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J. Mainzer : La Marchande de friture (1842)
MAINZER, Joseph (1801-1851) :  La Marchande de friture (1842).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.IV.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
La Marchande de friture
PAR
Joseph Mainzer

~ * ~

QUAND vous traversez la place de Grève, le quai des Tournelles, le pont au Change ou le pont Neuf, vous sentez venir à votre odorat un certain parfum de rissolé qui vous enveloppe et vous poursuit d’une manière plus ou moins agréable, suivant la disposition de votre estomac, l’état de votre bourse et la susceptibilité de vos organes. Si vous êtes de ceux pour qui le café Anglais et Véry agrandissent chaque jour, par de nouvelles conquêtes, le domaine de la science culinaire, je vous conseille de passer vite ; mais si votre mauvaise étoile a fait de vous un de ces pauvres diables qui sortent le matin de leur gîte sans avoir la certitude d’y pouvoir rentrer à la fin de la journée, et qui ne sauraient appliquer le mot menu à leur repas autrement que dans son acception qualificative, oh ! alors, arrêtez-vous, et que votre figure s’épanouisse : vous vous trouvez devant la ressource du malheureux affamé, le restaurant des bourses prolétaires, devant la marchande de friture.

Tandis que Chevet étale fastueusement, derrière ses vitraux, le savoureux saumon, la truite délicate, l’appétissante salicoque, le pâté de foie gras, et tout ce qui peut éveiller la sensualité du riche, la marchande de friture se tient modestement sur le pavé, avec ses mets de forme et de quantité peu séduisantes, n’ayant d’autre auxiliaire que l’impitoyable faim à laquelle les anciens auraient dû refuser la vue, l’odorat et le goût, comme ils ont refusé la vue à l’amour. Marchande des rues, elle n’a d’autre cri que le frémissement de sa poêle, d’autre enseigne que le nuage de vapeur épaisse qui lui tient lieu d’auréole. Elle n’attire le chaland ni par la grâce de son sourire, ni par la coquetterie de sa mise. Ses cheveux gris, dont un mouchoir trop étroit laisse échapper les mèches roides et inégales, ses yeux éraillés, ses mains osseuses et noires, son jupon, assemblage d’étoffes et de couleurs discordantes, ses larges pieds chaussés de sabots ou de souliers découpés dans une vieille paire de bottes, composent un de ces ensembles grotesques que nos peintres parviennent à rendre si réjouissants dans leurs caricatures. Elle porte un éventaire sur lequel, d’un côté, s’élève une pyramide de morceaux de pain, de l’autre, figure un réchaud surmonté d’une poêle où le feu grésille un pêle-mêle de saucisses, de boudins, de côtelettes de porc, et de tranches de lard. Alléchés par le fumet de ce ragoût qu’appète leur estomac en souffrance, on voit s’approcher tour à tour le maçon, le manœuvre, le terrassier, qui n’ont pu trouver à louer leur journée, et le titi, ce lazzarone de Paris, qui vit heureux s’il a de quoi payer son restaurant en plein vent et sa place d’amphithéâtre à la Gaîté. Chacun de ces consommateurs, en échange des deux ou trois gros sous qui se prélassent à l’aise dans ses vastes poches, se saisit d’un morceau de pain sur lequel il étale avec complaisance soit le boudin, soit la côtelette, et va s’asseoir sur la borne ou sur le parapet, pour se livrer à l’importante opération de la mastication, avec autant de recueillement que le ferait un gastronome assis aux tables de Véfour ou de Lemardelay.

Vous rencontrerez quelquefois de ces marchandes de friture qui sont établies à poste fixe dans les marchés ou aux barrières : celles-ci, outre la poêle classique, ont un gril sur lequel noircissent quatre ou cinq petits poissons d’une odeur plus que douteuse.

Vous les verrez encore aux Champs-Élysées, quand vient l’anniversaire des journées de Juillet. Mais alors elles sont, comme elles disent, requinquées ; elles ont, sous une tente de toile, trois ou quatre tables longues, entourées de bancs ; le soufflet communique au feu de leurs fourneaux une activité vraiment extraordinaire ; leur poêle, presque aussitôt vidée que remplie, suffit à peine à l’avidité des convives dont elles essayent de tromper l’impatience, au moyen d’un petit vin aigrelet qui a le triple avantage de rendre l’attente plus facile, de constituer une seconde source de bénéfices, et d’augmenter la consommation en aiguisant l’appétit.

