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V. Collin : Deux ménages parisiens (1832)
COLLIN, Victorine (1797?-18..) : Deux ménages parisiens (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (25.III.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Deux ménages parisiens
par
Victorine Collin

~*~

Il faut être bien hardi pour toucher aux bourgeois, le plus petit peu du monde, quand on a lu le spirituel et délicieux article de M. Bazin sur ce sujet. J’y ai regardé à vingt fois ; j’hésite peut-être encore : une seule chose me rend le courage ; c’est que le bourgeois de M. Bazin a, pour ainsi dire, revêtu son habit des dimanches ; il est en visite, hors de chez lui, à la revue, aux émeutes, aux fêtes publiques ; il court la bourse, les affaires, se promène en fiacre ; enfin il est toujours occupé. Mais le bourgeois chez lui, le bourgeois au coin de son feu, jouant le piquet avec sa femme, additionnant son livre de dépense, le bourgeois en bonnet de coton, vous ne le connaissez pas encore bien, ni lui, ni sa femme, ni ses enfants, ni sa bonne. On le trouve, il est vrai, dans beaucoup de romans nouveaux ; mais j’avoue que je ne l’aime point là : il est chargé, ce n’est plus lui ; presque toujours on le prend pour dupe ; et qu’on ne s’y trompe pas, il n’en est rien dans la réalité. Le bourgeois d’aujourd’hui tire l’épée comme le gentilhomme ; le danger ne l’effraie point, et s’il est offensé, il force le grand seigneur à croiser le fer avec lui, ou bien, le pistolet en main, à échanger balles contre balles. A entendre les romanciers, il ne comprend rien aux usages ; il a mauvais ton ; il fait sottises sur sottises. Tantôt, c’est un négociant, un marchand de drap de la rue des Bourdonnais donnant une soirée, et ses lampes s’éteignent ; le petit chien déchire la robe des dames ; une cuisinière maladroite renverse dans le salon l’unique plateau de rafraîchissements. Tantôt c’est une lingère du grand quartier, une lingère en vogue, qui a pour convives, le jour de sa fête, les domestiques des grandes maisons qu’elle fournit, lesquels, pour paraître quelque chose, endossent le nom et les habits de leurs maîtres ; les jeunes filles de boutique de cette lingère disent : Où ce qu’est mon aiguille ?... appellent la grammaire la grand’mère, une ottomane, une ottomate, etc. Je ne sais ce que faisaient et disaient les marchands et les bourgeois, il y a soixante ans ; mais ce dont je suis sûre, c’est qu’aujourd’hui lorsque madame Colliot, que MM. Chevreux et Le Gentil donnent des soirées, leurs salles sont bien éclairées, il n’y a ni valets ni femmes de chambre invités, et les jeunes personnes qui travaillent en lingerie et en nouveauté, je ne dis pas seulement dans les premières maisons, mais encore dans celles du second et du troisième ordre, loin d’ignorer les premières règles de la langue, parlent et s’énoncent fort bien, ayant passé presque toutes plusieurs années dans un pensionnat : nos jeunes auteurs le savent bien cependant ; eux qui sont presque tous de cette classe moyenne, trouvent-ils que les salons petits, mais élégants et gracieux de l’intérieur de Paris, ne sont point fréquentés par des hommes aussi bien élevés, par des femmes aussi aimables, aussi spirituelles que les salons plus spacieux mais moins animés du faubourg Saint-Germain ?... Il faut descendre très-bas aujourd’hui en France pour trouver du trivial.

