matin, dans la pénombre sépulcrale de la
chapelle - où, à cette époque-là, j’assistais à la messe avec ennui,
ayant mal au coeur pour m’être levé trop tôt et pour être encore à jeun
- nous voyions se lever de nos bancs nos maîtres et s’avancer d’un pas
lent, les paumes des mains unies, les doigts allongés dans cette
attitude de prière propre aux pieux donateurs sur les vitraux du moyen
âge et aux statues agenouillées des morts sur les tombeaux, puis
recevoir la communion, des mains de l’aumônier, et revenir enfin tout
contre nous, les yeux clos pendant plusieurs minutes, toute la vie du
corps arrêtée par une méditation singulière qui semblait pour un moment
les arracher à ce monde… eh bien ! oui, leur compagnie entière nous
inculquait un sentiment et des dispositions générales qu’aucun des
exemples du monde n’a été, depuis lors, assez puissant pour égaler.
Je n’étais ni bien disposé, ni à mon aise ; je n’étais capable que de
bien petites réflexions ; et cependant, à maintes reprises, a couru
dans mon dos ce frisson qui ne me trompe pas et qui veut dire qu’un des
esprits ailés que j’imagine présider à ma vie, passe au-dessus de moi…
On n’oublie point ce genre d’émotions ; il remue, pétrit et modèle
notre chair. Si je veux en un clair langage, exprimer ce qu’il en
résultait pour mon cerveau d’enfant, ce n’était pas encore une
inclination religieuse. A cette époque-là, je me souviens que la
sensibilité religieuse n’existait à aucun degré chez moi. J’étais
touché, et même ému, profondément, par la vue d’une petite société,
dont je faisais partie, où tout se passait dans un ordre impeccable, où
un mélange d’autorité forte et de douceur empêchait que personne fût
sérieusement mécontent, et où il apparaissait, même à mes sens puérils,
que la source de l’ordre provenait d’un je ne sais quoi inexplicable,
probablement très grand, imposant et mystérieux.
Et encore, tout cela ne se débrouilla-t-il définitivement que par la vertu du contraste.
Lorsqu’aux vacances du Jour de l’An, je débarquai dans ma famille, je me trouvais être devenu un autre enfant.
La paix régnait à la maison et dans Beaumont pour le moment ; mais
j’estimais que rien n’y était cependant comparable à cette magnifique
ordonnance du Pensionnat des Frères. Autour de nous, chacun tirait à
soi, allait à sa guise, fomentait, en définitive, des éléments de
discorde. J’entendis raconter des histoires locales qui prouvaient que
la vie libre, au grand air, jadis tant prisée par moi, n’allait tout de
même pas sans offrir des inconvénients. Je trouvai que le dimanche, à
la messe, tout le monde se tenait de manière à mériter des « privations
de sortie ». N’y avait-il pas des personnes, jusque dans ma famille,
qui, à la messe, n’allaient même pas ! Ce manquement, qui ne m’eût pas
été apparent trois mois plus tôt, me scandalisa. Par-dessus tout, il me
semblait que chacun était préoccupé de mesquineries, parce qu’un lieu
idéal de ralliement manquait à ces butinements d’abeilles ou à ces
promenades de fourmis. Dès avant l’internat, cette dernière remarque,
assez conforme à ma nature, était néanmoins renforcée par mille détails.
Comme il arrive trop aisément aux gens de notre pays, témoin
successivement de deux sortes de vie je n’admettais que l’extrême en
chaque genre.
J’ai peine à croire aujourd’hui que mon Poète, Alfred de Vigny, dont la
statue trônait au milieu de la place publique, mon cher Poète, jadis
mon modèle et la dernière expression du Beau et du Bien, me paraissait
désormais manquer de prestige ! Que faisait-il là, en effet, avec ses
airs de fierté, s’il n’était seulement pas capable d’organiser autour
de lui un ordre sublime ?
FRAGMENTS
25 août 1889.
U
NE journée d’assez curieuses émotions. Je suis retourné
à Poitiers que je n’avais pas vu depuis huit ans. Il y a une impression
très singulière à retrouver dans mille endroits des vieilles parcelles
de soi-même. Ah ! ne dites pas qu’elles n’y sont pas. On les sent trop
: le détour d’une rue, un magasin, une lumière et même une odeur, oui
une odeur spéciale autrefois respirée, tout cela vous saisit tout d’un
coup, sans qu’on le cherche. Vous n’y pouvez échapper. C’est comme s’il
y avait là un morceau de vous qui n’aurait pas vieilli et dont la
sensation ajoutée brusquement à votre sensation nouvelle produit un
effet étrange, un mélange de naïveté et de pensée plus mûre se
comparant l’une l’autre avec un sentiment de mélancolie très douce.
