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G. de La Landelle : Les Passagers (1841)
LA LANDELLE, Gabriel de (1812-1886)  : Les Passagers (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LES PASSAGERS
PAR
Gabriel de La Landelle

~ * ~

I.

LE passager, homme fait colis, est pour les marins une marchandise de valeur essentiellement variable, qui tient le milieu entre un ballot de soieries et un boucaut de sucre, et qui mérite, en général, l’étiquette : FRAGILE. C’est un lest volant difficile à arrimer, beaucoup plus incommode qu’une cargaison de nègres, un peu moins peut-être qu’un chargement de mulets ; car, s’il a le droit de venir promener ses ennuis sur le pont, comme il le veut et quand il le veut, s’il gêne et encombre à toute heure, il n’est pas nécessaire, par contre, de visiter ses sangles, de lui porter la botte, de le panser, ni de l’étriller. Qu’il ait le mal de mer, qu’il dépérisse par suite des fatigues du voyage, qu’il fasse une chute dangereuse, ses souffrances n’ont rien de commun avec les intérêts de l’expédition : il se traite lui-même tant bien que mal, et ses avaries sont toutes à sa charge.

Nous ne parlerons pas du passager qui se rend de Marseille à Oran, ou d’Alger à Toulon, à bord d’un vapeur : à peine a-t-il eu le temps de prendre un avant-goût des douceurs de la mer, qu’il met pied à terre sur la rive opposée ; autant vaudrait choisir pour modèles le touriste qui traverse le Léman, ou le Parisien endimanché qui s’embarque audacieusement au pont Royal pour débarquer à Saint-Cloud. Celui qui doit poser devant nous sillonne l’Atlantique au moins, et ne s’arrête qu’à New-York ou aux Antilles. Souvent on le rencontre dans l’océan Pacifique et les mers de l’Inde ; il fait voile pour Callao, Bourbon, Pondichéry ; il est complet alors : il a trois ou quatre mois de navigation en perspective ; il jouira, à coup sûr, du calme et de la tempête, du vent-arrière et du vent de bout ; il aura tout le temps de porter un jugement sur ses compagnons et sur les marins : le portrait qu’il en fera ne sera point flatté.

Mais d’abord, ainsi qu’il y a deux parties dans le navire, l’arrière et l’avant, l’une pour les hauts et puissants seigneurs, le capitaine et les officiers, l’autre pour le menu peuple des gens de l’équipage ; de même, il y a deux espèces de passagers, ceux de la chambre, qui profitent en apparence de tous les priviléges aristocratiques, et ceux du pont, traités en parias, même par les simples matelots.

A la première catégorie appartiennent certains curieux qui brûlent de voir le nouveau monde, les forêts vierges, les sauvages, les jeunes civilisations, etc., etc. Bonnes âmes ! ils partent dans l’espoir de découvrir des merveilles, qui se réduisent à des crampes d’estomac et des bâillements incommensurables. A leur arrivée, rien ne répond à leur attente : ils reviennent au plus vite, et se dédommagent de leurs déceptions par les plus étonnantes relations de voyage. Cette classe de passagers disparaît malheureusement de jour en jour ; les bords lointains sont démonétisés et rebattus ; mais, longtemps encore on peut compter sur les neveux d’oncles d’Amérique, qui volent à la conquête d’un problématique héritage, et sont heureux de regagner tristement la vieille Europe, après avoir dissipé leur petit avoir en courses pénibles à travers les mornes et les plantations de caféiers. Toutefois, le plus grand nombre des passagers de l’arrière se compose de familles créoles, d’employés du gouvernement, et de voyageurs pour affaires. Ces derniers, surtout, abondent sur les bâtiments du commerce : ils font entrer dans leur marché la close d’emporter avec eux une mesquine pacotille, base de leur fortune à venir ; ils s’intitulent négociants, et ne parlent que de leurs vastes spéculations. Leur conscience est si large, qu’on en voit toujours réussir quelques-uns ; les autres meurent de misère, ou par euphémisme, de la fièvre jaune, à moins qu’ils ne se fassent enterrer tout vifs dans les geôles d’outre-mer. Dans les colonies, on désigne ces chevaliers d’industrie sous les noms peu flatteurs de petits blancs ou de banians (expression empruntée à la caste commerçante des Hindous).

