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A. Chevalier : Le vicaire de province (1841)
CHEVALIER, Augustin (1811-18..) : Le vicaire de province (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.I.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Vicaire de province
par
Augustin Chevalier

~ * ~


SUR la place de la Madeleine de la petite ville de B***, si par hasard un voyage d’agrément ou des affaires vous y ont conduit, voyez-vous passer, le soir, à l’heure de l’Angélus, ce jeune prêtre dont le rabat est si frais, le tricorne si bien brossé, dont la ceinture flotte si ample et si soyeuse, et qui, à chacun de ses pas, comme une femme, fait entendre un frôlement coquet et gracieux ? De droite et de gauche, sur la place, avec empressement, avec respect, on le salue. Il se détourne, il se découvre, d’un air moitié sérieux, moitié souriant ; voyez : chaque fois de ses cheveux frisés, poudrés jusqu’à la tonsure, tombe et s’éparpille en ondoyant un léger nuage embaumé dont le contact blanchit le collet de sa soutane. Mais le voilà qui met le pied sous le porche même de l’église ; il entre, les yeux baissés : sa figure est déjà plus grave, son regard paraît presque sévère ; tout son maintien, toute sa physionomie, respirent le recueillement et l’autorité. Il trempe le bout des doigts dans le bénitier de marbre, il se signe rapidement, il longe la nef latérale, pénètre dans le chœur par la grille de fer, puis s’agenouille sur une des marches du maître-autel, dit une courte prière mentale, se relève et se glisse dans la sacristie. Pendant ce temps, la cloche tinte toujours ; les chaises réservées se garnissent peu à peu ; de vagues parfums s’exhalent, çà et là, comme d’un encensoir mal éteint : une molle obscurité se répand sous les voûtes où le soleil, avant de se coucher, darde soudain un flamboyant adieu, à travers les rideaux rouges des ogives. Les pas des nouveaux arrivants se succèdent, se pressent avec un sourd murmure. On distingue des chuchotements mystérieux, dont l’écho va se répercutant à l’infini, et, de loin en loin, la lourde canne du suisse qui rebondit sur les dalles sonores. Quelques cierges s’allument au coin d’un pilier, près d’une chapelle ; la porte d’un caveau grince sur ses gonds rouillés. Une troupe d’enfants s’assied en désordre sur des bancs au fond de l’église ; de vieilles dévotes se groupent derrière eux… Silence ! l’Angélus a clos depuis un moment, par trois coups, trois gémissements, plus forts, plus accentués, ses longues volées mélancoliques. Les assistants ont récité leur Ave Maria. Certains d’entre eux égrainent encore un chapelet ; d’autres, pleins de componction, se frappent douloureusement la poitrine. Mais déjà la foule s’éclaircit ; les bruits du dehors éclatent moins craintifs, moins étouffés, vers les bas côtés de la nef. Les vantaux, qu’on ouvre à chaque instant, livrent un brusque passage aux mille rumeurs confuses de la ville. Écoutez : ne dirait-on pas qu’avec la brise qui s’y engouffre, s’échappent de toutes ces issues, comme d’autant de tuyaux d’orgue, d’insaisissables fusées de notes mélodieuses ? – Il n’y aurait point, ce soir, de bénédiction du saint-sacrement ; monsieur le curé ne s’est pas même rendu à la sacristie. De ses deux vicaires, le premier recevra jusqu’à neuf heures les pécheurs qui se présenteront au tribunal de la pénitence ; le second fera le catéchisme aux enfants du collége et des écoles.