Toute la journée j’ai eu cette impression. Je me sentais sentir il y a
huit, dix, douze ans, et je me suis amusé de ces souvenirs tristes. Car
ici je me suis tout le temps embêté. Il y a des choses qui vous
apparaissent avec l’esprit qu’on y attachait autrefois ; elles ont une
couleur qu’on leur avait alors donnée, que, malgré vous, elles
conserverons toujours. Le petit clocheton frêle, et cette façade
inachevée du collège de la Grand’Maison, par exemple. Avant d’entrer en
ce collège, étant chez les Pères, cette Grand’Maison nous apparaissait
comme quelque chose de bâtard, d’imparfait, de non orthodoxe, milieu et
transition vague entre notre foi, notre destination suprême, notre
maison de Dieu, et le comble du méprisable, de l’hérésie, de
l’athéisme, de la réprobation, du mauvais goût, excluant même la pitié
: le Lycée.
Eh bien ! tout cela était peint sur ce petit clocheton et sur cette
façade inachevée. Je n’y avais jamais repensé. Hier en passant devant,
cela m’a sauté aux yeux. Et tout, de même. - Certains endroits de rue
vous rappellent un mot, une phrase prononcée ou entendue en passant là
: on retrouverait le pavé où on a mis le pied et ce moment. Et des
choses intraduisibles.
C’est une supériorité peut-être de la sensibilité sur l’intelligence,
que la sensation se réjouisse des sensations différentes éprouvées,
tandis que l’idée nouvelle anéantit et méprise toute idée antérieure
opposée.
°
° °
Vendredi 7 septembre 1889.
Hier, voyage à Tours. Impression de la journée : heureuse. Eh, mon Dieu
! à quoi tient ce résultat d’une journée, un rien qui, pour tout autre,
eût passé inaperçu. Je montais en chemin de fer à La Haye, j’aperçois
un petit minois tout gentil à une portière, le train marche encore ; il
va s’arrêter, le minois passe devant moi, je le regarde, et
l’apparition inattendue me donne probablement un air particulier,
puisqu’elle qui passe me regarde aussi et me regarde jusque là-bas,
déjà loin quand le train s’arrête.
Je la retrouve à Port-de-Piles, en attendant le train de Bordeaux ;
c’est curieux comme elle est jolie : toute simple, pas très bien mise,
petite robe de coton avec un grand fichu sur les épaules, accompagnée
d’une bonne femme en bonnet blanc très propre et qui a dû être belle :
sa mère, je suppose. Il y a avec elles une petite fille de six ou sept
ans qui sera et est déjà ravissante : ses cheveux rouge sombre ondulés,
superbes, avec une peau blanche transparente comme la nacre. Je l’ai
regardée, la chère mignonne, beaucoup, en me promenant, toutes les fois
qu’après cinquante pas je revenais vers la marquise où elle se tenait
tranquille, riant par moments avec sa petite soeur.
Et je retrouvais toujours en arrivant des yeux démesurément grands et
noirs qui, très doucement, s’élevaient quand j’arrivais, et doucement
(oui, rien que doucement) retombaient, perdus dans un lointain vague.
Tout de suite je l’ai aimée. Naturellement je suis monté dans le même
wagon, compartiment d’à côté, mais en troisième, sans séparation ;
j’étais en face d’elle, les contemplant à mon aise, sans être trop près
pour les gêner. Ah ! quel voyage ! C’était si joli ce tableau dans ce
coin de wagon, elle avec sa douceur de vierge de seize ans et son
diable de regard qui flottait mélancoliquement, comme un mystère dans
le blanc brun de son visage, sous l’auréole sombre d’un grand chapeau
de paille noir ; et sur ses genoux la petite enfant aux cheveux rouges
et à la peau transparente, qui montrait sa petite jambe, une jambe de
femme, réduite, d’un dessin parfait, étonnant chez une enfant. Pendant
une heure et demie, j’ai contemplé cela, en adorant la soeur aînée.
Elle a rougi un peu d’abord quand je l’ai regardée, je la trouvais
tellement belle qu’elle m’en a su gré probablement en le lisant dans
mes yeux. Elle a daigné y lire de plus en plus souvent et longuement.
