BARD, Joseph
(1803-1861) : Le propriétaire
campagnard
(1841). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LE PROPRIÉTAIRE
CAMPAGNARD
par
Joseph Bard
~ * ~ LE propriétaire campagnard ou rural, si mieux aimez, est, sans contredit, l’un des types les plus absolus qu’offrent aux regards de l’observateur les nombreuses variétés sociales dont l’étude, si attachante et si utile, subit de nos jours l’empire de la mode. – Il est bien entendu que je ne veux parler ici, ni des gens qui vivent sur leurs terres par goût ou par besoin de position, soit qu’un château ou qu’une maison les abrite, ni des seigneurs campagnards adonnés à la chasse, à la pêche et aux festins, ni des citadins qui, possédant des immeubles aux champs, y viennent temporairement, sous le nom de forains, recueillir leurs fruits et respirer le grand air. – Le niveau d’une éducation libérale a fait plus ou moins fléchir ces diverses individualités, et les a assimilées à d’autres types, dont la galerie des Français a réfléchi ou réflétera l’image. – La classe dont je veux esquisser la physionomie et les moeurs, et que je vais résumer dans un individu, est celle des hommes qui, nés sur le sol champêtre, le cultivant de leurs mains, ou le faisant cultiver sous leurs yeux, n’ont jamais compris la vie qu’au milieu de leurs héritages, et ne quittent leurs travaux et leur foyer que pour se rendre aux foires et aux marchés des villes voisines, au chef-lieu de département pour le jury ou pour un procès pendant au conseil de préfecture, aux chefs-lieux de canton et d’arrondissement, pour y exercer les droits politiques que la Charte leur confère. L’âge où l’expression morale et physique du propriétaire campagnard est complète, où son caractère est fixé, sera de cinquante à soixante ans : c’est à cet âge qu’il faut le saisir, le faire passer devant soi, pour crayonner ses traits. J’ai observé ce type dans une foule de provinces de la France et de l’étranger ; partout je l’ai trouvé identique et similaire. Cependant les contrées où il m’a paru réunir au plus haut point toutes les conditions de son existence sont la portion méridionale de l’ancien duché de Bourgogne, comprise dans les arrondissements de Beaune, Autun, Châlons-sur-Saône, Louhans et Mâcon, dans la Bresse, le Beaujolais et le Lyonnais, pays riches par le sol et par l’agriculture, où le ciel brillant et serein n’offre ni les chaleurs brûlantes de la Provence, ni l’humidité glacée des Flandres belge et française, où le climat semble si favorable à la double fertilité de l’intelligence humaine et de la terre, où la vivacité des moeurs et de l’esprit se concilie à un reste de l’austérité, de la vigilance et de l’énergie des hommes du Nord. Le propriétaire campagnard est infiniment moins simple dans ses habitudes domestiques et sociales qu’il n’a l’air de l’être. S’il vient à la ville, sa blouse de toile bleue, ornée de broderies blanches ou rouges, sur les épaules, à l’extrémité des manches, sur les coutures, et au cou, laisse apercevoir le collet de son habit-veste de drap bleu de roi, à boutons de métal, et il ne se fait jamais prier, ni pour offrir une prise de tabac de sa boîte d’argent, ni pour donner l’heure à qui la demande avec sa montre d’or guilloché, à arabesques d’or vert et de platine, à longue chaîne chargée de deux clefs, d’un cachet, d’une petite clef de fer, et d’un coquillage. D’ordinaire, il porte de longs cheveux, de petits favoris qui cheminent de dehors en dedans, un chapeau rond, de feutre, à grands poils, à ailes démesurément larges. S’il est de pied, deux chiens, dont l’un noir, avec collier hérissé de pointes de fer, le précèdent, et sa main droite s’appuie sur un bâton noueux, ayant une petite lance au lieu de douille, et une enveloppe de cuir noir assujettie par un clou de cuivre au lieu de pommeau ; souvent sa main est engagée dans le cordon de cuir qui pend à sa canne. Son teint est coloré, sa barbe épaisse, brune, son menton azuré lorsqu’il sort de l’officine du barbier ; un mélange de bonhomie et de finesse, un sourire bienveillant et malin, caractérisent sa figure. – L’on ne se donne pas aisément le visage, l’allure, le langage, du propriétaire campagnard, et, sans qu’on y prenne garde, ce rôle est peut-être le plus