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R. Boylesve : La Touraine (1926).
BOYLESVE, René Tardiveau, dit René (1867-1926) : La Touraine.- Paris : Emile-Paul, 1926.- 112 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm. - (Portrait de la France ; 4).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.XI.2007)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc).
 
La Touraine
par
René Boylesve

~ * ~


RENÉ BOYLESVE nous avait promis d’écrire un Poitiers pour Portrait de la France. Cinq jours avant sa mort (la dernière fois que nous le vîmes vivant), il nous parla, avec un entrain qui nous serre aujourd’hui le coeur, de ce petit livre.

Hélas ! l’on n’en trouvera ici que l’esquisse !

Grâce à l’amitié de Mme René Boylesve, et avec la pieuse approbation, le clairvoyant appui de M. Gérard-Gailly (auquel l’auteur de la Becquée confia le soin de veiller sur son oeuvre), nous pouvons publier aujourd’hui un album tourangeau.

Il est composé de morceaux recueillis dans divers journaux, revues ou cahiers. Le Jardin de la France est une conférence que René Boylesve, en novembre 1921, prononça aux Annales. Les Nostalgiques (que l’Écho de Paris publia il y a sept ans) étaient destinées à figurer dans un ouvrage, où, sous ce titre, Boylesve eût évoqué son passé d’enfant et d’adolescent : Courance, Beaumont, Poitiers, Tours, Paris. Tout ce qui existe de ces Nostalgiques est rassemblé dans le présent recueil. Enfin, les Fragments qui le terminent sont détachés des nombreux (et inappréciables) carnets, calepins et pages volantes, où, de sa petite écriture ferme et fine, René Boylesve consignait au jour le jour ses rêveries, ses observations.

Le temps viendra où l’on pourra publier dans leur intégrité ces « conversations avec soi-même ». Boylesve leur avait choisi un titre : « Feuilles Tombées. » Il en parlait parfois ; disant : « ce sera mon oeuvre posthume… » Pouvions-nous croire, alors, près de notre ami et de notre maître, que nous aurions si vite l’amer honneur de publier quelques pages de cette oeuvre-là ?

J.-L. V.


LE JARDIN DE LA FRANCE


COMME Ronsard, nous allons faire « le voyage de Tours ». Nous ne le ferons pas en vers. Je n’en ai point à ma disposition qui vaillent ceux du poète vendômois :

    C’était au mois d’avril, Francine, il m’en souvient,
    Quand tout arbre florit, quand la terre devient
    De vieillesse en jouvence, et l’estrange arondelle
    Fait contre un soliveau sa maison naturelle.

Nous risquerions, sur ces douze pieds, si alertes qu’ils soient, de trouver l’excursion un peu longue. Cependant, si j’ai prononcé le nom d’un poète, ce n’est pas sans dessein. J’ai voulu donner à entendre qu’à défaut du rythme inimitable, nous tâcherions, tout en cheminant sur un si beau sol, de conserver un peu de cet esprit méditatif, sensible au vol d’un oiseau comme au parfum des fleurs ou à la couleur de la terre et se mouvant au gré de la fantaisie, enfin, qui est le contraire de l’esprit prosaïque. Mais il y a encore autre chose. Je ne suis point du tout un savant. Aussi nul ne s’étonnera de me voir négliger, en parlant de la Touraine, l’étude, par exemple, de l’ « ère vindébonienne », à savoir celle où « la mer tertiaire du myocène moyen ouvrait un golfe jusqu’au centre du Blésois (1) » ; de me voir négliger « la Touraine de l’époque falunienne (c’est-à-dire d’un temps où la Loire n’existait pas !) et où les rivières qui devinrent l’Indre, le Cher et la Vienne, se déversaient ou dans un lac ou dans un bras de mer (2) »… Laissons ces sinistres visions primitives : je me refuse à voir Chinon station balnéaire, et les savoureux coteaux de Saumur bancs de sable perfides ; quant à l’admirable Loire, si, par hasard, il fut un temps où elle n’était pas, c’est bien celle-là qu’il fallait inventer ! J’aurais bien mauvaise grâce aussi à prétendre me substituer ou m’adjoindre aux excellents écrivains qui ont donné de la Touraine des monographies érudites, placées aujourd’hui entre toutes les mains : travaux d’Ardouin-Dumazet et de Bosseboeuf, de Mgr Chevalier, de MM. André Hallays, Paul Vitry, Louis Dumont, Henri Guerlin, Auguste Chauvigné, Jacques Rougé et combien d’autres. Quel mauvais guide je ferais pour la visite des châteaux ! Ignorant, distrait, indifférent à l’essentiel, puis pâmé tout à coup devant tel détail qui risque fort de n’intéresser personne. Alors, quel rôle reste-t-il à un homme de ma sorte, si ce n’est de faire part de mes rêveries de promeneur ? Je vous demande de vouloir bien vous contenter de cela. Permettez-moi alors de vous dire tout haut ce que je pense, lorsque je retourne au pays qui m’est le plus cher, et ne m’en veuillez pas trop s’il m’arrive - et vous vous doutez que cela arrivera - de mêler volontiers ma personne, suivant la manière des poètes, aux lieux à qui je dois tout.

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Je ne me suis pas engagé à parler de la Loire avec impartialité. On ne parle pas plus froidement de la petite patrie que de la grande. Encore, si la mienne était admirée sans conteste, peut-être adopterais-je pour la décrire un ton plus réservé, comme il convient de le faire en traitant des puissances établies ! Mais la Loire, avec toute sa grande renommée, a bel et bien des détracteurs ; et les personnes sont nombreuses qui demeurent indifférentes au génie divin couché dans ses roseraies. Victor Hugo a écrit, en juillet 1843 (3) :

« On a beaucoup trop vanté la Loire et la Touraine… Une eau jaune et large, des rives plates, des peupliers partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui soit bête… Il y a pour mon esprit je ne sais quel rapport intime, je ne sais quelle ineffaçable ressemblance entre un paysage composé de peupliers et une tragédie écrite en vers alexandrins. Le peuplier est, comme l’alexandrin, une des formes classiques de l’ennui. »

Voilà une opinion, et de poids. Beaucoup m’ont aussi dit, et me disent tous les jours :

- Votre Loire, oui ; mais c’est monotone, c’est gris, ça n’offre pas de ces surprises qui, tout à coup… Etc…

Et le personnage a l’air de regretter de ne point y avoir constaté d’éruption volcanique… N’avez-vous pas reconnu dans ces objections les termes mêmes qu’emploient les étrangers, et nombre des nôtres, hélas ! pour exprimer leur incompréhension de…, de qui, s’il vous plaît ?... Mais de notre grand Racine ! Ainsi, dès notre premier pas, nous voilà, encore une fois, en pleine querelle des romantiques et des classiques ! La tragédie en alexandrins, c’est la Loire ; le drame de cape et d’épée, avec ses accessoires pittoresques, ce sont les monts, les neiges éternelles, les précipices, les solfatares, l’Océan, les Planètes, que sais-je encore ! c’est Hugo. Hugo avait toutes les raisons possibles de ne point aimer la Loire. Par contre, la Loire, nous l’entendons chanter par Du Bellay, par Ronsard, par La Fontaine, par le chevalier de Méré, par Mme de Sévigné, par Jules Lemaître. Si l’on formait une petite Société composée des amis de la Loire, on y reconnaîtrait toute une famille d’esprits qui ne sont nullement effrayés par l’alexandrin tragique et qui, bien au contraire, trouvent tous les jours quelque beauté et profondeur nouvelles chez l’auteur de Bérénice. On oppose à la Loire le Rhône torrentueux, le Rhin légendaire ou la Seine si jolie, comme à Racine, sans cesse, on opposera Shakespeare. J’aime, pour ma part, Shakespeare, et la Seine, et le Rhône et le Rhin, et aussi Hugo ; mais je soutiens que si la France possède deux trésors de style qui n’appartiennent vraiment qu’à elle et où se retrouve le plus pur de sa grandeur simple, de sa claire intelligence, de son sens souverain de l’harmonie, de son tranquille dédain de l’ornement superflu, ces deux trésors sont Racine et la Loire.

Je me crois autorisé à nommer la Loire, et sa vallée si caractéristique, parmi nos génies nationaux, - je veux dire parmi ceux qui sont représentatifs et qui inspirent le plus durablement. Je me plais à croire qu’elle fut là de tout temps, chez nous, au centre même de notre pays, comme un signe qui devait être un jour déchiffrable et qui, enfin traduit, devait laisser cette inscription lisible sur la ceinture de la France : « pays équilibré ».

Ce qui ne veut pas dire « pays dénué de passion », car alors la France serait inhumaine ; cela ne veut pas dire : « pays bien sage et de toute sécurité », car songez aux inondations soudaines de ce fleuve à l’air endormi ! Cela veut dire que, parmi toutes les choses extrêmes que conçoit fatalement l’humanité active, inquiète ou délirante, la France, fluctuante, divisée, déchirée en îlots comme la Loire, arrive toujours à se faire un lit, vaste et aisé, et où tout homme, de quelque origine qu’il soit, se repose, rêve, pense et dort - un peu mieux qu’ailleurs.

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Avez-vous jamais aperçu de loin la vallée de la Loire ? Quand on va quitter les plaines de la Beauce, sur la route de Châteaudun, par exemple, entre les chaumes, et que l’on est sur le point d’atteindre la ville de Blois, tout à coup, à l’horizon, comme une frise au-dessus d’une tenture aux tons neutres, paraît un long ruban bleuâtre qu’on prendrait pour la ligne de la mer, n’était sa flexuosité à peine indiquée, mais sensible. Alors, on sent qu’on pénètre dans un autre pays, et ce pays nouveau est un jardin. On respire, on espère, on subit le charme de ce qui, était encore lointain, se laisse apercevoir à l’état de mirage et flatte l’imagination un peu de la même manière que le fait la musique. Ce n’est pas la Loire elle-même que nous voyons encore, mais les collines boisées de sa rive gauche : elles ont une douceur, une grâce, une vénusté dans leur quasi-irréalité et dans leur fuite qui attire notre pensée vers de séduisantes images ; ce que nous apercevons, mais ne serait-ce point de longues écharpes de voile, animées par un peuple de fées qui court à quelque fête de nuit dans les châteaux ?...

Le premier contact avec la Loire a ceci d’original qu’il ne vous arrache ni le cri d’admiration obligatoire devant les grands paysages convenus, ni les moyennes épithètes de beauté que nous donnons sans ménagement à tout cours d’eau d’importance. Cette vue ne nous confond point, ne nous exalte pas, ne nous inquiète en aucune manière, - cette vue ne bouleverse rien en nous, si ce n’est nos habitudes d’admirer, car, au lieu de produire le choc qui, d’ordinaire, donne l’essor à nos facultés d’enthousiasme, elle semble, elle, ordonner l’apaisement, régler les battements du coeur, évoquer l’Incessu patuit Dea de Virgile, ou de Beethoven les premières mesures de l’andante de la Ve Symphonie. Une majesté, une majesté si bien consacrée et si pure qu’elle dédaigne les trompettes, l’habit, la couronne ; une puissance qu’aucun tapage n’annonce ; on la reconnaît à son pas.

Enigmatique avec cela, quoique si fort éloignée de vouloir l’être : en effet, on la sent incontestablement grande, et on la surprend tout à coup ramifiée en plusieurs bras fluets ; est-elle eau ? est-elle sable ? est-elle forêt ? On se le demande. Vous l’avez traversée sur un pont de quatre cents mètres, et voilà, un peu plus loin, un enfant qui la passe à pied sec. Ah ! mais, cette grisaille nonchalante et tremblante doit recouvrir quelque secret…

Outre la beauté du fleuve que nous suivons sur une de ces « levées » qui l’endiguent et lui interdisent tout écart, une des premières choses qui nous frappent en pénétrant en Touraine, c’est l’architecture.

Êtes-vous sensibles à l’architecture ? Il importe que vous le soyez ! Tout le monde devrait se préoccuper de cet art. Et ce n’est pas assez que de dire à ses compagnons de voyage :

- Cette bâtisse est horrible !... Quelle monstruosité !... Quelle folie !... Quelle platitude !...

Chacun devrait se plaindre publiquement d’avoir eu la vue offensée. Ce serait le devoir de la presse d’accueillir les gémissements de l’opinion publique touchant l’art qui contribue le plus à former sur nous le jugement sommaire de l’étranger.

Quand on a traversé la banlieue de Paris, - et comme elle est étendue, à ce point de vue, la banlieue de Paris ! - et qu’on arrive aux confins de la Touraine, il y a pour l’oeil un soulagement bien bon : l’oeil est ravi par la ligne de la plus modeste toiture. C’est simple, c’est élégant ; cela n’a aucune prétention ; et c’est cela qui vous a l’air « vieille race » ! D’où vient que presque à chaque pas l’on se dise :

- Ah ! que j’aimerais habiter ici !

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Si l’on me demandait d’attribuer à Tours une épithète qui pût accompagner constamment le nom de cette ville exquise dans quelque composition du genre homérique, je laisserais nettement de côté, pour une fois, rillettes et pruneaux ; je dirais : « Tours, la ville bien bâtie. » Peu d’étages, presque point d’ornements, mais un goût sûr, un sens des proportions, une prédilection pour la beauté des ensembles, voilà ce dont une ville française pouvait se contenter il y a moins d’un siècle, et voilà la belle discipline esthétique qui a été observée ici presque jusqu’à nos jours, c’est-à-dire jusqu’au moment où la crédulité au grandiose et au « riche » est venue se substituer à l’antique bon sens qui ne va jamais sans quelque modestie.

