J
E ne sais qui disait, en sortant d’une représentation
du
Tour du Monde en 80 jours
ou du
Voyage à travers l’impossible
: ‘C’est la
Biche au bois en
locomotive... » Le mot a du vrai. Il faut toujours à l’homme sa part de
rêve, même dans l’époque la moins idéaliste qui soit dans l’histoire,
en un siècle où la guerre se fait avec des télégraphes, où les corps
d’armée arrivent en chemins de fer sur les champs de bataille, et où
l’éloquence d’un Cicéron pourrait être emmagasinée par le téléphone.
Nous n’en sommes plus aux contes de ma
Mère l’Oie et M. Édouard Laboulaye
a peut-être écrit les derniers
Contes
bleus. Nous en sommes aux contes scientifiques. La science a
pris notre temps au collet. Elle le secoue même un peu violemment,
quitte à faire tomber toutes ses illusions ; et à l’heure où la féerie
se réfugie dans le téléphone, il était naturel qu’un conteur traduisît,
dans des récits bientôt populaires, les aspirations de notre époque
vers le fantastique scientifique. C’est ce qu’a fait, avec un bonheur
rare, l’inventeur dont je voudrais ici résumer le rôle.
Jules Verne incarne à l’heure où nous sommes le romanesque
essentiellement moderne et contemporain. Il a résolu ce problème
d’intéresser avec des gens en vestons courts, en paletots sacs et en
guêtres de voyage. Son Philéas Fogg et son capitaine Hatteras, et leur
dernier frère, Kéraban le Têtu, sont les Athos, les Porthos et les
Monte-Cristo d’une époque pratique et qui sait le prix des chèques, des
tickets et des télégraphes. Les coups d’épée des mousquetaires et les
bottes secrètes de Nevers rencontreraient aujourd’hui plus d’un sourire
sceptique ; mais les coups de revolver du parisien Passe-Partout, de
l’Américain Corsican et du Russe Michel Strogoff, - ce courrier du czar
traversant les steppes pour porter un ordre, comme d’Artagnan traverse
la Manche pour rapporter les ferrets de la reine, - sont acceptés comme
détonation d’évangile. Ils ont leurs disciples et leurs croyants.
Encore une fois, il faut toujours à l’humanité sa ration de songes.
Chacun de nous, sa journée finie, la plupart du temps terne et
maussade, éprouve le besoin d’ouvrir une sorte de lucarne sur l’infini.
Vivent les contes qui consolent de l’histoire quotidienne ! Et lorsque
le fringant Aramis ou Athos le pensif ont amusé, sans les lasser, les
générations ; lorsque le prince Rodolphe des
Mystères de Paris a vu son
grand-duché de Gérolstein envahi par l’opérette et sa Fleur-de-Marie
chanter :
J’aime les militaires
; lorsque Rodin est mort d’une indigestion de radis noirs ; lorsque les
millions d’Edmond Dantès sont devenus la misère, comparés aux milliards
que coûtent aujourd’hui les cannonades internationales et les krachs
financiers ; lorsque les ruses de Rastignac ont pâli devant les
ambitions de nos politiciens ; lorsque Vautrin a rendu les armes à M.
Lecoq et Atar-Gull à Tropmann, il faut bien chercher ailleurs le songe,
l’impossible, la consolation, l’oubli, la chimère, la chère Chimère,
toujours prête à étendre son aile dorée sur la hideur des réalités.
C’est ce qu’a fait M. Jules Verne, Parisien jusqu’aux ongles par
l’esprit et cosmopolite par l’imagination ; gai causeur, inventeur
inépuisable, boulevardier et solitaire, le premier à l’ouverture du
Salon comme à la course en yacht en pleine mer avec les pêcheurs des
côtes, esprit original, visage sympathique, et l’oeil, comme la main,
franchement ouvert.
Les aventures de Philéas Fogg, visitant la terre en quatre-vingt jours,
ont diverti les Parisiens durant des mois entiers, et dans son fauteuil
on a fait paisiblement le
Tour du
Monde. Puis ces décors, ces machines, ces steam-Boats, ces
serpents, cet éléphant, ces locomotives, ces Indiens Pawnies parcourant
l’Europe, on les a applaudis à Bruxelles, on les a vus à Londres, on
les réclame à Vienne, on les attend à New-York. Il n’y a plus de succès
parisiens : le théâtre devient européen. Le vieux monde est fini avec
les vieilles moeurs.