Ce n’est pas présomption de ma part, car je pensais d’elle des choses
si jolies que, si mes yeux le disaient, elle y pouvait s’intéresser ; à
la fin nous avons eu des moments de communion délicieux. Je la tenais ;
elle ne s’en allait presque plus et j’éprouvais un ravissement presque
jamais éprouvé, un tressaillement de toutes mes fibres, une joie de
toute mon âme sur laquelle ses yeux versaient tendrement, longuement,
leur douceur. Et c’est fini. Je ne la reverrai plus. Ce sont ces
femmes-là qu’on aime, parce qu’elles tiennent un peu du rêve. Ce sont
des apparitions, cela se montre et cela passe, cela vous secoue et vous
laisse au coeur une tendresse reposante. Quelque chose comme la
sensation qui suit la vue d’un objet rare ou d’un tableau superbe une
seule fois contemplé ; le souvenir en est exquis et c’est quelque chose
de très bon pour les futures rêveries.
(Je ne suis pas parvenu à rendre ici une ombre de ce que j’ai ressenti.)
°
° °
8 septembre 1889.
L’autre jour, à Tours, je m’arrête devant une exposition de
photographies. L’une d’elles représente une actrice en religieuse de
charité ; elle est d’ailleurs reproduite au moins dix fois en d’autres
costumes et même en maillot, dans la même vitrine. Cette actrice est
terriblement vulgaire, une vraie vache beuglante d’alcazar, et elle a
en religieuse quelque chose d’horriblement faux et choquant.
Deux pauvres vieilles femmes regardent à côté de moi :
- Oh ! voyez donc cette bonne soeur, oh ! bonnes gens ! pauvre chère
mignonne. Tenez, elle tient son bon Dieu sur son coeur, elle est jolie
avec ça ; c’est toujours prêt à tout, ça vous soigne comme des anges…
Comme l’évocation est possible à peu de frais pour les gens simples !
Ce portrait de religieuse vous soulevait de dégoût, cette figure de
putain, dans ce costume de dévouement, beau comme celui d’un soldat,
m’horripilait : elle avait à côté de moi provoqué l’admiration.
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° °
9 septembre 1889.
Hier soir dîner chez le Dr Gaudeau à La Haye. Suis monté avec lui pour
la première fois depuis treize ou quatorze ans dans cette ancienne
vieille chambre, là-haut, au-dessus de la cuisine. Comme ça vous emplit
de souvenirs ! Comme ça m’empoigne, moi, ces choses-là. Tout d’un coup,
il vous monte à la tête une bouffée d’autrefois, des quantités de
petits moments voilés dans la mémoire et tout d’un coup ramenés avec
une intensité de vie extraordinaire.
Un soir où j’étais peureux, que je n’osais pas aller jusque dans le
coin de la porte, à l’autre bout du lit, je m’y élance tout d’un coup
et reviens plein de frayeur et fier de mon courage. - Une leçon de
géographie à peine commencée, interrompue par les larmes, je ne voulais
absolument rien faire. - Oh ! et puis une scène que je n’oublierai
jamais. Après la mort de ma mère, mon retour à La Haye. J’avais quatre
ans, on ne m’avait rien dit, mais je pressentais avec un instinct
d’enfant. Le soir, ma pauvre grand’mère, devant la cheminée, me
déshabille ; j’étais sur ses genoux ; je faisais, je crois bien, ma
prière : tout d’un coup, c’était plus fort qu’elle, elle fond en
larmes, elle ! que je n’ai jamais vue pleurer que cette fois, elle,
dure, jamais souriante. Oh ! elle pleurait, la pauvre femme ! et elle
me prend dans ses bras avec un serrement d’amour et de désespoir, la
seule expansion de sa vie ; les larmes me gagnent et longtemps,
longtemps, nous restâmes ainsi ; nous n’avions pas dit un mot ; nous
nous étions compris en pleurant.
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° °
Montsoreau, 10 septembre 1889.
Le soleil vient de tomber, nous côtoyons la Loire en venant de Candes.
Le ciel, en face de nous, en bas de l’horizon, est vert, puis jaune,
puis rose, puis violacé, et tout cela de couleurs tendres et fondues.
Toutes les verdures, sur les bords, s’endorment. L’eau passe, calme,
somnolente et rose ; des balises, plantées çà et là dans le courant,
font des triangles d’émeraude, à la base indécise et fuyante.
Et comme je me retourne, après m’être saoulé de cette vue reposante, au
coin d’une maison vieille, assise sur une borne, une fillette est là,
aux yeux démesurés, splendides et qui rêvent. C’est joli d’une façon
inouïe.
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° °
11 septembre 1889.
Je suis assis sur la berge et me réjouis de la Loire magnifique, si
belle en cet endroit que les hommes à l’autre bord sont tout petits.
Et il y a au-dessous de moi un passeur qui la trouve trop large.
Il y a des hommes qui vivent devant ce paysage qui est le calme,
l’apaisement, l’anéantissement dans le repos, et il y en a qui vivent
sur le boulevard des Italiens, et vous voudriez que ces hommes se
rencontrent en leurs pensées !