Les passagers du pont, confondus pêle-mêle avec l’équipage, sont tous des malheureux qui abandonnent l’Europe, et se mettent à la poursuite de la richesse sur la foi des on dit populaires. Les uns, ouvriers inhabiles, espèrent tirer plus facilement parti de leurs bras en pays étrangers ; d’autres, cultivateurs venus des bords du Rhin, s’expatrient avec leurs familles, pour aller défricher des terres souvent chimériques ; d’autres, enfin, aventuriers du plus bas étage, malgré leur pauvreté absolue, se bercent de folles espérances, et rêvent de millions dans la toile grossière de leurs hamacs.

Si ce n’est sur les grands paquebots transatlantiques, véritables paradis du voyageur maritime, le passager n’est qu’un accessoire, un casuel. On l’exploite ; il reçoit une nourriture aussi maigrement départie que grassement rétribuée, et s’il s’en plaint, il doit s’attendre aux faux-fuyants traditionnels.

« Que voulez-vous, mon cher ami, lui répond bonnement le capitaine, j’en suis tout aussi contrarié qu’un autre ; mais nos volailles sont mortes les premiers jours, pendant que vous étiez à la cape, comptant vos chemises, comme on dit ; les pauvres bêtes ont eu le mal de mer : qu’y faire ? Prenez-en votre parti gaiement ; nous avons du lard et du bœuf salé à discrétion, et les vivres frais ne nous paraîtront que meilleurs en arrivant. A la guerre comme à la guerre ! voilà mon refrain.

- Il est gracieux, votre refrain ! Encore si l’on pouvait dormir à votre bord : j’ai une gouttière qui coule dans ma couchette toutes les fois qu’il pleut ou qu’on lave le pont ; faites-moi donc arranger cela, je vous prie.

- Dans les pays chauds, les coutures bâillent toujours un peu : mettez votre manteau ciré sur vous pendant la nuit ; d’ailleurs, je vais essayer de vous éviter ce petit désagrément. »

Le capitaine, en effet, donne l’ordre à son charpentier-calfat de faire en sorte que le réclamant ne soit plus arrosé pendant son sommeil.

L’unique résultat de cette opération est un déluge pour la nuit suivante. Le lendemain, même plainte :

« J’ai fait de mon mieux et n’ai pas réussi, reprend l’impassible marin ; patientez, mon cher, en arrivant là-bas, je ferai calfater tout mon pont.

- C’est consolant ! Quand je serai débarqué, je me soucie bien que vos coutures crachent ou ne crachent pas. »

Le passager, mal couché, mal nourri, sans occupations, sans distractions, porte son désœuvrement comme un ver rongeur, de sa cabane sur le pont, et du pont dans la grand’chambre ; il maudit le navire, le capitaine qui lui avait promis du comfortable, les officiers qui le raillent sur ses infortunes, en le félicitant de n’avoir pas de quart à faire, et d’être à bord comme un coq en pâte. Il jure contre le calme, qui recule le terme du voyage ; il déteste le vent variable, qui force à manœuvrer, et oblige à se défier de toutes les cordes comme d’autant de piéges ; il exècre la fraîche brise, qui rend la promenade impossible. Le passager n’acquiert le pied marin qu’après dix accidents qui lui valent autant de nouvelles plaisanteries. – A table, il oublie sans cesse qu’il est à bord, il ne tient pas son assiette à la main, elle glisse et lui échappe ; il ne sait pas garder l’équilibre sur sa chaise, il tombe et roule avec elle ; s’il se lève par un mouvement brusque, il se heurte violemment le crâne contre les baux. – Pendant les premières semaines, sa vie matérielle n’est que plaies, bosses et contusions. Il ne trouve aucune compassion chez qui que ce soit, et ses confrères d’infortune sont les plus impitoyables du moment où ils commencent à s’amariner. Alors naissent les dissensions intestines. L’autorité du capitaine intervient : nouvelle contrariété ! on n’a pas même la liberté de se quereller à son aise. Arrive le jour du passage de la ligne ou du tropique : notre malheureux voyageur doit se résigner à être rançonné, et bafoué plus que jamais ; il est livré comme un jouet aux grossiers loustics du gaillard d’avant ; tous, jusqu’au dernier mousse, veulent se vanter de lui avoir servi quelque plat du métier : il est blanchi, noirci, poudré, graissé, goudronné, aspergé à l’envi. Et puis le moyen de dissimuler un ridicule à une troupe d’oisifs qui n’ont rien de mieux à faire que de s’observer les uns les autres. Il y a toujours quelques bonnes langues qui devinent ou inventent vos antécédents, pour les révéler à qui veut les entendre, le tout assaisonné d’anecdotes et de quolibets incisifs. Parmi ces coureurs d’aventures qui forment une si grande partie de la caravane, il s’en trouve nécessairement plusieurs qui ont déjà traversé la mer nombre de fois, et prennent avec vous le ton tranchant de commis voyageurs et d’habitués. Ceux-là possèdent une admirable aptitude à faire ressortir vos petites manies, et s’empressent de les divulguer à tous les hôtes du bord. Les mauvais plaisants ont beau jeu ; malheur à vous, si vous n’avez la repartie vive et mordante, car vous devenez plastron jusqu’à la fin du voyage, et vous aurez surtout à redouter la verve malicieuse des passagères.