Go ahead
! Place à Philéas Fogg et à son siècle ! Don Quichotte est une ganache,
et ce n’est pas à des moulins à vent que s’en prennent nos héros de
romans, c’est à des bateaux à vapeur, comme ce M. Fogg, à des
continents ignorés, à la mer libre du pôle, comme le capitaine Grant,
ou à des citadelles, comme Strogoff.
M. Jules Verne a eu le bon esprit de comprendre et de deviner son
temps. Ce Parisien, comme je l’appelais tout à l’heure, est né à Nantes
le 8 février 1828 ; il a donc cinquante-cinq ans aujourd’hui. C’est,
encore une fois, le plus aimable des hommes.
L’auteur des
Voyages à travers
l’impossible, dont les plus récents sont les aventures de
Kéraban le Têtu, débuta il y a
trente ans environ, en littérature, par des nouvelles et des comédies.
Je lisais, il n’y a pas longtemps, une pièce de lui, écrite en
collaboration avec Pitre-Chevalier et insérée dans le
Musée des Familles. Déjà l’instinct
traveller de Jules Verne
s’y révèle. Cela s’appelle
Pierre
qui roule n’amasse pas mousse, et c’est l’histoire d’un bon
bourgeois parti pour la Californie sur la foi de la réputation de ce
coin de terre. Dans le même volume, Jules Verne a signé de son nom une
nouvelle mexicaine,
Martin Paz.
Il portait déjà, on peut le dire, en lui, à l’état latent, le roman
scientifique.
A cette époque, pourtant, il « rimait » et nous le surprenons en train
d’écrire non des romans, mais des romances.
Le
Phare de la Loire publiait
naguère (1), dans les
Souvenirs d’un
vieux Nantais, une chanson, péché de jeunesse de Jules Verne,
que chantait jadis admirablement le baryton Charles Bataille,
Les Gabiers, par Jules Verne et
Aristide Hignard :
En partant du
bord
Vous voyiez naguère,
Pleurer sur le bord
Votre vieille mère !
Dans son triste adieu
A la Sainte Vierge,
Elle a fait le voeu
De brûler un cierge
Si son pauvre fils,
Sauvé de l’orage,
Revient au rivage,
Revient au pays !
Hardis matelots,
Montez dans la hune,
Pour chercher la dune
Au milieu des flots.
Alerte !
Alerte, enfants, alerte !
Le ciel est bleu, la mer est verte,
Alerte ! Alerte
!
Presque en même temps, Jules Verne, co-auteur des
Gabiers, collaborait avec Alexandre
Dumas fils, demeuré son ami et qui l’aime « comme il aime quand il aime
», et Verne donnait avec lui, au Gymnase, les
Pailles rompues. Puis il apportait
au Vaudeville une comédie en trois actes :
Onze jours de siège. A cette époque
encore, avant d’être secrétaire du Théâtre-Lyrique, - avant ou après le
spirituel Ph. Gille - Verne fréquentait la Bourse ; il avait rêvé jadis
de partir pour la Californie, de se faire chercheur d’or ; il s’était
fait coulissier. Il mêlait agréablement la littérature à la finance.
Cependant, son tempérament littéraire particulier se développait déjà.
On trouvera, à la fin du volume de Verne qui a pour titre le
Docteur Ox, une nouvelle fort
curieuse :
Un drame dans les airs.
C’est l’aventure d’un aéronaute qui, prenant un passager, s’aperçoit
que ce passager est fou. Méry avait conté une histoire de ce genre : le
fou dont parle M. Verne jette au vent tout ce qui sert de lest à
l’aérostat.
« Le ballon, entièrement délesté de tous les objets qu’il contenait,
nous fûmes emportés, écrit le romancier, à des hauteurs inappréciables
! L’aérostat vibrait dans l’atmosphère. Le moindre bruit faisait
éclater les voûtes célestes. Notre globe, le seul objet qui frappât ma
vue dans l’immensité, semblait prêt à s’anéantir, et, au-dessus de
nous, les hauteurs du ciel étoilé se perdaient dans les ténèbres
profondes !
« Je vis l’individu se dresser devant moi !
« Voici l’heure ! me dit-il. Il faut mourir ! Nous sommes rejetés par
les hommes ! Ils nous méprisent ! Écrasons-les !
« - Grâce ! fis-je.
« - Coupons ces cordes ! Que cette nacelle soit abandonnée dans
l’espace ! la force attractive changera de direction, et nous
aborderons au soleil !
« Le désespoir me galvanisa. Je me précipitait sur le fou ; nous nous
prîmes corps à corps, et une lutte effroyable se passa ! Mais je fus
terrassé, et tandis qu’il me maintenait sous son genou, le fou coupait
les cordes de la nacelle.