Ce ne sont pas tant les monuments publics qui me renseignent sur l’état d’esprit des hommes, que leurs demeures privées. Rien ne vaut, pour le vrai curieux des moeurs, la flânerie au ras du sol et la causette dans la rue avec la vieille assise au pas de sa porte ou le propriétaire qui fait sa promenade digestive sous les ormes du Mail.

Ah ! que j’aime à leur parler, à ces petites et basses maisons de Tours en pierre tendre, égalisée, et qui sera toujours blanche ! et qu’elles savent me raconter des choses sur l’existence silencieuse et retirée des gens qui les habitent ! Horreur du clinquant et du bruit, attachement aux vieilles habitudes, économie, économie !... Que de conseils affectueux elles m’ont donnés jadis ! « Reste en paix… Vis de peu… Ne cherche pas midi à quatorze heures… C’est en vain qu’on se hausse pour attraper la lune… » Etc., etc… Sages avis que je me suis empressé de ne pas suivre. Je leur demande un peu pardon, aujourd’hui, quand je passe, dans leurs rues tranquilles, et interroge non sans timidité le regard de leurs façades pareilles comme des soeurs. Je les entends :

- Pourquoi nous as-tu quittées à vingt ans ?...

Voulez-vous me permettre, puisque nous passons ensemble dans la ville que j’aime entre toutes, de vous confier un souvenir personnel touchant une de ces maisons ?

Il s’agit d’une des plus humbles et dans la plus humble rue. Rue de la Bourde ! c’est tout dire. Là, il y avait autrefois, vis-à-vis d’un grand porche, une maison sans figure sur la rue, mais qui était assez aimable du côté d’un jardinet tout fier d’un beau magnolia, de fusains épais, de géraniums, de pétunias et de sorbiers aux baies rouges. C’est là que j’ai fait vivre une respectable et vieille demoiselle, dévote fameuse, grande idéaliste, irréductible, intransigeante, qui s’était mis en tête de rebâtir l’énorme basilique de Saint-Martin, c’est-à-dire tout ce qui se pouvait faire de plus beau pour le Seigneur, et qui se trouva en lutte avec l’esprit moderne, prosaïque et pratique, lequel se chargea de faire entendre à mon héroïne que le temps n’est plus, hélas ! de faire ce qu’il y a de plus plaisant à notre gré, mais seulement ce que l’économie politique nous permet d’exécuter ; autrement dit, c’était le choc de l’idéalisme contre la dure réalité. Dans tous les coins de la France, et même à l’étranger, on m’a affirmé que ma vieille demoiselle vivait, qu’elle avait vécu, qu’on la reconnaissait aisément ; et l’on m’a souvent donné son nom, ses innombrables noms. Elle s’appelait comme ceci à Montpellier, comme cela à Clermont-Ferrand, et à Saint-Brieuc de telle autre manière. - Il n’y a que moi qui n’aie jamais connu la vieille demoiselle ; et je serais bien en peine de lui donner un autre nom que celui que j’imaginai pour elle, en l’imaginant tout entière dans cette petite maison de la rue de la Bourde où j’ai habité, moi, garçon de quinze ans, et non pas elle, où j’ai connu les premiers chocs du rêve et de la vie : la vieille demoiselle, c’était moi ! 

Tours me paraît une ville inspirée par le génie de la Loire. Épandue tout à plat sur un vaste champs, entre son fleuve et ses magnifiques boulevards qu’elle déborde pour ne se laisser arrêter que par les collines qui délimitent l’ancien lit du fleuve, elle a le goût des perspectives sans fin. L’avenue de Grammont, la rue Nationale, le Pont de Pierre, la Rampe de la Tranchée, en ligne droite, ont plus de cinq kilomètres. - Elle a le goût de la ligne sobre, et n’admet l’opulence que dans les frondaisons de ses magnifiques arbres ; elle est spacieuse, sans accident de terrain, sans relief remarquable à première vue, et, cependant, elle ne ressemble à aucune autre ville ; et elle a, dans sa physionomie, certain sourire qui attire et retient, et qui la gardera toujours de paraître ordinaire. Elle enserre comme des îlots précieux son Hôtel Goüin, sa cathédrale, sa Psalette, son quartier gothique ; enfin, elle s’unit au fleuve paternel par un pont de cinq cents mètres de longueur, de quinze mètres de largeur, et qui lance quinze arches en travers du plus beau paysage, chaque pile portant en haut-relief la colonne cannelée à la sphère, marque de l’époque Louis XVI. Théophile Gautier note que ce pont « n’a rien d’extraordinaire ». Evidemment, il n’est pas rompu au milieu de sa course, comme celui d’Avignon !... et que la Touraine a donc peu de chance avec les Romantiques !... Mais puisque ce pont, qui n’a rien d’extraordinaire, est un bon et solide pont, intact et allant jusqu’au bout de son devoir de pont, en dépit des goûts romantiques, franchissons-le.

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Un beau matin d’octobre dernier, vers dix heures, je suis parti de Tours, en automobile, par ce pont qui prend son élan entre les statues de Descartes : la Raison, et de Rabelais : la Liberté de l’esprit. Je ne suis jamais passé en cet endroit sans ressentir un frisson d’émotion esthétique et intellectuelle. Et, avec le grand philosophe, avec le grand écrivain, tout le paysage et l’architecture contribuent à me le fournir.

Au pied des coteaux de Saint-Cyr, entre les arbres du bord de l’eau et les maisons blanches, nous roulons vers Luynes, vers Cinq-Mars et Langeais. Les maisons blanches s’espacent peu à peu ; elles deviennent d’importantes résidences, au milieu des parcs aux ombrages touffus, puis des closeries au milieu de vignes au terrain incliné que surmonte une falaise basse, percée de noires ouvertures : les celliers dans le tuffeau, et déjà les habitations de troglodytes. Il n’est pas rare de voir derrière la haie vive qui ébouriffe le front de la falaise creusée et en plein vignoble, une cheminée émergeant de terre, et qui fume. Viennent, ensuite, des maisons dont on ne voit, de la route, que le premier étage et le toit, parce qu’on leur a bouché la vue en construisant la levée qui les préserve de la soudaine et redoutable irruption du fleuve aux airs nonchalants.

A main gauche, c’est la Loire qui se pavane en toute sa splendeur. D’ici jusqu’au-delà de Saumur, et vers les Ponts-de-Cé, elle atteint la plantureuse ampleur de la maturité. Elle a reçu le Cher ; elle est immense : elle a des bras nombreux, de grasses îles aux oseraies gorgées de sève, qui attirent le regard charmé et presque la caresse de la main. Ses sables ont l’air plus blonds ; ils sont plus élégamment allongés et de grain plus fin ; les îles qu’ils forment, flattées par un flot somnolent, évoquent ici de longs tapis de repos, à reflets d’or, au pied du lit de quelque Belle dormante, et là, à mesure que s’intensifie l’idée du calme absolu des choses, elles font penser à je ne sais quels archipels enchanteurs, dans le pays chimérique de la Paix… Le moins imaginatif des voyageurs les rêve foulés par le talon des ondines. « Et le troupeau nymphal des gentilles Naïades », dit Ronsard. Et, au-dessus des oseraies et des saules, et non seulement près de nous, mais jusqu’à l’horizon lointain, s’élèvent les peupliers de Loire, c’est-à-dire les gerbes composées par le plus prodigieux des artistes floraux. Les peupliers des îles de Loire n’ont rien de ces rangées d’escogriffes au port d’armes que l’on voit ailleurs au bord des rivières, ni de ces tristes baliveaux, gardiens de propriétés rurales, auxquels on ne laisse sur le chef qu’un plumeau dérisoire. Les peupliers de Loire sont là pour la joie des yeux ; ils s’offrent en groupes dispersés ; la richesse de leur feuillaison les charge du pied à la cime ; et ils poussent avec une liberté, une irrégularité heureuses, qu’un grand peintre, seul, semble avoir pu concevoir. Répétés à perte de vue, leurs bouquets, semblables et différents, nuancés par la multiplicité des plans, ce sont des décors de Poussin, des préparations pour Watteau, de bleuâtres lavis pour arrière-plans de Fragonard. L’impression dominante, c’est la grandeur, exprimée par le moyen d’un discret camaïeu, et par quelques traits. La grandeur véritable s’exprime-t-elle autrement ? Je crois que notre principal génie français, fait d’ordonnance secrète et plutôt de lumière pénétrante que de foudroiements, se lit dans les contours expressifs et étayés, autant que dans les dégradations d’une couleur rudimentaire de ces paysages de Loire.

Ces horizons jamais prétentieux, mais cependant toujours ouverts, je les lis comme des pages immortelles. Est-ce Platon ? est-ce Virgile ? est-ce Montaigne ou bien Vauvenargues, qui ont noté les inscriptions fortes, substantielles et si séduisantes que je déchiffre avec un plaisir nouveau toutes les fois que je reviens sur ces rives ? Comme tantôt, aux maisons de Tours, mais ici en un langage de poète, qui va toujours plus profond, voici une sentence qui nous invite à ne point escalader les cimes sous le prétexte de voir de haut, ce qui est la manière de commettre bien des erreurs quant à l’appréciation des distances, mais bien de demeurer sur le sol qu’on touche d’un talon ferme, quitte à ne voir que ce qu’on peut, mais à le discerner. Une voix qui chuchote dans les feuillages nous inspire l’horreur des grands cris, du verbe emphatique, de tous les procédés qui servent à nous guinder pour duper les esprits crédules. Mais il me semble discerner aussi dans les hiéroglyphes décoratifs de ce fleuve l’insinuation d’environner toutes nos théories comme nos actions de je ne sais quels contours adoucis ou de quelle atmosphère tempérée, qui atténuent les affirmations péremptoires, le dogmatisme intransigeant, la présomption revêche et, en général, tout ce qui rend la vie si pénible aux pauvres humains dont le temps à vivre est si court !

L’intelligence rieuse ou souriante des grands génies français, comme elle se concilie avec le respect de l’ordre, avec l’équitable mesure des droits, avec le culte même de la sagesse, c’est par la méditation sur ces paysages-là qu’on le comprendra le mieux. A ces paysages-là, tout riches de sens par eux-mêmes et aussi tout chargés d’Histoire, un Renan eût pu très bien adresser une petite prière sur l’Acropole ! Les mots eussent été peut-être plus modestes, le lyrisme plus paisible ; l’esprit fût demeuré le même ; et le second chef-d’oeuvre, qui sait ? n’eût pas été moins heureux que le premier.

Je voudrais qu’à défaut d’un Maître, un maître d’école éclairé vînt là promener ses petits Tourangeaux, et leur apprît à lire, sur le visage même de leur pays, les lois d’une noble vie embellie par l’intelligence sereine et par le goût des formes harmonieuses.

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Nous arrivons à Langeais. Me permettrez-vous de vous dire que « mon goût du passé, des choses anciennes, et cette folle émotion qui me tire des larmes de joie à la vue d’une cour pavée où l’herbe pousse, je les ai eus pour la première fois dans un jardin de Langeais ? Cela descendait à moi du château, de ses beaux toits, de ses tours à poivrières et de ses ruines, que l’on voyait par-dessus la crête arrondie des marronniers roses. »

Si l’on n’était un peu sensible au charme des oeuvres depuis longtemps exécutées et des vies écoulées bien avant les nôtres, les trois quarts de l’agrément qu’on peut éprouver au cours d’un voyage en Touraine seraient détruits. N’ayez pas peur du plaisir de regarder en arrière : il n’est néfaste que pour les peureux ou les faibles qui trouvent un charme excessif à vivre par la pensée dans un temps dont tous les dangers sont courus. Frôlons sans crainte, et avec toute la vénération et l’admiration qu’elles méritent, les noires murailles du magnifique château fort. Que n’avons-nous le temps de visiter l’aimable ville, sa belle église, ses ruisseaux canalisés, ses jardins, et aussi ses intérieurs de bonnes maisons bourgeoises qui me rappellent tant de choses… Ah ! si je vous disais… Mais si je vous disais cela, nous ferions ici un roman provincial. Je vous emmène déjeuner à Saumur.

Je tiens à aller jusqu’à Saumur, d’abord afin de trouver un pont où traverser la Loire, puis pour donner la main à la province vraiment soeur, l’Anjou, enfin pour vous ramener à Chinon par Montsoreau et Candes. Voyager en cette région sans passer par Montsoreau et Candes, je ne m’en sens pas capable.

Montsoreau est en Anjou, mais Candes, que rien ne sépare de Montsoreau, sinon une borne départementale, est en Touraine.

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Montsoreau et Candes forment le village-type des bords de la Loire. Tout d’abord, Montsoreau a un château ; un château en ruines bien entendu ; un château historique, naturellement, et, de plus, un château héros de roman. Ensuite, Montsoreau est planté sur la pente d’un coteau, d’où la vue est portée aussi loin que faire se peut ; il foule de son pied le ruban de la route qui côtoie le fleuve, et son chef est couronné de vignes. Mais ce qui le caractérise, à mon gré, c’est son style, son ancienneté, et je dois ajouter : son goût immodéré d’une ancienneté non altérée, c’est-à-dire d’une ancienneté qui n’a admis jamais, qui n’admet pas, qui n’admettra vraisemblablement en aucun avenir aucune espèce de restauration.

Dans la ruelle au sol difficile qui monte en serpentant entre des maisons qui ont dû faire la joie des dessinateurs, avant l’invention du kodak, je salue sur son pas une vieille femme, et je ne puis m’empêcher de lui faire compliment de sa jolie demeure :

- Holà ! non, qu’elle n’est pas jolie, me dit-elle, elle est vieille !...

