NEUFVILLE, Eugène Villemin pseud. Étienne (1815-1869) : Le Berger
(1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LE BERGER
PAR Étienne de Neufville ~ * ~ SUR le foyer
bigarré de cette curieuse lanterne magique, où tous les types originaux
viennent tour à tour projeter leur figure plus ou moins comique ; dans
cette série d’articles que la vogue a sanctionnés et où l’esprit
français, ressuscité de ses cendres, fait jaillir de nouveau ces
étincelles, ces fusées qui le caractérisent, oserai-je demander une
place pour y jeter une esquisse sérieuse, où le lecteur, peu satisfait
peut-être de déroger à ses habitudes exhilarantes, trouvera plus de
poésie que de sel épigrammatique, plus de mélancolie que de gaieté fine
et railleuse.
A l’époque où florissaient les idylles et les bucoliques, où l’on s’amusait à bâtir des bergeries, des étables avec des murs de marbre et des toitures de chaume, alors que la reine et ses dames d’honneur ne dédaignaient pas de quitter le vertugadin pour le simple jupon de bergère, et les courtisans, l’épée pour la houlette ; de cet amalgame pastoral, de ces saturnales champêtres et innocentes, j’aime à le croire, était éclos un type de convention, un être hybride, moitié villageois, moitié mirliflor, que ce bon Florian personnifia si candidement sous les noms fameux d’Estelle et Némorin. Mais on s’en lassa bientôt, parce qu’on se lasse vite de tout ce qui est en dehors du naturel et du vrai ; et de nos jours on n’admet plus guère les bergers avec culotte courte et houlette, les bergères avec longs corsages, bouquet de roses au côté et larges paniers autour des hanches, que sur les pendules rocailles et les écrans Pompadour. Cependant le berger vrai existe : quiconque a vécu au village, quiconque s’est promené dans la campagne avec une âme pour sentir et des yeux pour observer, n’a pu l’y rencontrer sans être frappé de sa physionomie entièrement neuve et primitive ; et cela s’explique : vivant continuellement isolé à travers les plaines, les collines et les ravins où il mange, où il dort, où il s’éveille, où il passe toutes les heures de son existence sans autre ami que ses deux chiens, toujours en face de la nature ou de lui-même ; au milieu du cataclysme général d’idées progressives qui a débordé jusque dans les recoins les plus reculés de notre pauvre pays, il est demeuré imperméable à notre civilisation. Ce qui transforme les hommes, c’est le contact ; ce qui détermine ces évolutions successives et incessantes qui renouvellent, non pas la face de la terre précisément, mais la tournure, mais les mœurs, le caractère, le type enfin de ses habitants, c’est une sorte de fermentation engendrée par l’agglomération des masses dans les villes, vastes fourmilières que l’on pourrait considérer comme une cornue où les esprits réagissent l’un à l’égard de l’autre, où le genre humain se décompose et recompose sans cesse en se reconstituant sous des formes toujours différentes. Mais ce protéisme ne saurait atteindre un être qui, comme le berger, vit et meurt dans un isolement absolu ; aussi le prendrait-on pour le patriarche des premiers âges qui s’est perpétué jusqu’à nos jours en traversant les siècles sans rien changer à ses goûts ni à ses coutumes. C’est ainsi qu’au milieu d’une cité nouvelle dominent souvent de ces vieux édifices qui restent là comme pour rappeler aux hommes d’aujourd’hui les choses d’autrefois. Balzac a dit quelque part : les mœurs simples sont à peu près semblables dans tous les pays, car le vrai n’a qu’une forme. C’est une observation remplie de justesse ; j’ai vu des hommes garder des troupeaux sur les collines de Smyrne, dans les vallées de Trébisonde, et, là comme en France, j’ai reconnu le berger avec son instinct penseur et porté à la mélancolie. L’habitude de la réflexion imprime à son