Une autre fois, prenant nos simples et bons bourgeois au moment où ils ont fait une colossale fortune, le romancier les traite comme des ducs et pairs, et ne nous offre plus que l’allure et le train des maisons de banquiers ; même luxe de table, même ambition chez monsieur, même coquetterie, même élégance chez madame.... Mais encore un coup, le bourgeois dans sa sphère, le bourgeois, ni pauvre ni riche, qui ne hante ni les guinguettes ni les palais des princes, où est-il ?...  Nous connaissons bien, trop peut-être, l’intérieur des grands, du moins tel qu’on nous le représente, car bien souvent il vaut mieux que ce qu’on en dit : l’or ne corrompt pas toujours ; il laisse quelquefois de sa pureté au creuset par où il a passé. Nous connaissons bien aussi les différentes classes d’artisans, car toutes ont été exploitées ; nous avons entendu leur franc et énergique parler ; nous avons découvert leur pauvre et chétif ménage ; nous avons assisté à leurs plaisirs ; comme eux, nous avons ri chez Desnoyer ; nous avons gémi quand ils sont entrés au grand usurier de la rue de Paradis, et notre coeur s’est serré en les voyant compter, avec l’avidité de la faim, dix francs qu’ils ont reçus en prêt sur leurs dernières chemises ; peut-être même a-t-on dépassé la vérité en nous les dépeignant toujours à plaindre par la faute des autres, et jamais par la leur ; mais toujours est-il qu’ils souffrent, n’importe comment ; respect au malheur.

Pourquoi donc, quand on a fait tant de volumes pour les deux extrémités de la société, n’avoir consacré que si peu de lignes au nombreux et intéressant juste milieu ? serait-ce que la plupart de nos livres de moeurs et de critiques sont écrits par des jeunes gens qui ne veulent en rien du juste milieu ?... Je ne le pense pas. Dans la bourgeoisie se trouve la médiocrité en tous genres ; médiocrité de génie, de fortune, d’aventures, d’intrigues, bonne et simple vie, peu fertile en événements ; chez eux une année ressemble à l’autre, une famille vit à peu près comme celle qui demeure dans la maison voisine ; peu de bruit, peu de scandale, peu de matière à de terribles et sanglants épisodes ; partant point de curée pour nos auteurs romantiques... Quant à nos auteurs joyeux et plaisants, ils voient ces braves gens du côté grotesque, et ne nous présentent que leurs ridicules, même pas toujours les leurs.

Voyons-les donc une bonne fois au naturel... ; je les connais beaucoup, moi : ils sont, pour la plupart, les pères de mes jeunes personnes sans fortune, que vous avez bien voulu regarder amicalement, ce qui m’enhardit à vous parler de leurs parents ; d’ailleurs, pour vous les faire supporter, je les mettrai en regard de cette classe riche tant décriée, si peu à envier, et qu’après tout on n’envie pas moins toujours un peu, à part soi...

Il est convenu qu’avant la première révolution une femme ne pouvait pas avoir un titre sans avoir aussi un amant ; l’un était inhérent à l’autre ; et en parlant d’une honnête femme, on devait dire : « Il en est jusqu’à trois que l’un pourrait compter. » Probablement la malice et le besoin de se faire écouter ont singulièrement donné cours à l’exagération ; dans le cas contraire, la vertu aurait fait bien des progrès depuis ce temps-là ; car il existe à présent bon nombre de comtesses, de marquises attachées à leurs devoirs, chérissant leurs enfants, et mettant un ordre infini dans leurs affaires. Point d’intrigues, point de licence ; elles ont des moeurs, de la religion, elles sont bonnes ; si elles aiment tant soit peu la dépense, la toilette, les chiffons si chers et si inutiles, il faut leur pardonner : on voit si souvent leurs noms inscrits les premiers sur la liste des souscriptions de bienfaisance, ou bien au bureau de charité !... Puis, Paris, ville de luxe, que deviendrait-il, si l’on ne faisait qu’une dépense raisonnable ? beaucoup de riches achètent par philantropie. Mais il y a dans les vertus des femmes du grand monde quelque chose de moins admirable que dans celles des bourgeoises (exceptions à part, bien entendu) : il leur en coûte moins pour remplir certaines obligations, ou pour mieux dire, elles ne les remplissent pas de la même manière ; on remarque dans leurs moindres détails domestiques quelque chose d’opulent, d’ostensible, qui les prive de cette touchante simplicité qu’on retrouve en tout et partout chez les médiocres.