C’est bien ! les voici qui viennent tous deux. L’un, le front penché, les mains jointes, a fléchi le genou devant la croix du chœur ; il reste là quelques minutes, plongé dans une profonde méditation ; puis il se redresse lentement, se dirige vers la plus sombre galerie, et s’enferme dans un confessionnal. Aussitôt le grillage crie sous sa main : une tête s’incline vers lui dans l’ombre ; le saint et redoutable ministère commence. Pourtant ne plaignez pas trop le pécheur qui, tremblant, humilié, déroule à demi-voix l’aveu détaillé de ses fautes. Le regard du prêtre qui l’entend, si vous l’avez remarqué, brille de tant de bonté et d’innocence ; un tel caractère de vertu rayonne sur son visage, où toutes les croyances du chrétien ont gravé leur sceau dans chaque ride, que, devinant vous-même combien facile est la pente de son cœur à pardonner, vous ne doutez point qu’il ne console, qu’il ne soutienne son frère dans sa chute, plutôt qu’il ne le gourmande et ne le châtie. Ce prêtre est le premier vicaire de la Madeleine. Fidèle à son poste, depuis qu’il est dans les ordres, il a refusé, pour ne point quitter ceux de ses paroissiens dont grande est la foi dans son zèle et dans ses lumières, plus de dix cures importantes du département. Monseigneur l’évêque, sur ses instances réitérées, s’est décidé enfin à ne plus solliciter son ambition. Sa charge, on l’espère du moins, ne sera pas vacante de longues années ; et les jeunes abbés qui, à leur sortie du séminaire, seront appelés tour à tour à le soulager d’une partie de sa tâche, au lieu d’être révoltés secrètement de la modération de ses vœux, accepteront avec joie, plutôt que de lui causer le moindre ombrage, le plus chétif bénéfice dans le hameau le plus obscur.

Cette résolution, ces sentiments sont bien ceux du second vicaire, celui-là même que vous avez rencontré sur le parvis de la Madeleine. Son âme, pure et chaste jusqu’ici, est accessible à toutes les générosités de la jeunesse. Il ne vise pas plus haut que le rang qu’il occupe ; il ne se montre impatient d’aucun frein ; il ne s’épouvanterait d’aucun sacrifice. Aussi n’a-t-il transgressé jamais, de son propre mouvement, la limite de ses attributions. Ses actes se règlent sur ses droits, ses désirs se hiérarchisent selon ses devoirs. De ses deux supérieurs habituels, l’un, monsieur le curé, le protége d’ailleurs et a demandé comme une faveur sa nomination à monseigneur l’évêque ; l’autre, le premier vicaire, non-seulement lui épargne ce que leurs fonctions respectives comportent de plus fatigant ou de plus vulgaire, mais encore lui cède avec une rare complaisance toutes les occasions de briller. Le dimanche, ou les jours de fête, quand les paroissiens affluent dans l’enceinte trop étroite de l’église ; quand il ne reste plus une chaise qu’on ait louée d’avance, quel prédicateur, si ce n’est lui, dans toute la liberté du langage évangélique, s’adresse familièrement aux personnes les plus considérables de la ville ? Lequel des nombreux auditeurs qui l’environnent, si ce n’est le curé ou le premier vicaire, prête une oreille plus bienveillante à ses paroles, et semble le plus touché des merveilles de son éloquence ? N’est-elle donc pas bien aisée, la route qu’on lui fait vers les honneurs et la fortune ? Le présent n’a-t-il pas assez d’attraits pour lui, l’avenir assez de promesses ? Les abords de la carrière n’ont pas été, non plus, bien rudes à ses premiers pas ; aucune épine n’a déchiré dans sa jeunesse la moindre illusion, la moindre espérance. Lévite encore, bien plus que prêtre, il n’a point dépouillé sa robe virginale ; il peut, sans arrière-pensée comme sans mensonge, nommer tous les hommes ses frères, toutes les femmes ses sœurs ; car nul souvenir ne se réveille parfois en lui d’une injustice ou d’une injure, nul mauvais levain ne fermente ni dans sa tête ni dans son cœur. Adolescent, quoique né pauvre, il n’a jamais souffert de la misère. Ses parents, fiers de son savoir précoce, heureux de sa vocation, se sont privés souvent du nécessaire pour qu’il ne manquât point à sa destinée. Les amis, les patrons, ont pour ainsi dire surgi autour de lui, au fur et à mesure qu’il en a eu besoin. Aujourd’hui une auréole puissante déjà le couronne. Chacun se fait prophète pour l’encourager ou pour lui plaire. On le prône, on le choie, on l’exalte ; il marche, douillettement bercé dans son naïf orgueil par ce concert d’éloges, sur le sable le plus fin de l’enthousiasme ; il gravite, au milieu de l’approbation, de l’admiration générales, vers les plus hautes dignités de l’Église. Ce n’est plus même assez de la crosse et de la mitre, c’est la pourpre qu’on rêve pour lui ; et plusieurs, les plus fous, les plus sages peut-être, s’informant d’où il sort, vont jusqu’à se demander, d’un air inquiet, qui sera le cardinal-neveu dans la famille.