regard quelque chose de pénétrant qui contraste avec la physionomie hébétée de la plupart des gens condamnés aux rudes travaux de la campagne. Si dans le tumulte des cités l’intelligence gagne en superficie, dans la solitude elle gagne souvent en profondeur. C’est aux premiers pasteurs que l’on doit la reine des sciences, l’astronomie, dont l’idée seule vous jette glacé d’épouvante en face de l’infini ; ce sont eux qui, sur de simples roseaux liés ensemble, ont bégayé les premiers mots de la langue musicale ; enfin ce sont des bergers, de simples bergers, qui les premiers ont salué l’obscur berceau du christianisme, qui devait saper le vieux monde pour bâtir le nouveau sur ses décombres, la nouvelle Jérusalem sur l’ancienne. Mais, trop pénétré de notre sujet, n’allons pas tomber dans une exagération que nous-même nous avons condamnée au début de cette esquisse. Le berger, déchu de sa splendeur première, n’a pas conservé beaucoup de cette attitude imposante que lui donnait la simplicité des premiers âges, ou pour être plus juste, peut-être que, stationnaire au milieu de l’immense progrès des arts et de l’envahissement du luxe des cités jusque dans les moindres hameaux, sa dégradation est plus relative encore qu’absolue ; c’est un rubis resté brut au milieu des verroteries taillées à mille facettes. Les satellites naturelles du berger sont le porcher, le pâtre et le chevrier, qui tous trois ont une allure tout à fait différente de la sienne. Accoutumé à poursuivre à travers les ronces, les rochers, sa troupe vagabonde et indisciplinée, le chevrier a quelque chose d’irascible et de pétulant comme le troupeau qu’il mène, d’âpre et d’anguleux comme les ravins escarpés qu’il affectionne ; le pâtre est lourd et borné comme les taureaux et les génisses qu’il surveille, en les apostrophant sans cesse de ses glapissantes clameurs ; quant au porcher, le malheureux !... c’est le dernier échelon de l’abrutissement : entre lui et sa bande fangeuse on dirait qu’il s’établit une sorte d’échange, qui finit par le faire participer de cette nature abjecte et immonde. Après ces nuances arrive le berger, qui les éclipse toutes. La docilité, la douceur, les allures paisibles du troupeau qu’il conduit, donnent à ses penchants, à son caractère, et jusqu’à sa démarche, une tournure pleine de calme, d’égalité et de bonhomie. Il semblerait qu’un instinct lui dise que de tout temps une auréole de poésie entoura les hommes dévoués à la garde des troupeaux, car, loin de rougir de sa profession, il paraît s’en enorgueillir. Quand vous passez près de lui et qu’il vous surprend à admirer, soit la blanche toison de ses brebis, soit les gambades de ses agneaux, soit la merveilleuse sagacité de ses chiens, une satisfaction soudaine vient illuminer sa figure expressive. Sa vie est la vie nomade par excellence ; le canton est son désert où il vague de l’est à l’ouest, du midi au septentrion, emportant avec lui son bercail et sa cabane roulante, sous laquelle il sommeille tranquillement sans autre sauve-garde que sa pauvreté. A le voir ainsi dresser sa tente tantôt au milieu d’une plaine fertile, tantôt au revers d’un ravin, tantôt au pied d’une fraîche colline tout embaumée de marjolaine et d’origan, tantôt sur le bord d’une rivière ombragée de saules rameux, je me suis pris à envier son sort. Ce doit être le suprême bonheur qu’une existence qui se rapproche ainsi des mœurs primitives ; il semble qu’il vive encore à cet âge de douce égalité où la terre, n’appartenant à personne, était le domaine de tous ; ne le prendrait-on pas pour le possesseur de tous les champs, de toutes les prairies où il campe ? Et, en effet, n’en savoure-t-il pas mieux la jouissance que le propriétaire lui-même, qui n’y vient que pour ensemencer le sillon nouvellement ouvert, et recueillir en