Par exemple, si le mari d’une jeune comtesse est malade, elle passera près de lui les jours et les nuits, pâle, défigurée, délirante de douleur. Certes, voilà de la passion, les symptômes en sont les mêmes dans toutes les classes ; mais après les premières années de mariage, quand l’amour est remplacé par l’amitié, par l’estime seulement..... l’estime, le plus froid des sentiments ! sans doute la comtesse fera de même son devoir : sans doute elle s’établira dans la chambre de son mari, ne sera visible que pour les intimes, consultera tous les médecins de Paris ; mais elle ira se coucher le soir, tranquillement, se reposant de tout sur les soins assidus d’une soeur Saint-Joseph dont elle louera le zèle, s’extasiant sur le bonheur de posséder une si parfaite garde-malade. On peut s’en fier à elle, dira la comtesse, et elle dormira tranquille. Ce ne seront pas ses mains délicates qui apprêteront les cataplasmes, les pansements ; tout au plus donnera-t-elle les cuillerées de potiron : elle sera là, voilà tout.

Dans la classe bourgeoise, quelle que soit la situation morale du ménage, la femme se dévoue dès le moment où son époux est gravement malade ; nulle autre qu’elle n’apprête les remèdes, ne pose les sangsues, ne veille la nuit ; si le cas n’est pas dangereux, elle repose sur un lit de sangle auprès de son malade, se relève vingt fois s’il le faut ; lui parle, devine ce qu’il aime, ce qui lui déplaît ; connaît la partie la plus douloureuse de son corps, la regarde, la frictionne ; elle seule sait l’arranger... S’éloigne-t-elle un moment : « Ma femme ! crie le bon bourgeois, écoute. » Et elle accourt.

Tout cela n’est pas étonnant : il y a plus d’intimité dans ces intérieurs que dans ceux du faubourg Saint-Germain ; on se tutoie, on est souvent en tête-à-tête, vivant dans un petit appartement ; on se retrouve toujours en face l’un de l’autre, et même sans s’aimer on se parle ; car il n’est pas fort amusant de n’être que deux et de ne se rien dire ; puis, à tout moment le mari a besoin de sa femme : c’est un bouton qui manque à sa chemise, c’est un gilet que n’a point rendu la blanchisseuse ; c’est le premier des deux plats du dîner qui n’est pas bon, c’est une toilette à apprêter pour un enterrement : tout cela passe par les mains de la femme ; le moyen, autrement, que l’unique servante des maisons bourgeoises puisse suffire à tout...

Or, je vous le demande, une seule de ces choses existe-t-elle chez les personnes très-riches ? madame sait-elle seulement ce que monsieur a de linge ? et lui, la consulte-t-il pour s’habiller ? Ce n’est pas mauvaise volonté, mais ils demeurent si loin l’un de l’autre que le coeur manque souvent pour faire le voyage, la mode étant que les époux habitent à des étages différents ; ensuite, il y a toujours des domestiques en tiers. Le bon ton exige qu’on ne parle l’un de l’autre qu’à la troisième personne : Donnez cela à monsieur... Demandez à madame... L’habitude de se traiter ainsi devant les étrangers se contracte, et on oublie de la quitter quand on se retrouve seul à seul. Je connais une baronne qui fait toujours trois révérences à son mari quand il entre chez elle.