Peu s’en est fallu que ma bonne femme n’ait cru que je me moquais en disant sa maison jolie ; car, évidemment, elle n’admet pas que ce qui est vieux puisse être beau. Pour les esprits sans complication, beauté et âge avancé s’excluent. Ne voyons là qu’un hommage rendu à la nécessaire jeunesse, à l’indispensable renouvellement des choses. Mais alors, pourquoi ces bonnes gens de Montsoreau, qui, pour la plupart, ont de quoi bien vivre, vivent-ils, en 1921, entre des murs auxquels on n’a pas touché depuis le XVIe siècle ? Tant que la pierre, ici, demeure étayée par la pierre, tant que le toit consent à ne pas s’effondrer, tant que la cheminée est assez haute pour tirer, nul ne s’aviserait de faire ce qui s’appelle des frais. C’est ici l’un des lieux les plus conservateurs de notre ancienne vertu d’économie ; ici, plus que nulle part peut-être, on se fera l’idée de ce qu’a pu être l’épargne française, l’endurance française, l’insensibilité française à ce confort venu de l’étranger, et aussi la méfiance du fonds de la nation contre toute méthode propre à bouleverser ce qui est : « Holà ! non, qu’elle n’est pas jolie, car elle est vieille. » Et le voyageur qui passe un peu rapidement est tenté de se dire que les habitants de Montsoreau ont plus de souci de garnir leur bas de laine que de sacrifier à l’esthétique. Détrompons-nous ! Les habitants de Montsoreau sont bien plutôt les derniers des nôtres à mettre aussi jalousement à l’abri nos reliques nationales que leur petite fortune. Il suffit, pour s’en convaincre, de gravir jusqu’un peu plus haut la ruelle au sol raboteux, et nous verrons en dessous de nous, comme un plan en relief merveilleusement exécuté, se dessiner le vieux village. Nous comprendrons qu’aucune de ces maisons ridées, lézardées, vénérables, n’a été construite sans une préoccupation d’élégance et d’esprit. Proportion savamment observée des hauts toits, spirituel concert des angles aigus lancés vers le ciel, sveltesses des façades latérales dressées d’un seul élan jusqu’à l’épi, grâce des corps de logis brusquement brisés pour entourer en retour d’équerre une courette, sourire de la tourelle d’angle, poésie ménagère des cheminées robustes !... Non ! non ! Si les habitants de Montsoreau ne souffrent pas qu’on touche à tout cela, c’est que, malgré leur goût pour la nouveauté, ils savent qu’hélas ! tout ce qu’on leur construirait de neuf serait une injure pour ce qu’ils nomment avec une nuance de dédain attristé, mais de respect aussi, « leurs antiquités ».

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Jusqu’à Chinon, traversant les villages à l’ombre fraîche des peupliers, ce sont les mêmes impressions, les mêmes senteurs que nous pourrons recueillir au début d’octobre.

J’ai fait le serment de ne point vous entretenir de choses trop connues. Je ne vais pas vous décrire Chinon ; mais comme je me suis proposé d’évoquer devant vous l’âme de la Touraine au moyen des choses qui, à mon avis, parlent le plus et s’expriment le mieux, savoir : le paysage et les maisons, je ne traverserai pas cette ville, l’un des plus précieux vestiges de l’ancienne France, sans vous prier de faire avec moi un simple petit tour dans la chère et admirable rue que je m’obstine à appeler rue Saint-Maurice, malgré le baptême laïque auquel la pauvre vieille a dû se prêter. Elle est tortueuse et étroite comme toutes ces rues d’autrefois, si intelligemment construites pour éviter, l’hiver, la bise et, l’été, l’excessive chaleur. Quelle heureuse humeur, faite de gentillesse, de grâce et de mutinerie, a appointé ces pignons, accroché là ces tourelles, disposé, pour nous combler d’aise, ces corps de logis hérissés et souples comme l’échine d’un jeune chat qui joue ! Une fenêtre, je le sais, n’est jamais qu’une ouverture ; comme une bouche, elle a ses contours, oui ; « mais d’où vient la forme qui touche » ? Pourquoi celles-ci, toutes vides, vieilles et ridées qu’elles soient aujourd’hui, évoquent-elles la jeunesse, l’espièglerie, la malice d’un visage qui se montre et qui se dérobe ? Quoi ! c’est le Moyen-Age si sombre, dit-on, qui a conduit ces traits si légers et si gais ? Et c’est la Renaissance, opulente et décorative, venue d’Italie, qui a joué ici à un jeu de si piquante fantaisie ? Quoi ! c’est le XVIIe siècle, majestueux et autoritaire, qui a bâti ces petits hôtels à cours fleuries, à lucarnes plaisantes, ces pavillons destinés à Cendrillon ou au Chat Botté ? Mais non. Aucun siècle, ni aucune influence étrangère n’ont suscité pareille grâce saine, équilibrée et drue, ni provoqué si fin sourire de la pierre, du bois et des ardoises ! Ici, entre la colline portant ses trois châteaux ruinés, c’est-à-dire portant près de dix siècles de souveraineté française jamais souillée, et le souvenir de Jeanne qui la transfigure et la spiritualise, entre cette colline vénérable et le cours de la Vienne, petite Loire verte et vivace, où passe un air qui a caressé les vignes et les ouvertures odorantes des celliers ; ici, comme en certains lieux privilégiés, se sent la présence d’un Génie local. Ce génie est aimable ; il est rieur ; mais, comme un enfant impitoyable, il a son caprice, parfois, et volontiers il secoue, il fouaille et même il sait mordre.

Ce génie, je le retrouve sur la physionomie de quelques gens du cru ; je le retrouve dans leur causerie, à certains bonheurs d’expression, à la malignité de leurs interrogations, aux amusants sous-entendus de leurs réponses, à la verdeur de leurs propos, à leur façon si particulière d’assembler quelques mots débités sur un ton uni, qui n’ont l’air de rien, et qui, pour peu qu’on y prête attention, vous brûlent ; à leur aptitude aux jeux, aux travestissements de la pensée, qui donnent à celle-ci comme un air de fête enfantine et une transparence cristalline, du plus aimable usage.

Après tout, ce que nous trouvons d’assez particulier à Chinon n’est peut-être que le dernier arome - avant l’évaporation - du flux vineux, capiteux, abondant, torrentueux, parfumé, que laissa dans les ruelles chinonaises l’étonnante source rabelaisienne. Ce déluge a fécondé la terre. Qui en a le mieux profité ? Non les grands, à ce qu’il me semble. Je ne le reconnais ni dans Paul-Louis Courier de qui le sarment vigoureux est trop épampré et un peu sec, ni dans Balzac, torrent lui-même, mais d’une eau moins scintillante et plus lourde.

Celui qui, à la large poésie que la Loire inspire, n’ajoute pas les dons que seul distribue le pays de Chinon, n’est Tourangeau qu’à demi.

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Eh bien ! mon Dieu, à tout prendre, la Touraine, pour ne point posséder de montagnes, n’est pas un pays si plat ; et sa figure, considérée avec attention, offre des expressions assez diverses. Une opinion commune ne veut voir en cette  province qu’un lieu de promenade facile où la bicyclette roule sans effort et où l’on fait halte, tous les dix kilomètres, au pied d’un château. J’aurais pu vous faire faire cette promenade dans les parties de la Touraine qui constituent proprement le Jardin renommé. Mais le moindre guide y suffit. Nous allons donc laisser Azay-le-Rideau, pure merveille, au milieu de ses eaux dormantes, de ses pelouses, et de ses platanes à la sève inépuisable. Nous allons négliger Ussé, qui, à lui seul, semble toute une blanche ville endormie derrière ses grilles. Et le noble Villandry, Versailles de la Touraine, avec ses larges degrés, ses beaux promenoirs sous les tilleuls jaunissants, ses monumentales terrasses. Chenonceaux, l’incomparable, dans son décor d’eaux et de vignes vierges sanglantes, toute description ne saurait que l’amoindrir. Il faut le voir, un matin d’automne, par le soleil resplendissant, ou le soir, quand il s’évanouit parmi les brumes de la rivière, comme le portrait ancien d’une femme très belle, dans l’atmosphère irréelle d’un miroir terni… Notre programme nous conduit vers une partie de la Touraine moins brillante et moins fréquentée, mais où, entraînés que nous sommes à nous émouvoir à l’aspect de pauvres maisons et de ruelles, nous pourrons peut-être après tout, éprouver des surprises.

Osons pénétrer dans une région affligée en certains ouvrages du nom de « Touraine aride ». Aride, sans doute par opposition à la partie enchanteresse qu’occupent les quatre vallées d’eau ; mais, du Jardin de la France, cette contrée est, si l’on veut, le potager. Qui ne sait que, dans le plus beau des parcs, maint promeneur expert a une secrète inclination pour le potager ? Vous savez : ces plates-bandes assez régulièrement distribuées de part et d’autre d’une petite allée étroite que le jardinier foule de ses sabots quand il s’y accroupit pour piquer les choux et les laitues ou pour enfouir l’ail ou l’oignon ? Cela forme des tapis rectangulaires et dissemblables, la verte chevelure des carottes voisinant avec les tomates rubicondes, et la couche des melons sous cloches avec les ingrates rangées du poireau. Çà et là, un rectangle est en friche, ou bien, sous un réseau de fils bien tendus, dorment les graines confiées à la terre, pour l’an prochain, à l’abri du bec des oiseaux. C’est le spectacle que nous offre cette Touraine morcelée en petites cultures et dont la vigne et le blé sont les produits principaux. Vous la verrez ainsi longtemps, le long de la route qui vous paraîtra monotone, c’est possible ; vous la verrez ainsi du haut des terrasses de Loches, une ville où j’eusse beaucoup aimé à m’attarder sous les belles portes de la ville, sur le paisible Cours du Donjon ou dans l’inoubliable petite rue propre et blanche, qui côtoie la Collégiale, et où les abeilles, par milliers, butinent le lierre en fleurs, à grand bourdonnement : musique émouvante, sorte de basse fournie par la nature au chant des psaumes récités dans l’église voisine…

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Contrairement aux artistes, ordinaires amateurs de vues de plus grasse saveur, j’éprouve un vif plaisir à entendre le langage mesuré des paysages sans éclat. Ils expriment, d’une manière dépouillée, des idées nettes et fondamentales ; je me sens ramené par eux au commencement des choses et, par exemple, au dessin plutôt qu’à la peinture ; enfin à une simplicité qui tient lieu d’une cure pour nos esprits surchargés. Dans cette Touraine aride, le plateau de Sainte-Maure, où sont les Landes du Ruchard, est austère, dit-on. On y voit des ajoncs, des bruyères ; mais la terre porte-t-elle jamais vêtement de meilleur goût ? Les routes y sont bordées de noyers, - arbre méconnu ! Les plaines y sont soigneusement tondues ras par les troupeaux ; la silhouette du berger s’y discerne de fort loin, seul relief ; son chien lancé tout à coup comme une boule, y représente le seul mouvement apparent ; et le cri mélancolique des courlis en est le seul bruit, à la brune. Ah ! quel n’est pas le charme des paysages austères !

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« … O pierres ! ô noyers ! ô sol du chemin, dur comme le roc et dont le contact à mes semelles m’est plus agréable que des caresses, que contenez-vous ? qu’êtes-vous ? quelle âme en vous me chuchote ce langage obscur qui a la puissance d’une parole d’amour (4) ?... »

Cette âme, c’est celle du sol dont il semble que l’on a été pétri ; c’est bien là l’âme de la « petite patrie », et il est bon de s’exposer de temps en temps à la sentir : elle fait comprendre - à ceux qui en ont besoin - les motifs inconnus qui nous attachent à la grande.

Heureux celui qui, parcourant notre magnifique pays, arrive ainsi en tâtonnant, jusqu’au lieu plus sensible qu’aucun autre où il lui faut s’arrêter, ployer le genou sur quelques tombes et se laisser envahir par la nuée épaisse des souvenirs ! - Ayez à vous un lopin de terre en province ; menez-y vos enfants en bas-âge, afin qu’ils conservent dans leur chair même le souvenir d’un monde parfumé et sain, sinon le culte de cette nature dont on ne s’écarte jamais impunément pour la juste appréciation de toutes choses. - Heureux celui qui est né dans un moulin, au bord d’un ruisseau, ou dans la simple ferme isolée au milieu des guérets, et qui est capable de s’attendrir en entendant le triste chant des courlis qui disperse ses sons de flûtes désaccordées dans l’air assoupi du soir… car, alors, il n’est plus question de savoir si ce pays est beau ou si l’on y goûta le bonheur : c’est votre pays, et c’est le plus beau.


LES NOSTALGIQUES

I

L’ÉCOLIER D’AUTREFOIS


ENVIRON deux ans après la mort de ma grand’-tante Félicie, et vers la fin de l’été qui suivit nos fameuses affaires de la Maison Colivaut, une question fut agitée en famille ; et au ton des répliques dont ne me parvenaient que des bribes, il la fallait juger de la plus haute importance.

En effet, il s’agissait de savoir comment je serais élevé, dans quelle sorte d’établissement je « ferais mon éducation ».