Mais il suffit. Venez avec moi : suivons le jeune vicaire, car c’est à lui surtout que se rattachent nos observations ; c’est cette figure qu’il s’agit de prendre pour type, avant que le frottement du monde ait à demi effacé son empreinte originale ; suivons-le, dis-je, dans l’exercice de ses fonctions, dans toutes les phases climatériques de son existence.

Vous avez vu avec quelle autorité calme, réfléchie, il est entré dans l’église : voyez-le maintenant descendre du chœur dans la nef, d’un pas presque délibéré, franchir le triple rang de jeunes garçons qui s’entr’ouvre à son approche, et s’asseoir sur une estrade parmi eux. De quel geste agile, délié, il rejette par-dessus le dossier de son fauteuil les blanches ailes de son surplis ! quelle main grassouillette aux ongles roses il promène sur la houppe moelleuse de son bonnet carré ! Une rougeur pudique se fond en teintes charmantes sur ses joues, à l’aspect de toutes ces femmes qu’il attire, qui font cercle à ses côtés, et dont son embarras même redouble l’attention. Toutefois il se rassure insensiblement, il interpelle un des écoliers ; il reproduit, il explique aux autres chacune de ses réponses ; il tend parfois un piége à leur simplicité ou à leur ignorance, afin de leur démontrer les vérités qu’il enseigne dans toute la limpidité victorieuse de leur évidence. Bientôt le champ s’élargit avec ses idées, son esprit prend l’essor vers des sphères immenses, sa parole aborde les questions les plus ardues de la théologie ; il cite hardiment Scoot et Thomas, et tous les pères de l’Église, entraîné qu’il est, de cime en cime, par la chaleur de l’argumentation ; il se joue des subtilités, foudroie les hérésies, débrouille les erreurs, fait jaillir la lumière du chaos. Femmes, enfants, vieillards ; tout l’auditoire reçoit la manne céleste, bouche béante. Quelques pleurs furtifs coulent, de çà, de là, sur plus d’un fichu que soulève l’émotion. Un frémissement court sur toutes les lèvres. On ne comprend qu’à demi, on n’en admire que davantage. Alors il s’essuie les tempes avec son mouchoir de batiste, il termine son discours par une péroraison pathétique où le doux nom de Marie se mêle au divin nom de son fils ; il pose triomphalement son bonne carré sur la calotte qui cache sa tonsure, et regagne, à travers les noirs arceaux, la grille du chœur, où le guide de loin – phare mystique – la pâle lampe du sanctuaire.

« Quel savant ! s’écrie un vieillard la larme à l’œil.

- Et quel saint ! » ajoute une dévote avec un soupir.

Cependant le sacristain, armé d’un long éteignoir, remonte de pilier en pilier, de chapelle en chapelle, et graduellement les ténèbres s’épaississent derrière lui. Neuf heures sonnent ; les pénitents qui attendaient au pied du confessionnal, se résignent à supporter jusqu’au lendemain le fardeau de leurs fautes. L’ombre, en se déployant comme un lourd manteau sous les voûtes, restreint et refoule le bruit ; les échos des travées s’appesantissent… l’église est déserte.