Je sais que cette manière de vivre à son bon côté ; on a moins de querelles, de petits différents ; car de deux choses l’une, ou l’on s’aime, et dans ce cas on est si content, quand par hasard on se revoit, qu’il n’y pas trop de ces courts instants pour se dire des douceurs ; ou bien l’on ne s’aime pas, et alors rien n’est plus facile que de ne jamais se rencontrer ; tandis que les bourgeois, quelque unis qu’ils soient, ne sont pas toujours d’accord. Le moyen, lorsqu’on est ensemble la nuit, le soir, le matin, que par économie, par usage, par mille raisons, on est obligé de penser à deux, le moyen, dis-je, de ne pas se chamailler avant que la pensée de chacun soit devenue une et indivisible. Le mari, fatigué du travail de la journée, occupé d’un livre nouveau ou d’un journal, s’impatiente du bruit que font deux ou trois marmots criant et sautant dans la chambre à coucher. La femme, habituée à leur tapage depuis le matin huit heures, ne s’aperçoit seulement pas qu’ils remuent ; cependant les continuels chut !... paix donc ! de son mari lui ouvrent les oreilles... Allez jouer au salon, enfants, vous faites trop de bruit. Les enfants s’en vont avec billes, balles, poupées ; mais au salon, ils sont seuls, l’un frappe l’autre : Attendez ! crie la mère, je vais vous faire battre ensemble, moi, vous allez voir. Ernest, laisse donc ta soeur... Ou bien, les billes, les balles frappent le plafond : Ernest, finiras-tu ? tu vas casser les carreaux ou la glace... Alors c’est la porte qui est prise pour but : on dirait qu’elle est près de s’enfoncer... Fichus enfants ! s’écrie le père impatienté ; on ne peut rien faire ici avec eux. – Mais, mon ami, il faut qu’ils s’amusent ; ils ne font pas de mal là. – Ah ! voilà comme tu les gâtes, tu ne sais pas les élever, et ensuite tu te plains d’eux. De là une querelle ; la femme pleure même quelquefois ; mais un ami commun arrive ; chacun prend son air aimable ; on cause, on fait la partie, et quand on se couche, la dispute est oubliée.

Dans les maisons opulentes, si les enfants fatiguent, ils sont relégués au loin, on ne craint pas de s’en séparer : il y a des domestiques pour veiller sur eux, s’ils sont petits ; un précepteur, une gouvernante qui les accompagne, quand ils sont grands.

Ici, la bonne ne peut pas y prendre garde ; le matin elle fait le ménage, et va au marché, plus tard elle s’occupe du dîner ; et le soir elle lave et range la vaisselle. L’unité de domestique est encore un des traits caractéristiques des maisons moyennes. Bien des familles ont quinze, vingt mille livres de rentes, et une seule bonne ; seulement, quand la maman nourrissait, il y avait une jeune fille pour promener l’enfant ; ou bien, si monsieur est médecin, courtier de commerce, l’intérieur est augmenté d’un cheval et d’un domestique ; mais celui-ci est exclusivement préposé pour les affaires, et ne soulage en rien la bonne à tout faire ; excepté, cependant, les jours fort rares où il y a beaucoup de monde à dîner ; alors il sert à table.

« Je ne sais comment tu fais, dit le mari à sa femme, tu ne peux pas garder une bonne plus de six mois ; et chez monsieur un tel, chez madame une telle, ils ont six domestiques, dont le moins ancien est dans la maison depuis huit ans. » Je le crois bien ; et ce qui contrarie monsieur, devrait être pour lui un sujet de satisfaction ; c’est une preuve que sa femme est bonne ménagère, qu’elle a l’oeil à tout ; qu’elle surveille le pain, la viande, le vin, les friandises, l’huile, etc., etc. ; qu’elle sait le prix des comestibles, qu’elle s’aperçoit quand la cuisinière fait danser l’anse du panier ; qu’elle reçoit elle-même son linge des mains de la blanchisseuse ; qu’elle vient à la cuisine faire les oeufs au lait et les gâteaux au riz ; et que peut-être même elle va au marché ; toutes choses capables de doubler les revenus dans un ménage, mais toutes choses aussi qui valent à la maison le surnom de baraque,... et empêchent qu’une domestique y reste long-temps. Qu’y ferait-elle ? il n’y a pas moyen de rien soustraire, et il est impossible, avec deux cent cinquante francs de gages, de porter des robes de gros-de-Naples, des chapeaux à fleurs, et de payer des spectacles pour deux. Et puis, monsieur ordonne une chose, madame une autre ; il faut quitter une première occupation pour en commencer une seconde ; être grondée, réprimandée : tout cela ennuie ; on fait son service tant bien que mal ; on raisonne, et, sous main, on cherche une autre place....