A côté de l’espèce que je viens de décrire, il en est une autre que l’on trouve partout, et dont la clientèle est infiniment plus nombreuse ; je veux parler de la marchande de pommes de terre frites. Celle-ci est établie, elle a boutique ; mais quelle boutique ! Un recoin de porte quelquefois, le plus souvent une petite échoppe, trois pieds carrés enfin, dans lesquels il faut trouver la place du fourneau, du bois, du pot de graisse, des pommes de terre et de la marchande. Je dois dire aussi que, comparée à la débitante de boudins et de saucisses, la marchande de pommes de terre frites est en progrès ; il y a dans son modeste costume quelque chose de moins déguenillé ; sa physionomie est plus avenante ; sa voix a des inflexions moins rauques. Cela tient à ce que ses clients n’appartiennent pas uniquement à la classe malheureuse ; la petite bourgeoisie a recours à son ministère, dans plus d’une occasion, pour compléter un dîner écourté, ou se procurer l’hiver, au coin du feu, la jouissance d’une frugale collation ; et, dans ce frottement accidentel avec une classe supérieure, elle n’a pu manquer d’acquérir un certain degré de civilisation et de politesse. Son existence offre, du reste, la plus constante uniformité.

Accroupie plutôt qu’assise sur son escabeau, pour elle tous les instants de la journée se passent dans une suite invariable de mouvements alternatifs. Elle prend l’une après l’autre toutes les pommes de terre qui composent sa provision du jour, en enlève la peau avec toute l’économie possible, les découpe en capricieuses losanges, les verse dans la graisse qui frémit, les tourne et retourne en tous sens à l’aide d’une large écumoire, et les retire enfin lorsqu’elles se sont empreintes de cette couleur dorée qui les rend si appétissantes. C’est alors que, de la poêle, elles passent dans la feuille de papier de l’ouvrier, dans l’assiette de la ménagère, dans la casquette du petit friand dont les ardentes sollicitations viennent d’arracher un sou à la munificence paternelle. D’ordinaire, le soir, aussitôt que l’ombre de la nuit s’est abaissée sur Paris, on voit se glisser jusqu’à elle, comme des ombres, le jeune homme à l’habit noir râpé, qui s’est imaginé qu’il suffisait d’habiter Paris pour devenir poëte ou diplomate, et le vieillard ruiné, dont la misère n’ose se produire au grand jour, heureux, après avoir compté lentement dans la souffrance les longues heures de la journée, de trouver là, pour l’obole douloureusement prélevée sur le produit de quelques hardes, de quoi calmer sans trop de dégoût les tortures de la faim.

Mais comme il est de règle générale, en alimentation aussi bien qu’en ameublement et en toilette, que l’objet de luxe finisse toujours par venir s’adjoindre à l’objet de première nécessité, il s’est formé une troisième industrie plus élevée d’un degré que les deux premières, et qui représente à leur égard ce qu’était autrefois le marchand de gâteaux au boulanger, ce qu’est aujourd’hui au boucher le somptueux marchand de comestibles. Cette industrie est celle de la marchande de beignets.

Alerte, sémillante et coquette, la marchande de beignets n’a de commun avec les deux espèces déjà décrites que le fourneau, la poêle et le saindoux. Elle va jusqu’à se permettre d’être jeune et jolie ; elle affectionne les passages les plus fréquentés : le pont Neuf et la porte Saint-Denis sont ses résidences favorites ; il y a même dans ce dernier endroit un établissement dont la vogue rappelle les beaux jours de la galette du boulevard Saint-Denis. La marchande de beignets tient, pour ainsi dire, à honneur de fonctionner en présence des passants ; son fourneau, placé sur le trottoir, le plus en vue possible, semble être disposé pour attirer les regards, et il faut dire, du reste, qu’elle fonctionne avec une dextérité merveilleuse. Ses beignets sortent, comme par enchantement, dorés et splendides de l’appareil créateur, et, par leur odeur et leur apparence, sollicitent à la fois les deux sens les plus avides et les plus faibles. Son débit est incalculable, car elle s’adresse à la sensualité, qui s’accroît à mesure qu’on lui cède, et il faut bien que ses bénéfices aient une certaine importance, puisque son loyer, sur le pont Neuf, par exemple, s’élève jusqu’à une somme annuelle de mille francs.

JOSEPH MAINZER

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