difficile à jouer pour qui en connaîtrait la théorie sans en avoir la pratique. Il porte la tête haute, regarde droit devant lui, salue assez volontiers, mais avec quelque fierté, les personnes qu’il rencontre, et tutoie sans façon les paysans qui se trouvent sur son passage. Il a généralement un embonpoint qui donne de l’importance à sa personne, du crédit à sa bourse, de l’autorité à ses paroles, un motif à la lenteur de sa marche, et fait naître autour de lui les égards et le respect. Il souffle beaucoup, surtout quand il parle de lui ou de ses biens, et le volume d’haleine qu’il retient ou qu’il chasse de sa bouche tuméfiée, de ses joues violacées, sert de mesure pour juger du nombre et de la qualité de ses héritages. Son gilet est long, croisé, à deux rangs de boutons métalliques, fait le plus souvent d’une étoffe de velours ou de laine, avec dessins coloriés ou raies longitudinales, comme des sillons. Dans la poche droite de ce gilet est une bourse de cuir, et dans la poche gauche une espèce de portefeuille relié en parchemin. Son pantalon, de velours noir (car depuis quelques années le propriétaire campagnard a adopté le pantalon comme plus commode que la culotte), n’est fixé que par une boucle, et n’a jamais été retenu par des bretelles ; des deux longues poches latérales qui percent ce pantalon, on voit poindre l’extrémité d’un couteau à tire-bouchon et à scie, et d’un pied droit. Son habit est court, de drap gros bleu, à larges basques. Ses bas sont d’un bleu tendre, à côtes longitudinales, et ses souliers, de cuir imprimé, hérissés de clous à tête de diamant sous la semelle. Sa chemise de toile, souvent assez fine, mais d’un blanc roux, est fermée sur sa poitrine par une agrafe ou cercle d’or traversé par une épingle également d’or, qui perce le linge horizontalement ; à l’extrémité des manches, elle est fixée par deux doubles boutons d’or et de pierreries, que le dandysme a adoptés. Son mouchoir de poche, marqué en toutes lettres de ses nom et prénoms, brodés en fil blanc, est rouge à raies violettes. Si le temps est froid, le propriétaire campagnard a, par-dessus sa blouse, un petit manteau de drap bleu, à courte pèlerine, à agrafe d’argent en forme de trèfle. Des gants de poil de lapin couvrent ses mains, et un chausson de laine vient s’interposer entre ses bas et ses souliers. – Que si ce personnage se rend à une vente d’immeubles, s’il revient de l’étude de son notaire, où il a acheté quelques biens ; s’il va à la foire ou au marché, s’il se rend au chef-lieu d’arrondissement pour une élection de député, au chef-lieu de canton pour une élection de conseiller de département ou de conseiller d’arrondissement, à la mairie de sa commune pour celle de conseillers municipaux, sa démarche, sa toilette, sa figure, ont divers degrés de solennité, toujours en rapport direct avec le rôle plus ou moins important qu’il va jouer ou qu’il vient de jouer. – J’ai remarqué que le propriétaire campagnard ne revêt la redingote bleue à boutons de soie, ne sort sans sa blouse sur le bras ou sur le corps, et n’extrait de son armoire les gants de peau jaune, que dans quelques circonstances données, la fête patronale de sa commune, une noce, un baptême, une réunion de notables, l’élection d’un député et d’un membre du conseil général. – Du reste, notre héros, à moins que l’esprit de parti ne l’en ait exclus, depuis que le système électoral régit l’administration communale, est, de rigueur, membre du conseil municipal ; le plus souvent, il est maire ou adjoint ; j’en connais même un certain nombre qui font partie du conseil d’arrondissement. L’ameublement du propriétaire campagnard est simple, mais commode ; sa maison est vaste, mais bâtie sans goût ; le badigeon qui la recouvre est généralement blanc ou rose. Il a dans son enclos formé de haies, dans son meix ou cortil (de l’italien cortile), derrière son habitation, un verger qui lui donne ses fruits, un réservoir d’eau qui lui fournit son poisson, une chenevière, de l’hortolage et des treilles, une vigne et un carré de prairie naturelle ou artificielle, selon la localité, une mare, et une ruche de mouches à miel. Sa basse-cour, qu’accusent d’immenses édifices, nommés meules en certaines contrées, est peuplée de