Chez les grands, c’est toute autre chose ; là, il y a une personne pour chaque partie du service ; tout le monde sait ce qu’il doit faire ; tous les jours, à la même heure, même régularité. Quand la femme de chambre a habillé sa maîtresse, que ses robes, ses chapeaux sont rangés, qu’elle a monté une ou deux collerettes, elle est libre comme l’air ; le valet de chambre ne parle pas deux fois par an à madame ; la cuisinière ne connaît que ses fourneaux ; elle taille, rogne, achète, comme bon lui semble ; personne ne vient lui dire : « Mais, Marie, voilà bien du feu pour une petite marmite ; éteignez donc cette bûche... Pourquoi donc une livre de beurre hier ? vous n’aviez que trois plats... Marie, qu’est donc devenue la bouteille de vin qu’on a entamée hier au soir ?... » Cela doit être ainsi dans un petit ménage ; mais cela fatigue et ne donne aucun profit ; car, remarquez que les domestiques supportent tout pour des profits. Généralement on est poli avec eux ; les femmes surtout les traitent doucement ; mais la dame de qualité a le ton sec, bref, en parlant à ses gens, elle les tient, pour ainsi dire, en respect ; ils ne lui manquent jamais ; d’eux-mêmes ils sont formés à lui dire : « Madame veut-elle permettre ?... Si madame avait dit qu’elle désirait cela, madame aurait été obéie. »

Ils ne se trouvent pas humiliés de s’entendre commander, et non prier : Allez ici, faites cela, sans jamais un S’il vous plaît, un remerciement ; les enfants eux-mêmes parlent ainsi, c’est l’usage. Cela n’empêche pas les domestiques de rester long-temps dans l’hôtel ; il est si beau de pouvoir dire : Je suis au service de madame la comtesse, de monsieur le marquis ; ce sont de braves gens, ils ont huit domestiques ; ils ne regardent à rien...

Eh bien, qu’une bourgeoise s’avise de prendre ce ton-là, elle verra ! Voilà les réponses des bonnes les moins impertinentes ; remarquez encore qu’elles n’ont pas l’intention de fâcher leur maîtresse. Ce qu’elles en font n’est que par familiarité... – Allons donc, Marie, un peu plus vite, vous ne finissez à rien ; il est midi, s’il venait quelqu’un, il trouverait l’appartement encore sens dessus dessous. – Pardi, madame, croyez-vous que je vais me mettre en nage pour vous faire plaisir ; depuis ce matin, je n’ai pas arrêté. – Marie, vous avez donc cassé un vase ? – C’est pas moi, madame, c’est mademoiselle. – Si vous l’aviez remis à sa place, elle n’y aurait pas touché. – Tiens, vous croyez qu’il est facile d’en faire ce qu’on veut de mademoiselle, avec cela qu’elle est si commode, je n’ai jamais vu un si mauvais caractère ; au reste, madame, vous êtes toujours après moi depuis huit jours, cela ne me convient pas, et vous chercherez quelqu’un ; faut-il pas faire tant d’embarras pour 250 francs que vous me donnez ; c’est pas le Pérou ; encore être bougonnée, et il n’y a pas de profit.