Ma pauvre grand’mère se trouvait réduite à une assez cruelle extrémité par le testament que sa soeur, Félicie Planté, qui sacrifiait tous les parents présents, fussent-ils vieux, à la « terre », à « l’avenir » et à « l’enfant » qui représentait l’une et l’autre, c’est-à-dire, en l’occurrence, à ma chétive personne. Ma grand’mère, qui jugeait cette mesure conforme au bon ordre et n’en concevait aucune jalousie, se souciait peu que je fusse éduqué de telle façon ou de telle autre, pourvu que je le fusse à proximité de ses soins, et qu’elle ne me perdît point de vue. Or les circonstances la contraignaient à se retirer à Tours, rue de la Bourde, dans une bicoque contiguë à la maison de Mlle Cloque, une vieille demoiselle assez connue dans la ville. Elle demandait à me prendre chez elle, à m’épargner ce qu’on appelait « les rigueurs de l’internat » et à m’envoyer au collège qui semblerait bon à mon père.

Cela se passait en 1875. Bien que je fusse le fils d’un petit notaire de toute petite ville, la situation du pays entier et la politique intérieure de la France s’ingérèrent en cette affaire.

Mon père, ainsi que tous « ces messieurs » à Beaumont, laissait dominer ses actes par deux idées : I° la France était vaincue ; 2° la Commune avait fourni l’exemple de ce que peut produire le désordre.

Je ne comprenais pas très bien alors ces deux points essentiels de conversations qui m’ennuyaient énormément, mais comme je remarquais la moindre des choses qui se faisait, je n’ai pas eu de peine, plus tard, à établir pour indubitable que telles étaient bien les deux sources qui alimentaient les conciliabules et indiquaient le sens de toutes les déterminations.

Par exemple, ni mon père, ni M. Clérambourg, son grand ami, de qui il avait acheté l’étude, ni Me Courtois, son rival, avec lequel d’ailleurs il était à couteaux tirés, ni M. Plancoulaine, le plus puissant personnage de l’endroit, n’avaient de convictions religieuses : cependant aucun des quatre ne manqua, à ma connaissance, un seul dimanche la messe de huit heures. Et les notaires y avaient quelque mérite, puisque c’est dans cette matinée que leur clientèle paysanne affluait au chef-lieu de canton, et s’entassait autour du bureau des clercs, dans l’attente du « patron ». Je revois mon père, à l’office dominical, tout debout, les bras croisés, grand, sérieux entre ses favoris noirs, et l’air satisfait de ce qu’il accomplissait là, non seulement parce que ce qu’il accomplissait lui semblait belle et bonne action, mais parce qu’ainsi il provoquait « les rouges » de l’endroit qui, à ses yeux, symbolisaient l’anarchie.

Mon père décida que mon éducation serait faite dans une « institution congréganiste », ce qui n’était pas pour déplaire à ma chère bonne femme de grand’mère, une fort pieuse femme ; et cela répondait aussi à l’attitude du nouveau maire de la ville, un savetier, qui prétendait ne pas faire baptiser désormais ses enfants.

Toutes les personnes que nous fréquentions approuvèrent la décision paternelle, et l’on m’appelait déjà « l’élève des Pères », sans que je comprisse absolument rien à ce que cela pouvait vouloir dire.

Voilà donc une chose entendue et qui m’eût été, à moi personnellement, tout à fait indifférente, si l’on ne m’eût averti que je serais, chez ces gens qu’on appelait « les Pères », beaucoup mieux habillé que je ne l’eusse été au lycée. Bon !

Mais là où les grands événements qui avaient frappé la France devaient venir s’insinuer par d’infimes ramifications, ce fut - qui l’eût cru ? - dans la discussion du lieu où je devais revêtir cette tenue d’un si bon goût ! Dans toutes les palabres de ces messieurs, mon oreille attentive avait maintes fois discerné le mot « aguerrir », qui semblait bien s’appliquer à moi, à nous, aux petits bonshommes de mon âge. J’entends encore le docte et austère M. Clérambourg prononcer, en terminant une longue tirade : « C’est la génération de la revanche !... » Nous étions désignés, mes camarades et moi, pour la revanche. Très bien. Et après ?

Eh bien ! des gamins qui étaient désignés pour la revanche devaient être aguerris. Pour m’aguerrir, moi, particulièrement, il paraît qu’il convenait que je fusse soustrait à ce qu’on appelait aussi derrière moi « les sentimentalités féminines ». Et alors, et à ce point de vue, la question de « l’internat » qui préoccupait au plus haut point ma grand’mère, devint le thème des conversations. J’entendis un soir M. Clérambourg prononcer non sans quelque emphase : « L’internat ne doit pas être redouté : c’est déjà une caserne… » Pourquoi cette phrase me fit-elle trembler ? Je ne me représentais ni l’internat ni la caserne ; mais, outre que M. Clérambourg, par son ton péremptoire, répandait facilement la terreur, mon flair d’enfant discernait là-dedans que ma délicieuse grand’mère - et moi-même aussi un peu - allions avoir à souffrir.

Hélas ! je ne me trompais pas ! Dès le jour qui se leva après la phrase de M. Clérambourg, il fut signifié à ma grand’mère que je ne la suivrais pas à Tours, mais que j’irais, comme interne, à Poitiers. « A Poitiers ! tout seul, le pauvre petit ! Sans soins, sans parents, sans une personne amie !... » - « Eh bien ! répliqua mon père, et quand il sera soldat !... » - « Il n’a pas dix ans, disait la chère vieille femme alarmée, et vous savez combien il est délicat !... » - « C’est vous qui le rendez fragile avec vos cache-nez et vos tisanes, et vos attendrissements… Il faut qu’il devienne un homme ! »

Il y avait des pensionnats ecclésiastiques à Tours comme à Poitiers ; mais j’y eusse été un peu relâché, disait-on, parce que ma grand’mère y fût venue me gâter. Les malheurs du pays exigeaient que je fusse privé de toute douceur et m’en allasse à Poitiers, ville inconnue, dans une caserne.

C’est ainsi que j’ai appris, dès ma prime jeunesse, que les écervelés, seuls, imaginent pouvoir soustraire même un petit enfant à l’influence des événements publics ; et nul, depuis lors, ne m’a paru plus niais qu’un monsieur ou une dame qui, en buvant une tasse de thé ou un verre de porto, se proclament anarchistes.

Peu m’importe qu’il se trouvât, dans notre petite ville, des gens pour prétendre que mon père était enchanté que ses principes généraux se trouvassent d’accord avec quelqu’un de ses sentiments très particuliers à l’égard de sa belle-mère, par exemple, à l’influence de qui il se réjouissait de trouver beau prétexte à me soustraire. Un prétexte de cette envergure, il ne l’eût pas trouvé sans la situation où la France était alors vis-à-vis de l’Europe !

Pour moi, enfant égoïste et cruel, je me faisais à tout, et je mentirais en disant que j’étais fort ému du désespoir d’une vieille femme. La nouveauté, l’inconnu m’attiraient. Je me souviens de la fierté avec laquelle je passais le pont, en allant goûter chez les Plancoulaine, et de la suffisance qui pouvait être la mienne lorsque je répondais à qui m’interrogeait sur mes études : « Moi, je quitte la famille : je vais dans une caserne ! »


II

LE DÉPART POUR LA VILLE


De Beaumont on rejoignait par un chemin de fer départemental la ligne Paris-Bordeaux, qui nous permettait d’atteindre Poitiers.

Je laissais ma petite ville, déjà remplie pour moi de souvenirs ; je laissais Courance, la propriété de ma tante Planté, bondée d’innombrables impressions d’enfance, toute bruissante du bourdonnement des abeilles, du chant de l’air odorant dans les pins, et qui représentait, à mes yeux d’enfant, un champ d’expérience aussi vaste que l’est aujourd’hui, pour moi, un demi-siècle ; je laissais ma grand’mère abîmée par cet exil auquel me contraignaient « les événements publics » : la France vaincue, la Commune… Car enfin, il n’y avait pas à dire le contraire, Bismarck lui-même, en définitive, aiguillait, sur un chemin de fer départemental, vers Poitiers et non vers Tours, vers la « caserne » de l’internat et non vers les tendres gâteries d’une vieille femme aimante, un gamin tourangeau, fils d’un petit notaire !

Et savez-vous à quoi il pensait, le gamin tourangeau mû par de si grandes causes et arraché de son nid charmant ?

Un gros chagrin le torturait : il n’allait pas, pour cette première année du moins, porter l’uniforme des « Pères » !

C’était ainsi. Comme il arrive en maints cas dans la bourgeoisie, agitée par le besoin de réaction, audacieuse dans les parlotes, mais née prudente, on avait été effrayé, à la dernière heure, par la perspective des extrêmes si proches, et l’on avait opté tout à coup pour le moyen terme. Mon père était dépourvu de convictions religieuses ; il mettait son fils chez les « congréganistes » parce que le maire de Beaumont menaçait de ne pas faire baptiser ses enfants et parce que le spectacle encore fumant de la Commune repoussait ces messieurs vers tout lieu où fût assurée de régner la discipline. Mais un préjugé demeurait, au fond de lui, contre la Compagnie de Jésus. Les Jésuites, décidément, c’était trop.

Ce recul soudain, d’ailleurs incompris des femmes, avait suscité à la maison des tempêtes. Discussions ; toutes choses remises en balance : principes, santé, intérêts, désirs de chacun. Mon père avait, un jour, refait tout seul le voyage de Poitiers, visité tous les établissements d’éducation. Et à la hâte s’était bâclé un arrangement assez baroque. Le voici. On me mettait en pension chez les Frères des Écoles Chrétiennes, qui n’étaient autorisés à donner qu’une instruction primaire, mais qui pouvaient envoyer quelques-uns de leurs élèves suivre des cours de latin et de grec chez un docte ecclésiastique, aumônier d’un couvent de femmes, et muni de tous les diplômes exigibles.

Grâce à ce stratagème, j’échappais donc à l’enseignement laïc, et cependant je n’étais pas sous la coupe des prêtres. Toutefois, de ceux-ci, qui, paraît-il, avaient du bon, j’étais appelé à recueillir ce qu’ils offraient de particulièrement désirable, c’est-à-dire la connaissance approfondie des « humanités », comme on disait encore à cette époque-là, - jointe à la tenue, à l’éducation proprement dite, aux bonnes moeurs. Curieux compromis dont l’ingénuité, aujourd’hui, me fait sourire, mais que je me plais à rapporter, parce que je le crois très propre à caractériser un état d’esprit familier à beaucoup, et dû aux malheureuses divisions qui causèrent tant d’embarras au coeur de notre pays.

Arrivé à Poitiers, je fus tout yeux. Je ne connaissais pas la ville ; et tout ce que j’allais voir ou faire, à dater de cette heure, ne pouvait être que nouveau pour moi.

C’était à peu près l’heure du déjeuner ; mais mon père ne voulut pas prendre de voiture, et il confia mon bulletin de bagages à une espèce de « monsieur le Curé », en rabat blanc, coiffé d’un tricorne rigide, velu et démesuré, chaussé de bateaux gigantesques et vêtu d’un pardessus également trop grand, jeté sur les épaules comme un châle, mais muni de manches vides qui pendaient ou étaient agitées par le vent. Cet homme se trouvait à la gare, près d’un omnibus ; il nous salua quand mon père se nomma, et je remarquai qu’il avait les cheveux coupés comme certains petits garçons dans les fermes, de qui j’avais entendu dire qu’on leur appliquait un bol sur le sommet de la tête, et qu’on rasait circulairement tout poil dépassant les bords. Sur cette calotte de cheveux, l’homme au rabat blanc et aux quatre bras portait une calotte de drap, évidemment superflue, dont la partie inférieure était apparente sous le tricorne velu. Mon père, s’adressant à lui, l’appela : « Mon cher Frère. »

- C’est un Frère, me dit-il, en m’entraînant.

Je fis une imperceptible moue, parce que ce n’était pas un « Frère » que j’eusse souhaité, mais un « Père », un franc jésuite, un de ces hommes de qui les élèves ont un uniforme « qui a vraiment du chic », ainsi que je l’avais entendu dire chez les Plancoulaine.

En montant les marches innombrables qui conduisent de la gare au centre de la ville, je risquai un bougonnement :

- Ils ne sont même pas prêtres ! dis-je à mon père.

- Qui ça ?

- Mais tes « Chers Frères ».

Il fut un peu ahuri :

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? As-tu besoin qu’ils disent la messe pour les respecter ?

- Non. Mais, tant qu’à faire, ça serait mieux…

Il me regarda et haussa les épaules, parce qu’on a toujours peine à croire que les enfants ont l’esprit logique et poussent leur jeune idée jusqu’à son extrémité. Cependant, il voulut m’amener à sa raison par une petite flatterie :

- Je compte sur ton bon sens, me dit-il, pour te voir rendre justice toi-même, d’ici peu, à tes maîtres.

A ce moment, nous nous arrêtâmes pour souffler, car nous avions atteint, à force de gravir des marches, le palier supérieur, et je ne m’étais jamais élevé, au-dessus du niveau de la mer, à une telle altitude. Point d’échappée sur ce lointain, cependant ; mais nous nous trouvâmes bientôt dans un endroit qui donne l’impression d’une belle ville moderne :

- Voilà  la préfecture, me dit mon guide, et là-bas, au bout, c’est la place d’Armes avec l’hôtel de ville. Comment trouves-tu ça ?

Je ne pouvais pas trouver cela magnifique, puisque, dans cette ville, si somptueuse qu’elle pût être, je n’entrais que chez les Frères, lesquels « ne sont même pas prêtres ». Je ne manifestai aucune admiration. Nous prîmes à droite, sur la place d’Armes et, devant l’Hôtel de France, mon père me dit que nous allions déjeuner là.