volailles, et tapissée de couches épaisses de fumier ; les moutons, les bêtes à cornes, les porcs, ont leurs abris respectifs dans cette basse-cour, ainsi que ses chevaux, ses chars et ses charrues. Il habite volontiers sa cuisine, vaste, située au rez-de-chaussée, pavée de larges dalles, dans laquelle on remarque une crédence servant à étaler la vaisselle, une longue table pour les domestiques, et une autre table ovale pour les maîtres de la maison. Le fauteuil du propriétaire campagnard est au coin droit du foyer, que flanquent deux chenets énormes, couronnés de vases de fer à jour, propres à recevoir des tasses et des pots. Une horloge qui avance toujours d’une demi-heure, un lit à quatre colonnes et à rideaux de drap vert bordés de soie jaune, ayant sa literie prodigieusement élevée et chargée de deux oreillers, où le maître et la maîtresse ont l’habitude de coucher ; un autre lit à colonnes aussi, mais petit, entouré de tapisseries à serpillière formant rideaux, servant à la domestique principale, et caché dans un enfoncement, forment les portions les plus significatives de l’ameublement. Je ne vous parle point de cette tasse et de ce gobelet d’argent posés sur le vaisselier, de ce crucifix, de ce bénitier et de cette madone, pendus vers le chevet du lit principal, de ce sabot placé vers l’âtre pour recevoir les allumettes, de ce meuble carré qui renferme le sel, de cet égrugeoir de buis, orné de raies quadrangulaires à sa surface, de ce pain recouvert de la nappe sur la table des domestiques, qu’éclaire une lampe suspendue au plancher, parmi les saucissons et les quartiers de lard, de ce porte-montre de soie jaune caché derrière les rideaux du lit, de ce chien si bien identifié avec le haut et large foyer, qu’il faut le considérer comme un meuble ; de cette armoire, enfin, à la clef de laquelle pendent des sacs et des écheveaux de fil, et qui, ouverte, laisse voir un amas prodigieux de rouleaux de toile écrue et de linge. – Le luxe du propriétaire rural consiste surtout dans ce genre. Indépendamment de sa cuisine, qui est la pièce importante dans la maison, le propriétaire campagnard a sa chambre d’honneur, sa chambre de réception, où M. le sous-préfet, M. le lieutenant de gendarmerie, M. le juge de paix du canton, ont daigné quelquefois accepter un verre de vin, un lit, ou un déjeuner. Cette chambre est tapissée de papiers à ramages, ornée de deux lits à rideaux de cotonnade rouge, avec petite bibliothèque où abondent les almanachs et les annuaires du département. Un buffet, bien frotté et bien luisant, laisse apercevoir des plats et des assiettes de faïence à personnages bleus, des carafes de verre contourné en spirales. La cheminée est décorée d’un petit trumeau dont le cadre doré est protégé par une robe de gaze contre la poussière et les mouches ; toute la tablette, de pierre grise, polie au grès, est chargée de tasses à café avec leurs soucoupes, rangées symétriquement, et surmontées de fruits ; au centre de cette surface, à la place que devrait occuper la pendule, on voit réunis, sous un globe de verre, une souris de cristal, de petits moutons de porcelaine, et une manière de grotte faite de coquillages. Aux deux flancs du trumeau, pendent, d’un côté, une pelote en forme de poire, un chapelet et une croix d’or ; de l’autre, un portefeuille à lettres, offrant, dans chacune de ses divisions, le nom d’un jour de la semaine ; puis, deux porte-montres de soie jaune, avec le chiffre des époux brodé au centre ; enfin, au-dessus de la glace se trouve un cadre renfermant, sous verre, une collection d’assignats. Le manteau de cette cheminée est à pilastres cannelés, de plâtre, et son ornement supérieur se compose d’une frise où l’on remarque le chiffre des propriétaires, mari et femme, finement enroulés. La pendule de marbre blanc rehaussé de cuivre doré est posée au sommet d’un secrétaire, dont le ventail ouvert est chargé de papiers, de cahiers cartonnés, de semences et de graines, de numéros du journal du département, et de celui des villes et des campagnes. Deux rideaux, pareils à ceux du lit, garnissent la fenêtre, extérieurement fermée par des jalousies vertes. Sur les murs, on aperçoit la colonne Vendôme, d’une part, de l’autre, l’arc de triomphe de