Écoutez à présent le colloque d’une grande dame et d’un domestique. Les chevaux étaient fatigués ; on voulait aller se promener aux Tuileries, on envoya chercher un fiacre. Les enfants montent dedans, et la mère ordonne au domestique de se mettre derrière. Celui-ci, comme craignant de profaner sa livrée en l’exposant sur le trottoir d’un char numéroté, refuse : - Madame ne peut exiger, dit-il chapeau bas, que je monte derrière un fiacre. – Mes enfants sont bien dedans, reprend la comtesse ; au reste, vous êtes libre d’aller à pied ; mais si vous ne vous trouvez pas à la grille du jardin pour leur ouvrir la portière et les faire descendre, vous ne rentrerez pas chez moi. Le fiacre part, et le laquais arrive à son poste deux minutes avant lui.

Permis à la bourgeoisie d’agir et de parler ainsi, mais alors il lui faut un train de maison, des chevaux, une femme de chambre ; il faut enfin qu’elle ne soit plus bourgeoise. Tant qu’elle va à pied, qu’elle s’habille seule, quelle que soit sa naissance, elle est priée d’être modeste, autrement elle recevra de temps en temps de petits affronts. Son argent est aussi bon que celui de la comtesse ; elle paie aussi bien, peut être mieux, et pourtant les fournisseurs ne les saluent pas l’une comme l’autre ; ils ne leur parlent pas du même ton ; il est vrai qu’ils ne sont pas reçus de la même manière chez les deux ; tel épicier, tel boulanger, fournit depuis vingt ans une maison du faubourg Saint-Germain, et n’en connaît que l’antichambre ou l’office ; à peine a-t-il entrevu la maîtresse.... La bourgeoise lui donne accès dans sa chambre, s’informe de sa santé, de celle de sa femme, non pas comme dans la scène de don Juan avec M. Dimanche, mais bonnement, naturellement ; le marchand lui conte ses affaires, elle paraît y prendre intérêt : la familiarité s’établit... Et puis, j’en demande pardon à notre siècle niveleur, on a beau dire, on a beau crier à l’égalité, il y a quelque chose de respectable dans la noblesse ; tel écrivain qui voudrait la supprimer, ne pourrait-il pas être suspecté d’un peu d’envie ? n’a-t-il jamais souhaité un de devant son nom ? et le jeune auteur qui s’en moque dans ses livres satiriques a pourtant soin que le héros de son vaudeville se nomme le comte de Merville, et sa jeune veuve la marquise de Blinval ! Quelques-uns d’entre eux ne font-ils pas sonner bien haut (sans avoir l’air de rien, pourtant) l’invitation qu’ils ont reçue de M. le baron de*** ? Ils pensent en eux-mêmes que c’est leur mérite qui leur vaut cela, et moi je leur dirai qu’on craignait d’être à court de cavaliers pour la danse.

Il y a beaucoup d’ordre aujourd’hui partout ; les marchands n’ont plus la sottise d’avancer tout leur magasin à des gens qui ne doivent pas payer, et cela parce qu’ils sont titrés ; et les gens titrés ne font plus de grandes dettes ; la révolution les a rendus sages ; mais pour voir un livre de dépense bien tenu, une situation de caisse bien exacte, rien de tel qu’une maison bourgeoise ; on a peu de fournisseurs, tout s’achète au comptant, et le reste est soldé le premier de chaque mois ; on sait, à trois francs près, à combien montera la dépense du mois, puis celle de l’autre ; on a une petite réserve pour la pension de ses enfants, une autre pour le loyer, une troisième pour la cuisine, ainsi de suite. M. Bazin dirait : Le système politique se montre encore là : de l’ordre, toujours de l’ordre.

