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F. Guichardet : Le Club de petite ville (1841)
GUICHARDET, Francis (18..-18..) : Le Club de petite ville (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 

LE CLUB DE PETITE VILLE
PAR
Francis Guichardet

~ * ~

LORSQUE les gens du monde sont attroupés, ils se croient en société. – Ce mot d’un des écrivains satiriques du siècle dernier peut assurément s’appliquer encore aujourd’hui à certaines réunions formées par l’habitude et soutenues par le désœuvrement.

Une ville du département du Calvados se rendit autrefois célèbre par l’originalité de ses assemblées quotidiennes. L’industrie n’y avait pas encore introduit ses gigantesques inventions ; l’esprit de spéculation n’était pas venu l’envahir ; le petit commerce lui-même, soumis à des idées de stagnation, s’y trouvait depuis longtemps renfermé dans d’étroites limites, et cela parce que les paisibles habitants de ce fortuné pays avaient pris la sage résolution de jouir en paix des douceurs de la société.

Chaque soir, les habitants distingués de cette petite ville se réunissaient entre eux dans une de leurs maisons, pour y resserrer les liens d’une douce conformité de goûts. A une heure indiquée, ils arrivaient ensemble ou séparément, et lorsque tous les élus étaient réunis, la maîtresse de la maison disait :  ̶  Nous voici au grand complet ; notre soirée sera charmante. – Vous croyez peut-être que ce petit cercle se livrait alors sans crainte à cet esprit de médisance si nécessaire aux causeries de petite ville ? ou bien qu’une question importante, scientifique ou littéraire, était longuement agitée par ses initiés ? qu’une proposition d’un intérêt général était présentée ? Point du tout. Une fois rassemblés, les heureux commensaux de ce petit salon s’arrangeaient commodément sur leurs siéges, échangeaient sur le temps quelques mots stéréotypés dans leurs cervelles, et s’endormaient ensuite d’un commun accord. A dix heures, par un instinct d’habitude bien naturel, un des membres de la réunion se réveillait et disait à haute voix, après avoir regardé sa montre :  ̶  Ma foi, il est dix heures ! Comme le temps a passé vite aujourd’hui ! Nous ferons bien, je crois, d’aller nous coucher ! Et chacun se retirait en répétant :  ̶  A demain !

Il existe à Paris quelques lieux de réunion dont plusieurs habitués tiennent à conserver les bonnes traditions des assemblées de ce pays : ce sont les cercles où, pour la somme de cent cinquante ou deux cents francs par an, certains abonnés achètent le droit d’aller faire, après un dîner trop nourrissant, une sieste abondante et salutaire. Les cercles de Paris, importation anglaise, sont un nouveau sacrifice fait aux habitudes d’égoïsme et de bien-être. Dans ces salons, chacun est chez soi ; on évite ces formalités, cette étiquette, ces petites exigences, et surtout cette surveillance de soi-même, consacrées dans une réunion particulière. Là, toute personne jalouse de son indépendance peut conserver de franches allures, qu’ailleurs, sans doute, elle serait forcée de modifier. Là, pas de maître de maison venant vous tirer, malgré vous, de vos intentions indolentes, par de maîtresse prête à vous accabler d’attentions et de prévenances dont vous ne vous souciez pas, intéressée qu’elle est à vous aiguillonner pour obtenir, après mille sourires gracieux, un de ces compliments banaux qu’elle ne désire vivement que parce que vous n’êtes pas en voie de le lui adresser ; pas d’étrangers imprévus venant vous enlacer dans une conversation pleine d’intérêt, que votre esprit récalcitrant trouve toujours insipide : c’est le laisser-aller du café, moins l’importunité du voisinage ; chaque membre n’y fait absolument que ce qui lui plaît, de vastes salles étant consacrées à tous les caprices et à tous les goûts. Un billard somptueux vous invite à un exercice salutaire ; une table de whist ou de bouillotte vous procure une paisible agitation ; des masses de brochures et de journaux offrent à votre intelligence un aliment toujours nouveau ; et si toutes ces distractions ne peuvent pas vous satisfaire, entrez dans la salle des méditations, salon silencieux où les membres ordinaires sont chaque fois plongés dans un sommeil léthargique.

Le luxe, le confortable et le bon goût qui ont présidé à la formation de ces établissements parisiens sont encore inconnus dans quelques cercles de petite ville. Une vaste salle mal éclairée et sans cesse obscurcie par un éternel nuage de fumée réunit dans son sein toutes les jouissances promises au nouvel abonné. Quelques journaux de Paris, le journal du département, protection accordée aux productions du pays, la collection du Magasin pittoresque, et deux volumes dépareillés de la Maison rustique, composent la bibliothèque ordinaire du club. L’absence de toute Revue et de toute feuille littéraire témoigne du peu de goût des habitués pour les lectures de ce genre. Le Charivari et le Corsaire n’ont jamais pu franchir la porte de ce lieu de plaisance, les gros bonnets de l’endroit prétendant que ce sont des journaux sotisiers, bons tout au plus à amuser les petites gens de Paris.