l’Étoile, et une suite de gravures enluminées, à cadres noirs ; ajoutons à cela un Christ d’ivoire posé sur fond de velours, un portrait de Napoléon, dédié à la grande armée, et les fleuves historiques de M. Arnaud Robert. Une cage énorme, contenant une douzaine d’oiseaux, est suspendue au plancher. Et, dans un coin, l’on voit deux fusils, dont l’un de munition, une épée, et une carnassière. Au-dessus de la porte d’un placard est le portrait du maître et de sa maîtresse de la maison, grossièrement peints au pastel. Ne quittons pas cette chambre sans dire qu’elle sent habituellement le renfermé. – En voilà assez, je crois, sur la figure, le costume, et l’ameublement du propriétaire campagnard. Arrivons en toute hâte à l’esquisse de l’homme moral. Le propriétaire rural a reçu, chez le curé d’un village voisin, quelquefois en deux ou trois années de séjour dans un collége communal, cette demi-éducation, ou mieux ce demi-savoir qui prédispose à l’étude, à la lecture surtout, qui donne quelques notions générales, mais ne mène pas à la culture réelle de l’esprit. Sa mémoire est prodigieuse, et son aptitude prononcée ; il a beaucoup lu, et il lui reste, épars dans la tête, une foule de faits qu’il ne sait ni lier dans sa pensée, ni raconter dans sa conversation, et qui se trouvent sans application à sa vie réelle. Sa manière de parler est généralement allégorique et proverbiale ; son langage n’est plus le patois local, et n’est pas encore la langue, mais il y a dans le tour de sa phrase, dans son accent, dans ses gestes, quelque chose de pressant, d’incisif, qui imprime beaucoup d’originalité à sa causerie. Ce qu’il sait le mieux, sans contredit, c’est le calcul, l’agriculture pratique, l’art de vendre ou d’acheter, le classement des fonds, la statistique des communes de l’arrondissement, du département, quelquefois même de la France. Il n’y a pas un cultivateur, un forain, un propriétaire dans la commune dont il ne connaisse les héritages, dont il ne nomme les joignants et aboutissants, de long, de large, de couchant, etc. Je connais une foule de propriétaires ruraux qui vous diront au juste la population, les ressources agricoles, financières, industrielles, les mouvements de naissances et de décès, de tous les chefs-lieux de canton, qui vous apprendront le nombre des places fortes, des divisions militaires, le quantum des forces navales et de terre du royaume, beaucoup mieux que des savants qui, préoccupés de plusieurs études à la fois, ne peuvent pas concentrer leur attention et leur mémoire sur un seul objet. La partie de la législation qui s’applique à la propriété, les arrêtés des préfets sur la pêche et sur la chasse, les lois électorales, départementales, municipales, sur les chemins de petite et grande vicinalité, la synonymie des mesures anciennes et nouvelles, l’arpentage, la valeur respective des fonds, il sait tout cela à merveille. – Ainsi, un peu d’histoire, de statistique, de connaissance pratique des terrains, de géométrie, la législation qui régit le propriétaire, le fermier, l’électeur, forment de code des études de notre personnage, et en cette dernière matière il excelle, car elle est sa chose proprement dite. – Mais de toute autre science, il n’en veut point. Son caractère est comme son vêtement, son langage ; il tient du paysan et du citadin : comme ce dernier, il sait voiler un refus d’une politesse ; comme le premier, il est têtu et vindicatif, querelleur et processif. Naturellement fier, défiant, despote, il mesure son estime à la valeur et à l’importance des immeubles de ceux à qui il la donne. La plus belle voiture, les plus sveltes chevaux, les plus fins habits, ne lui inspirent aucune considération ; il ne tient les gens pour considérables qu’autant qu’ils sont grands propriétaires, et que leurs fonds sont au soleil. Le propriétaire campagnard a ses antipathies : il professe un souverain mépris pour le boutiquier et le petit bourgeois des villes, pour les possesseurs de simples villas ou maisons de plaisance que nuls domaines n’environnent. Il n’a que peu de respect, et encore moins de confiance pour le commerce et les diverses positions industrielles. – Vous ne lui feriez pas prendre une demi-action de 250 francs dans le plus beau