Il faut quelquefois aller cinq ou six jours de suite chez une dame du faubourg Saint-Germain avant de la rencontrer ; non qu’elle fasse des mines en feignant de n’être pas visible, mais elle n’y est réellement pas, ou il est impossible qu’elle vous reçoive ; elle rentre si tard qu’elle ne se lève que pour déjeuner ; elle ne veut pas faire attendre monsieur, et descend en peignoir ; dans cet état elle ne voit personne : puis vient la toilette, puis elle sort, et si vous ne la saisissez pas sur le marche-pied de sa voiture, c’est fini ; car elle ne rentrera que pour dîner ; puis les spectacles, le bal ; il n’y a plus moyen d’en rien attendre. La bourgeoise, au contraire, est presque toujours chez elle, dans la journée ; elle se lève matin, fait ses petits arrangements de ménage dans un négligé fort simple, mais bien présentable : un joli bonnet garni, une redingote ; presque toujours elle a son corset ; elle est alors accessible à tout le monde. Ensuite elle s’entoure de chaussettes, de draps, de serviettes ; fait des chemises à ses enfants, lit quelques romans nouveaux, et ne sort guère, si ce n’est un jour par semaine peut-être, quand il fait bien beau ; elle n’aime pas à porter un parapluie, encore moins à gâter sa toilette, et nous savons qu’elle n’a pas de voiture ; habituellement elle se soucie peu de quitter la maison, et puis il faut qu’elle soit là, quand son mari revient du bureau à quatre heures, ou lorsqu’il a fini ses visites, ou bien passé la matinée entière à débrouiller une affaire difficile ; tout serait perdu si ce chef de famille ne trouvait pas sa femme en arrivant, et jamais, au grand jamais, madame ne dînerait en ville sans monsieur, même quand l’amour n’est plus de la partie : ce sont des déférences que les époux de la classe mitoyenne ont tout naturellement, tout bonnement, l’un pour l’autre. Moi je trouve cette simplicité touchante. Le soir, ils vont se promener ensemble, à moins que le mari n’ait l’habitude d’aller au café ; mais encore, ce cas échéant, il manquera rarement, dans la belle saison, après avoir pris sa demi-tasse et lu son journal, de venir chercher sa femme pour la mener faire un tour. Ne croyez pas, au reste, qu’elle se soit ennuyée toute seule dans la journée, non ; son ouvrage est pour elle une affaire d’état. Ensuite les petites tracasseries féminines l’occupent : elle a trois soirées en vue, et n’a que deux toilettes ; elle ne voudrait pas faire grande dépense ; être mise moins bien qu’une autre lui répugne, encore moins voudrait-elle paraître deux fois avec la même robe ; il faut donc une certaine combinaison d’idées pour concilier sa bourse, son amour-propre et les convenances. En voilà assez pour tenir sa tête en affaire pendant quinze jours ; car, je dois l’avouer, il y a dans la classe bourgeoise plus de tripotages mesquins et ridicules, plus de petites jalousies, de désir de s’éclipser mutuellement, d’envies de femmes, de méchancetés, le dirai-je, que partout ailleurs : cela vient de ce qu’il faut presque toujours avoir l’air de faire beaucoup avec peu de chose, et cela sans que les autres s’en doutent. Pour rendre ma pensée, je renverrai au chapitre de mes jeunes personnes sans fortune ; ce que je pourrais dire de plus sur ce sujet serait une répétition. Chez les grands ou dans les ménages très-riches on n’a rien à envier aux autres, aussi s’en occupe-t-on moins ; un voeu est à peine formé qu’il est accompli ; que servirait de se tourmenter l’esprit pour si peu ? on vit naturellement au milieu du beau ; on est inhérent à l’opulence, accoutumé à voir les autres applaudir à ce qu’on dit, à ce qu’on fait ; aussi ne prend-on pas la peine de dissimuler sa pensée. Les mitoyens ont peur d’être raillés par leurs pairs ; ils affectent une habitude de tout ce qui est grandiose qui les rend ridicules, et ils ne s’aperçoivent pas que les gens qui leur coûtent quelquefois leur conscience rient d’eux en arrière.

