RABOT, Alexandre (18..-18..) : Le Gant-jaune napolitain
(1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LE GANT-JAUNE
NAPOLITAIN
PAR Alexandre Rabot ~ * ~ QUELQUES germes féconds qu’ait laissés en Italie notre irrésistible propagande, la forme seule s’y est modifiée ; car il était impossible qu’un pays devenu une espèce de promenade publique ne perdît pas un peu de sa fraîcheur, comme ces allées de nos bois que la poussière des carrosses fait grisonner avant l’âge. Chaque pays d’ailleurs possède un certain nombre de ces créatures mixtes, formées dans toutes les banalités courantes, de ces êtres mal dotés, auxquels Dieu semble n’avoir laissé aucune faculté intelligente, que l’instinct de l’imitation ; et Naples, en ce genre, n’est pas la ville la moins abondamment pourvue. Le gant-jaune napolitain semble avoir subi de préférence l’influence de la fashion anglaise. Dans la coupe étroite de ses habits, dans l’air rogné de sa toilette, on voit qu’il cherche ce je ne sais quoi des Anglais, dont leurs gentlemen se sont fait une forme caractéristique, dont la roideur n’exclut pas l’élégance et la distinction. Mais le copiste, malheureux dans ses prétentions, n’a fait qu’appauvrir sa piètre figure, semblable en cela à notre anglomane parodiste, qu’on souffre de voir se donner tant de mal pour étaler l’exiguïté de ses habits. – Le lion parthénopéen paraît sur l’horizon plusieurs heures après le soleil ; et c’est au café qu’il rayonne pour la première fois, étalant, dès avant midi, tous les trésors de sa toilette fraîchement épanouie. - On ignore s’il a déjeuné avant de quitter son domicile, où personne n’a jamais pénétré. – Ce qu’il y a de certain, c’est que, la journée durant, il ne paraît consommer que des verres d’eau. – A partir de onze heures, le voilà installé devant le café d’Italie, le Tortoni de Naples, celui qui possède aussi l’heureux privilége de se faire un étalage des astres de la voie publique. – Là, il voit entrer les étrangers, et les étudie dans l’accomplissement des fonctions ingurgitatives. Son occupation se partage alternativement entre l’inspection affectueuse de ses gants, qu’il a soin de maintenir à une distance convenable de ses vêtements, pour que leur contact n’en altère pas la fraîcheur, entre le maintien de sa canne à pomme dorée, qui lui sert à varier ses poses, et l’émission spontanée de toute sa puissance fascinatrice, quand vient à passer une femme suffisamment vêtue. – Le dimanche et les grandes fêtes, lorsque la ville pavoisée monte et descend la large rue de Tolède, on le voit glisser rapidement le long des maisons, l’air affairé ; il paraît impatienté par le pas indolent des promeneurs, et sa tenue est laborieusement combinée de façon à projeter une ombre sur la foule endimanchée. Après une heure ou deux, il entre au café et s’étend nonchalamment sur une banquette dans la salle de billard. On l’a vu quelquefois tirer un mouchoir de sa poche ; mais on a remarqué que ce n’était jamais qu’en présence d’étrangers, comme moyen d’abouchement. Au reste, ses avances aujourd’hui n’aboutissent plus à rien ; car il est rare qu’un voyageur, après deux ou trois jours de séjour à Naples, n’ait pas rencontré un Européen bienveillant qui l’ait averti de la force supérieur du gant-jaune au billard, et notamment à la Carolina (partie russe), où il n’est pas étonnant de lui voir faire quarante-huit points sans quitter la queue, ce qui doit lui être d’une immense ressource sur ses vieux jours. Vers les deux heures de l’après-midi, lorsque la chaleur devient excessive, le lion de la carambole s’éclipse, et va, on le présume, se livrer au sommeil. Il ne serait pas décent qu’on l’aperçût dehors à une heure où, suivant un proverbe napolitain, on ne rencontre plus dans les rues que des chiens et des Français. – Le proverbe que je viens de citer est aussi faux que possible, car le possesseur exclusif des rues de Naples, pendant les heures consacrées à la sieste, c’est le négro, quadrupède éminemment indigène, auquel on ne saurait contester dans sa patrie une certaine position sociale, lorsqu’on l’y voit jouir d’un monopole aussi important que celui du balayage des rues, monopole essentiellement confortable, et qui lui procure une imposante obésité. D’avril en octobre, le gant-jaune reparaît à cinq heures. – Ses repas, sa sieste, sa nuitée, sont un mystère comme l’hivernage de l’hirondelle. – Il se montre toujours là où la foule s’est portée : jamais rien ne l’attire hors du cercle étroit où l’a circonscrit sa stupidité magique. A partir de cette heure, il parcourt la grande allée de la villa Reale. – vous l’y rencontrerez avant votre dîner ; plus tard, vous l’y rencontrerez encore. A la chute du jour, il a repris sa place au café d’Italie ; et jusqu’à minuit, il occupe trois postes successifs : le péristyle de Saint-Charles, depuis la rue jusqu’au Contrôle exclusivement, un espace de vingt-cinq pieds carrés devant le café, de temps à autre un tabouret près d’une table autour de laquelle des étrangers prennent des glaces. Entre cinq heures et minuit, a-t-il dîné, où a-t-il dîné ? C’est ce qu’il est aussi impossible de résoudre, qu’il le serait de découvrir ce qui le remise, lui et ses gants jaunes. L’espèce que nous avons essayé de décrire, parmi les divisions de la race, est la plus commune et la plus vulgaire. Elle parle peu le français, si répandu dans le monde, et paraît avoir concentré de bonne heure toutes ses facultés intellectuelles dans une ambition qui l’absorbe, l’illustration de la voie publique. L’espèce la plus relevée est celle qui a fait le voyage de Londres ; mais elle est rare. ALEXANDRE RABOT.
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