« - Une ! fit-il.
« - Mon Dieu !...
« - Deux ! trois ! »
« Je fis un effort surhumain ; je me redressai et repoussai violemment
l’insensé !
« - Quatre ! » dit-il.
« La nacelle tomba ; mais, instinctivement, je me cramponnai aux
cordages, et je me hissai dans les mailles du filet.
« Le fou avait disparu dans l’espace !
« Le ballon fut enlevé à une hauteur incommensurable. Un horrible
craquement se fit entendre... Le gaz, trop dilaté, avait crevé son
enveloppe !... Je fermai les yeux...
« Quelques instants après, une chaleur humide me ranima. J’étais au
milieu de nuages en feu. Le ballon tournoyait avec un vertige
effrayant. Pris par le vent, il faisait cent lieues à l’heure dans sa
course horizontale, et les éclairs se croisaient autour de lui.
Cependant ma chute n’était pas très rapide. Quand je rouvris les yeux,
j’aperçus la campagne. J’étais à deux milles de la mer, et l’ouragan
m’y poussait avec force, quand une secousse brusque me fit lâcher
prise. Mes mains s’ouvrirent, une corde glissa rapidement entre mes
doigts, et je me trouvai à terre. »
Ces pages n’ont-elles point un double intérêt ? Ne rappellent-elles pas
la catastrophe terrible du
Zénith,
où M. Gaston Tissandier faillit mourir et où ses courageux compagnons
trouvèrent la mort ? Et ne montrent-elles pas un
Jules Verne avant la lettre, si je
puis dire, tout à fait entraînant déjà ?
Ce fut en 1863 que Jules Verne publia, chez Hetzel, son premier « roman
scientifique ». Le roman, qui a été tour à tour intime, héroïque,
épileptique, historique, philosophique, macabre, socialiste,
pittoresque, américain, national, idéaliste, réaliste, naturaliste,
devenait électrique. Ce premier roman scientifique s’appelait
Cinq semaines en ballon, et le
succès en fut considérable. Il y a là des pages d’une puissance rare et
d’un style très sain dans son alacrité bien française. Cela séduisit
même les lettrés, plut aux curieux, amusa les savants comme un joli
paradoxe, et entraîna les enfants comme de la science avenante.
Les Aventures du capitaine
Hatteras, les Enfants du capitaine Grant ont tour à tour promené
les lecteurs de Jules Verne au pôle Nord et en Australie, dans la mer
de Glace et dans l’océan Pacifique. Entre temps, le conteur conduit son
monde au fond des mers ou dans la lune, au centre de la terre ou dans
le pays des fourrures, et, fidèle à ces récits, le public le suit
partout.
La réputation de M. Jules Verne est aujourd’hui universelle. Ses romans
scientifiques sont plus que célèbres : en Angleterre, où M. Ballantyne
a exploité une littérature analogue, le nom de Jules Verne est aussi
populaire que chez nous. On pourrait trouver des prédécesseurs à Jules
Verne : l’abbé Bordelon peut-être, ou même Cyrano Bergerac ; Boistard
aussi, qui publia des récits du même genre dans le
Musée des Familles ; mais Verne
seul a pu faire croire à la réalité de ces improbabilités pittoresques
et amusantes.
C’est dans le
Musée des Familles,
son recueil de débuts, que je trouve, sous une signature qui est
peut-être un pseudonyme, un
portrait
de Jules Verne « en robe de chambre » et d’après nature, que je crois
bon à citer et qui est, comme on dit à présent, très
documenté :
« Voulez-vous faire connaissance avec le
Saint-Michel ? dit M. Ch. Raymond.
C’est un petit yacht de huit à dix tonneaux, gréé comme les bateaux de
pêche de la baie de Somme, d’où il est, du reste, originaire, ayant vu
le jour sur les chantiers du Crotoy : un trou à l’avant pour
l’équipage, une chambre à l’arrière pour le capitaine et les passagers,
si l’on peut donner le nom de chambre à une cabine de quatre pieds et
demi de haut sur six de long et cinq de large, avec deux cadres qui se
font vis-à-vis, adossés aux bordages, et représentant, grâce à leurs
matelas de varech, deux lits d’un moelleux très relatif. Derrière
l’escalier, ou plutôt l’échelle qui descend du pont dans la chambre en
question, une vaste armoire, contenant la bibliothèque du bord,
c’est-à-dire l’annuaire des marées, quelques cartes marines et trois ou
quatre gros dictionnaires et volumes de voyages. Sur le pont, un canon
qu’on ne tire jamais sans recommander son âme à Dieu tant on craint
qu’il n’éclate.