gerbes la moisson nouvellement fauchée ? Un berger dans un paysage, c’est une statue dans un jardin, une belle femme dans un salon : il en est la parure, le complément indispensable. Le soir surtout, quand le soleil a déjà dérobé la moitié de son disque rougeâtre derrière le rideau de l’horizon, il est beau de voir sa silhouette se dessiner sur la crête de la colline où il suit ses moutons à pas comptés, tandis qu’ils vont paissant l’herbe fine et courte du talus dans lequel l’empreinte de leurs pas finit par creuser un escalier de gazon. D’autres fois, au clair de lune, sous les rameaux touffus de l’orme patriarcal, vous entendez sortir un air simple, mélancoliquement accentué, vous cherchez à deviner quel est l’instrument qui peut moduler des accords aussi suaves, aussi expressifs, tant vous vous trouvez ému de cette mélodie mystérieuse, exhalée au milieu du silence imposant de toute la nature, qu’embellit encore le reflet magique de l’illumination nocturne. Eh bien ! ces accents ne sont autre chose que le produit du grossier sifflement des lèvres, perfectionné d’une façon toute particulière par les sensations d’un homme dont l’âme s’est poétisée dans la solitude. Oracle du village, comme tout ce qui sort de la foule, il est en butte à son aversion secrète. Quelqu’un est-il malade, on se hâte de le consulter pour savoir quels sont les simples par la vertu souveraine desquels on pourra le rendre à la santé, en même temps que, bas à l’oreille, de bouche en bouche, on se répète avec mystère : « C’est sans doute lui qui lui a jeté un sort !... » Aussi les paysans ont-ils le plus grand soin de ne point s’aliéner le berger, de peur qu’il ne leur en advienne quelque maléfice. Si le berger usurpe quelquefois les fonctions du bon vieux praticien de campagne, sa vraie clientèle c’est son troupeau ; c’est à lui qu’il prodigue ses soins avec toute la vigilance d’un tendre père de famille. Il a un coup d’œil de lynx pour voir quel est parmi les membres qui le composent celui qui réclame sa sollicitude, il lui administre les remèdes d’une thérapeutique simple et éclairée avec un succès qui ne couronne pas toujours les efforts de son confrère en Hippocrate. Une brebis est-elle près de mettre bas, après avoir présidé à son hyménée, il préside à son enfantement, se fait matrone habile, la débarrasse avec dextérité de son précieux fardeau, et le soir vous le voyez revenir, rayonnant, avec un et quelquefois plusieurs agneaux, qu’il porte à chaque bras. Dans ses pérégrinations cantonnales, il a deux sortes d’acolytes obligés, son bouc et ses deux chiens. Le bouc marche en avant ; avec sa longue barbe, ses deux cornes arquées en arrière, ses formes anguleuses et son pied fourchu, il rappelle les Satyres de la fable. Les poëtes et les naturalistes n’ont qu’une voix pour chanter les louanges du chien, ce fidèle ami de l’homme ; mais parmi les variétés de cette espèce, aucune n’est assurément plus digne de leur admiration que le chien du berger. Dans son allure, tout révèle la prestesse et l’intelligence, la pensée étincelle dans ses yeux. Les membres du Jokey-Club ne portent pas plus de soin au maintien du pur sang dans leurs haras, que le berger dans son chenil. Aussi, c’est toujours la même race qui se perpétue, toujours le chien à longs poils, au museau effilé, à l’allure inquiète, à la démarche un peu sauvage et oblique ; craintif et soumis, son regard fouille sans cesse dans celui de son maître pour devancer ses injonctions ; à peine son nom est-il prononcé, que d’un coup d’œil il enveloppe le troupeau, et sans qu’on le lui dise il devine quelle est la brebis qu’il est chargé de ramener à l’ordre. Quand le troupeau est obligé de passer un chemin dont chaque bord est couvert de blé en herbe, de luzerne fleurie, où la gent moutonnière voudrait bien