C
E ne sont pas les
documents,
comme on dit, qui manqueront à nos petits-neveux lorsqu’ils voudront
écrire l’histoire très curieuse de ce temps. Le journalisme américanisé
a introduit de nouvelles moeurs dans les lettres et, après les
indiscrétions des reporteurs, nous avons (et nous en sommes bien aise)
les confessions des artistes eux-mêmes et les révélations de leurs
proches ou de leurs amis. Je ne sais qui a imprimé ce paradoxe, qu’on
n’a tant et tant écrit sur Molière que parce qu’il n’a rien laissé sur
lui-même. Pas un aveu, à peine quelques rares autographes qu’on se
dispute comme des joyaux. On n’aura pas de telles recherches à faire
sur nos contemporains, et c’est un signe des temps que ce besoin de
vérité, d’explications, de révélations qui fait courir le public aux
confidences de ceux qu’il aime et qui pousse les hommes populaires vers
le public.
J’ai là un livre fraternel écrit par M. Ernest Daudet sur Alphonse
Daudet, et ce volume excellent, plein de faits, intitulé
Mon frère et
moi, faciliterait singulièrement ma tâche, si je ne voulais, à mon
tour, donner quelques souvenirs personnels sur le plus délicat, le plus
sympathique et le plus entraînant de nos romanciers. Il y a, sur les
origines de famille, sur les intimités du foyer, sur les années
d’enfance et de débuts, dans le livre excellent d’Ernest Daudet, tout
ce qui peut intéresser un biographe. Alphonse Daudet lui-même, en ses
préfaces, qui formeront un livre et un des plus curieux parmi ses
ouvrages, l’
Histoire de mes livres,
a mis tout ce qui peut plaire au
psychologue, à l’artiste, à quiconque se passionne pour la genèse d’une
oeuvre d’art et la germination lente ou spontanée d’une idée. Je
voudrais simplement crayonner de l’auteur du
Nabab et de
Numa
Roumestan un portrait rapide et évoquer, pour ma propre satisfaction,
les rencontres, les journées heureuses que j’ai pu, dans ma vie
littéraire, avoir avec un des hommes qui ont le plus fait, si je puis
dire en style quasi académique, pour la parure de ma génération.
Académique ! Eh ! vraiment oui. Je le vois bientôt, d’ailleurs, revêtu
de l’habit à palmes vertes, lisant, l’oeil sur son papier, quelque
discours exquis et salué, comme il le mérite, par la harangue d’un
récipiendaire qui n’aura qu’à s’inspirer des bravos du public pour lui
souhaiter la bienvenue. M. Sully Prudhomme a été le premier des hommes
nés en 1840 qui auront porté la parole et témoigné de nos efforts, de
nos recherches, de nos tendances, devant l’Institut ; Alphonse Daudet
sera le second. Le poète du roman entrera immédiatement, sans doute, et
je l’espère, après le philosophe de la poésie.
Un de mes meilleurs souvenirs de jeunesse, c’est une journée de clair
soleil passée à Seine-Port, il y a bien des années déjà, chez
Villemessant, qui donnait une fête pour le baptême de son petit-fils.
Nous étions là une poignée de fous qui riions de tout, en commençant
par nos vingt ans, et, tout le jour, ramant sur la rivière ou gagnant
des canards à la foire voisine, nous avions jeté au vent les fusées de
nos gaietés. Le plus gai de nous tous était peut-être Alphonse Daudet,
s’amusant comme un enfant, avec sa verve de méridional et son esprit de
Parisien, inventant avec nous une
Revue de fin d’année dont nous
n’avons jamais improvisé que les couplets lancés comme des pétards sous
les grands arbres du jardin :
Chantons, oui, chantons ce bon Dollingue
Car c’est sa fête ce matin,
C’est certain !
Il fallait entendre Daudet donner à ce
Dollingeinng, à ce
mateinng,
à ce
certainng, l’accent argentin, alliacé et narquois des bonnes
gens de Nîmes. Il entrevoyait déjà les plaisanteries méridionales, les
drôleries et les railleries de son Tartarin de Tarascon et de son
Roumestan aux arènes.