chemin de fer ou dans le pont le plus utile. Le propriétaire campagnard a une table simple, mais abondante et saine ; il mange son potage au pain en se levant, dîne à midi, et soupe à l’entrée de la nuit. – Son coeur, cependant, est accessible à la pitié ; il est aumônieux et serviable. S’il vous offre de partager son repas, soyez sûr que c’est la cordialité la plus franche qui vous convie. Il n’a ni la candeur de nos aïeux, ni leur touchante ingénuité, ni leur foi religieuse vive, ardente, ni les moeurs corrompues et impertinentes des jeunes paysans du siècle où nous vivons. Sa religion consiste dans une conviction profonde, mais sans influence sur ses actions et dans les pratiques extérieures dont il continue le bon exemple. L’intérêt personnel est si exalté dans cet homme, qu’il ne rend pas toujours sa morale pure de toute atteinte à la probité. Ses opinions politiques ont peu d’intensité ; assez généralement libéral en gros, et aristocrate en détail, il a gardé intacte la foi politique de 1789, c’est-à-dire qu’il n’accepte du principe révolutionnaire que ce qui lui a donné ses droits, son indépendance, sa fortune ; mais il ne va guère au delà. – Inutile de dire qu’au seul nom de Napoléon, il s’émeut, s’épanouit d’admiration et d’enthousiasme, comme s’il eût servi sous les glorieux drapeaux de l’empire. Le nerf du principe social, aux yeux du propriétaire campagnard, c’est la propriété : la société pour lui n’existe que dans les notables ; toutes ses amitiés, toutes ses relations, aboutissent au sol. Ses amis, ceux qu’il fête, qu’il invite, ce sont ceux auxquels il vend ses produits, dont il achète les coupes, etc. ; il est fort bien avec les notaires, les greffiers de justice de paix, et leur prodigue ses caresses et ses égards. Quand il vient, lui, s’asseoir à votre table, gardez-vous de prendre son espèce d’ingénuité, moitié citadine, moitié rustique, et toujours affectée, pour de la bonhomie, sa modestie pour de la simplicité. Il se tiendra bien, comme le plus humble manant du village, à un pied de distance de son assiette, il se servira bien gauchement, et à contre-sens, de sa fourchette et de son couteau ; mais il aura encore plus d’usage qu’il ne paraîtra en avoir, et croyez qu’il s’étudie et se compose pour en manquer. Autant de fois qu’il dira à son amphitryon citadin : « Vous autres, messieurs, vous en savez plus que nous... – Si j’avais votre fortune, j’achèterais bien volontiers... – Que voulez–vous ? un pauvre paysan comme moi... » Traduisez : « Vous autres petits bourgeois, qui, gens de plume et de bureau, croyez en savoir plus que nous... – Vous êtes un malheureux, qui n’achèteriez pas pour dix mille francs de biens-fonds... – Un riche propriétaire comme moi... » Regardez seulement ce sourire sardonique et malin qui erre sur ses lèvres, et écoutez-le parler de ceux qui ne possèdent pas comme lui des champs, des prés, des bois, des vignes, des chevaux et des domestiques. – Quoi qu’il dise ou qu’il fasse, le sentiment de la propriété lui monte à la tête comme la moutarde ; il ne pardonne pas à qui a moins de fortune que lui ; il trouve le petit propriétaire maigre, sec, étriqué, ridicule même ; il lui prodigue une dédaigneuse pitié. – Sous la blouse bleue de cet homme, je vous le dis, il y a presque toujours bien plus d’égoïsme et de vanité que sous le frac brodé du haut fonctionnaire public ou sous l’habit noir du citadin. Si vous étudiez le propriétaire campagnard, vous remarquerez en lui une prodigieuse finesse d’observation, un sens droit, une grande précision d’idées, une défiance pyramidale. Généralement il résiste mal au plaisir d’anticiper sur ses voisins de champs, et il vous fera un procès pour un sillon, un fossé, un abus de vaine pâture. S’il conclut une affaire, toutes ses mesures seront prises, et je puis vous certifier qu’il ne sera jamais dupe. Pour vendre, pour acheter, il a une adresse incroyable, que l’éducation la mieux soignée ne donnerait pas. Préoccupé constamment de cette idée fixe, que l’homme n’a été jeté par la Providence sur cette planète que pour en posséder une parcelle, il est toujours disposé à trouver quelque défaut essentiel aux personnes qui, à plus de fortune territoriale que lui, unissent tous les avantages