On y pénétrait par un petit salon aux meubles de velours vert, sur lesquels chacun posait ses légers colis, de sorte qu’il ne restait pas une chaise sur quoi l’on pût s’asseoir. Cette pièce exhalait une odeur lourde, inconnue de moi, et qui m’était odieuse.

- Ah ! Ah ! dit mon père, on mange des truffes en ce pays-ci !

- Je n’aime pas ça.

Mais tout à coup des exclamations : mon père venait de reconnaître un cousin de sa seconde femme, un monsieur très gras, très cossu, que je savais habiter Ruffec, dans la Charente, le pays des truffes. Ce cousin, nommé d’Amblezac, était flanqué d’un gamin de mon âge de qui l’on me dit :

- Voilà Arthur. Ce sera un camarade pour toi, bien qu’il ait certainement sur toi de l’avance.

Je ne voyais qu’une chose : ce n’était ni Arthur, ni l’avance qu’il pouvait avoir sur moi, mais l’uniforme dont Arthur était revêtu. Alors c’était cela que j’allais porter ! C’était pour être fichu comme cela que l’on me faisait venir à Poitiers ! dans une ville où l’on n’en finit pas de grimper, et qui sent l’odeur nauséabonde de la truffe, inconnue dans mon patelin à moi !

Où était-il l’uniforme des « Pères », si sobre, si « chic », que j’avais failli endosser ? Je l’avais vu une fois chez les Plancoulaine : les revers de la veste en étaient bien ornés de boutons de métal doré, mais de boutons tout unis, tout plats et mats ; le col ne comportait aucun ornement, ni la casquette toujours « déformée » d’un coup de pouce d’initié, et dont la bande était de simple velours violet !... Arthur, élève des Frères comme moi, avait de l’or sur tout son costume. Ses boutons étaient non point unis et d’éclat amorti, mais étincelants, clinquants, recouverts d’inscriptions en relief ! Son col rabattu portait des étoiles d’or ; sa casquette, une imbécile de casquette de chef de gare, indéformable, s’ornait d’un galon d’or, d’une étoile d’or aussi ! Et il avait encore, Dieu me pardonne, des pattes d’épaules dorées, fixées par des boutons d’or ! Pourquoi cette débauche de parure ? Pourquoi ces constellations ?

- Tu connais l’uniforme des « Pères » ? demandai-je à Arthur.

De ce « Ah »  je me souviendrai toute ma vie. Il contenait un aveu, une nostalgie, une admiration ; il avouait un assentiment total à toutes mes intimes pensées. Arthur pensait comme moi, souffrait comme moi, désirait comme moi ; il aspirait à porter l’uniforme dit « de si bon goût », et la casquette négligemment déformée !

Nous fûmes aussitôt amis ; nous nous plaignions l’un l’autre ; il me dit :

- Tous ceux qui font du latin sont comme nous ; ils veulent y aller…

Ce « font du latin » ne signifiait pas encore grand’chose à mon esprit. Je devais savoir, peu après, la différence profonde que crée, entre des enfants, le fait que les uns apprennent ce que les autres n’apprennent pas.

Pourquoi Arthur n’allait-il pas chez les « Pères » ? Exactement pour la raison qui avait fait hésiter, puis s’abstenir mon père. Sans s’être concertés, habitant aussi loin l’un que l’autre de Poitiers, ils étaient attirés par les mêmes considérations vers l’éducation qui florissait en cette ville et en un établissement bien déterminé ; de cet établissement, ils approchaient l’un et l’autre leur fils, mais ils s’arrêtaient à la porte, troublés dans toutes leurs habitudes de penser. Formés l’un et l’autre par l’Université, ils vénéraient intérieurement celle qu’ils appelaient intérieurement l’Alma Mater, un vieux nom. Ils eussent été quelque peu voltairiens sous un gouvernement garantissant la stabilité des institutions ; mais ils redoutaient plus que tout au monde l’esprit démagogique dont un enseignement athée leur paraissait être le sûr préparateur.

Qu’ils étaient mal à l’aise ! Ils nous semblaient gauches, un peu ridicules en leur indécision ; mais aujourd’hui j’ai pitié de leur angoisse. Ils entraient, pis que cela, ils faisaient entrer leurs enfants en une région incertaine, inconnue, sans rapport avec les points de repère de leur passé et où leur expérience personnelle n’apportait que trouble vue. Est-il de plus dur supplice pour des parents ?

Quand nous eûmes visité le pensionnat, où l’on nous mena d’abord à la chapelle, ensuite aux dortoirs, lieux pour moi inimaginables, entièrement blancs, les murs blanchis à la chaux, un grand Christ en bois noir se détachant seul sur le tout, ensuite aux réfectoires, également blancs et nus, où un grand Christ, seul, présidait ; ensuite dans les classes, austères, dénuées de tout objet propre à nourrir les yeux, mais où le Christ encore présidait, au-dessus de la chaire, mon pauvre père sortit, songeur, dans la rue. Celui d’Arthur était rompu à l’aspect comme à l’esprit de notre prison. Nous allions à présent faire visite à mon « correspondant », c’est-à-dire à la personne habitant la ville, qui était autorisé à me faire « sortir » les jours de congé, en cas d’absence de mes parents.

C’était un M. Noël de la Joue, conseiller à la Cour, que le cousin d’Amblezac surtout connaissait. C’était un homme assez âgé et qui méritait l’épithète de « distingué », dont on trouvait encore l’application dans ce temps-là. Il nous reçut dans son vieux hôtel de famille, proche de l’église Saint-Porchaire. Mon père ne put lui cacher l’objet de son souci ; il parlait du système d’éducation adopté par son cousin et  lui ; et nous désignant, Arthur et moi, qui tournions le dos, le nez collé aux vitres, il dit à M. Noël de la Joue :

- L’inconvénient serait que ces gamins en vinssent à donner sérieusement dans les patenôtres…

M. d’Amblezac, homme d’humeur légère, réplique aussitôt :

- Ils les auront si vite oubliées !

Je retournai la tête parce que j’étais curieux. Je vis alors M. Noël de la Joue, conseiller à la cour, ôter ses lunettes d’or, les déposer sur son bureau, et j’entendis les deux fines branches retomber l’une sur l’autre durant un silence ; et le vieux monsieur de Poitiers prononça :

- Je ne vois pas l’inconvénient, dit-il ; et pour ne point oublier son Pater, il y a un moyen que je pratique personnellement depuis soixante ans : c’est de le réciter tous les jours.

Il va sans dire que je ne compris absolument pas l’importance ni même le sens des propos qui étaient échangés derrière nous, et je ne m’en serais sans doute pas souvenu si une autre parole, mémorable, celle-là, pour des gosses, n’était venue s’y adjoindre.

Quand nous eûmes quitté l’antique et sombre demeure du magistrat, mon père, qui semblait plongé en un abîme de réflexions, dit à son cousin :

- M. Noël de la Joue, lui, a résolu le problème…

- Quel problème ? faisait cette linotte de M. d’Amblezac.

Et, comme le papa d’Arthur, nous nous demandâmes, nous autres, quel problème avait bien pu résoudre le conseiller à la Cour. Plus tard, ce fameux propos devint pour nous rengaine. Toutes les fois que la solution d’un « problème » d’arithmétique nous tourmentait, nous nous regardions en riant :

- Hein ? M. Noël de la Joue l’a résolu, lui, le problème !...

Il m’a fallu bien des années pour comprendre que nous étions passés, dans le vieil hôtel de la rue Saint-Porchaire, comme des fourmis aux pieds du Sphinx, et que nos oreilles avaient entendu là se poser la plus redoutable énigme, celle à quoi il faut répondre par oui ou par non,  à moins que l’on n’ait le gros ventre et la petite cervelle de M. d’Amblezac, sous peine de souffrir l’angoisse que je vis ce même jour au visage de mon père.


III

LA PREMIÈRE JOURNÉE


La plus grande impression de tristesse que j’aie éprouvée m’a été fournie par la vue des cours nues, rectangulaires, au sol poussiéreux ou semé de gravier, d’un internat.

Rien ! Une sorte d’espace géométrique, quelque chose d’abstrait comme une figure tracée à la craie sur le tableau noir. Rien. Des mètres carrés déterminés par des bâtiments d’une régularité insipide, bâtiments neufs et niais percés de trous - portes et fenêtres - désespérément égaux. Rien. Dans ce néant, une petite cloche haut suspendue, et sa longue chaîne, se distinguait de loin, seul objet. Qu’étaient-ce que ces cours ? C’était le lieu de récréation !

Le souvenir de ces lieux et de ces mots nouveaux me revient intact et m’étreint la gorge. Aujourd’hui encore, après plus de quarante-trois ans, un sol poussiéreux me fait faire un détour, le contact du gravier sous mes semelles m’est intolérable. Ce n’est ni douilletterie de ma part, ni sensibilité morbide ; c’est mémoire de supplice d’enfance.

Mes yeux accoutumés aux chers paysages de Courance, aux allées de noyers, à l’or soyeux des chaumes, aux beaux pins couronnant les hauteurs…, vous n’aviez jamais contemplé l’espace vide !

Que ce fût à la campagne ou dans ma petite ville de Beaumont, nulle part je n’avais cessé de me divertir au moyen des choses vivantes et mouvantes : prairies, vignes, moissons, troupeaux, lente charrue avançant derrière les nobles boeufs assemblés, ou mer humaine des blouses paysannes sur la place publique, les jours de marché ; miroir sombre et profond de la Creuse, hiératiques silhouettes des pêcheurs à la ligne, qui donnent l’idée d’êtres humains prématurément accueillis par l’immobilité éternelle ; épisodes dans les jardins ; scènes merveilleuses dans les intérieurs pittoresques ; toujours et partout une nourriture variée qui comblait, en la flattant, l’imagination d’un enfant.

Désormais, la « récréation » se devait prendre dans d’abominables cours absolument nues. Ah ! s’il y avait eu, à l’une de ces deux cents fenêtres, un pot de fleurs, tout ce désert en eût été rafraîchi !

Certes, j’ai appris depuis lors combien il est important pour l’esprit de s’accoutumer à tirer tout de soi-même et à meubler de ses richesses propres les endroits les plus dégarnis ; mais à dix ans, je ne savais pas cela et j’avais déjà pris trop de goût pour la beauté des choses qui naissent de la terre. Mes camarades me parurent, à ce point de vue, bien plus avancés que moi : arrivés à la file indienne dans cette maudite cour, à un coup de la cloche, tous s’éparpillèrent en hurlant, et un jeu s’organisa aussitôt, comme s’il n’avait pas été interrompu par deux mois de vacances. Tous semblaient savoir de tout temps qu’à la rentrée d’octobre on joue aux « barres », comme l’abeille sait qu’on butine au printemps ou la fourmi ouvrière qu’on attend les oeufs. Et un enthousiasme sans mélange, exprimé par les cris stridents d’un millier de gosiers, était instantanément provoqué par le fait de s’élancer d’un camp vers l’autre en évitant de se faire saisir par un « type » du camp adverse ou en s’efforçant de délivrer le « prisonnier ».

Les enfants se font, d’un coup, à une situation nouvelle, comme les hommes, pourvu que la chose soit convenue, d’un tacite accord, ou imposée par une autorité puissante. Et je pensais : « Ils ne regrettent donc rien ? Ni leur pays, ni leurs parents, ni le bien-être de la maison ? » Mais non ! Ils ne regrettaient rien, ou plus exactement, ils ne prenaient même pas la peine de regarder derrière eux, et, du moment présent, quel qu’il fût, ils s’accommodaient à merveille. Ils étaient beaucoup mieux construits que moi, bien mieux adaptés à la vie ; ils ne présentaient pas à la lumière du jour des yeux alourdis par le rêve ; ils ne se demandaient pas le pourquoi des choses.

Un Frère, sans pardessus à manches ballantes et sans chapeau, vint à moi et me dit :

- Allons, allons, mon enfant, il faut jouer comme tout le monde !

Phrase inoubliable pour moi et qui, toute ma vie, devait me retentir aux oreilles ! Du premier coup, ce Frère avait trouvé les mots qui devaient m’être à tous les instants applicables : « Il faut jouer !... » et « il faut jouer comme tout le monde ! » Oh ! ce n’était pas que j’eusse la moindre envie de me singulariser ! Et, bien sincèrement, j’étais désolé de ne pas participer au plaisir de tout le monde. Mais je ne pouvais pas éprouver ce plaisir ; j’en étais gêné, honteux même. « Ils courent, me disais-je ; ils crient très fort, et cela semble les amuser énormément… » Je voulais, pour ne pas contrister le Frère, m’élancer moi-même ; mais l’idée de pousser un cri, à mon sens si injustifié, paralysait mes jambes, et, d’autre part, le projet de courir sans crier - ce qu’aucun de mes camarades ne faisait - me paraissait aussi répréhensible que de demeurer immobile en mon coin. C’est ce dernier parti que j’adoptai, bien entendu. Mais alors, le Frère revint à moi et me dit :

- Nous aurons un compte à régler, mon garçon.

Il jouait, lui, comme un vrai gamin. Ardemment mêlé à la partie, son espèce de soutane relevée et tordue entre les jambes, il avait beau me menacer ; c’était à le voir, lui, tricotant des guiboles, montrant ses noirs mollets et, au-dessus du genou, les agrafes d’une petite culotte, que je prenais, moi, mon plaisir. Pour mes camarades, à cause de mon inertie, j’étais digne du surnom de « l’Andouille », et l’on me bourrait de coups de poing parce que les « barres » ne semblaient pas me séduire. Hélas ! je ne jouais à rien de la même façon que tout le monde, car lorsqu’en classe je fis part à mon voisin de mes remarques touchant l’accoutrement du Frère, mon camarade me dit :

- Il n’a pas besoin de culotte, idiot, puisque sa robe lui descend jusqu’en bas.