Et quel bizarre assemblage de personnalités, toutes amusantes, dans
cette maison de Seine-Port ! Faure, l’admirable artiste, offrant de
confectionner un macaroni à la napolitaine, comme Rossini. Alfred de
Caston, mort aujourd’hui, se livrant, sur le sable du jardin, à des
tours de cartes qui stupéfiaient le bon curé, un peu dérouté et croyant
à la sorcellerie ; Villemessant jetant sur nos plaisanteries sa grosse
verve entraînante et coiffant sa tête énorme, bienveillante et
redoutable à la fois, d’un grand chapeau de paille à demi défoncé, dont
il disait fièrement :
« C’est le chapeau de Murger ! Il le portait à Chambon lorsqu’il me
promenait sur le lac ! »
Et brochant sur le tout, Déjazet, la vieille Déjazet, toujours
pimpante, chantant de sa voix grêle et pénétrante la
Lisette de
Béranger :
Enfants, c’est
moi qui suis Lisette,
La Lisette du
chansonnier...
et invitant à venir l’entendre dans
les Prés-Saint-Gervais, à son
petit théâtre du boulevard du Temple, le curé, le pauvre curé un peu
confus, pris entre un sorcier devinant les as et une charmeuse filant
des sous, et, tout rouge devant cette tentation, disant naïvement en
regardant la comédienne sexagénaire : « Elle fait encore illusion ! »
Si jamais Alphonse Daudet place un tel souvenir dans ses mémoires
intimes,
Vingt ans de Paris, comme il doit les appeler, quelle jolie
page, toute parfumée des lilas de la jeunesse, il écrira sur cette
journée dont nous avons reparlé bien souvent.
Et que c’est loin tout cela ! le
petit Bourdin, comme nous disions
alors, le « petit Bourdin » qu’on baptisait, doit être à présent un
collégien à moustaches, un homme ! Et nous, qui gaminions encore en
pêchant des ablettes, nous voici arrivés au cap de la quarantaine,
n’entrevoyant plus qu’à travers une sorte de brume un passé tout rempli
de rires, mais déjà tout plein de morts.
Du moins, ces quarante ans, Alphonse Daudet les a bien employés. Il
était, à l’heure dont je parle, déjà célèbre, aimé, choyé : on
entendait partout réciter les triolets de ses
Prunes :
Mon oncle
avait un grand verger,
Et moi j’avais
une cousine,
Nous nous
aimions sans y songer...
On avait lu - avec quel plaisir raffiné ! - son petit poème attendri et
narquois,
la Double conversion ; on avait applaudi, à l’Odéon,
la
Dernière Idole, où débutait Rousseil ; à la Comédie-Française,
l’oeillet blanc, où Mme Victoria Lafontaine portait lestement le
travesti ; à l’Opéra-Comique,
les Absents, où, tout en chantant, M.
Capoul faisait, au bout d’un bâton, tourner des assiettes.
J’ai là, devant moi, tous ces livres de jeunesse. Le premier conte en
vers, cette « double conversion » de la petite juive Sarah, qui se fait
chrétienne pour épouser son André, et du petit André qui se fait juif
pour devenir le mari de la jolie israélite, un poème railleur, qui se
termine par un hymne à l’amour, doux comme un printemps :
Oh ! puisque
l’amour est si grand,
Mignonne,
qu’au fond de nos âmes
Il fait table
rase en entrant
Et qu’il y
trône en conquérant
Sur des débris
et sur des flammes ;
Puisque nous
voyons aujourd’hui
Que ni
croyances ni systèmes,
Rien ne peut
tenir contre lui,
Puisque je
t’aime et que tu m’aimes,
Or donc
pourquoi nous obstiner ?
Laissons faire
l’amour, mignonne,
Et suivons
l’élan qu’il nous donne.
C’est à Dieu
de nous pardonner
Si besoin est
qu’on nous pardonne !
Donc,
maîtresse, si tu m’en crois,
Nous allons
courir par les bois ;
Et nous
fuirons comme la peste
La théologie
et le reste.
Le ciel est
bleu, les arbres verts ;
Prenons notre
course au travers
Des champs de
Bièvre ou de Chevreuse.
Toute la terre
est amoureuse,
Viens-t’en
nous aimer quelque part !
- Oui ! mais
ne rentrons pas trop tard !
La Double conversion éditée en 1861 par Poulet-Malassis et de Broise,
avec une eau-forte dont j’ignore l’auteur, représentant les amoureux
pris entre le prêtre et le rabbin, est aujourd’hui devenue rare. Rarissime, disent les catalogues, comme le
Roman du Chaperon rouge,
que Daudet publiait chez Miche Lévy (1862) en le faisant imprimer chez
Poupart Davyl. Je vois, sur le faux titre de ce recueil de « scènes et
fantaisies », dont toutes sont exquises, entre autres
les Rossignols
du Cimetière, une sorte de poème hamlétique en prose, annoncé un
recueil de contes en vers :
Sous presse : le Pentaméron.
Qu’était-ce que ce
Pentaméron ? Il n’a jamais paru.