« Quant à l’équipage, il se compose de deux braves matelots du Crotoy,
Alexandre Dulong et Alfred Berlot, qui, chaque été, abandonnent leurs
filets et leurs lignes pour suivre la fortune du
Saint-Michel. Ils ont été l’un et
l’autre marins de l’État : Alexandre, vulgairement appelé Sandre, a
fait les campagnes de Crimée et d’Italie ; il est revenu
quartier-maître de canonnage. Alfred a passé deux années à la
Nouvelle-Calédonie ; il a mangé du Kanak ou a été mangé par lui, je ne
sais plus au juste, mais Alfred me paraissant pourvu d’un râtelier
formidable et de tous ses agrès, je penche pour la première hypothèse.
« Enfin, le capitaine n’est autre que Jules Verne, l’auteur du
Tour du monde en quatre-vingts jours,
une des figures les plus sympathiques de la littérature contemporaine,
et l’un des meilleurs amis par-dessus le marché.
« Jules Verne a une véritable passion pour la mer et y passe tout le
temps qu’il peut dérober au travail. Encore cette bibliothèque, dont
j’ai parlé plus haut, si incomplète qu’elle soit, lui permet-elle de
continuer, même à bord, les recherches nécessaires à son oeuvre. Vous
savez aussi bien que moi que, même quand la main ne noircit pas de
papier, le cerveau est un creuset dans lequel la pensée s’élabore
incessamment, préparant, assemblant, combinant les matériaux multiples
du livre futur. C’est donc à bord du
Saint-Michel,
soit qu’il commande la manoeuvre, soit que son esprit s’égare à travers
les mondes qui peuplent le firmament étoilé, c’est à bord du
Saint-Michel que Verne a conçu la
bonne moitié de ses ouvrages.
« Vêtu d’une vareuse de gros drap bleu ou d’un gilet de tricot à raies
parallèles, la tête couverte, suivant le temps, d’un chapeau de cuir
goudronné ou d’un béret sans visière, tantôt il se tient à la barre,
tantôt, aidant à la manoeuvre, il prend un ris, amène une voile, relève
un feu, capitaine et matelot tour à tour ; car il sait que rien ne
remplace la vieille expérience de Sandre, et, dans les moments
critiques, il lui remet toujours le commandement. D’un autre côté,
Sandre et Alfred adorent Verne.
« - Il n’a qu’un défaut, me disait Sandre, il ne comprend rien à la
pêche et ne croit au poisson que lorsqu’il le tient au bout de sa
fourchette. Comment un homme aussi supérieur peut-il être atteint d’une
pareille infirmité ? Ce n’est pas qu’il nous défende de mettre nos
lignes à la traîne et même d’embarquer notre chalut ; mais on dirait
une fatalité. A bord de nos barques, nous prenons ce que nous voulons,
le poisson mord sur des tuyaux de pipe. A bord du
Saint-Michel, vous amorceriez avec
des truffes, rien n’y ferait. C’est à croire que le capitaine nous a
jeté un sort. Et à chaque tentative nouvelle, naturellement il se moque
de nous. Enfin, il y a huit jours, nous tenions nos lignes à la main
pendant que le
Saint-Michel
courait des bordées par le travers du cap Antifer. Bon ! une secousse !
Nous hélons le filin, et voilà un maquereau qui gigotte au bout, le
premier maquereau que nous eussions vu depuis notre embarquement. Vous
comprenez si nous étions contents. Alfred et moi, nous regardions le
capitaine en dessous, comme pour lui dire : « Eh bien, y croyez-vous ?
» Lui, toujours narquois, ne répondait rien. Cependant, voilà
notre maquereau sur le pont. Alfred
le prend par les ouïes pour le décrocher. Paf ! le satané coquin donne
un coup de queue, se décroche lui-même, rebondit sur le tillac et de là
dans l’eau. Était-ce du guignon, hein ? Et M. Verne de se tenir les
côtes. Ah ! nous avons perdu là une belle occasion de lui prouver qu’il
y a du poisson ailleurs que dans la marmite.
« - Que voulez-vous, Sandre, l’homme n’est pas parfait !
« Le fait est que chaque fois que je suis monté à bord du
Saint-Michel », j’ai essayé de
vaincre la malchance, mais jamais, au grand jamais, je n’ai vu tête ou
queue de poisson ; d’où je partage absolument l’opinion d’Alexandre.
« Malgré sa petite taille, le
Saint-Michel
ne se borne pas à courir des bordées du Crotoy au Havre. Parfois il
embarque ses provisions et gagne la haute mer. Il a montré son pavillon
en Angleterre, sur les côtes de la Normandie et de la Bretagne.