Mon voisin n’avait vu que le jeu, sorte de convention idéale, et point du tout les humbles réalités qui rendaient le jeu possible. J’ai rencontré depuis, beaucoup d’hommes comme lui. De mon espèce, j’en ai rencontré moins. Mais je ne crois pas mauvais que la proportion soit rompue en faveur de ceux qui aperçoivent la vie conformément à une idée préétablie. Ceux qui jugent impitoyablement chaque objet, chaque individu, chaque action, ont leur utilité grande, mais à quelle anarchie le monde serait-il livré si la nature prévoyante n’avait créé la plupart des hommes ingénus, aveugles et crédules !

J’étais très tourmenté de la menace que le Frère m’avait faite ; mais, en classe, il ne me montra même pas qu’il s’en souvenait. Il est vrai que je le stupéfiai par une science fort prisée dans ce temps-là et dont je peux me glorifier en me moquant de moi-même : je savais à peu près l’orthographe ! Je l’avais sue toujours, non par des règles apprises, mais grâce à la mémoire visuelle, à force de lire Le Magasin Pittoresque. Le bon Frère se donnait un mal considérable à enseigner cette chinoiserie aussi respectable que dédaignée aujourd’hui ; et parce que j’accordais les participes, il me mit aussitôt hors de pair ! J’avais aussi un autre don : ma main était capable de tracer au tableau une ligne droite ! Il paraît que c’était très remarquable : je ne m’en fusse certainement pas douté ; mais personne ne s’avisa de rire de la considération qui me fut acquise par ces prodiges. Je sentis aussitôt qu’on ne me taquinerait pas trop si je ne montrais pas d’entrain pour les jeux dans la maudite cour.

O Providence ! que je vous remercie de m’avoir ouvert, dès mon plus bas âge, les arcanes de l’orthographe française et de m’avoir gratifié d’un esprit qui a la notion du plus court chemin d’un point à un autre ! Cette supériorité dérisoire m’a permis non seulement de ne pas hurler de joie en jouant aux « barres », mais de laisser quasi impunément dans mon assiette, au réfectoire, la moitié du morceau de viande trempé dans une sauce gluante, et les lentilles noyées dans une eau bourbeuse. Elle m’a permis aussi d’avoir le droit de ne pas parler. Je ne savais pas parler ; j’avais toujours vécu seul et à la campagne, sans petits amis. De plus, dans ce réfectoire, où nous étions bien cinq cents, le « chambard » était tel que la tête me tournait. On se contentait de me faire rougir en me posant des questions, quand le Frère surveillant s’éloignait, sur des choses qui n’étaient pas de matière classique. J’étais catalogué « aristo », mais avec la mention : « à ménager », attendu que ma destinée certaine était d’être voué à la bienveillance des maîtres : je savais distinguer le futur du conditionnel et dessiner d’ « épatants » triangles.

Et le soir, aux heures d’étude, sous les becs de gaz à abat-jour métallique, comme au dortoir, à la lueur clignotante d’une veilleuse sépulcrale, je résumais, ainsi que je l’ai toujours fait, l’impression de mes contacts de la journée avec la Société, et je me disais - déjà ! - « C’est donc toujours la même chose ? C’est comme à Beaumont, au temps de nos malheureuses affaires de la maison Colivaut : si vous ne vous conformez pas exactement à la façon d’agir ou aux goûts de tout le monde, on vous tombe dessus comme une basse-cour au plumage bigarré sur l’unique poule blanche à l’oeil rose ; mais, qui que vous soyez, quoi que vous fassiez, pour peu que la divinité locale vous protège, la majorité des hommes est à vous. »

Et - les enfants se font très bien ce genre de réflexions : - « Pour s’élever au-dessus de ses semblables, de petites choses sont nécessaires et suffisantes. Exemple : ne pas trembler en tenant la craie à la main ; ne pas ignorer que désappointement prend deux p. »


IV

LA LEÇON DE LATIN


Dans l’effort, d’ailleurs agréable, que j’accomplis afin de revoir clairement les images de ma vie d’enfant, je suis amené à faire cette remarque : toutes les périodes pendant lesquelles j’ai été ou bien seul ou bien participant à la vie normale de famille, les champs et la maison de Courance, la maison Colivaut et la petite ville de Beaumont, d’autres circonstances qui viendront plus tard, - et par exemple lorsque j’habitai chez l’abbé Daru à Poitiers, ou à Tours dans la maison contiguë à celle de Mlle Cloque, - je me les rappelle parfaitement et avec les plus minimes détails. Au contraire, toutes les périodes durant lesquelles j’ai été un interne, un numéro au milieu de quarante, soixante ou cinq cents gamins de mon âge, je ne les revois que par tableaux peu nombreux que je pourrais appeler : « le dortoir », « le réfectoire », « la récréation », « la classe », « la promenade ». Dans ces tableaux, il me semble que je ne figure seulement pas. Je n’étais que la partie d’un tout ; le tout me frappait à la fois, comme une grande masse écrasante ; ma personnalité de gosse y souffrait, y était étouffée, anéantie. Ce sont les seules époques de ma vie dont il ne me reste à peu près aucune mémoire de détail.

Ainsi, de ces sombres époques mêmes, je me rappelle, comme des lanternes sous un tunnel, les jours de sortie, chaque période de vacances, les jours d’infirmerie - où l’on était relativement isolé - et jusqu’à toutes les heures consacrées à l’étude du piano ou à la répétition d’allemand, que je passais, seul, ou dans une pièce avec un professeur.

Le reste du temps, pendant cinq années, j’ai vécu de la vie collective qui m’est tellement contraire, probablement, que je m’y ferme, m’y enclos, m’y endors comme une marmotte. Peu importait que l’on m’appelât par mon nom, me fît lever, réciter ma leçon, aller au tableau noir : je récitais ma leçon, j’allais au tableau ; j’étais plongé dans un mauvais rêve. Jamais je ne parvins à m’intéresser à quoi que ce fût.

Mon pauvre père, peu ouvert à l’intelligence d’un tel cas, me voyant si terne et si démoralisé, ne manqua pas de consulter un médecin, lequel ne manqua pas de commettre sur mon cas la plus lourde erreur. J’étais fatigué, prononça l’homme de science, par la multiplicité des sujets d’étude auxquels ma vie à la campagne m’avait trop peu préparé. On en conclut qu’il était prudent de remettre les études de latin, que l’on avait hésité à me faire entreprendre avant qu’on eût tâté mes forces, et qui, en s’ajoutant aux autres matières enseignées, constitueraient pour moi ce qu’on nommait déjà le surmenage.

J’eus un tel déplaisir de cette mesure que je tombai sérieusement malade. Ce n’était pas que j’eusse pour le latin un amour, mais voici quel était l’humble secret de mon désappointement. Je savais que les élèves admis à aller prendre des leçons de latin chez l’abbé Daru y étaient conduits tantôt par un bonhomme surnommé Mac-Mahon, tantôt par une vieille femme que l’on appelait la mère Guette. Mac-Mahon était incorruptible, l’on ne pouvait obtenir de lui aucune complaisance ; c’était entendu ; mais la mère Guette, moyennant finance, procurait quelques friandises et notamment - c’était ainsi - de la moutarde de Dijon, extrêmement prisée parce qu’elle aidait à avaler les mets insipides et en particulier les îlots de veau errant dans la sauce gluante.

Mon père fit le voyage de Poitiers pour venir me voir à l’infirmerie, et même, comme j’étais malade d’une façon inquiétante, il vint avec sa seconde femme, ma belle-mère, qui, n’ayant pas encore elle-même d’enfants, était très gentille pour moi. La vue d’une femme, et jeune, en ma prison, me produisit un effet extraordinaire. Je n’espérais pas revoir jamais de ces images qui mettent au milieu de la triste humanité comme un sourire. Ils eurent une conférence avec le médecin qui hochait la tête de façon peu encourageante ; et j’avais, très nette, l’assurance que ni les uns ni les autres n’entendaient rien à mon état. Ils parlaient de « stimulants », « d’exercice », de « grand air », etc. ; et moi je leur disais : « Je m’ennuie et je veux prendre des leçons de latin. »

« Je m’ennuie » était une expression vague et qui résumait tout ce que je ne comprenais qu’à demi. Cela voulait dire : « Il m’est insupportable de n’être qu’un numéro dans une maison dépourvue d’herbe, de fleurs et ne serait-ce que d’une niche où je puisse, comme un chien, me retirer - mais tout seul - pour penser à mes petites affaires. » Prendre des leçons de latin, cela voulait dire « j’aurai », mais surtout « je me procurerai » de la moutarde, par mes moyens personnels et en usant de ma particulière industrie. Grâce à un effort individuel, sans doute j’aurai moins de dégoût à manger le veau poisseux, mais je me sentirai un petit bonhomme vivant de sa vie propre au milieu de ce troupeau. Nul instinct naturel de rébellion, chez moi, mais possibilité très caractérisée de révolte pour peu qu’on portât atteinte à des inclinations particulières qui m’apparaissaient intransigeantes.

Je crois que j’effrayai ou bien apitoyai mon père par une détermination aussi prononcée. J’étais tellement déprimé qu’il me promit ce que je lui demandais, et il fut convenu avec le Frère Directeur qu’aussitôt rétabli j’irais aux leçons de latin. Alors je calculai si j’aurais assez d’argent pour acheter un pot de moutarde.

Mon bonheur fut si grand que je fus promptement debout, et, dès que je pus sortir, j’accompagnai ceux de mes camarades qui « séchaient » une classe ou deux pour se rendre chez l’abbé Daru.

Hors des portes du pensionnat, avec une douzaine d’élèves seulement et Mac-Mahon, - hélas ! ce n’était pas, ce jour-là, la mère Guette ! - sentiment de libération et de triomphe. Je me demande encore aujourd’hui comment ma joie put être aussi grande ; elle était invraisemblable.

J’étais dans la rue ! Nous ne marchions pas en rang ; nous étions comme des enfants ordinaires accompagnés seulement d’un vieux bonhomme en pantalon pareil à celui de n’importe qui ! Notre groupe n’était pas assez nombreux pour que je fusse confondu, perdu, réduit à l’état neutre ! Je ne contenais ni mon bavardage ni mes cris ; j’étais guéri - même sans moutarde ; mes camarades ne me reconnaissaient pas. L’un d’eux me dit : « Oh ! toi, tu n’es « empoté » que quand tu le veux bien ! »

On descendait la rue d’Orléans, puis, tout au bas, proche d’un vieux temple romain, on tournait à droite dans la rue Sainte-Croix, en passant devant une église. Il y avait des églises, des chapelles et des couvents un peu partout. A l’extrémité de cette petite rue bordée de hauts murs s’offrait en saillie une maison modeste, à un seul étage, et couverte en vieilles briques hémicylindriques, à la mode du Poitou. C’était là qu’habitait l’abbé Daru, l’aumônier du couvent dont nous avions longé les murs d’une altitude propre à garantir les recluses contre les enlèvements les plus romanesques.

On entrait chez l’abbé par le jardin.

Un jardin ! Je voyais, je foulais du pied un jardin ! Cet enclos me parut et m’est demeuré dans la mémoire comme l’image du Paradis retrouvé. Point de cours de « récréation » ici ! Un jardin avec des plates-bandes, des arbres, des allées désignées par des cordons de buis, des salades sous la paille, une tonnelle en treillage, où s’entrelaçaient des tiges de clématite desséchée ! Toute cette merveille était en tenue d’hiver ; oui, pardieu ! mais je savais ce que c’était que des arbres dépouillés, que des choux gelés et que des légumes qu’on abrite sous des carrés de briques ou des bourrées de bruyère. N’y avait-il pas une serre où l’on apercevait des boutures ! J’aimais l’abbé Daru avant de l’avoir vu : je plaignais tous les enfants qui ne prennent pas de leçons de latin. Et, de la porte d’entrée à celle qui nous introduisait dans la classe, je me remémorai les paroles que m’adressait autrefois le bon curé de Beaumont sur cette langue ancienne et vénérable, que n’était pas seulement celle de l’Eglise, celle de la prière, mais celle de la Beauté, de l’Intelligence et de la Sagesse. Je superposais le jardin fleuri, feuillu, sauvage et si charmant du curé de Beaumont et sa balustrade sur la Creuse, au jardin rigide, glacé, géométrique et contenu par des murs gigantesques, de l’abbé Daru. Mais qu’est-ce que ce fut, quand je vis l’abbé Daru lui-même !

Il nous attendait dans une petite salle basse, en demi-sous-sol, où l’on accédait par cinq ou six marches. Il était debout, lisant son bréviaire ; il était rasé de frais, maigre et grand, soigneusement peigné ; d’une propreté méticuleuse ; portait des lunettes, et j’admirai les boucles d’argent, brillantes, de sa chaussure. Il portait aussi en lui je ne sais quel esprit d’ordre, de précision et d’application qui m’influencèrent pour toujours. Cet homme-là savait ce qu’il avait à faire et il le faisait bien. Aucun doute, sur quoi que ce soit, ne se logeait dans sa cervelle équilibrée. Il me baisa sur le front, en m’y faisant du doigt un petit signe, une croix probablement. Je me croyais marqué, et cela seul me parut répréhensible ; mais je pouvais bien lui pardonner cela en faveur de ce qui en lui me plaisait. D’ailleurs j’étais déjà assis à une longue table noire, d’où l’on voyait le jardin, et la leçon commencée. L’abbé, exhaussé légèrement par une petite estrade, était à l’autre bout, appuyé à une table à part. Il ne me laissa guère le temps de contempler la nature, car il m’interrogeait constamment. Mais mes déclinaisons, mes pronoms, mes adjectifs, mes verbes, je savais tout ça : le curé de chez moi, avec sa poésie et son amour de tout, m’avait inculqué ces choses en me charmant et sans que j’y prisse seulement garde. L’abbé Daru me fit avancer vers lui de trois rangs : j’étais plus fort que la moitié de mes camarades. Il me dit :

- Mercredi prochain, vous commencerez le grec.