Le Daudet de Seine-Port, le Daudet de nos vingt ans, c’était donc le
poète des
Prunes, du
Chaperon rouge et des
Cerisiers.
Vous
reposiez... vous reposiez...
Je vous pris
pour une cerise ;
C’était la
faute aux cerisiers !
Il avait aussi collaboré çà et là à bien des journaux de fantaisie et
de jeunesse, et jusqu’au
Musée des Familles, où l’on trouverait de
lui, chose curieuse, au tome XXIX, une biographie de peintre, une étude
ou un petit roman sur Carlo Maratti ! Et jusque-là, déjà, il a sa
langue, sa couleur, son style ! Alphonse Daudet avait écrit déjà encore
quelques
Lettres de mon moulin, des chefs-d’oeuvre ; la
Mort du petit
Dauphin, ce petit Dombey couronné ;
le curé de Cucugnan.
Ce fin visage de méridional brun qu’a peint Feyen-Perrin était déjà
baigné de cette rose lumière de la première gloire, que Vauvenargues
compare tout justement aux premiers feux du jour. Il n’y avait qu’un
point noir dans cette aurore. On disait alors que Daudet, fort malade,
était menacé d’anémie. Il fallait, paraît-il, à cet enfant de Nîmes, un
soleil plus réchauffant encore que celui de sa Provence, le soleil
d’Afrique. On envoya Daudet à Alger, et le bon Alphonse Duchesne, le
collaborateur de Delvau pour les
Lettres du Junius, disait, en
hochant la tête : « On ne sait pas si Daudet en reviendra. »
Il en revint solide et, sous la capote du garde national, en décembre
1870, le jour de Champigny, lorsque je le vis de planton près de
Vincennes, sur la route, il avait vraiment mâle tournure. C’est du
lendemain de la guerre que date, en quelque sorte, la transformation du
talent de Daudet ; le poète charmant allait devenir un romancier exquis
et puissant. Notre biographie, à nous littérateurs d’à présent, qui
vivons au coin du feu, bien différents des chercheurs d’aventures de
1830, est toute dans nos livres. Alphonse Daudet a fixé les dates de sa
vie dans une lettre écrite, il y a quelques années, à un rédacteur du
Bien public, mais c’est à M. Ernest Daudet, qui l’a racontée avec une
émotion vraie, qu’il faut demander l’histoire intime et toute simple de
l’auteur du
Nabab. Il eût pu la signer :
Un témoin de sa vie.
Alphonse Daudet est né en 1840 à Nîmes. De Nîmes il alla au lycée de
Lyon, triste ville pour un amoureux des cigales. Ce qu’on y entend, ce
n’est pas le vol des ortolans dans les figuiers ou les chansons des
magnanarelles, mais le bruit sourd des métiers des canuts. En 1856, à
seize ans, Daudet entrait comme maître d’étude au collège d’Alais. Il a
été
pion, ce poète, comme Alphonse Karr, l’ami des fleurs. Un an
après, il arrivait à Paris et apportait un volume de vers, ses premiers
vers,
les Amoureuses, à l’éditeur Tardieu, humouriste qui signa
J.-T. de Saint-Germain, des nouvelles agréables,
Pour une épingle,
entre autres. Tardieu accepta les Amoureuses, et les publia. C’est
dans
les Amoureuses que les frères Lionnet allèrent « cueillir »
les
Prunes qu’ils disaient si bien. Daudet entrait, trois ans après, chez
M. de Morny comme secrétaire. Il y pouvait rimer tout à son aise. Après
une enfance douloureuse, une adolescence triste, le poète du
Roman du
petit Chaperon rouge se préparait, par un doux
farniente, à une
virilité laborieuse.
Mais, hélas ! il traînait justement, comme un léger boulet, le poids de
ce joli livre de fantaisies. Le volume, qui vaut cher aujourd’hui,
s’était peu vendu, et l’auteur en devait la facture de l’impression à
l’imprimeur. Un matin tomba, dans le cabinet de M. de Morny, - je
dirais comme le tonnerre, si ce n’était calomnier la foudre, un papier
timbré.
Ohimé !
Un huissier chez le président du Corps législatif ! L’imprimeur mettait
saisie-arrêt sur les appointements du secrétaire.
M. de Morny fit appeler Alphonse Daudet. Le poète se crut perdu. Je me
souviens d’avoir lu cette histoire dans les
Mémoires d’un homme de
lettres. Il n’osait lever les yeux sur Morny. Le visage du comte ou du
duc (je ne sais trop quel titre il portait alors), avait parfois des
froideurs de marbre.
Daudet fut tout étonné de l’entendre rire.