Malheureusement, ses dimensions trop restreintes lui interdisent les
longs voyages, et Verne a songé plus d’une fois à lui donner un
successeur. Celui-ci fût-il corvette ou brick, pour moi, je regretterai
toujours le
Saint-Michel, où
j’ai passé de si bonnes heures.
« Ah ! j’oubliais de vous dire que Jules Verne a épousé une très
aimable femme dont la famille habite Amiens, ce qui fait qu’il demeure
en cette ville, et que leur fils, Michel, a été naturellement le
parrain dudit yacht.
« Maintenant que vous connaissez le navire et l’équipage, parlons un
peu plus longuement, si vous le voulez bien, du capitaine.
« Jules Verne a aujourd’hui quarante-sept ans (l’article de Charles
Raymond date de quelques années). Ses cheveux légèrement frisés
commencent à grisonner, ainsi que sa barbe. La taille, que j’ai connue
svelte et élégante, mesure un diamètre respectable ; l’oeil, fin et
spirituel, éclaire une figure d’une rare intelligence.
« Il appartient à une des familles les plus honorables et les plus
respectées de la Bretagne, au sein de laquelle le culte des lettres est
héréditaire. M. Paul Verne, son frère, a publié, il y a quelques
années, le récit d’une ascension au mont Blanc, qui a été justement
remarqué.
« Mais
Cinq semaines en ballon
constituaient-elles un accident heureux, une de ces bonnes fortunes
uniques qui n’ont pas de seconde édition ? ou marquaient-elles le
premier pas d’un écrivain de race ? A l’avenir de répondre. L’avenir
répondit par le
Voyage au centre de
la Terre et les
Anglais au
pôle Nord. Cette fois, le doute n’était plus permis, et le nom
de Jules Verne, sortant de l’obscurité, émergeait en pleine lumière. »
M. Ch. Raymond, après avoir raconté les débuts de Verne, d’abord
avocat, puis trouvant sa note littéraire originale, - de l’Edgar Poe
gai et point halluciné - avec
Cinq
semaines en ballon, ajoute :
« Depuis lors, chaque nouveau livre a agrandi, confirmé la réputation
de l’auteur. Le
Voyage à la Lune,
les
Enfants du capitaine Grant,
le
Chancelor, le
Pays des Fourrures,
Vingt mille lieues sous les Mers,
se succédaient sans interruption et rencontraient auprès du public le
même accueil enthousiaste.
« Le succès suscite la concurrence. On devait donc s’attendre à voir de
nombreux rivaux s’élancer à sa suite dans la carrière que Verne avait
ouverte. Il n’en fut rien. D’abord la perfection qu’il avait atteinte
dès son coup d’essai décourageait les plus confiants ; et puis, des
livres comme les siens exigent un ensemble de connaissances qui ne sont
pas à la portée du premier venu.
« Verne règne donc sans compétiteur dans le royaume qu’il a conquis. Ce
royaume, c’est l’univers, et non seulement la terre, mais les mers, les
airs, tous les mondes habitables et non habitables. Aussi, quand, à
chaque volume qui paraît, on se demande si la mine n’est pas épuisée,
le volume suivant prouve que la mine est inépuisable.
« Jules Verne n’est pas, à proprement parler, un romancier ; car
l’amour, base de tous les romans, brille par son absence dans la
plupart de ses ouvrages. La femme y est presque toujours reléguée au
second plan ; encore la chercheriez-vous vainement dans
Cinq semaines, les
Anglais au pôle Nord, etc. Au fait,
ses héros n’ont pas de temps à perdre aux doux propos du petit dieu
malin. Les luttes grandioses ou ingénieuses contre les obstacles que la
nature courroucée sème sous leurs pas réclament tous leurs efforts.
Aussi Verne, original avant tout et dédaigneux du lieu commun,
réserve-t-il les tons les plus colorés de sa palette à la peinture de
ces types de savants fantasques et de hardis explorateurs qui
s’appellent Fergusson, Hatteras, Clowbonny, Glenarvan, Paganel,
Arronax, le capitaine Nemo, Michel Ardant, Philéas Fogg. Ce sont
vraiment d’amusants personnages, et qui ne doutent de rien. Traverser
l’Afrique en ballon, atteindre la mer libre du pôle à travers les
banquises et les plaines de glace, pénétrer jusqu’aux entrailles de la
terre pour sortir par l’orifice d’un volcan, s’élancer vers la lune
dans la cavité d’un boulet gigantesque ; tout cela n’est pour eux que
jeux d’enfants, et l’imagination de Jules Verne possède tant et de si
précieuses ressources que le lecteur doute et se demande
si cela est arrivé. Quel est le
point précis qui sépare la fiction de la vérité ? L’auteur n’a-t-il
fait que devancer les découvertes futures de la science, qui
permettront de réaliser, dans un siècle, tous ces étonnants voyages ?