Si le hasard ou vos affaires vous conduisent à M…, que l’amour-propre des habitants se plaît à compter au nombre des villes du département, soyez persuadé que la première personne que vous rencontrerez trouvera l’occasion de vous dire avec orgueil :  ̶  Nous avons aussi notre cercle ! En effet, cet établissement de date récente est une des curiosités du pays. Les sommités de la science, de l’administration et du commerce s’y réunissent chaque soir, et chaque soir elles s’y livrent au charme de la conversation et aux douceurs de leurs occupations habituelles. Les plaisirs du cercle de M…. sont cependant peu variés ; et si vous êtes admis dans cet asile hospitalier, vous serez au moins surpris d’être abordé par cette phrase de l’un des commissaires jaloux de vous faire connaître le prix de la faveur qui vous est accordée : – Ici, monsieur, les gens comme il faut ne vont point au café. – Quatre murs ornés du règlement et de la règle du jeu de billard forment l’unique et principal salon de ce club. Accoudés autour de plusieurs tables, les abonnés partagent leurs loisirs entre la pipe, la bière, le vin blanc et le cent de piquet ; les premiers arrivés exercent leur adresse dans une suite de carambolages. Là se réduisent les priviléges et les jouissances des membres du cercle, jouissances dont vous pourrez prendre votre part, grâce à la protection toute bienveillante de votre introducteur. Les mêmes distractions se renouvellent chaque soir, la même agitation remplit toutes les heures du repos. Assurément, à côté de cette somptueuse fondation, le plus mince estaminet de Paris pourrait prendre le titre de palais : mais que voulez-vous ? Au café, vous pourriez vous compromettre ; et vous devez être fier de vous trouver dans une réunion de gens comme il faut ! Montrez-vous digne de cette distinction, et soyez fort pour supporter les vives émotions que doit procurer une société aussi choisie.

La conversation du cercle de M… présente la même animation. Ici, vous pourrez vous éclairer sur l’opportunité de la coupe des bois, sur la bonté des vins de l’année, sur les espérances de la prochaine récolte. Là, guide par deux politiques profonds, vous apprendrez la manière de reconstituer le monde à vos heures perdues, entre quatre bouteilles de Beaujolais. Grâce à votre qualité de Parisien, vous serez libre d’étaler vos connaissances et votre esprit en répondant à un déluge de questions dans le genre de celles-ci :

- Monsieur vient de Paris ?

- Paris doit être bien embelli depuis vingt ans ?

- On dit qu’on vous construit de nouveaux ponts sur la Seine ?

- Connaissez-vous le fils Déru qui est dans les vins ? On prétend qu’il fait de fameuses affaires ? Après ça Paris est si grand ; on n’est pas obligé de connaître tout le monde.

- Votre Palais-Royal est toujours aussi brillant ?

- Vous avez peut-être rencontré le frère de notre nouveau contrôleur ? Il travaille chez le procureur.

- Il y a des Parisiens qui osent affirmer que nous sommes étrangers à toute civilisation ! Ils nous prennent vraiment pour des Antipodes. Cependant, monsieur, nous serons bientôt éclairés au gaz dans notre ville. Êtes-vous partout éclairés au gaz à Paris ?

- Éclairé ou non, les voleurs ne se gênent guère. Chaque jour des arrestations nouvelles ! Quel coupe-gorge ! Ces drôles-là veulent donc périr la population ?

- Nous n’avons certainement pas le luxe de Paris, mais notre cercle est agréable. Nous sommes entre nous, et c’est beaucoup. Et puis, nous recevons toutes vos Gazettes.

- Ma foi, vos papiers publics sont bien ennuyeux depuis quelque temps. Il paraît que vos marchands de mauvaises paroles ne sont pas en verve ?

- Si vous voulez venir demain soir, ajoute un des membres du cercle, vous causerez avec un de nos abonnés, garçon charmant qui a longtemps habité Paris, et qui chante la romance à merveille. Auprès de lui votre Duprez n’est que de la Saint-Jean. Ces dames nous l’ont gardé ce soir : c’est dommage. Dans mon dernier voyage à Lyon, j’ai entendu Nourrit… avant qu’il soit mort. Eh bien ! Nourrit ne chante pas comme ça.

Évitez avec soin ce chanteur de romances, il gâterait les heureux souvenirs que vous allez emporter. Cette merveille promise à tous les visiteurs est le seul inconvénient du cercle de M…



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