- Comment, mon cher monsieur, vous avez des dettes ? Vous aviez des
dettes, et vous ne le disiez pas ? Cela me raccommode avec vous ; je
vous trouvais trop sage ! On déchirera ce papier timbré, ne vous
inquiétez pas !
Victor Hugo a eu raison de dire de cet élégant sceptique de
Mora
qu’il pouvait être étudié par Marivaux, à condition d’être ressaisi par
Tacite.
Alphonse Daudet collaborait alors volontiers avec M. Ernest Lépine, qui
signe aujourd’hui
Quatrelles, de jolies nouvelles, très délicates.
L’auteur de
la Double conversion rêvait les succès du théâtre, les
chaudes soirées de bataille. Il écrivait pour le Vaudeville
le Frère
aîné, puis
le Sacrifice. D’une de ses
Lettres de mon moulin il
tirait les cinq actes de
l’Arlésienne, pour Fargueil, décidée à jouer
un rôle de mère. On fut injuste pour cette touchante idylle provençale
coupée brusquement par un dénouement tragique et où Mlle Bartet, qui
débutait, portait gentiment le fichu et la coiffe des filles d’Arles.
Daudet s’en consolait en poète : il avait entendu la farandole de Bizet.
« Ce qui m’a surtout séduit dans ma pièce, nous disait-il un soir,
c’est qu’en me promenant dans les coulisses du Vaudeville et en
coudoyant tous ces costumes de là-bas, je me croyais sous les oliviers
de mon pays. »
Encore aujourd’hui, il conte spirituellement, avec une bonne grâce
amusante (c’est un causeur délicieux que Daudet), ses mésaventures
d’auteur dramatique et comment, à l’Ambigu, le soir de la
première de
Lise Tavernier, en mettant le pied sur la scène, derrière les décors,
il aperçut un des fils de Mme Marie Laurent et lui demanda, anxieux :
- Eh bien ! comment ça marche-t-il !
- Maintenant, répondit M. Laurent,
cela va un peu mieux ! »
Tout juste le mot douloureux d’une garde-malade après une crise.
Je ne sais pas si Daudet attendit la fin de la pièce, mais je m’imagine
ce nerveux frôlant, en se promenant, la
toile de fond, et se
demandant (nous en avons eu plus d’une fois, de ces désolations) ce
qu’il venait faire, lui, le délicat, dans ces cirques où le public
figure la bête féroce, et pourquoi il s’obstinait à verser de son fin
muscat des vignes ensoleillées à des buveurs de gros vin bleu ou
d’alcool !
On se dit cela, au surplus, quand le public résiste, puis, quand on
aime le théâtre et sa griserie, on revient à la bataille, et, lorsqu’on
est Daudet, on triomphe. On acclimate la poésie même dans la poussière
des coulisses et même
entre cour et jardin. Alphonse Daudet devait
revoir
le manteau d’Arlequin rentrer au théâtre, mais y rentrer par
une sorte de chemin de traverse, par le roman.
De
Fromont jeune et Risler aîné, tout d’abord, il voulait faire une
comédie pour le Vaudeville. L’aventure de l’
Arlésienne le dégoûta. Il
en fit un roman, et de là date, non un succès (il était déjà goûté
comme il le méritait depuis
les Femmes d’artistes, un maître livre,
le
Petit Chose, Tartarin de Tarascon, depuis ses débuts, en un mot),
mais sa popularité.
Fromont jeune inaugura, pour le roman, ces succès de vogue qui ont
donné aux romanciers de notre temps cette
gloire argent comptant dont
parlait Alphonse Rabbe. Le livre fut rapidement enlevé. Daudet,
jusque-là, avait eu pour lui les artistes. Dès lors, il eut pour lui
les femmes.
Heureux ceux d’entre nous qui peuvent loger leur nom au fond des coeurs
féminins ! La femme, infidèle ailleurs quelquefois, est fidèle à ses
romanciers ; elle vieillit avec ses poètes. Elle se retrouve toujours
jeune au fond de ses miroirs
livresques, pour parler comme Montaigne,
qui l’ont comprise et qui l’ont charmée.
Désormais, il ne faut plus citer les succès d’Alphonse Daudet, il
suffit d’énumérer ses livres.