« Après tout, pourquoi cela ne serait-il pas ? Il y a cent ans, on eût
traité de visionnaire ou de mauvais plaisant celui qui eût prétendu
transmettre sa pensée de Paris à Londres en quelques secondes, ou s’y
transporter lui-même en quelques heures. Dans cent ans peut-être, la
science nous aura livré de nouveaux secrets, et les rêves de Verne
seront devenus des réalités. Cette perspective n’a vraiment rien
d’inadmissible ou de déplaisant. En attendant, l’esprit humain,
toujours épris du merveilleux, continuera à fêter comme il le mérite le
charmant conteur qui nous entraîne à sa suite à travers les mondes et
les pays inconnus. »
J’ai tout au long cité ce
portrait,
quoiqu’il répète un peu ce que nous avons dit, parce qu’il est
réellement pris sur le vif.
Charles Raymond n’a pas assez insisté sur Jules Verne
dramaturge.
Il manquait à Jules Verne la renommée du théâtre ; il y a goûté, et,
après ses débuts cahotés, il a rencontré plusieurs fois le succès. Au
théâtre de Cluny, avec une alerte comédie :
le Neveu d’Amérique ; au théâtre de
la Porte-Saint-Martin et au théâtre du Châtelet, partout sa verve, unie
à la science profonde de d’Ennery, a charmé.
C’est vraiment un talent original et, je ne trouve pas d’autre mot,
sympathique que celui-là. Sa vogue est due aux sentiments les plus
durables ; le goût du merveilleux, le plaisir de l’étonnement et la
soif de l’instruction. Rien de plus intéressant, à coup sûr, que
Le Tour du monde en quatre-vingts jours,
Le Pays des fourrures, la Maison à vapeur ou la
Ville flottante.
J’arrive des pays les plus extravagants !
s’écrit Don César de Bazan.
Le Pays
des fourrures, que je prendrais volontiers comme
type des romans de Verne, est une
de ces contrées. Quand il veut écrire un roman spécial sur tel ou tel
pays ou tel ou tel problème scientifique, Verne s’entoure de tous les
documents,
pioche la situation
comme un théorème ou la description comme une leçon de géographie. J’ai
entendu tour à tour deux savants éminents, M. Joseph Bertrand, l’érudit
secrétaire de l’Académie des sciences, et M. Janssen, l’astronome,
témoigner de leur goût pour les
Voyages
extraordinaires et les imaginations scientifiques de Jules
Verne. Dans
le Pays des fourrures,
l’auteur concentre toute la vie du Nord : chasses aux morses, luttes
contre les grands ours blancs, féeries du
soleil de minuit, longues
souffrances des nuits sans fin. Attachant comme tous les romans de
l’auteur, ce livre se laisse feuilleter, en outre, comme un album où le
lecteur - le spectateur, allais-je dire, car ce récit est vraiment un
drame - rencontre à chaque page quelque chose de nouveau et d’imprévu.
Il en est de même de ce Tour du monde en quatre-vingts jours, caprice
enlevé à la vapeur, course folle à travers le monde, aventures où la
fantaisie s’allie à la vérité, de façon que l’enseignement se dissimule
avec art sous le plaisir. C’est ainsi que M. Verne nous prouve qu’on
gagne un jour en accomplissant le tour du monde par l’Est et qu’on le
perd par l’Ouest.
Il en est de même encore des
Indes
Noires, de la
Jangada,
du
Rayon Vert, de tout ce que
l’amuseur a inventé. Je ne m’étonne pas que Dumas fils aime Verne ;
Verne est une sorte de Dumas père au téléphone. On ne pourrait du reste
analyser de tels livres, où le talent du conteur vous tient sous le
charme par mille détails inattendus, surprenants, originaux.
M. Verne est d’ailleurs un peu cousin aussi des romanciers anglais et
américains, du capitaine Mayne-Reid, un des bons élèves de Fenimore
Cooper. Mayne-Reid est un Cooper plus accessible à tous, aux jeunes
gens en particulier, scrupuleusement moral, d’une imagination riche et
curieuse, mettant en scène quelque simple récit autour duquel il groupe
des incidents romanesques, et cependant possibles, promenant son
lecteur au milieu des forêts vierges, parmi les tribus sauvages, et
exaltant le courage individuel aux prises avec les difficultés et les
nécessités de la vie. Eh bien ! toutes les qualités du conteur
américain, nous les trouvons chez le conteur français. Cependant, M.