Sur ces entrefaites, les deux prêtres se sont retirés par la petite porte extérieure de la sacristie.

« Eh bien ! où en êtes-vous avec ces enfants ? demande le vieux vicaire ; leur instruction avance-t-elle ?

- Oh ! oui, répond le jeune homme d’un ton satisfait ; je compte sur une excellente première communion, cette année-ci. »

Puis la conversation continue sur divers sujets religieux ou scientifiques. Tout en devisant, ils arrivent devant le seuil du presbytère, où ils se disent adieu ; car, eu égard à son âge et à d’anciennes convenances de famille, le curé permet à son premier vicaire de ne point loger sous le même toit que lui. Le vieillard double le pas vers la rue où est située sa maison, en marmottant quelque phrase inachevée qu’il se répète tout bas ; le jeune homme, avant de monter dans son appartement, s’arrête d’abord chez le curé. Là, d’ordinaire, l’entretien s’engage sur des matières bien différentes. Ce n’est point droit canon ni controverse que l’on cause. Le caustique pasteur, à qui sa gouvernante fait un conte assidu  de toutes les menues anecdotes de la ville, s’en amuse doucement dans l’intimité. Les heures s’écoulent, sans que l’un ni l’autre accuse jamais leur fuite de lenteur ; et lorsque enfin la voix importune de la pendule leur en donne le signal, c’est toujours avec chagrin qu’elle les sépare, qu’ils se souhaitent mutuellement une bonne nuit.

Le lendemain, l’aube à peine perce les fentes de ses volets, tandis que la gouvernante dort elle-même ses pleins yeux, le jeune prêtre est sur pied déjà dans sa chambre. Il passe dans son cabinet ; il y fait quelques tours de long en large, afin d’amasser, d’élaborer ses idées ; il choisit, de temps à autre, un livre dans sa bibliothèque, le feuillette, le consulte, le replace dans son rayon, ou le porte sur son bureau. Au bout d’un quart d’heure de ce manége, les points qu’il veut débattre, les citations dont il veut étayer ses raisonnements, se sont classés dans son cerveau ; et une pile nouvelle de volumes encombre la table où il écrit. Il s’y assied, il fouille dans ses tiroirs, en tire plusieurs cahiers froissés, jaunis, les relit, les examine, puis s’accoude sur la table, appuie son front dans ses deux mains, et médite encore. Regardez, parcourez avec moi ces manuscrits, ainsi que les nombreux ouvrages entassés par lui, matin et soir, sur son bureau et alentour sur des fauteuils :  ̶  Sermons pour l’Avent, pour la Semaine-Sainte, pour la Pentecôte ; Paraphrases des petits prophètes, Compléments aux commentaires de l’Ecclésiaste, Syndérèse pour le jour des Morts, Homélie de la Vierge, Traité des Légions célestes, etc… ; puis, les Hexaples d’Origène, le Talmud, le Cohéleth, la Somme de Saint-Thomas, les Décrétales, Saint-Chrysostôme, les Confessions et la Cité de Dieu de saint Augustin ; Philon, De la vie contemplative ; Jamblique, sur les Mystères ; Porphyre, sur l’Abstinence ; Psellus, sur les Démons ; le livre de l’Extase de Tertullien, etc., etc… Heureux jeune homme ! cœur ingénu et parfaitement soumis encore au droit canon et à la discipline ! Active et chaude intelligence que n’ont point refroidie, desséchée, les plus arides dissertations, les plus énervantes arguties, et qui aurait encore la candeur de réfuter Symmaque, le défenseur passionné de Rome païenne ! Après une pause, son front se relève inspiré, radieux ; son œil lance des éclairs, le bec de sa plume crie sur le vélin. Il a saisi celle de ses œuvres à laquelle il projetait d’ajouter une preuve essentielle, une conclusion logique mieux déduite des prémisses. Il interpole ici un mot, là une ligne tout entière ; il efface plus loin un paragraphe, remanie une période, pèse un terme équivoque, ouvre un dictionnaire, et longtemps hésite avant de le conserver ou de le supprimer définitivement. Tout à coup le soleil tournant la fenêtre, étend son fluide réseau d’un angle à l’autre du cabinet. Des clameurs croissantes investissent la solitude du presbytère. N’importe ! il ne s’aperçoit pas même que sa lampe brûle encore. Il se plonge avec ivresse dans toutes les indicibles voluptés de l’étude et du travail. Mais, hélas ! voici que les sons d’une cloche bien connue bondissent comme par saccades dans les airs. Il tressaille, s’élance vers la fenêtre, tend l’oreille… oui : c’est bien l’heure ! Alerte ! serrez vos papiers jeune homme ; habillez-vous. La cloche vous avertit : partez vite. Le sacristain a tout préparé sur l’autel de votre chapelle ; le clerc a rempli les burettes ; le premier vicaire aura bientôt dit sa messe, et le tour de la vôtre va venir.