Le Nabab succéda à
Fromont jeune et
le dépassa, je pense. Le livre devait réussir. Morny
était dans
l’affaire ! Jack, un peu long en deux volumes, fut un succès de larmes
et d’émotion, le plus durable des succès. On s’attendrit sur le pauvre
enfant sans mère avec une mère vivante, et le cénacle des
ratés
devint aussi célèbre que le comédien Delobelle. M. Gaston Boissier, le
cicéronien le plus vraiment français que je connaisse, Nîmois comme
Daudet, nous disait naguère que M. le duc de Broglie préfère, à tous
les romans,
Jack, comme le président Garfield préférait
Monsieur
Pick-wick, de Dickens. M. de Broglie le relit souvent et souvent l’a
lu tout haut, en famille.
Une grande partie des qualités du style, chez tel auteur brillant, dit
Sainte-Beuve quelque part (dans un livre de
notes crayonnées au bas
des
Maximes de La Rochefoucauld), tient à l’inquiétude (catouilleuse)
où il est de chacun et qui le force à s’ingénier aux nuances. En
écrivant cela, Sainte-Beuve songeait, je pense, à lui-même, à son amour
de l’exquis et du fin, et il semble qu’aujourd’hui on pourrait
appliquer à Alphonse Daudet ce que l’auteur des
Causeries du Lundi
disait de « tel auteur brillant ». Daudet est un sensitif
extraordinaire et chez lui les impressions les plus fugitives en
apparence prennent un relief singulier. Il garde en lui comme
l’atmosphère et, si je puis dire, l’odeur même, le parfum du passé.
Rien ne peint mieux sa manière d’être et de sentir que les pages mises
par lui en tête de
Robert Helmont. Inoubliables, les moindres choses
le frappent et se gravent en lui, et il les rend ensuite comme si sa
mémoire était une plaque daguérienne.
« Un jour, à la campagne, écrit Daudet, luttant avec un ami dans une
des ces jolies îles vertes qui s’espacent en bouquets sur la Seine
entre Champrosay et Saisy, je glissai sur l’herbe grasse et je me
cassai la jambe. Mon goût malheureux pour la vie physique et les
exercices violents m’a joué tant de méchants tours, que j’eusse oublié
celui-là comme les autres, sans sa date précise et très significative :
14 juillet 1870.... Et je me vois, à la fin de cette cruelle journée,
couché sur le divan de l’ancien atelier d’Eugène Delacroix, dont nous
habitions alors la petite maison, à la lisère des bois de Sénart. Ma
jambe allongée, je ne souffrais pas trop, déjà dans la vague agitation
d’une fièvre commençante qui doublait pour moi la chaleur orageuse de
l’atmosphère et enveloppait les objets et les êtres présents, comme des
lambeaux d’une gaze frissonnante. On chantait les choeurs d’
Orphée au
piano ; personne, pas même moi, ne soupçonnait la gravité de mon état.
Par la baie de l’atelier large ouverte entraient des haleines de
jasmins et de roses, des rondes de papillons de nuit et de courts
battements d’éclairs, montrant par-dessus le mur bas du jardin les
vignes en pente, la Seine, le coteau vis-à-vis. Tout à coup la sonnette
du facteur résonne dans le calme ; les journaux du soir reçus et
dépliés : « Nous avons la guerre », firent des voix émues, colères ou
enthousiastes.
« A partir de ce moment, il ne me reste que le souvenir fiévreux d’un
abattement de six semaines, six semaines de lit, d’éclisses, de
gouttière, d’appareil en plâtre, où ma jambe semblait enfermée avec des
milliers d’insectes dévorants. Dans cet été lourd, exceptionnellement
brûlé et orageux, cette immobilité pleine d’agitation était atroce et
d’une inquiétude accrue par les désastres publics, dont les journaux
épars sur mon lit entretenaient mon inaction et mes insomnies. La nuit,
le roulement des trains sur l’horizon me troublait comme la marche de
bataillons interminables. Le jour, les visages tristes et défaits, de
bouts de conversation sur la route ou chez le voisin, entendus par ma
fenêtre ouverte. « Les Prussiens sont à Châlons, mère Jean », et les
voitures de déménagement, soulevant à toute heure la poussière du calme
petit pays, me donnaient l’écho humain et sinistre de ma lecture des «
nouvelles de la guerre ». Bientôt, dans Champrosay, il n’y eut plus que
nous de Parisiens, seuls parmi les paysans entêtés à la terre, se
refusant encore à l’idée de l’invasion ; et sitôt que je pus me lever,
être transportable, le départ fut tout de suite arrêté !
L’auteur de tant de récits devenus populaires a pris soin, de la sorte,
en de très curieuses préfaces, d’expliquer lui-même comment il procède
pour l’exécution de ses livres. Il les porte longtemps en lui, souvent
il les
essaye, si je puis dire, sur le public.