Pourtant il y a ici un vieillard, auteur d’un dictionnaire, qui vit de
méchancetés et de médisances. Est-ce qu’il voit cela comme nous ?
Il est faux de dire que les paysages influent sur les caractères, car on ne les voit pas.
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° °
12 septembre 1889.
Le passeur avance avec sa toue chargée. Il ne nuit pas à la sérénité qui plane.
Cette charrette attelée, immobile et glissante sur les eaux, avec les
chevaux tête baissée, et comme figés sur place, ajoute encore à
l’impression. Et les restes du vieux château qui contemple cela depuis
cinq siècles, semblent des regards de très anciens morts ayant choisi
ces lieux pour y dormir leur paix éternelle.
La charrette de campagne, cette chose roulante, cahotante, bruyante,
pesante, et luttant sans cesse avec les cailloux et les ornières, et
que l’on voit sur ces radeaux passer avec son attelage, avancer sans
mouvement, sans heurts et sans tapage, les chevaux comme abrutis de
l’aventure, a quelque chose de l’impossible et de l’étrangeté du rêve.
Et l’on est tout étonné de voir cela reprendre vie en touchant l’autre bord.
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° °
14 septembre 1889.
La Loire est sortie un peu aujourd’hui de son impassibilité. Le vent
qui la caresse légèrement, l’irise, comme si elle avait des frissons ;
elle a la chair de poule.
Les Tourelles, aux vieilles maisons, mettent comme des sourires.
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° °
Sans date.
Me voilà revenu dans la petite ville où je suis né et que je n’avais
pas vue depuis vingt ans. Je ris de l’émotion que j’ai : elle est trop
forte. Vais-je aussi, moi, chanter éperdument le pays natal, ce qui
paraît si étrange à ceux qui, étant nés dans le même pays, ne l’ont
jamais quitté. J’espère n’être pas dupe de mon émotion : c’est celle
d’un homme attentif jusqu’à l’excès à sa personne et enclin à
s’attendrir sur ses commencements. Ce n’est pas tant mon amour pour ce
pays qui m’émeut, mais l’illusion que ce pays, ou du moins quelque
chose de ce pays, peut m’aimer. Je viens à lui comme une coquette sur
le retour et dont le coeur sait fort bien battre à l’approche d’un
homme qu’elle souhaite encore épris d’elle. Mais mon manège est
singulier : il ne s’adresse à aucun être vivant. C’est à un pan de mur,
à une terrasse à balustres, à telle ruelle tortueuse que je pense en
arrivant ici ; c’est le vieux pont gothique, c’est la rivière, c’est le
jardin de M. le curé, que je veux touchés à ma vue. Enfantillage hors
de saison ! J’imagine que ces témoins de mes rêveries de petit garçon
puissent être sensibles à l’aspect mélancolique de ma quarantaine.
°
° °
Sans date.
Lorsque j’habitais, enfant, dans ce pays qui aujourd’hui m’émeut tant,
je ne rêvais que d’en sortir. Ma tante Félicie m’élevait, m’instruisait
et me faisait promener avec elle dans l’intention que je prisse goût à
la terre qu’elle me laisserait un jour. Je marchais à côté d’elle, je
l’écoutais, je profitais de ses leçons ; je ne pensais pas à
grand’chose, mais le sifflet des trains que l’on entendait, les jours
de mauvais temps, par le vent d’ouest, fut, de toutes les choses que
j’écoutai, enfant, celle qui me toucha le plus ; et sans songer encore
à l’endroit où j’irais, je rêvai de partir. En grandissant, j’y rêvai
davantage et mon premier mouvement libre fut de partir en effet. Le
sifflet des trains, c’est nos Sirènes, à nous. La plupart de ceux qui
sont nés dans ce petit pays, ayant entendu ce chant, l’ont suivi comme
moi ; cette campagne est dépeuplée. Perfide ou non, le cri magique des
grandes villes agit ; il attire et retient. La Sirène ne restitue que
des malades ou des prêcheurs qui passent ici, louant le pays natal, le
temps d’une belle saison, et retournent, quant à eux, vers la Sirène.
Je me suis bien aperçu de cela, tantôt ; étant assis à l’endroit que
j’aime le mieux de ce pays que je crois aimer mieux que tous les pays
du monde, et alors même que j’en goûtais bien profondément tout le
charme, un train siffla, comme autrefois, au loin, et je tirai mon
agenda pour y mesurer le temps qui me sépare du jour où je repartirai
pour Paris.
N
OTES :
(1) J.-M. Rougé :
La France Nouvelle, 2 février 1921.
(2) J.-M. Rougé :
La France Nouvelle, 2 février 1921.
(3)
En Voyage : Alpes et Pyrénées.
(4)
Mon Amour, p. 155.