Le grec ! Ah ! par exemple, j’en oubliai la moutarde qui, pourtant, était la cause très innocente de mon bonheur.

L’avenir des enfants, on est tenté de dire qu’il dépend d’un hasard ; en réalité, il dépend d’une certaine marque d’attention particulière, de quelque satisfaction donnée, qui varie avec les individus, et principalement d’un ascendant qu’on ne saurait définir, qui ne se rencontre, lui, que par hasard, et qui fait miracle s’il se trouve chez celui qui doit former un petit homme.


V

LE PRESTIGE DE L’ORDRE


Le premier mouvement d’un gamin qu’on installe, loin de sa famille, comme interne, dans un pensionnat religieux ou laïque, et surtout lorsque cette maison n’est pas celle où sa jeune vanité s’était flattée d’entrer, est d’y trouver tout mauvais.

Je ne manquai pas de me conformer à cette loi lorsque je fus revêtu de l’uniforme des Frères de la rue d’Orléans, à Poitiers. Je n’étais pas habillé à mon goût ; mes maîtres me semblaient l’être d’une façon ridicule ; la vie en commun m’était odieuse ; les classes où l’on ressassait les mêmes matières pour un groupe de lambins en la tête de qui rien ne pénétrait, me causaient un interminable ennui ; les jeux, règles, obligatoires, nouveaux pour moi qui arrivais des champs libres, me faisaient l’effet de supplices, et je ne cherchais mon salut que dans des privilèges tels que celui qui consistait à aller prendre des leçons de latin chez l’abbé Daru et à se procurer, en fraude, de la moutarde de Dijon, par la complicité de la Mère Guette.

A ce régime, cependant, le temps passa, et il m’arriva d’éprouver un phénomène bien extraordinaire.

Je pense qu’on sait que je n’aime pas à employer des mots plus grands que la chose signifiée et que ma plus vive répugnance est, comme on dit aujourd’hui, de « bourrer les crânes », c’est-à-dire de vous raconter des balivernes pour vous donner à croire que les choses vont le mieux du monde ou sont beaucoup plus belles qu’on ne le croit. Je n’ai jamais, dans mes livres, ménagé ni mes modèles, même quand par hasard ils étaient sympathiques, ni aucune des « classes de la société » auxquelles ils se trouvaient appartenir, dans le but de vous faire croire qu’il y avait ici et point là un repaire de vertus. J’ai fait ma grimace d’enfant « embêté » à mes honorables maîtres, parce que c’est ainsi que cela s’est passé et ainsi que cela se passe la plupart du temps chez les moutards de mon espèce.

Eh bien ! la seule vérité m’oblige à dire qu’au bout de quelques mois de ma vie de jeune réfractaire, une modification singulière s’opéra en tout moi-même.

Cela ne se produisit pas tout d’un coup ; il n’y eut jamais dans ma vie ni révélation ni conversion brusque ; je suis d’une région française où l’on aperçoit l’envers des choses en même temps que la face, où l’on ne s’en laisse pas facilement conter, où l’on dégonfle les vessies en les perçant à l’aide d’une expression pointue. J’étais même trop jeune pour analyser le changement qui se produisait en moi ; je l’analyse, aujourd’hui, en me souvenant d’impressions que je subis dans ce temps-là et de faits caractéristiques ne pouvant laisser aucun doute sur l’état qui était alors le mien.

La première fois qu’un sentiment de cette qualité, et vraiment nouveau pour moi, m’envahit, ce fut lorsque je vis la figure et toute la personne de l’abbé Daru.

Cet homme n’avait, on en était certain, jamais laissé errer un grain de poussière sur sa soutane ni un brouillard dans son esprit. Il était soumis à un dogme, il observait de point en point une méthode ; il possédait en lui une activité sans répit, mais joyeuse, et qui connaissait tout aussi bien ses origines que ses fins dernières.

Comme notre esprit cherche toujours des analogies, dès que l’abbé m’était apparu, je m’étais demandé : « Où ai-je vu jamais quelqu’un dont un tel homme me fasse souvenir ? » Ce n’était pas le volontaire, autoritaire mais despotique M. Plancoulaine ; ce n’était pas le savant, si sage, mais si glacial M. Clérambourg ; ah ! peut-être, c’était ma vieille tante Planté, qui, sur sa terre et dans sa famille, savait ce qu’elle voulait, et, plus exactement, ce qu’il fallait qu’elle voulût, et qui l’accomplissait en dépit de tous les obstacles. Cependant encore, ma tante Planté n’était pas comparable à l’abbé Daru… Pourquoi ? C’est qu’il y avait quelque chose de désordonné dans la vie si intelligente et si forte de ma tante Planté ; or, cette petite tache, j’avais, je ne sais pourquoi, la certitude absolue qu’elle n’existait pas en la personne de l’abbé Daru.

Pareille idée, qui, vous le sentez bien, ne peut être que rudimentaire chez un enfant, mais qui eut assez de corps pour que je m’en souvinsse après si longtemps, je ne la rapporte que parce qu’elle me servit de transition et m’amena à comprendre quelque chose de plus important.

Ce n’est pas si facile que cela à expliquer ; mais beaucoup, je l’espère, qui ont été élevés comme moi, qui ont eu comme moi la faculté, heureuse ou non, de tout examiner, tout peser, tout juger par le moyen de ce diable de sens propre qui rend la vie si difficile, me comprendront à demi-mot ou grâce aux exemples que je donnerai.

Donc, au bout d’un certain temps, - et ce ne fut guère que vers la fin du premier trimestre, - un jour que, par les corridors infiniment longs et compliqués, nous marchions à la queue leu leu pour nous rendre à la chapelle, je remarquai que nous marchions bien, que notre pas était scandé régulièrement, qu’à des intervalles égaux des Frères, en rabat blanc, nous escortaient en nous surveillant sans trouver à redire à notre tenue déjà disciplinée par trois mois d’exercices de toutes sortes. Et c’est bien la première fois que l’idée de figurer dans un ensemble me fut agréable ! Un surcroît d’agrément me venait de constater que cet ensemble fonctionnait à merveille.

« Ce n’est pas une idée d’enfant ! » m’objectera-t-on. Ce n’est pas une idée commune chez les enfants, et je n’étais pas plus avancé que les autres. C’est une idée que je n’aurais pas été capable d’exprimer au moment où je rapporte qu’elle m’advint, parce que ce n’était pas en moi une idée claire ; mais nous nous souvenons de nombre d’idées ou d’impressions qui ne nous affecteront jamais que d’une manière confuse et dont nous pouvons dire très nettement qu’elles nous affectèrent tel jour précis.

Après tout, l’on conviendra qu’il y a plaisir chez un enfant de dix ans à constater qu’une machine dont il connaît tous les rouages est en état de rendre exactement le service qu’on lui demande. Et l’enfant se complaît à la voir agir dans la perfection. Nous n’étions, en ce temps-là, guère initiés aux arts mécaniques, et j’étais, pour ma part, assez enclin à remarquer les choses d’ordre moral. C’est une disposition comme une autre. Je ne vois donc rien d’extraordinaire au fait de m’être réjoui un jour, confusément, de l’ordre impeccable qui régnait dans un vaste établissement.

Je n’oserais pourtant pas encore tirer de la pénombre de mon enfance ce souvenir aux conséquences graves, si toute une suite d’autres faits ne venaient, parmi mes souvenirs, confirmer celui-ci.

S’il y a un sentiment de bien-être à se trouver, comme cela m’était arrivé, en présence d’une autorité forte et inspirant confiance, telle qu’était par exemple l’abbé Daru, il existe une satisfaction bien plus complexe à sentir, chacune à sa place, et à les voir réunies, toutes les autorités dont on dépend, et ceci, quelle que soit l’antipathie que quelques-unes d’entre elles puissent vous inspirer. Que ce que j’avance puisse paraître encore peu croyable, je ne le nie pas ; mais cela n’est paradoxal que pour celui qui, jamais de sa vie, n’a vu de ses yeux une machine fonctionnant bien.

Si je disais que tous mes maîtres en rabat blanc étaient des êtres exquis et dignes d’être mis en niche ou sur les autels, cela ferait plaisir, je présume, à beaucoup de lecteurs, et je semblerais un moins mauvais esprit. Mais je ne veux rien embellir ni qualifier meilleur qu’il ne me semblait être : tous, malgré le respect dont ils étaient dignes, ne m’inspiraient point admiration parfaite et amour. Eh bien ! quand tous ces Frères, - ceux que j’aimais et ceux que je n’aimais pas, - étaient réunis à leur longue table, le Frère Directeur au milieu d’eux, sous le grand Christ du réfectoire, formant en leur assemblée comme une vaste Cène digne du pinceau d’un Vinci ; quand, devant tout le pensionnat debout, le Directeur disait le Benedicite ou les Grâces » ; quand, surtout, chaque matin, dans la pénombre sépulcrale de la chapelle - où, à cette époque-là, j’assistais à la messe avec ennui, ayant mal au coeur pour m’être levé trop tôt et pour être encore à jeun - nous voyions se lever de nos bancs nos maîtres et s’avancer d’un pas lent, les paumes des mains unies, les doigts allongés dans cette attitude de prière propre aux pieux donateurs sur les vitraux du moyen âge et aux statues agenouillées des morts sur les tombeaux, puis recevoir la communion, des mains de l’aumônier, et revenir enfin tout contre nous, les yeux clos pendant plusieurs minutes, toute la vie du corps arrêtée par une méditation singulière qui semblait pour un moment les arracher à ce monde… eh bien ! oui, leur compagnie entière nous inculquait un sentiment et des dispositions générales qu’aucun des exemples du monde n’a été, depuis lors, assez puissant pour égaler.

Je n’étais ni bien disposé, ni à mon aise ; je n’étais capable que de bien petites réflexions ; et cependant, à maintes reprises, a couru dans mon dos ce frisson qui ne me trompe pas et qui veut dire qu’un des esprits ailés que j’imagine présider à ma vie, passe au-dessus de moi…

On n’oublie point ce genre d’émotions ; il remue, pétrit et modèle notre chair. Si je veux en un clair langage, exprimer ce qu’il en résultait pour mon cerveau d’enfant, ce n’était pas encore une inclination religieuse. A cette époque-là, je me souviens que la sensibilité religieuse n’existait à aucun degré chez moi. J’étais touché, et même ému, profondément, par la vue d’une petite société, dont je faisais partie, où tout se passait dans un ordre impeccable, où un mélange d’autorité forte et de douceur empêchait que personne fût sérieusement mécontent, et où il apparaissait, même à mes sens puérils, que la source de l’ordre provenait d’un je ne sais quoi inexplicable, probablement très grand, imposant et mystérieux.

Et encore, tout cela ne se débrouilla-t-il définitivement que par la vertu du contraste.

Lorsqu’aux vacances du Jour de l’An, je débarquai dans ma famille, je me trouvais être devenu un autre enfant.

La paix régnait à la maison et dans Beaumont pour le moment ; mais j’estimais que rien n’y était cependant comparable à cette magnifique ordonnance du Pensionnat des Frères. Autour de nous, chacun tirait à soi, allait à sa guise, fomentait, en définitive, des éléments de discorde. J’entendis raconter des histoires locales qui prouvaient que la vie libre, au grand air, jadis tant prisée par moi, n’allait tout de même pas sans offrir des inconvénients. Je trouvai que le dimanche, à la messe, tout le monde se tenait de manière à mériter des « privations de sortie ». N’y avait-il pas des personnes, jusque dans ma famille, qui, à la messe, n’allaient même pas ! Ce manquement, qui ne m’eût pas été apparent trois mois plus tôt, me scandalisa. Par-dessus tout, il me semblait que chacun était préoccupé de mesquineries, parce qu’un lieu idéal de ralliement manquait à ces butinements d’abeilles ou à ces promenades de fourmis. Dès avant l’internat, cette dernière remarque, assez conforme à ma nature, était néanmoins renforcée par mille détails.

Comme il arrive trop aisément aux gens de notre pays, témoin successivement de deux sortes de vie je n’admettais que l’extrême en chaque genre.

J’ai peine à croire aujourd’hui que mon Poète, Alfred de Vigny, dont la statue trônait au milieu de la place publique, mon cher Poète, jadis mon modèle et la dernière expression du Beau et du Bien, me paraissait désormais manquer de prestige ! Que faisait-il là, en effet, avec ses airs de fierté, s’il n’était seulement pas capable d’organiser autour de lui un ordre sublime ?


FRAGMENTS


25 août 1889.