Le Nabab et
la Mort
du duc de Mora figurent à l’état d’
études rapides dans le joli
volume de
Robert Helmont. Daudet a toujours devant lui un type vrai,
la nature. Il a conté l’histoire même, l’histoire véridique de
Jack. Il
a donné la
clef de ce cénacle bizarre des
ratés : « Moronval,
dit-il, Moronval, le mulâtre, a vécu, lui aussi ; il a collaboré à la
Revue coloniale et, après 1870, fut quelque temps député. Il
habitait, quand je l’ai connu, une petite maison à jardin aux
Batignolles et vivait d’une demi-douzaine de négrillons expédiés de
Port-au-Prince, de Tahiti, ensemble élèves et domestiques, allant au
marché et cirant les bottes en expliquant l’épitomé. Même le petit roi
de Dahomey n’est pas une fiction ; mais cette noire petite figure
souffreteuse me vint de Marseille, par un écrivain de mes amis qui a
été répétiteur au lycée de cette ville avant de tenir dans la presse
parisienne une plume dorée de chroniqueur. » Faut-il le nommer
aujourd’hui, ce Moronval ? On l’a porté naguère au cimetière ; il
s’appelait Melvil-Bloncourt.
Jack n’avait pas, pour parler commercialement, le
succès de vente
de
Fromont. « C’est long et c’est cher, écrit Daudet, deux volumes
pour nos habitudes françaises. « Un peu trop de papier, mon fils », me
disait avec son bon sourire mon grand Flaubert, à qui le livre était
dédié. On me reprochait aussi de m’être trop acharné aux souffrances du
pauvre martyr. George Sand m’écrivait qu’elle avait eu un tel serrement
de coeur de sa lecture, « qu’elle était restée trois jours sans pouvoir
travailler ». Il fallait, en effet, que l’impression eût été vite pour
déranger ce beau labeur courageux et imperturbable. Eh oui ! livre
cruel, livre amer, livre lugubre, mais qu’est-il auprès de l’
existence
vraie que je viens de raconter (1) ? »
Le livre qui suivit
Jack s’enleva plus rapidement.
Les Rois en exil
continuèrent, en l’accélérant, une vogue qui devait grandir encore avec
Numa Roumestan. On avait cherché une
clef au
Nabab, on voulut
deviner, dans
les Rois en exil, le secret des personnalités. Qui
pourrait dire par quelles sortes d’infiltrations successives,
d’observations constantes, diverses, disparates même, un caractère, un
personnage, un type, se glisse dans le cerveau d’un romancier ? Quand
on peint les hommes, on ne peut s’empêcher de les observer, et, quand
ils passent, inconsciemment ils sont nos modèles. On a inventé
récemment un système de portraits photographiques en faisant poser
plusieurs personnes d’une même famille devant l’objectif, puis, en
composant de tous ces portraits divers un visage unique, on a un
portrait-type qui ressemble à tous les individus de même lignée, sans
ressembler spécialement à aucun. Ce procédé, invention nouvelle de la
science, il y a longtemps que les peintres à la plume de la nature
humaine l’ont trouvé. Le Sage l’avait appliqué déjà dans
Gil Blas. On
avait demandé la
clef des
Rois en exil. Plus vivement encore, on
allait chercher celle de
Numa Roumestan. Personne n’a été plus charmé
que moi par la lecture de ce dernier livre, tout embaumé de capiteuse
odeur méridionale, ensoleillé et tapageur ; mais personne n’en a été,
je l’avoue, plus inquiet que moi.
Il y avait des années que je commençais à prendre des notes - les
premières datent de 1872, - pour écrire
Monsieur le Ministre, et un
vieil article de Montjoyeux dans
le Gaulois avait déjà conté toute
l’histoire de mon livre sur le chantier, lorsqu’un soir, chez Édouard
Pailleron, dans cette salle de billard où, après dîner, tous les
convives font beaucoup d’esprit et quelques-uns des carambolages,
Alphonse Daudet, que je vois encore, sa tasse de café à la main, au
coin de la cheminée, me demanda des nouvelles de mon roman futur, et
commença franchement, avec sa belle humeur attisante, à me raconter le
sien, et comme il sait conter, le charmeur ! C’était son
Roumestan,
l’homme du midi arrivant à Paris et s’y grisant de
parisine,
promettant tout à tout le monde et ne tenant, auprès de sa femme, rien
de ce qu’il avait juré. Avec cela, un mépris de poète pour la politique
et les politiciens. La revanche de l’esprit libre sur la pose
officielle !
Je l’arrêtai dans son récit. J’avais peur de voir surgir dans l’amicale
causerie l’idée même du roman que je caressais de mon côté.