Ce devoir rempli, le jeune vicaire, lorsque d’autres soins ne le retiennent pas à l’église, vaque à ses affaires ou à ses plaisirs. Il accueille parfois dans son cabinet quelques dévotes jalouses de lui demander son avis particulier sur un cas urgent de conscience. Il promet d’y réfléchir dans la journée, et de leur rendre réponse, le soir, au confessionnal. Si la décision leur est contraire, les dignes femmes se taisent et soupirent ; si le jugement s’accorde avec leurs désirs, elles se taisent encore, elles affectent une gratitude modeste et tranquille. Mais un jour, en rentrant chez lui, le sage directeur qui les a secourues de ses conseils, voit étalés sur un meuble, à l’endroit le plus clair de l’appartement, ou un calice en vermeil, ou une aube ornée de dentelles, qu’on dirait ouvrée par des doigts de fée, ou une superbe chasuble de moire brodée d’or. Il ne peut refuser, car la vieille gouvernante qui règne au presbytère, se pique surtout de réserve et de prudence ; et il ignore de quelle main part le cadeau. Puis, ce sont des dîners en ville, chez les sommités de la noblesse et de la bourgeoisie ; des réunions dont il fait le charme par la délicatesse de son esprit, la variété de ses connaissances, l’amabilité de son caractère. Il se montre là homme du monde, sans contrainte, sans pruderie. Nul sujet de conversation ne lui est étranger. La lecture des pères de l’église n’absorbe pas seule ses loisirs ; l’amour de la science ne domine pas à tel point toutes ses facultés, que la littérature lui soit odieuse. Vous ne chercheriez pas longtemps sur son bureau, sur les tablettes inférieures de sa bibliothèque, sans découvrir un Lamartine in-18 dans son étui de velours, les premières odes d’Hugo, les premiers ouvrages de Lamennais, Atala et René en un seul volume, le Lépreux de la cité d’Aoste de De Maistre, et jusqu’à un tome dépareillé des romans de madame de Staël. Ne vous imaginez pas même que les femmes dédaignent son opinion sur leur toilette, ni qu’il rougisse aucunement de la dire : souvent son goût fait loi. Il ne recule pas même devant une discussion philosophique avec les hommes ; et si quelqu’un lui parle malicieusement de la grande encyclopédie de Diderot ou du dictionnaire si hostile de Voltaire, il se rabat en souriant sur le poëme de la Henriade et débite, d’un ton d’onctueuse conviction, les quatre vers sur l’Eucharistie.