Jules Verne a eu un rare mérite, dans le roman et au théâtre, c’est
l’art d’inventer. M. Adolphe d’Ennery lui a montré le chemin sur les
planches et l’a guidé dans le
Tour
du Monde, les
Enfants du
capitaine Grant, Michel Strogoff et le
Voyage à travers l’impossible, mais
avec
Kéraban le Têtu, qu’il a
porté à la Gaîté, Verne veut marcher seul et seul donner l’assaut.
Il n’est vraiment pas facile de trouver au théâtre ni ailleurs cette
chose exquise et rare, la nouveauté. Le
nouveau était déjà bien vieux du
temps de Salomon. Il n’y a peut-être plus, en ce monde, qu’un parti à
prendre, c’est de renouveler, d’aviser et, pour créer tout exprès un
barbarisme, d’
originaliser le
banal. C’est, je le répète, ce que Jules Verne a fait dans ses livres
et aussi dans les féeries scientifiques dont je viens d’écrire les
titres. Féeries ? Non. Panoramas, le mot est plus juste.
En dépit du succès de
Michel
Strogoff, le Tour de Monde de la Porte-Saint-Martin est resté le
type de ce genre de pièces. Une légère intrigue amoureuse, des tableaux
variés, une certaine vérité suffisamment romanesque, l’impossible rendu
acceptable et encadré dans les plus beaux décors du monde ; voilà la
pièce. On connaît le roman : Philéas Fogg, un original, membre d’un
club important de Londres, esprit méthodique et résolu, a parié de
faire le tour du monde en quatre-vingts jours, comme cet officier de
hussards hongrois - mort dans les inondations de Szegedin - M. de
Subowiczh, avait parié de venir à cheval de Vienne à Paris en deux
semaines. Philéas Fogg tient son pari ; il est à Suez, aux Indes, en
Amérique, partout, et, pour arriver à l’heure dite à Liverpool, il fait
chauffer la chaudière du navire qu’il a acheté, avec la mâture et les
bastingages du bâtiment. Mais encore, malgré tous ses efforts, se
présenterait-il en retard au club, si la différence des latitudes et le
calcul, d’ailleurs très exact, que je signalais tout à l’heure ne lui
faisait, en quatre-vingts jours, gagner précisément une journée. Les
types amusants du
détective
persuadé que Philéas Fogg n’est autre qu’un voleur qui a détroussé la
banque d’Angleterre, et du valet de Philéas, le Parisien Passe-Partout,
jettent leur fantaisie au milieu de ces pages imprévues et
entraînantes. Voilà encore où Verne se rapproche de Dumas.
Passe-Partout fait songer à Planchet et à Mousqueton, les valets des
mousquetaires, les Sancho de ces Don Quichotte si français.
Les auteurs de la pièce s’étaient contentés de tailler leurs tableaux
dans le roman
le Tour du Monde,
en y ajoutant un rival de l’Anglais Philéas Fogg, l’Américain Corsican,
bientôt devenu l’ami du parieur. Ces deux compagnons siamois du
détective et de Passe-Partout,
lestés et un peu alourdis par deux jeunes Indiennes qu’ils ont
arrachées au bûcher, vont et viennent à travers l’espace, bravant les
serpents de la grotte aux reptiles, échappant aux Indiens Pawnies qui
attaquent le train chargé de voyageurs, engloutis avec l’
Henrietta et sauvés avec les débris
du steamer : spectacle amusant, où, je le répète, le fantastique c’est
l’électricité et la vapeur, où les talismans de l’ancienne féerie, les
pieds de mouton et les oeufs d’or fulminants sont remplacés par des
coups de revolver ; fantaisie bien moderne, bien contemporaine, et qui
met en scène la seule poésie qui reste maintenant en ce monde uniforme
: les voyages.
Depuis, le succès international du
Tour
du Monde a eu son pendant : la vogue de
Michel Strogoff n’a pas été moindre.
M. Jules Verne est d’ailleurs doué du tempérament dramatique. Il
apporte au théâtre une curiosité toute personnelle, une observation
ingénieuse, des qualités de gaieté naturelle, au style alerte et
agréable, et cette invention endiablée qui a assuré sa popularité comme
romancier.