- Diable ! m’écriai-je, mais c’est mon livre !
- Allons donc ! il n’est pas méridional, ton ministre ? me dit Daudet.
- Non.
- Il n’est pas ministre de l’instruction publique ?
- Non, il est ministre de l’intérieur.
- Il ne pourrait pas s’appeler l’
Homme du midi, comme j’ai failli
baptiser le mien ?
- Non, il pourrait plutôt s’appeler
le Ministère, comme l’a dit Jules
Levallois. Je ne fais aucun portrait et ne songe à personne. Ce que je
vise, c’est surtout la politique, la politique et le ministère, cet
enfer pavé de bonnes intentions.
- Et moi, c’est le méridional, le Midi, le Latin, qui a une nouvelle
fois conquis la Gaule. Nous ne nous ressemblons pas. Va ton chemin !
Moi, je ne songe qu’à l’homme de Nîmes et, pour bien faire, il faudrait
que mon roman fût lu tout haut, avec l’accent du Midi !
Rien de plus vrai que cette observation dernière. Il y a, dans ces
pages éblouissantes et capiteuses de
Numa Roumestan quelque chose de
cet accent qu’avait Daudet lorsqu’il chantait, à Seine-Port, la chanson
de Dollingeinn, et sa fête, - ce
mateing, c’est
certeing ! Il y a
aussi du soleil à poignées, la fine lumière du Midi, le bruit de la
foule, -
joie de rue, douleur de foyer, et consolante, pénétrante, la
bonne odeur du coin du feu, la flamme douce du logis, la lueur calme de
la lampe après les pétards du feu d’artifice.
Jamais Daudet n’a été plus brillant et plus net. Son style merveilleux
a même là, dans son admirable souplesse, une simplicité nouvelle avec
son pittoresque habituel. Style qui sait tout peindre, comme l’oeil sait
tout voir. Et quand je pense que ce peintre, - pour répéter le mot, -
est myope ! Oui, mais d’une myopie qui voit toutes choses, comme une
lentille de microscope. Daudet est un poète naturaliste qui a regardé
le coeur humain à la loupe. Il a peut-être, à son insu, mis quelque
chose de lui-même dans ce Roumestan que je trouve, enfin, si
sympathique jusqu’en ses erreurs, si vivant et si entraînant. Si le
personnage a du charme, en dépit de tout, s’il séduit, s’il conquiert,
c’est par le magnétisme affiné que Daudet lui a donné de lui-même. Tout
en le raillant,le romancier a voulu absoudre son héros en lui prêtant
de son esprit, comme Cervantes, bafouant Don Quichotte, l’a fait aimer
en lui prêtant de sa grandeur d’âme de pauvre soldat estropié. Et voilà
la vérité même de nos créations. Ne cherchez aux conceptions des
romanciers d’autre clef que dans leurs sensations, leurs impressions,
leurs souvenirs. Alphonse Daudet, aussi Parisien que méridional, s’est
révolté contre l’exubérance envahissante des importants comme
Roumestan, qui font de Paris une ville prise. Poète, lettré, prêt à
donner tous les projets de loi pour une page des
Mémoires
d’Outre-Tombe ou une phrase de Michelet, il a voulu railler les
Tartarins de la politique. Ce qu’il avait imaginé dans
Tartarin
de Tarascon (car, Dieu merci, s’il sait
voir, il sait inventer, et
son imagination n’est pas à court), il l’a observé, en une autre
sphère, dans
Numa Roumestan. Il a mis là toute sa verve, comme dans
Jack et
le Petit Chose il avait mis tout son coeur. Je me trompe :
il en restait assez pour faire lire dans plus d’un chapitre du
Nabab
et des
Rois en exil des pages attendries. Anacréon avait écrit
l’Amour mouillé. Il y en a, dans Daudet, de la pitié mouillée de
larmes.
Ce charmeur, qui est aussi un travailleur acharné, fort peu enclin à
faire antichambre chez un ministre, ira chez le docteur Potain
solliciter et attendre, durant des heures, pour amener le médecin au
chevet de son enfant malade. Seulement préoccupé de son oeuvre, il
oubliera tout pour n’être que père, et lorsque, courbé par la maladie,
crachant le sang, il aura peur, non de mourir, mais de mourir avant
d’avoir achevé
les Rois en exil, il dira à sa femme, confidente
profonde de ses pensées, poète, elle aussi, et d’une délicatesse rare
comme son frère, M. Léon Allard, est conteur :
- Si je m’en vais,
finis mon bouquin ! M. Edmundo de Amicis, qui est
soldat et se connaît en consigne, a raison d’admirer ce trait d’un
écrivain au seuil de la mort. Mais qui ne jetterait le même cri en
regardant la page inachevée et la compagne qui survivra, gardienne d’un
nom à la fois aimé et honoré ?