d’une noble position dans le monde ; mais aussi toujours attentif à faire fléchir sous son poids toutes les têtes qui, d’en bas, voudraient monter jusqu’à la sienne. Juré, fabricien, électeur, magistrat municipal, fidèle assistant dans son banc à la messe paroissiale, vous le trouverez toujours plein de son importance et de son autorité. Si le propriétaire campagnard entre dans une auberge ou dans un café, il tutoie maître, maîtresse, serviteurs, se met à son aise hors de toute mesure, commande avec un ton de supériorité, et semble regarder en pitié tout ce qui est voyageur et porte un habit fin. Sa physionomie ne trompe jamais ; son espèce d’aristocratie est la mieux reconnue et la plus solidement établie de toutes les aristocraties d’ici-bas. A Paris même, où l’on a la folie de juger les gens par l’habit qu’ils portent, il est vite reconnu, et il n’est pas un des lieux publics les plus chers au dandysme, sur les boulevards, où il ne soit reçu avec certains égards, malgré ses formes extérieures, quand une affaire particulière ou de commune l’amène, une fois par hasard, dans la capitale. Le citadin ne résiste pas à la vue du propriétaire campagnard ; il lui pardonne ses exigences, sa voix haute et impérieuse, ses familiarités dédaigneuses. Le propriétaire campagnard jouit d’un crédit sans bornes ; et il a, dans ce genre, une supériorité marquée sur toutes les positions sociales : il sait que son type seul équivaut à un domaine, et il abuse quelquefois de son empire pour faire d’immenses bénéfices. Je l’ai déjà dit, ce type, on ne l’imite pas, et la figure du propriétaire campagnard trompe rarement. Je me souviens d’avoir entendu, sous la restauration, aux assises de Châlons-sur-Saône, un beau monsieur venant déposer comme témoin. Aux demandes de M. le président, il répondit catégoriquement. Mais quand ce magistrat vint à l’interroger sur sa profession : – LABOUREUR, fit-il avec la plus vaniteuse affectation de modestie. Cet homme ne trompa personne : on se garda bien de le prendre pour ce qu’il se donnait, et on ne vit en lui qu’un bourgeois courant après la popularité, dans un temps où la lyre de Béranger avait mis à la mode le soldat-laboureur. Quand le propriétaire campagnard convie à son repas les visiteurs, ses amis, ses parents, sa table regorge de plats. Il fête avec bonheur le saint patronal, certains anniversaires ; son véritable repas de famille est celui de l’hiver, à l’époque où il tue son cochon. Une coupe d’argent, presque toujours héréditaire, marque sa place à la table, et c’est lui seul qui prépare et apporte les différents vins qui se succéderont. Je crois avoir réuni ici un assez grand nombre de traits caractéristiques, et établi assez complétement la théorie du propriétaire campagnard, pour que le lecteur puisse se former une juste idée du type que j’ai choisi. J’aurais négligé pourtant un devoir de biographe consciencieux si je n’ajoutais pas que cet homme est généralement laborieux, actif, excellent père et excellent époux. – Que maintenant, si l’on me demande ce que je pense de cette position, je répondrai qu’à mon sens c’est la plus noble, la plus indépendante et la plus heureuse de la société, la plus enviée de ceux qui la connaissent bien, et que le besoin d’industrialisme n’a pas jetés dans le tumulte des grandes cités. Le propriétaire rural n’a pas le luxe et la soif de représentation qui ruinent ; ses besoins moraux et matériels sont en rapport avec ses goûts, son existence, ses moyens, et il peut largement satisfaire aux uns et aux autres, dans la sphère qu’il embrasse et comprend. Il n’a à côté de lui, ni rivalités qui le gênent, ni haines qui le tracassent, ni vanités qui le blessent ; parce que, d’ordinaire, il n’y a qu’un grand propriétaire campagnard par commune rurale. Le château même ne lui fait pas ombrage, parce qu’aux yeux du château, il est toujours le premier des cultivateurs, parce que le château a besoin de lui, ne peut se passer de lui. Il est obéi, respecté, craint, aimé même ; il commande sans que son autorité soit discutée, et la sobriété de ses habitudes domestiques lui donne volontiers une belle et calme longévité.
Le chevalier JOSEPH BARD,
de la Côte-d’Or.
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