La présence de ces dernières à bord donne fréquemment  lieu à des épisodes qui rompent la monotonie du voyage. Les âmes sensibles, du reste, ne sont pas très-rares sur l’Océan : la modiste, l’actrice, la chanteuse, exportent volontiers leurs talents et leurs charmes jusque par delà les tropiques ; et l’on conçoit que les cœurs dilatés par trente et quelques degrés Réaumur doivent être d’une expansion proportionnée à l’intensité de la chaleur.

A cinq cents lieues de terre, une jolie femme qui monte et descend familièrement les échelles, qu’on voit à chaque instant, qui a sans cesse besoin d’appui et de protecteur, est une tentation à laquelle les mieux doublés et chevillés ne peuvent résister longtemps. Les marins ont l’avantage du terrain, mais les passagers ont pour eux le port d’arrivage. Les Olympias et les Amandas hésitent entre le présent et l’avenir. Il est doux, sans doute, d’être sous l’égide dominatrice d’un des officiers pendant la traversée ; mais qu’il serait agréable aussi d’avoir un cavalier servant dès le débarquement à Rio-Janeiro ou à Calcutta ! Le bâtiment repart, mais le passager reste. Toutefois, si le capitaine est jeune et se met sur les rangs, il l’emportera dans cette joute. Lors, cancans de germer, pousser, grandir, fleurir, et s’épanouir de toutes parts. Quel bonheur pour les rivales et les vieilles d’avoir découvert le nœud d’une intrigue et de crier au scandale ! Un bâtiment, avec sa population nomade de voyageurs, d’employés, de banians et de marins, est une ville de province comprimée à la machine hydraulique. L’on a vu certains petits romans maritimes se dénouer, comme au vaudeville, par l’union assortie d’un aventurier et d’une aventurière ; parfois, comme des mélodrames, par un cartel sanglant ; mais plus souvent tout s’arrange à l’amiable, et se termine à l’hôtel de France, rendez-vous célèbre des commis voyageurs gastronomes. Compatissons néanmoins au sort des infortunés qui charroient avec eux leurs familles aux parages lointains : le passager, par lui-même, est déjà fort à plaindre ; mais il devient le plus misérable des mortels quand il doit veiller sans relâche sur des êtres plus faibles et plus fragiles que lui-même. Il ne lui reste, hélas ! que la triste consolation de s’écrier :

                O fortunatos nimiùm sua si bona nôrint
                 Agricolas !...

ou bien :

« O que troys et quatre foys heureux sont ceulx qui plantent choulx ! »

Sur le gaillard d’avant, les mêmes situations se reproduisent, mais les plaisanteries sont plus énergiques et les rivalités plus franches : les coups de pied et coups de poing se substituent naturellement aux pointes et aux calembourgs. En butte à l’humeur brutale des matelots, le passager du pont subit à bord les tortures d’un purgatoire, et achète par de rudes épreuves le droit d’aller végéter à l’autre extrémité du monde.

II.

Jusqu’à présent nous n’avons vu les passagers qu’à bord des bâtiments marchands, où l’on compte sur eux comme sur un complément nécessaire de cargaison. Leur présence y est calculée. Le capitaine sait qu’ils seront nombreux, et qu’ils doivent s’attendre, pour leur argent, à quelques-unes des commodités de la vie. Il n’en est pas ainsi sur les navires de guerre, où ils n’apparaissent ordinairement qu’en minorité, exceptionnellement, toujours par ordre ou par faveur, jamais à leurs frais. Embarqués en vertu des dispositions de l’autorité maritime, ils ont une assimilation à bord, et s’y trouvent soumis au régime militaire. Ainsi, mis à la suite des simples matelots, ils sont traités comme eux ; imposés aux élèves, ils habitent leur poste étroit ; dévolus aux officiers, ils semblent partager tous leurs priviléges, et vivent dans le carré. Les grands personnages, ou les plus protégés, sont passagers du commandant, ont droit à sa table, et jouissent d’un logement particulier, qu’on leur improvise dans quelque partie du bâtiment.