tondre La largeur de sa langue, c’est une chose vraiment curieuse d’examiner le manége des deux chiens : sans relâche ils font la navette de chaque côté du troupeau ; ils vont, reviennent en courant, et cela avec une telle célérité, que pas une bouche ne saurait trouver l’instant de Manger l’herbe d’autrui ! A les voir ainsi haletants et affairés, on dirait deux aides de camp qui galopent sur le front d’une armée prête à livrer bataille. Mais où ils sont surtout admirables, c’est quand le pirate carnivore rôde la nuit aux alentours du bercail : leur oreille se dresse, leur queue, ondoyante comme un panache, s’agite d’intervalle en intervalle ; ils élargissent leurs narines au vent pour humer l’odeur de l’ennemi ; inquiets, ils ne peuvent tenir en place ; ils tournent sans cesse en portant le regard de l’enceinte palissadée où repose leur cher troupeau aux halliers voisins qu’ils soupçonnent de receler l’agresseur. Ose-t-il affronter leur courage, ils courent bravement à sa rencontre : le combat s’engage ; à chaque coup de dent le loup a beau leur arracher des lambeaux de chair, la douleur ne saurait les faire reculer d’un pas ; la lutte devient de plus en plus acharnée, et le voleur, décontenancé par une résistance aussi opiniâtre, regagne souvent la forêt prochaine avant que le berger ait eu le temps de se réveiller pour leur prêter main-forte, en déchargeant sur la bête cruelle sa bonne carabine qui veille toujours à son chevet. Ces attaques nocturnes ont lieu le plus souvent lorsque le troupeau, sans autre toit que la voûte étincelante du firmament, sans autres murailles que quelques claies arc-boutées dans le sol, parque sur les jachères qu’il fertilise. Mais quand la moisson ondule encore dans la plaine et sur le versant des coteaux, tous les soirs on lui fait prendre, pour regagner la bergerie, le chemin vert qui conduit au village. Et c’est vraiment un tableau attrayant que de voir le berger, placé à la tête, marcher processionnellement avec une allure qui lui est propre ; il se retourne d’intervalle en intervalle pour presser les traînards par un certain frémissement, une certaine vibration des lèvres dont je serais fort embarrassé de peindre avec la plume l’harmonie imitative. Dans cette ébauche que j’ai faite du berger, ébauche que j’ai tracée d’après nature, j’ai tenté de montrer que l’homme primitif, l’homme isolé, environné de toutes parts du spectacle ravissant de la création, ne peut qu’en recevoir des impressions qui le bonifient ; c’est le contact qui nous perd. Mais il y a de ces natures ingrates parmi les pasteurs, comme dans le reste du genre humain, qui demeurent réfractaires à cette heureuse influence. Je crois aussi que l’homme réfléchit l’expression des objets matériels qui l’environnent. Dans ces contrées déshéritées où l’horizon ne déroule à l’œil aucun mouvement de terrain, pas le moindre monticule pour onduler la ligne uniforme qui sépare le ciel de la terre, le berger se montre souvent comme le reflet fidèle d’un paysage aussi vulgaire et prosaïque ; mais quand au contraire le pays, pittoresquement accidenté, présente ici une vallée, là une plaine sillonnée de jolis sentiers bordés d’aubépine, plus loin de vertes collines bien boisées, bien étagées, partout de la grandeur, de la variété et de l’harmonie, son type se relève et s’anoblit ; il se drape naturellement et sans gaucherie dans son vieux manteau de drap bleu dont il laisse pendre à l’espagnole un vaste pan sur son épaule ; un long ruban noir terni par les injures du temps se déroule sur les larges rebords d’un chapeau marin bien vernissé, bien luisant, et, son bâton blanc à la main, il se promène avec une gravité champêtre au milieu de son troupeau, dont il est le roi. ÉTIENNE DE NEUFVILLE.
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