Néanmoins, quelques succès qu’il obtienne dans le monde ou dans la chaire, quelques séduisantes distractions que lui offre l’étude, ses heures les plus douces sont celles où, seul, abandonné à lui-même, il se laisser aller nonchalamment sur la pente de la rêverie. Oh ! de quelle ineffable lumière l’horizon se colore alors à ses yeux, et quelles visions attendrissantes glissent dans l’espace enchanté ! Là, c’est sa mère agenouillée au pied de l’autel pour recevoir la communion des mains de son enfant, le jour à jamais précieux à son souvenir où il dit sa première messe ; là, son pauvre père expirant absous par lui de ses fautes, et d’un baiser suprême effleurant ses doigts encore humides des saintes huiles. Puis, sa mémoire, sans effort, creuse plus avant au fond de lui-même. Il songe au trouble cruel qui faillit glacer sa langue à son premier sermon ; lui qu’intimide à peine maintenant l’assemblée la plus imposante, et qui a même, un dimanche, dans la cathédrale du diocèse, eu l’honneur de prêcher devant monseigneur l’évêque. Il se rappelle l’émotion singulière qu’il éprouva, et quelle honte honnête enflamma son visage, le premier soir, où, courbé à la grille d’un confessionnal, les révélations les plus secrètes lui dévoilèrent le for intérieur d’un de ses semblables. La société commence de lui apparaître sous ses faces les plus mobiles. Il se sent confusément, vis-à-vis de bien des gens et de bien des choses, dans le faux ou dans le vague. Il temporise tant qu’il peut avec l’expérience, dont le flot l’assiége, l’envahit par des courants invisibles. Il s’étonne d’avoir à ménager aujourd’hui certains intérêts, certaines passions, dont il ne soupçonnait pas même hier les impétueuses exigences. Il ne s’effraie pourtant pas encore de l’avenir ; mais déjà le passé lui inspire plus d’un regret, et il se trouve parfois bien malheureux dans le présent.

C’est qu’aussi – ne déguisons aucune des misères de son état  ̶ , ses pénitentes s’accusent souvent de péchés bien futiles ! Elles ont d’étranges remords, d’étranges scrupules. Elles sont sans cesse contre Satan sur le qui vive. Elles se défilent beaucoup trop de ses pompes et de ses œuvres. Elles découvrent partout des ruses, des piéges, des tentations. Elles se plaignent de rencontrer constamment sous leurs pieds quelque pierre d’achoppement. La réalisation douteuse de leur salut leur coûte plus de soucis sur la terre, qu’il ne leur vaudra peut-être de béatitudes dans le paradis. Elles font si fréquemment, si attentivement la ronde dans leur conscience, qu’il n’y a bientôt plus le moindre repli d’où, avec l’aide de leur directeur, elles ne se flattent d’expulser pour jamais le malin. Puis, les ans, l’habitude ne l’ont point encore endurci ou blasé. Quand on réclame sa présence près d’un lit de mort, si c’est sur la beauté, l’innocence, que s’abat le vol de l’ange, son courage l’abandonne, toute sa chair frémit ; il administre d’une main glacée le viatique à l’agonisant ; il mêle ses pleurs à ceux de la famille ; il rachèterait volontiers cette vie au prix de la sienne… et le jour où, penché au bord d’une fosse, il bénit ce cercueil qu’ont arrosé tant de larmes, c’est véritablement du plus profond de son cœur que s’exhale une fervente prière à Dieu pour le repos de l’âme du défunt !