UNE journée d’assez curieuses émotions. Je suis retourné à Poitiers que je n’avais pas vu depuis huit ans. Il y a une impression très singulière à retrouver dans mille endroits des vieilles parcelles de soi-même. Ah ! ne dites pas qu’elles n’y sont pas. On les sent trop : le détour d’une rue, un magasin, une lumière et même une odeur, oui une odeur spéciale autrefois respirée, tout cela vous saisit tout d’un coup, sans qu’on le cherche. Vous n’y pouvez échapper. C’est comme s’il y avait là un morceau de vous qui n’aurait pas vieilli et dont la sensation ajoutée brusquement à votre sensation nouvelle produit un effet étrange, un mélange de naïveté et de pensée plus mûre se comparant l’une l’autre avec un sentiment de mélancolie très douce. Toute la journée j’ai eu cette impression. Je me sentais sentir il y a huit, dix, douze ans, et je me suis amusé de ces souvenirs tristes. Car ici je me suis tout le temps embêté. Il y a des choses qui vous apparaissent avec l’esprit qu’on y attachait autrefois ; elles ont une couleur qu’on leur avait alors donnée, que, malgré vous, elles conserverons toujours. Le petit clocheton frêle, et cette façade inachevée du collège de la Grand’Maison, par exemple. Avant d’entrer en ce collège, étant chez les Pères, cette Grand’Maison nous apparaissait comme quelque chose de bâtard, d’imparfait, de non orthodoxe, milieu et transition vague entre notre foi, notre destination suprême, notre maison de Dieu, et le comble du méprisable, de l’hérésie, de l’athéisme, de la réprobation, du mauvais goût, excluant même la pitié : le Lycée.

Eh bien ! tout cela était peint sur ce petit clocheton et sur cette façade inachevée. Je n’y avais jamais repensé. Hier en passant devant, cela m’a sauté aux yeux. Et tout, de même. - Certains endroits de rue vous rappellent un mot, une phrase prononcée ou entendue en passant là : on retrouverait le pavé où on a mis le pied et ce moment. Et des choses intraduisibles.

C’est une supériorité peut-être de la sensibilité sur l’intelligence, que la sensation se réjouisse des sensations différentes éprouvées, tandis que l’idée nouvelle anéantit et méprise toute idée antérieure opposée.

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Vendredi 7 septembre 1889.

Hier, voyage à Tours. Impression de la journée : heureuse. Eh, mon Dieu ! à quoi tient ce résultat d’une journée, un rien qui, pour tout autre, eût passé inaperçu. Je montais en chemin de fer à La Haye, j’aperçois un petit minois tout gentil à une portière, le train marche encore ; il va s’arrêter, le minois passe devant moi, je le regarde, et l’apparition inattendue me donne probablement un air particulier, puisqu’elle qui passe me regarde aussi et me regarde jusque là-bas, déjà loin quand le train s’arrête.

Je la retrouve à Port-de-Piles, en attendant le train de Bordeaux ; c’est curieux comme elle est jolie : toute simple, pas très bien mise, petite robe de coton avec un grand fichu sur les épaules, accompagnée d’une bonne femme en bonnet blanc très propre et qui a dû être belle : sa mère, je suppose. Il y a avec elles une petite fille de six ou sept ans qui sera et est déjà ravissante : ses cheveux rouge sombre ondulés, superbes, avec une peau blanche transparente comme la nacre. Je l’ai regardée, la chère mignonne, beaucoup, en me promenant, toutes les fois qu’après cinquante pas je revenais vers la marquise où elle se tenait tranquille, riant par moments avec sa petite soeur.

Et je retrouvais toujours en arrivant des yeux démesurément grands et noirs qui, très doucement, s’élevaient quand j’arrivais, et doucement (oui, rien que doucement) retombaient, perdus dans un lointain vague. Tout de suite je l’ai aimée. Naturellement je suis monté dans le même wagon, compartiment d’à côté, mais en troisième, sans séparation ; j’étais en face d’elle, les contemplant à mon aise, sans être trop près pour les gêner. Ah ! quel voyage ! C’était si joli ce tableau dans ce coin de wagon, elle avec sa douceur de vierge de seize ans et son diable de regard qui flottait mélancoliquement, comme un mystère dans le blanc brun de son visage, sous l’auréole sombre d’un grand chapeau de paille noir ; et sur ses genoux la petite enfant aux cheveux rouges et à la peau transparente, qui montrait sa petite jambe, une jambe de femme, réduite, d’un dessin parfait, étonnant chez une enfant. Pendant une heure et demie, j’ai contemplé cela, en adorant la soeur aînée. Elle a rougi un peu d’abord quand je l’ai regardée, je la trouvais tellement belle qu’elle m’en a su gré probablement en le lisant dans mes yeux. Elle a daigné y lire de plus en plus souvent et longuement. Ce n’est pas présomption de ma part, car je pensais d’elle des choses si jolies que, si mes yeux le disaient, elle y pouvait s’intéresser ; à la fin nous avons eu des moments de communion délicieux. Je la tenais ; elle ne s’en allait presque plus et j’éprouvais un ravissement presque jamais éprouvé, un tressaillement de toutes mes fibres, une joie de toute mon âme sur laquelle ses yeux versaient tendrement, longuement, leur douceur. Et c’est fini. Je ne la reverrai plus. Ce sont ces femmes-là qu’on aime, parce qu’elles tiennent un peu du rêve. Ce sont des apparitions, cela se montre et cela passe, cela vous secoue et vous laisse au coeur une tendresse reposante. Quelque chose comme la sensation qui suit la vue d’un objet rare ou d’un tableau superbe une seule fois contemplé ; le souvenir en est exquis et c’est quelque chose de très bon pour les futures rêveries.

(Je ne suis pas parvenu à rendre ici une ombre de ce que j’ai ressenti.)

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8 septembre 1889.

L’autre jour, à Tours, je m’arrête devant une exposition de photographies. L’une d’elles représente une actrice en religieuse de charité ; elle est d’ailleurs reproduite au moins dix fois en d’autres costumes et même en maillot, dans la même vitrine. Cette actrice est terriblement vulgaire, une vraie vache beuglante d’alcazar, et elle a en religieuse quelque chose d’horriblement faux et choquant.

Deux pauvres vieilles femmes regardent à côté de moi :

- Oh ! voyez donc cette bonne soeur, oh ! bonnes gens ! pauvre chère mignonne. Tenez, elle tient son bon Dieu sur son coeur, elle est jolie avec ça ; c’est toujours prêt à tout, ça vous soigne comme des anges…

Comme l’évocation est possible à peu de frais pour les gens simples ! Ce portrait de religieuse vous soulevait de dégoût, cette figure de putain, dans ce costume de dévouement, beau comme celui d’un soldat, m’horripilait : elle avait à côté de moi provoqué l’admiration.

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9 septembre 1889.

Hier soir dîner chez le Dr Gaudeau à La Haye. Suis monté avec lui pour la première fois depuis treize ou quatorze ans dans cette ancienne vieille chambre, là-haut, au-dessus de la cuisine. Comme ça vous emplit de souvenirs ! Comme ça m’empoigne, moi, ces choses-là. Tout d’un coup, il vous monte à la tête une bouffée d’autrefois, des quantités de petits moments voilés dans la mémoire et tout d’un coup ramenés avec une intensité de vie extraordinaire.

Un soir où j’étais peureux, que je n’osais pas aller jusque dans le coin de la porte, à l’autre bout du lit, je m’y élance tout d’un coup et reviens plein de frayeur et fier de mon courage. - Une leçon de géographie à peine commencée, interrompue par les larmes, je ne voulais absolument rien faire. - Oh ! et puis une scène que je n’oublierai jamais. Après la mort de ma mère, mon retour à La Haye. J’avais quatre ans, on ne m’avait rien dit, mais je pressentais avec un instinct d’enfant. Le soir, ma pauvre grand’mère, devant la cheminée, me déshabille ; j’étais sur ses genoux ; je faisais, je crois bien, ma prière : tout d’un coup, c’était plus fort qu’elle, elle fond en larmes, elle ! que je n’ai jamais vue pleurer que cette fois, elle, dure, jamais souriante. Oh ! elle pleurait, la pauvre femme ! et elle me prend dans ses bras avec un serrement d’amour et de désespoir, la seule expansion de sa vie ; les larmes me gagnent et longtemps, longtemps, nous restâmes ainsi ; nous n’avions pas dit un mot ; nous nous étions compris en pleurant.

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Montsoreau, 10 septembre 1889.


Le soleil vient de tomber, nous côtoyons la Loire en venant de Candes. Le ciel, en face de nous, en bas de l’horizon, est vert, puis jaune, puis rose, puis violacé, et tout cela de couleurs tendres et fondues. Toutes les verdures, sur les bords, s’endorment. L’eau passe, calme, somnolente et rose ; des balises, plantées çà et là dans le courant, font des triangles d’émeraude, à la base indécise et fuyante.

Et comme je me retourne, après m’être saoulé de cette vue reposante, au coin d’une maison vieille, assise sur une borne, une fillette est là, aux yeux démesurés, splendides et qui rêvent. C’est joli d’une façon inouïe.

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11 septembre 1889.

Je suis assis sur la berge et me réjouis de la Loire magnifique, si belle en cet endroit que les hommes à l’autre bord sont tout petits.

Et il y a au-dessous de moi un passeur qui la trouve trop large.

Il y a des hommes qui vivent devant ce paysage qui est le calme, l’apaisement, l’anéantissement dans le repos, et il y en a qui vivent sur le boulevard des Italiens, et vous voudriez que ces hommes se rencontrent en leurs pensées !

Pourtant il y a ici un vieillard, auteur d’un dictionnaire, qui vit de méchancetés et de médisances. Est-ce qu’il voit cela comme nous ?

Il est faux de dire que les paysages influent sur les caractères, car on ne les voit pas.

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12 septembre 1889.

Le passeur avance avec sa toue chargée. Il ne nuit pas à la sérénité qui plane.

Cette charrette attelée, immobile et glissante sur les eaux, avec les chevaux tête baissée, et comme figés sur place, ajoute encore à l’impression. Et les restes du vieux château qui contemple cela depuis cinq siècles, semblent des regards de très anciens morts ayant choisi ces lieux pour y dormir leur paix éternelle.

La charrette de campagne, cette chose roulante, cahotante, bruyante, pesante, et luttant sans cesse avec les cailloux et les ornières, et que l’on voit sur ces radeaux passer avec son attelage, avancer sans mouvement, sans heurts et sans tapage, les chevaux comme abrutis de l’aventure, a quelque chose de l’impossible et de l’étrangeté du rêve.

Et l’on est tout étonné de voir cela reprendre vie en touchant l’autre bord.

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14 septembre 1889.

La Loire est sortie un peu aujourd’hui de son impassibilité. Le vent qui la caresse légèrement, l’irise, comme si elle avait des frissons ; elle a la chair de poule.

Les Tourelles, aux vieilles maisons, mettent comme des sourires.

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Sans date.

Me voilà revenu dans la petite ville où je suis né et que je n’avais pas vue depuis vingt ans. Je ris de l’émotion que j’ai : elle est trop forte. Vais-je aussi, moi, chanter éperdument le pays natal, ce qui paraît si étrange à ceux qui, étant nés dans le même pays, ne l’ont jamais quitté. J’espère n’être pas dupe de mon émotion : c’est celle d’un homme attentif jusqu’à l’excès à sa personne et enclin à s’attendrir sur ses commencements. Ce n’est pas tant mon amour pour ce pays qui m’émeut, mais l’illusion que ce pays, ou du moins quelque chose de ce pays, peut m’aimer. Je viens à lui comme une coquette sur le retour et dont le coeur sait fort bien battre à l’approche d’un homme qu’elle souhaite encore épris d’elle. Mais mon manège est singulier : il ne s’adresse à aucun être vivant. C’est à un pan de mur, à une terrasse à balustres, à telle ruelle tortueuse que je pense en arrivant ici ; c’est le vieux pont gothique, c’est la rivière, c’est le jardin de M. le curé, que je veux touchés à ma vue. Enfantillage hors de saison ! J’imagine que ces témoins de mes rêveries de petit garçon puissent être sensibles à l’aspect mélancolique de ma quarantaine.

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Sans date.

Lorsque j’habitais, enfant, dans ce pays qui aujourd’hui m’émeut tant, je ne rêvais que d’en sortir. Ma tante Félicie m’élevait, m’instruisait et me faisait promener avec elle dans l’intention que je prisse goût à la terre qu’elle me laisserait un jour. Je marchais à côté d’elle, je l’écoutais, je profitais de ses leçons ; je ne pensais pas à grand’chose, mais le sifflet des trains que l’on entendait, les jours de mauvais temps, par le vent d’ouest, fut, de toutes les choses que j’écoutai, enfant, celle qui me toucha le plus ; et sans songer encore à l’endroit où j’irais, je rêvai de partir. En grandissant, j’y rêvai davantage et mon premier mouvement libre fut de partir en effet. Le sifflet des trains, c’est nos Sirènes, à nous. La plupart de ceux qui sont nés dans ce petit pays, ayant entendu ce chant, l’ont suivi comme moi ; cette campagne est dépeuplée. Perfide ou non, le cri magique des grandes villes agit ; il attire et retient. La Sirène ne restitue que des malades ou des prêcheurs qui passent ici, louant le pays natal, le temps d’une belle saison, et retournent, quant à eux, vers la Sirène.

Je me suis bien aperçu de cela, tantôt ; étant assis à l’endroit que j’aime le mieux de ce pays que je crois aimer mieux que tous les pays du monde, et alors même que j’en goûtais bien profondément tout le charme, un train siffla, comme autrefois, au loin, et je tirai mon agenda pour y mesurer le temps qui me sépare du jour où je repartirai pour Paris.


NOTES :
(1) J.-M. Rougé : La France Nouvelle, 2 février 1921.
(2) J.-M. Rougé : La France Nouvelle, 2 février 1921.
(3) En Voyage : Alpes et Pyrénées.
(4) Mon Amour, p. 155.

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