Alphonse Daudet profita de l’épreuve pour y trouver quelques-unes des
pages les plus poignantes des
Rois en exil. Tels ces médecins qui
s’étudient eux-mêmes et lèguent à la science le secret même de leurs
souffrances.
Aujourd’hui, Daudet est arrivé à la pleine possession de son talent et
de sa renommée. Dans le roman, il est acclamé ; il est applaudi au
théâtre qu’il a emporté de haute lutte. Autant qu’un artiste nerveux et
éternellement occupé de
mieux faire est heureux, l’auteur de
Numa
Roumestan jouit des fruits de son labeur et de sa renommée
incontestée. L’hiver, il rêve en regardant du haut de sa fenêtre les
arbres dénudés du Luxembourg ; il a quitté ce grand hôtel du Marais, où
il a cependant certainement trouvé le cadre de cette attendrissante
tragédie bourgeoise :
Fromont et Risler, et qu’il a dépeint dans
Jack. C’était toujours dans le grand cabinet de travail, - aux deux
larges et hautes fenêtres, - du palais Lamoignon. Lisez les premières
pages du chapitre intitulé
Jack en ménage, vous aurez l’horizon de
maisons ouvrières, de toitures de zinc, de hautes cheminées d’usines
consolidées de longs cordages de fer, que mes yeux, lorsqu’ils se
levaient du papier, voyaient à travers les vitres ruisselantes et la
brume des jours parisiens. Le soir, toutes les fenêtres serrées sur ces
hautes façades s’allumaient à tous les étages, découpant des
silhouettes courageuses, des attitudes penchées au travail bien avant
dans la nuit, surtout vers le jour de l’an, dont ce quartier de
bimbelotiers alimente les baraques et les étalages. Mais les meilleures
pages s’écrivaient encore à Champrosay, où les premiers lilas nous
voyaient arriver pour une villégiature prolongée jusqu’aux premières
neiges. »
Il a raison de travailler ainsi, sous les arbres, et fuir là-bas les
importuns et même les amis. « Nos maisons de Paris les mieux gardées,
les plus closes, dit-il encore, sont encore ouvertes à trop de
distractions et d’imprévu. C’est l’ami qui vous apporte son souci et sa
joie, le journal du matin aux nouvelles agitantes, le gêneur éhonté qui
force les consignes, et la corvée mondaine, les dîners, les premières
représentations auxquelles l’observateur, le peintre de moeurs modernes,
n’a pas le droit de se soustraire. A la campagne, l’espace est vaste,
l’air libre, le temps long, et, disposant à son gré de sa personne et
de ses heures, on a surtout la sécurité de cette indépendance, la
sensation d’être bien seul avec son idée. C’est une ivresse de pensée
et de travail. »
L’été donc, il va à Champrosay chercher du repos, du soleil, des fleurs
et des arbres verts. Il s’étend parfois dans un canot et songe, comme
dans l’herbe, son
sous-préfet aux champs. Il y a aussi les voyages.
En 1881, il allait demander de l’oxygène à la Suisse, avec le peintre
Joseph de Nittis. Il en rapportait même le projet d’un roman satirique
où les hôteliers de Suisse, - Guillaume Tell tarifiant ses quartiers de
pomme, - devaient être aussi raillés que les inflexibles de Tarascon.
Mais peut-être a-t-il abandonné ce projet pour écrire le doux roman du
foyer, de l’honneur et du bonheur bourgeois, avec ce livre annoncé sous
le titre de
Trousseaux et Layettes.
Point banal, en réalité, dans sa bienveillance aiguisée, M. Alphonse
Daudet a, dans les lettres de ce temps, une situation hors de conteste,
et les nouveaux venus, ceux-là mêmes qui nous marchent sur les talons,
impatients d’arriver, justement avides de lumière, de succès, de
luttes, et préoccupés de leur gloire, ceux qui jettent comme un signal
d’assaut, comme un généreux commandement de pas de charge, le cri de
Place aux jeunes ! ne manquent jamais d’ajouter :
Salut au maître !
Et pourtant, mon vieux camarade d’autrefois regrette peut-être (qui
sait ?) comme je le regrette moi-même souvent, le temps où nous
corrigions nos épreuves chez Kugelmann, dans la petite cage vitrée, à
droite de la cour, et où nous étions joyeux de tout, pouffant de rire à
voir voler une mouche dans un rayon de soleil !
(1) A. Daudet, préface de
Jack.