Mais, – ô puissances de la jeunesse ! ô inépuisables trésors d’oubli enfouis dans le sein de l’homme ! – que ces ennuis, ces angoisses, ces tristesses, s’évanouissent promptement ; et que l’espoir, l’illusion, le bonheur, poussent encore des jets vigoureux dans cette nature ! Quelle ardeur, quel épanouissement, lorsque l’Église célèbre une de ses solennités ! De quel air de noble assurance il assiste, en compagnie du premier vicaire, le curé qui officie pontificalement à la grand’messe ! Comme il se prélasse, à vêpres, dans sa stalle sculptée ! Comme au-dessus de toutes les basses-tailles tonnantes du lutrin, et des buccins et des serpents, au-dessus du fausset des acolytes, des chants bourdonnants de la multitude, retentit, vibrante, d’allégresse, sa voix séraphique qui entonne le Magnificat ! Quelles jouissances l’inondent, au milieu des ondoyantes vapeurs de l’encens, des harmonies de l’orgue, des cires flambantes, des frissonnements pieux de la foule, à l’instant où l’un des clercs, prosterné sur le dernier gradin du chœur, agite la clochette de la bénédiction ; et quelle violence ne se fait-il pas, debout à la gauche du curé, qui lentement élève l’ostensoir en dirigeant tour à tour ses rayons vers tous les groupes de fidèles, pour ne point se jeter lui-même la face contre terre devant ce trône sacré de l’Eucharistie ! Ce n’est pas tout. Le dimanche de la Trinité, à la grand’messe, quand, exhibant le ciboire d’or du tabernacle, le curé descend du maître-autel, accompagné de ses deux vicaires , vers la sainte table où se sont agenouillés pour leur première communion les écoliers du catéchisme, comme le cœur lui bat, au fur et à mesure que l’hostie glisse des doigts de son chef sur la langue d’un de ces enfants ; et quel involontaire, mais imperceptible sourire d’orgueil erre sur ses lèvres, si, tombé de la main de l’un d’entre eux, un vieux louis cordonné reluit dans le plat d’argent de l’offrande ! A la procession de la Fête-Dieu, quel ordre il fait observer dans les longues files de congréganistes, de pénitents, de pèlerins, d’abbés, de chantres, qui la composent ! De quel pas vif ensemble et majestueux il parcourt les rangs, depuis l’humble croix de bois qui ouvre la procession, jusqu’au somptueux dais de velours tout étincelant de broderies, tout empanaché de plumes d’autruche, sous lequel le curé marche côte à côte avec le premier vicaire, soutenant tous deux la lourde orfévrerie du saint-sacrement ! Quels regards ravis il tourne vers les croisées des maisons que leurs habitants ont pavoisées de riches tapisseries ou de blanches tentures ! Comme il tape avec empire sur son bréviaire, afin qu’on fasse halte devant lui chaque fois que le dais s’arrête près d’un reposoir ! Comme, aux cris des officiers commandant la double haie de soldats qui suivent et ferment la procession ; à ce bruit d’armes, de plain-chant, de musique militaire ; à l’aspect de ces nuages embaumés jaillissant en spirale du feu des encensoirs, de cette pluie de fleurs que les lévites répandent de leurs corbeilles de soie sur l’autel des parfums, il s’enorgueillit en lui-même d’être un des oints du Seigneur, et remercie l’Esprit-Saint de lui en avoir inspiré le désir et les mérites ! Tout à coup, après avoir serpenté de rue en rue, dans les plus beaux quartiers de la ville, la procession reprend le chemin de l’église. Il la précède, il se précipite vers le chœur ; il diligente les bedeaux, les sacristains, approuve ou blâme l’illumination des chapelles, règle l’appareil ; puis il revient tout d’une haleine vers le portail : et ce n’est que lorsque les premières bannières se sont éclipsées sous les arceaux, lorsque les cris de la foule, les motets des confréries, les concerts en faux-bourdon des chantres, et les tambours et les trompettes, emplissent la nef de rumeurs, de psalmodies, de roulements, de fanfares, qu’il vole à la sacristie, endosse une chape éblouissante, et monte à l’autel près du curé qui distribue en succombant de lassitude sa dernière bénédiction à l’assistance.

Mais ce ne sont pas encore là ses meilleurs jours, ses plus chers triomphes.