Les passagers des vaisseaux de l’État sont le plus souvent des militaires qui campent là, chacun suivant son grade, se plaignant sans cesse de leur position, et n’aspirant qu’à débarquer. Les marins, de leur côté, sont peu jaloux de pareils hôtes, et considèrent le transport des troupes comme une corvée affreuse.

L’équipage, déjà trop resserré pour avoir les coudées franches, n’accueille pas de bon cœur ce surcroît de population étrangère aux us et coutumes du bord. Des soldats ! des fainéants ! des tourlourous ! race maladroite et gênante, qui a le mal de mer, et donne un supplément d’ouvrage par sa malpropreté, qui se roule sur les ponts, et fait obstacle à la libre circulation, qui est bruyante par nature, et attire souvent des punitions générales. Pour une traversée de quelques jours, le matelot se console encore en flibustant les quarts de vin du piou-piou ; mais dans les longs voyages, lorsqu’il s’agit, par exemple, de renouveler les garnisons des Antilles, le troupier s’amarine, et devient bientôt capable de réclamer énergiquement ses droits.

Beau-Soleil s’avance avec dignité vers père la Chique, et l’aborde sous le petit gaillard d’avant ; les soldats et les matelots font cercle autour d’eux :

« Il paraîtrait, marin, dit le militaire en retroussant sa moustache, il paraîtrait que, trouvant votre ration d’eau-de-vie insuffisante, vous vous êtes permis de faire obliquer la mienne à votre profit. Je ne souffrirai pas plus longtemps ces licences impolies ; on ne me mécanise pas comme un conscrit, entendez-vous !

- Qu’est-ce qu’y nous chante, ce pousse-caillou ici ! Ton boujaron de croc, c’est vrai, il est entré sans louvoyer dans mon pertuis aux légumes ; pour l’instant, il est arrimé dans ma soute aux vivres ; mets tes lunettes, et vas-y-voir ! »

(Gros rires parmi les matelots, sourds murmures chez les soldats.) Les deux camps s’observent et se menacent du regard ; mais les marins sont sur leur élément, ils auraient une supériorité trop marquée en cas de rixe ; Beau-Soleil, d’ailleurs, est esclave de la consigne, et ne se bat jamais à coups de poing.

« Assez causé ! goudron, vous me rendrez raison de ces insolences à Fort-Royal ; en attendant, je vais porter plainte à l’officier. »

La Chique hausse les épaules avec mépris.

« Des cabillots comme çà, çà parle de raison ! D’un revers de main, je gage d’en amurer douze, et le treizième avec ! »

Cinq minutes après le gabier achève ses réflexions aux fers. Mais aucun des troupiers ne dormira de la nuit ; on les arrose, ou on les transfile pendant leur sommeil ; leurs hamacs sont brusquement décrochés par les pieds ; et le lendemain, à dîner, tous les bidons militaires sont mis à sec, comme la mer Rouge, par les Moïses en paletot.

L’autorité du bord se voit forcée d’intervenir sérieusement ; l’équipage et les passagers sont rassemblés : le second fait un discours menaçant d’abord, mais dont la péroraison pathétique rappelle la caricature de Chauvin.

« Plus de dissensions ! plus de querelles ! s’écrie-t-il ; souvenez-vous bien que vous êtes tous Français et serviteurs de la France ! montrez-vous dignes de ce titre glorieux par votre accord et votre union, et…

GARDE A VOUS, ÉQUIPAGE !

PAR LE FLANC DROIT ET PAR LE FLANC GAUCHE


(Face à l’avant)

DROITE ! GAUCHE !

ROMPEZ VOS RANGS ! – MARCHE ! »


Les tambours battent la breloque, et la paix est rétablie jusqu’à la première occasion.