Notre pauvre pays ne brille pas aujourd’hui par la religion ; Paris, surtout, a presque oublié le culte qu’il professe. On a tellement dit au peuple que sot et religieux étaient synonymes, qu’il a fini par en être persuadé ; et comme il ne voudrait pas avoir l’air moins civilisé, moins spirituel que les gens qui ont écrit cela, il enchérit encore sur eux, en reconnaissant à peine le grand Être, l’Être Suprême, que les philosophes ont substitué au Dieu de leurs ancêtres ; il blasphême ce qu’il ignore, et se croit l’esprit de Voltaire parce qu’il est impie. On commence à voir combien trop ont germé ces funestes maximes ; les jeunes auteurs eux-mêmes reviennent sur leurs pas ; l’un nous touche en représentant la sainte et furtive bénédiction arrachée de nuit au chef du clergé en France ; l’autre hausse les épaules à la parodie de nos cérémonies graves et solennelles ; et si un troisième fait un déiste du plus vertueux des hommes, du moins l’ami de ce déiste est un prêtre chrétien. Tout cela promet ; mais de longues années se passeront avant que le peuple soit religieux, n’importe la religion ; son coeur est de pierre pour tout ce qui est culte.

La Restauration, en ramenant les hommes d’autrefois, a ramené les usages et l’étiquette qui existaient alors. On voit donc le faubourg Saint-Germain assister aux offices, à la messe, tous les jours, comme il le faisait jadis ; peu de ses maisons font gras les vendredis et samedis ; toutes les femmes ont leur directeur ; aucune pratique extérieure n’est supprimée ou allégée ; à la moindre fête on étouffe dans Saint-Thomas d’Aquin et à l’Assomption. S’il faut en juger par les apparences, toute la ferveur, toute la piété de Paris s’est réfugiée dans les coeurs aristocratiques ; je le crois ainsi, car je ne suis pas méchante, et l’hypocrisie ne me vient pas à l’idée... En considérant cependant qu’au sortir du sermon ces dames vont au spectacle, que leur vie est mondaine, dissipée, peu conforme à ce qu’ordonne l’Évangile, je soupçonnerais un peu de politique dans leur piété, n’était mon intime persuasion qu’elles sont de la meilleure foi du monde en alliant Dieu et Baal, et que l’habitude de faire ainsi, innée dans leur famille depuis sept ou huit générations, ne leur donne pas, à cet égard, le plus petit scrupule. Elles sont dévotes avec le même bon ton, la même grandeur de manières, qu’elles sont petites-maîtresses ou femmes aimables. Leurs pieds mignons ne seraient pas à leur place sur les froides dalles de l’église, et il manquerait quelque chose à leur grave recueillement si elles n’appuyaient leurs bras sur le velours vert d’un prie-Dieu rembourré. Là, comme ailleurs, elles ne font rien comme tout le monde. C’est donc encore dans la classe juste-milieu que j’irai chercher la piété simple et bien entendue ; elle n’est pas chez tous, il est vrai, ou ne la trouve même que chez un très-petit nombre, mais alors au moins elle est naturelle, édifiante, sincère, dégagée d’ostentation et de politique.

Qui va vous en vouloir ? me dira-t-on : la noblesse ou la bourgeoisie ?... Mais ni l’une ni l’autre, j’espère bien ; je n’ai parlé qu’en général ; ensuite j’ai dit plus de bien que de mal, je pense. S’il y a un peu à blâmer des deux côtés, c’est que rien n’est parfait dans ce monde. Mais qu’importent quelques défauts pour tant d’éminentes qualités qui distinguent aujourd’hui les classes instruites de la société ? D’ailleurs depuis long-temps les oreilles françaises sont habituées à s’entendre dire la vérité ; et, tel est le bon naturel de nos excellents compatriotes, qu’ils en rient les premiers ; ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’ils en rient comme d’une chose qui regarderait leurs voisins. Ils ne se reconnaissent jamais au portrait qu’on a fait d’eux. C’est bien vrai :

« Nous sommes tous besaciers de la même manière. »

VICTORINE COLLIN.

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