La semaine sainte a bien aussi sans doute de mystérieux  épisodes, d’émouvantes péripéties : soit que, le jeudi, assis à la principale porte de l’église, il quête, en frappant du bout d’une clef sur un vaste plat d’argent, pour la dispense des œufs, pour les pauvres prisonniers, pour l’œuvre de la paroisse, tandis que les curieux à pas discrets circulent vers la chapelle où est dressé le monument, ou bien que, le soir, le cœur tout gonflé de sanglots, il écoute le Stabat de Pergolèse qu’on exécute dans les tribunes ; soit que, le vendredi, à l’office, quand le sacristain pose l’éteignoir sur la dernière bougie du chandelier triangulaire, croule, éclate et gronde à son oreille, et se propage en mugissant sous les voûtes, l’épouvantable tumulte de ténèbres ; soit enfin que, le dimanche, du haut de la chaire, d’où, l’avant-veille, il leur a décrit ses longues tortures, il annonce, dans tout le délire de l’ivresse, la résurrection du Sauveur aux fidèles !... La nuit de Noël,  ̶  nuit rayonnante encore en province de toutes les poésies populaires de la foi,  ̶  remue également en lui, chaque année, quelque nouvelle fibre. Son âme s’élance à pleines ailes vers les régions éthérées de l’extase. Il voit poindre, se peindre sous ses yeux, dans un tableau magique, l’étable et la crèche de Bethléem ; saint Joseph, la Vierge, les mages offrant l’or et l’encens et la myrrhe au Dieu qui vient de naître. Il exulte, il pleure presque – d’amour, de reconnaissance, – en rompant le pain symbolique dont il va répartir les miettes entre ceux de ses frères, celles de ses sœurs en Jésus-Christ, qui partagent sa communion. Il relit ensuite, toute la nuit, ces divins versets des Évangiles où est racontée la naissance du fils de l’homme ; et s’arrête, pensif, ému, incapable de pousser plus loin sa lecture, à ce chapitre où il est dit comment l’enfant sublime dominait déjà de sa sagesse et de sa science les plus vieux oracles de la synagogue.

Pourtant, et jusqu’aux heures de ces cérémonies les plus tendres ou de ces pompes les plus splendides, demandez-lui quand dans son cœur, – rosée céleste, – coulent les plus délicieuses sensations, les plus saintes joies du sacerdoce ; et s’il présume que nulle artificieuse pensée ne vous suggère cette question, il vous répondra franchement que ce n’est pas même quand, sur les fonts baptismaux, il salue, il lave un nouveau-né, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; mais bien quant à une messe de mariage, s’approchant des jeunes époux serrés l’un contre l’autre, comme deux colombes, il adresse une paternelle exhortation à ce jeune homme dont l’impatient bonheur le fait sourire, à cette jeune fille parée de pudeur, qu’un pareil nœud peut-être eût liée à son sort, si la discipline établie par les conciles permettait le mariage aux prêtres.

Ainsi s’écoule, harmonieux et pur, le flot un peu monotone de sa vie. Le retour des mêmes fêtes, la répétition des mêmes scènes, émoussent à la fin toutes les ardeurs naïves, toutes les affectueuses dévotions de son âme. Les cordes de l’enthousiasme se détendent, le grand ressort des passions se rouille. L'étude ranime bien, par moments, son intelligence qui s’affaisse dans la pratique d’un enseignement routinier ; sa pensée, par intervalles, a des lueurs et sa parole des images : mais le cercle d’idées et de faits où il roule le gêne chaque jour davantage et l’emprisonne. Puis des rivalités, des jalousies se forment, qui bourdonnent déjà autour de lui. C’en est fait ! les sources limpides du cœur sont troublées, sinon taries ; le flambeau qui guidait ses pas brille encore, mais toutes les roses mystiques se flétrissent en son chemin… Heureux encore si, dans cette incessante compression, ce perpétuel sacrifice de lui-même, ses plus nobles instincts ne périssent point ; si ce qu’il apprend des hommes et des choses ne le fait point se précipiter en aveugle dans toutes les fougueuses lâchetés de l’ambition ; et s’il lui reste alors assez de foi, assez de vertu, pour exercer, un jour peut-être, son ministère à Paris : – là où le prêtre, accablé de désappointements, de fatigues, harcelé de tous côtés par les clameurs du siècle, ne résiste, ne conserve quelque espoir, qu’à force de volonté, de résignation et de persévérance !


AUGUSTIN CHEVALIER.


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