Son oeuvre est aujourd’hui considérable. La collection des
Voyages extraordinaires que
l’Académie française a couronnés se compose déjà de quarante ou
quarante-cinq volumes et, tous les ans, Jules Verne donne au
Magasin d’Éducation et de Récréation
d’Hetzel, qui fut son conseiller en même temps que son éditeur, un
roman inédit : tantôt l’
École des
Robinsons, tantôt
Kéraban le
Têtu, qui aura vu le feu de la rampe avant d’être achevé dans le
recueil hebdomadaire. Et ces livres de voyages, ces contes d’aventures
ont une originalité propre, une clarté et une vivacité entraînantes. Ce
n’est ni le roman à coups de
navaja
de Gabriel Ferry, ni le récit bourré de grosses aventures d’un Gustave
Aymard ; c’est autrement rapide et fin. C’est très français, pour dire
le mot.
Peu d’amour, encore une fois. La passion est là tout juste pour donner
un attrait au livre. Le grand acteur, le héros éternel, c’est l’inconnu
; le but à atteindre c’est l’impossible. Nous avons entendu Verne nous
conter comment il combinait des lettres pour arriver à former une
phrase dont le lecteur ne pût, avant le dénouement, trouver ni le sens
ni la clef ; Edgar Poe ne travaillait pas autrement. Il y a du
mathématicien chez Jules Verne.
- Dans cent ans, disait tout à l’heure le
Musée des Familles, peut-être la
science nous aura-t-elle livré de nouveaux secrets et les rêves de
Verne seront-ils devenus des réalités.
Les songeries de Mercier, l’auteur de
l’An
2400, ne sont-elles point, en effet, réalisées en partie ?
Jules Verne ne se contente point d’écrire l’histoire des
Grands Navigateurs et les
biographies des
Voyageurs au XIXe
siècle. Ce robuste écrivain, qui porte allégrement son
demi-siècle, d’une souplesse vigoureuse, la barbe entière et blanche
dans un visage souriant et hâlé, est lui-même, on l’a vu, un voyageur.
Si ses livres sont entraînants, l’homme est charmant et intrépide.
J’aurais pu borner ce portrait à cette seule ligne. Pendant tout l’été,
Jules Verne navigue autour de la France, allant du Havre à Marseille,
faisant quelquefois 150 à 200 lieues sans toucher terre. Depuis deux
ans, le petit bateau à deux hommes, dont M. Charles Raymond parlait
tout à l’heure, le
Saint-Michel,
est devenu un yacht à vapeur d’une centaine de tonneaux et le
capitaine Verne a pu, à son bord,
courir le nord de l’Europe et même la Méditerranée.
Ainsi Jules Verne vit et navigue en homme heureux. Il est, à l’heure où
nous sommes, quelque chose comme le Walter Scott de l’improbable, le
romancier des mondes inconnus, - de
l’absurde,
disait M. Dumas, l’éminent chimiste ; mais on pourrait appliquer
l’épithète à Swift, si l’on était injuste, et le pays des
Houyhnhnms et des Yahous n’est pas
moins invraisemblable, quoique plus philosophique et amer que le pays
des fourrures.
Quand il est las de voyager, Jules Verne rentre à Amiens, vient à
Paris, voit quelques amis, fait répéter une pièce. Ce sont les
occupations de l’hiver. Puis il repart. Il a la santé dans le talent. «
Ce que je fais est amusant, disait l’auteur de
la Reine Margot ; cela tient à ce
que je me porte bien. »
Un romancier d’un mâle talent, qui, comme Verne, est un brave homme,
Hector Malot, l’auteur de
Sans
Famille et des
Victimes
d’amour, qui procède de Balzac comme Verne procède de Dumas, et
dont la physionomie cordiale et vigoureuse prendra place sans doute en
cette
galerie, me disait un
jour, en parlant de l’écrivain que j’essaye de caractériser aujourd’hui
: - C’est un des meilleurs de nous tous : franc comme l’or !
Et voilà qui est vrai pour Verne. C’est
un des meilleurs : ni jalousie ni
petitesse, rien des mesquines passions du rival de lettres, - la gaieté
et la franchise, une nature heureuse, un philosophe : la curiosité de
l’inventeur avec l’espèce de mélancolie souriante du marin.
Je sais que des raffinés, et de plus ambitieux dans l’analyse de l’être
humain, disent de lui : « Ce n’est qu’un conteur ! »
Un conteur qui charme et entraîne toute une génération est
quelqu’un, soyez-en sûr. Et puis
n’est-ce donc rien au monde que les contes ?
« Mes chers amis, disait doucement le bon Denis Diderot, faisons des
contes ! Pendant que nous en faisons, le conte de la vie s’achève et
nous sommes heureux ! »
(1) 7 juillet 1883.