Sur l’arrière, il n’est pas aussi facile d’entretenir la bonne intelligence. Les officiers passagers sont exigeants, ceux du bord mal disposés à faire des concessions ; une froideur étudiée règne dans leurs relations réciproques. Souvent on échange des paroles mordantes, et parfois des coups d’épée à la fin du voyage. L’hospitalité des officiers de marine, si agréable dans les relâches, est toute autre en pleine mer : fatigués d’avoir des témoins de leur vie privée, ils ne supportent pas qu’on se croie à bord des droits égaux aux siens, qu’on s’immisce dans leur coterie, et qu’on rompe le cercle de leurs habitudes.

Nous devons signaler, cependant, une espèce de passagers avec lesquels il leur est donné de sympathiser. Ces privilégiés sont les artistes, qu’ils se plaisent à recevoir cordialement, et qu’ils admettent volontiers dans leur intimité. Le porte-voix et le hausse-col ont une admirable affinité pour les brosses et la palette.

Pour les voyages autour du monde, l’on embarquait toujours autrefois quelque méchant preneur de croquis, emphatiquement désigné à bord sous le nom d’artiste. L’épithète fit fortune parmi les marins, et depuis ils l’appliquent indifféremment aux dessinateurs, aux peintres, aux littérateurs, aux naturalistes, aux savants, à tous les hommes spéciaux enfin, devenus auxiliaires obligés d’une expédition de quelque importance. Une campagne de découvertes ou d’explorations, une campagne belliqueuse même, ne s’entreprennent plus aujourd’hui sans artistes. Ceux-ci constituent donc une classe de passagers assez nombreuse pour mériter une mention particulière ; et d’ailleurs ils ne ressemblent en rien au vulgaire des voyageurs par mer. Le vaisseau n’est pas uniquement pour eux une diligence qui doit les porter à destination, une table d’hôte qui doit les nourrir : ils s’intéressent à lui, et bien qu’étrangers à son administration et à ses manœuvres, ils prennent une certaine part à  l’action générale. Ils ne se bornent pas à faire une seule traversée, et lorsqu’ils débarquent, qui à Cadix, qui à Rio-Janeiro, ils sont considérés comme des membres de l’état-major détachés à terre, et sur lesquels on compte pour le prochain appareillage.

En rade de France, si les officiers d’un bâtiment prêt à mettre sous voiles apprennent que des artistes doivent faire la campagne, un hourra de joie retentit dans le carré : « La mission ne peut être qu’intéressante, l’on ira dans des parages curieux et peu connus ; évidemment on sortira de la routine habituelle de la navigation. » Aussi l’on décrète à l’unanimité de fêter les nouveaux venus dès qu’ils paraîtront.

Tandis que les passagers ordinaires fatiguent par leur air ennuyé et leur mauvaise humeur, les artistes, charmés de l’accueil qu’ils reçoivent, s’identifient avec le navire, et sont favorables, sans même s’en douter, au maintien de la bonne harmonie. L’attention de leurs commensaux se porte nécessairement vers le sujet qui les amène. Les discussions d’usage, presque toujours arides, et souvent acerbes, font place à d’intéressantes dissertations ; les officiers s’enflamment pour des connaissances nouvelles, se déclarent disciples de l’ami commun, et se proposent de coopérer à ses travaux. La satiété, du reste, n’a pas le temps de détruire ces bons effets, car l’artiste ne vit réellement à bord qu’en pleine mer, et abandonne le bâtiment dès qu’on jette l’ancre. Il n’ ni chefs, ni subalternes, et pourtant il jouit du droit de cité maritime. Les officiers sont ses camarades, le commandant a des égards pour lui, les élèves n’ont aucune raison de lui en vouloir, et les matelots en font grand cas, sans savoir au juste pourquoi. Cependant, si vous les poussez de questions : « Y a-t-apparence, vous dira quelque vieux de la cale, que c’est un malin, un soigné, vu qu’on nous l’a z’envoyé de Paris, par rapport qu’il en sait long sur son article, pire qu’un docteur. Et malgré ça, il n’est pas fier cet homme : il vous blague comme un autre quand il vient devant allumer sa pipe, et il semble un vrai matelot, pas plus gêné que moi z’à bord. »

Au retour à Brest ou à Toulon, les membres de l’état-major se réunissent pour traiter une dernière fois leur compagnon de voyage. Ils lui promettent tous solennellement d’aller le voir à Paris, et n’ont garde d’y manquer s’ils peuvent obtenir un congé. Plus tard, ils parlent complaisamment de leur expédition artistique, la rappellent à tout propos, et se vantent d’avoir fait campagne et d’être intimement liés avec ***, un de nos plus célèbres contemporains.

G. DE LA LANDELLE.

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